Meyerbeer et l’Africaine
Sur les nombreux carnets où Meyerbeer, vieillissant et de plus en plus recueilli, se complaisait à noter ses pensées et ses méditations de toute sorte, il est un mot qui reparaît à chaque instant, un de ces mots qui ne pardonnent pas. Tenace comme la conviction, obsédant, implacable comme la passion, il se mêle à tout, même aux prières. Je pourrais citer ici tel paragraphe où l’âme du grand artiste prosterné devant Dieu lui demande de prolonger assez longtemps son existence pour assister aux destinées de l’Africaine. Ce vœu suprême, Dieu ne l’a point exaucé. Meyerbeer fera défaut cette fois à l’appel de sa gloire; mais nous savons désormais, par l’importance qu’il y attachait au plus profond de sa conscience d’homme croyant et d’artiste impeccable, ce qu’un pareil ouvrage doit valoir. A le rendre dans son intégrité, à veiller religieusement à ce que pas une des beautés n’en soit perdue, vont concourir maintenant les efforts de tout un monde, ceux-ci légataires naturels du maître, héritiers de ses trésors, quels qu’ils soient, ceux-là s’instituant bénévolement, de loin, dépositaires de sa pensée et gardiens vigilans d’une renommée immense qu’un triomphe aujourd’hui ne saurait de beaucoup accroître, et qu’un échec, après tout ce qui s’est passé, pourrait amoindrir : tâche difficile, énorme, dont nous n’apercevons encore que les commencemens. Les traités sont conclus et paraphés, les rôles distribués; déjà le musicien érudit chargé de présider aux répétitions, s’enfermant dans son laboratoire de la rue Drouot tête à tête avec le manuscrit sibyllin, fixe les mouvemens, scrute les variantes, creuse, fouille et collationne du matin au soir : vous diriez le famulus Wagner allant aux découvertes à travers quelque mine d’or du docteur Faust. Tout cela suffira-t-il? J’aime à le croire; j’aurais voulu pourtant qu’au moment de s’initier à l’œuvre inédite, on se fût davantage rapproché de l’esprit des autres partitions de Meyerbeer.
Il y avait un moyen bien simple de se préparer à ces études de l’Africaine ; c’eût été, je ne dis pas de reprendre, mais de remonter soigneusement et par le détail les deux premières grandes partitions du maître. Assurément ni Robert le Diable ni les Huguenots n’ont quitté le répertoire de l’Opéra ; mais la manière dont ils y figurent désormais ne saurait convenir à de tels chefs-d’œuvre, pas plus qu’à la dignité du théâtre sur lequel ils se produisent. En même temps que la peinture allait s’effaçant de ces décors, la tradition de cette musique se perdait. J’assistais dernièrement à une représentation des Huguenots ; j’en suis sorti navré, au point de me demander si c’était aussi beau que je me l’imaginais. De ces costumes délabrés, de cette chorégraphie de troisième ordre, en un mot de cette mise en scène suant le désarroi, on pourrait encore en prendre son parti; mais comment ne pas être affligé du manque absolu de conviction chez tout ce monde? De la voix, du style, de l’enthousiasme, hélas! nous n’en sommes plus à demander tant; cependant au moins faudrait-il, quand on chante de la musique de Meyerbeer, avoir l’air de croire à ce qu’on chante, et dans ce splendide duo du quatrième acte par exemple, ne pas se désintéresser à ce point de la situation. C’est cependant ce qui arrive. Valentine livre son secret, et Raoul ne s’en émeut plus. À ce cri, l’un des plus sublimes que la passion ait trouvés depuis Shakspeare et Mozart, ce n’est point Raoul éperdu qui répond, mais M. Gueymard, lequel, à force de jouer vaille que vaille le personnage, a fini par ne plus s’étonner de l’aveu. « Tu m’aimes? — a-t-il l’air de dire, — je le savais depuis cent et uns représentations. » N’ayant rien oublié, il n’a rien appris. Et qu’on ne s’y trompe pas, cette désuétude est partout: chaque soir, le public s’en attriste, et ce serait grand dommage si un pareil état de choses pouvait se prolonger. Comme les bonnes ou mauvaises raisons ne manquent jamais à qui prétendrait ne rien faire, on s’est longtemps prévalu de la situation nécessairement provisoire imposée à l’administration par la construction de la nouvelle salle. Qui songe à renouveler son mobilier à la veille d’un déménagement? N’était-il point mieux de remettre au lendemain ces fameux projets de restauration et de continuer tant bien que mal à vivre sur le vieux en attendant le neuf auquel forcément on allait avoir à recourir ? Or, pendant qu’on exploitait ce bel argument, des mois s’écoulaient, des années; ce qui jadis n’était que vieux devenait caduc, ce qui n’était que caduc s’effritait sur place, et nous avons fini par assister à ce curieux spectacle d’une salle de marbre et d’or, à la fois pagode, cathédrale et mosquée, — qui s’élève à l’horizon, — tandis que dans l’autre tout un répertoire s’écroule. Il convient donc qu’au plus tôt ce provisoire cesse. D’ailleurs, quand on admettrait que ces atermoiemens aient eu leur raison d’être, comment s’expliqueraient-ils aujourd’hui qu’un décret impérial, en modérant la marche des travaux, est venu rejeter à une époque indéterminée l’ouverture du nouvel Opéra? Halévy avait coutume de dire qu’un ouvrage inédit de Meyerbeer était une comète au firmament, et qu’aussi longtemps que le météore se promenait à l’horizon, rien n’était possible pour les autres compositeurs. J’estime que cette perspective de la nouvelle salle produit le même effet sur les travaux du répertoire. C’est là un avenir qui décidément pèse d’un poids trop lourd sur le présent; tâchons de n’en plus être offusqués, et puisqu’il s’agit de monter l’Africaine, commençons, s’il vous plaît, par étudier à nouveau Robert le Diable et relever les Huguenots de cet état de disgrâce où le temps et l’incurie font tomber les plus beaux chefs-d’œuvre. Il y a là, croyez-moi, plus qu’une question de haute convenance à l’égard du maître et du public, il y a là pour vous une question d’études qui, bien comprises, bien dirigées, vous aplaniront maintes difficultés dans la mise en scène de l’Africaine. Vous n’avez plus de troupe, songez-y ; or c’est le propre du génie de Meyerbeer d’en créer.
Lorsqu’il vint à Paris pour la première fois, que trouva-t-il? Des élémens peut-être, rien de coordonné. Entre l’exécution si incomplète de Guillaume Tell avec Dabadie et cet ensemble admirable qui, à dater de Robert le Diable, fit pendant vingt ans la gloire de l’Opéra, on sent qu’un homme a passé, résolu, tenace, convaincu, auquel la simple voix du chanteur ne suffit plus, mais qui prétend aussi avoir affaire à son intelligence. Et voyez le miracle! ni les voix ne lui manqueront, ni les intelligences. Il prend M. Levasseur, un basso cantante des Bouffes tristement laissé à l’écart, et voilà Bertram et Marcel. De ce jeune homme qui déjà pousse à la haute-contre et menace de n’être jamais que le fils de son père, il fait Nourrit; de Mlle Falcon, échappée à peine du Conservatoire, la Valentine que vous savez. Cette troupe de Robert le Diable et des Huguenots fut donc bien positivement l’œuvre de Meyerbeer. Le grand maître en cela ne fit du reste que ce qu’ont fait en musique comme ailleurs les hommes de génie, ses pareils. Qu’on me cite un grand musicien qui n’ait pas amené avec lui ses interprètes? Rossini fait les Davide, les Nozzari, les Lablache, les Colbrand, les Pasta, les Malibran et tant d’autres. De Bellini et de Donizetti sortent les Tamburini, les Grisi, les Persiani, les Ronconi; de Meyerbeer devaient procéder les Nourrit, les Levasseur, les Falcon. « Il faut en prendre notre parti, me disait-il souvent; ce trio de Robert et des Huguenots, nous ne le reverrons plus! » Et ces interprètes admirables n’étaient point pour lui seulement des artistes, il les aimait comme les enfans de son génie, toujours empressé, affectueux, prévenant, et de près ou de loin ne les séparant plus des types immortels de sa prédilection. En dehors de ce groupe choisi, je ne sais guère que Jenny Lind qui l’ait à ce point intéressé. Certes bien des Alice et bien des Valentine ont passé devant ses yeux, et le nombre ne serait pas facile à fixer des Robert, des Raoul, des Bertram et des Marcel, qui sur les grandes scènes de Vienne, de Londres, de Berlin, ont mérité ses applaudissemens; mais ce que je puis affirmer pour l’avoir maintes fois entendu de sa bouche, c’est que les trois artistes ayant figuré dès l’origine dans ce fameux trio de Robert et des Huguenots qu’on ne devait plus revoir restèrent pour lui jusqu’à la fin l’incarnation la plus vivante de son idée. Personne comme Meyerbeer ne s’entendait aux petits soins, aux prévenances, à ces mille gâteries auxquelles se montrent si sensibles les artistes les plus haut placés. L’admiration s’impose; mais la sympathie, il la faut conquérir, et ce que la sympathie des chanteurs pour un maître qu’ils aiment vient ajouter de puissance à leur exécution est un fait d’une telle importance qu’on se la devrait encore concilier, ne fût-ce qu’au seul point de vue du succès d’un ouvrage. Meyerbeer devinait bientôt les talens capables de le servir : si plus tard il lui arriva de rechercher les gloires consacrées, c’est qu’il sentait que l’âge ne permettait plus les longs atermoiemens. A sa première époque, il semble au contraire uniquement préoccupé de s’assurer des voix et des intelligences pour l’interprétation d’une œuvre dont au dedans, comme au dehors, il prépare les élémens.
Aujourd’hui cet homme n’est plus, mais sa pensée subsiste. On sait ce qu’il cherchait, ce qu’il voulait; une individualité pareille ne s’installe point quelque part pour quarante ans sans y marquer sa trace. Il existe à la Comédie-Française une tradition pour jouer ce qu’on appelle le grand répertoire; sa tradition, Meyerbeer l’a formulée dans la mise en scène de Robert le Diable, des Huguenots, du Prophète et si on remonte soigneusement chacun de ces ouvrages, qu’on évoque à cette occasion les souvenirs et les bons offices de certains témoins de la grande période. Je nommerai à l’Opéra tel employé, M. Leborne par exemple, dont les conseils en pareille matière deviendraient d’un précieux secours. J’incline à croire que sur ce point M. Fétis lui-même ne me désavouerait pas. Rien n’empêcherait d’ail- leurs le savant directeur du conservatoire de Bruxelles de présider à ces études toutes préparatoires. Désigné par Meyerbeer pour conduire les travaux de l’Africaine, M. Fétis viendrait de temps en temps jeter un coup d’œil sur cette troupe en train de se former, puis on verrait le cabalistique vieillard regagner à pas lents ce fameux cabinet meublé aux frais de l’état, et s’y renfermer dans la contemplation et la lecture du grand œuvre. Il y a eu musique, comme du reste dans les lettres et les autres arts, trois catégories de lecteurs, d’auditeurs et de juges : la première, qui jouit sans critiquer; la troisième, qui critique sans jouir; puis, entre ces deux extrêmes, la seconde qui critique en jouissant et sait jouir en critiquant, celle-là naturellement moins nombreuse, mais aussi très recherchée des maîtres, car elle refait en quelque sorte les chefs-d’œuvre. Il se peut qu’à ce compte M. Fétis offrît au choix de Meyerbeer toutes les garanties imaginables. Nourri dans l’étude du plus haut contre-point, blanchi dans le dogmatisme de l’école, imperturbable en ses convictions professionnelles, l’octogénaire directeur du conservatoire de Bruxelles possède ce rare avantage d’avoir conservé à travers l’âge et l’esthétique des facultés d’admiration pour les œuvres du temps. Bien qu’il tienne ferme en musique pour les Grecs et les Latins, ce n’est pas lui qui, comme M. Boissonade, reprocherait à Nicolopoulo de n’être après tout qu’un Grec moderne. Au sortir d’une thèse didactique qui pourrait en remontrer à tous les Marpurg, les Kirchberger et les Albrechtsberger de l’Allemagne transcendentale, l’auteur de la Vieille est capable de se laisser charmer, comme vous et moi, et charmer jusqu’aux larmes par une simple phrase mélodique de Joconde ou des Visitandines. «Prenez un public italien, me disait un jour Rossini, et donnez-lui de la musique; vous allez le voir à l’instant battre des mains et trépigner de joie sans savoir seulement pourquoi il trouve cela si beau, sans même se le demander. En France, c’est tout le contraire. Pourquoi cela est-il beau? Si par miracle vous l’ignorez, ce dont je doute, vos voisins de gauche et de droite vous l’apprendront, ce qui ne fera pas qu’ils s’en émeuvent davantage, car chez vous tout le monde analyse et raisonne, personne ne sent. » En choisissant quelqu’un pour une tâche si grave, Meyerbeer aura pensé à ce qu’il faisait. Un musicien pratiquant fût arrivé là avec ses idées, son système. D’ailleurs où le choisir? Parmi les humbles? On pouvait tomber sur un imbécile. Parmi les forts? On risquait de se heurter contre un envieux. En présence des chanteurs et de l’orchestre de l’Opéra, un simple ami, un théoricien même de renom fussent restés sans autorité ; autant valait s’en référer à la jurisprudence discrétionnaire de M. le directeur. Par sa double qualité de compositeur émérite et de glossateur accrédité, M. Fétis aura sans doute convenu. Habile à pénétrer par la science dans les profondeurs de l’œuvre du maître, il en absorbera l’esprit pour le répandre. Lorsque dans ce texte abondant et toujours praticable, où les variantes s’entre-croisent comme de luxuriantes végétations, des difficultés de détail se produiront, sa décision l’emportera. Il aura, pour se prémunir contre toute idée de surcharge sacrilège, sa longue habitude du commerce des maîtres. Et quant aux suppressions, s’il s’en présente à faire, sa saine critique lui dira qu’en pareil chapitre il faut savoir au besoin trancher dans le vif, procéder nettement par coupures intégrales plutôt que par modifications et raccords.
Il s’agit maintenant de faire droit avec un soin religieux à tous les devoirs qu’impose une si haute responsabilité : devoirs très complexes sans nul doute, exigences non moins variées que délicates, car il est impossible que cette continuelle fréquentation de l’œuvre n’amène pas tôt ou tard le savant metteur en scène à tailler sa plume pour en disserter urbi et orbi. « Aux musiciens, écrivait jadis d’Alembert, de composer de la musique, et aux philosophes d’en discourir. » Sur ce point, M. Fétis est sans reproche, ses services peuvent donc compter double. Et quand Meyerbeer aurait prévu le cas, où serait le grand mal ? Qui pourrait en vouloir aux Corneille et aux Racine de pressentir un commentateur dans tel ou tel confident de leur pensée ? Meyerbeer avait le sens de toutes les situations ; aucun accident, même la mort, ne devait le prendre au dépourvu, et son testament est venu répondre victorieusement aux suppositions de quelques-uns de ses amis, qui, ne voyant en lui qu’un raffiné sceptique, s’imaginaient qu’au-delà du tombeau, et du moment qu’il n’en jouirait plus physiquement, sa gloire, pour laquelle il avait tant fait pendant sa vie, sa gloire lui serait de rien. On se trompait : tout était réglé, prévu. Cette âme stoïque, envisageant l’éventualité du départ, avait de loin combiné les choses de manière que son éternelle absence n’empêchât point l’Africaine de voir le jour, et comme on donnerait deux parrains à son enfant, l’un pour veiller au développement des conditions intellectuelles, l’autre pour sauvegarder les intérêts de sa fortune, il nommait en mourant deux tuteurs à sa partition.
De ces deux hommes, nous en connaissons un maintenant ; l’autre est un ancien ministre de la république, M. Crémieux, ami sûr et grand amateur, enthousiaste non moins que dévoué, et de plus rédacteur de ce fameux traité des Huguenots qui vient de servir de type au traité de l’Africaine, un contrat qui dit ce qu’il veut dire, celui-là : clair, précis, catégorique en ses exigences, et qui en somme fait honneur à tout le monde, au grand nom pour lequel on a pu stipuler de tels privilèges comme à l’administration supérieure qui les a de plein gré consentis, sans même marchander ce droit de veto absolu que la veuve du compositeur s’est réservé d’exercer de tout temps d’une façon discrétionnaire, de telle sorte qu’à la veille de la représentation l’ouvrage pourrait encore être retiré impunément ! Et pour que dans ce traité tout se passât en dehors des simples usages, ce n’est point un commis ordinaire qui l’a signé, mais le ministre en personne, un maréchal de France. Tous ceux qui ont connu de près Meyerbeer penseront avec moi qu’il y a là un hommage auquel son amour-propre eût été très sensible. Sans être obséquieux ni plat, l’auteur des Huguenots et de l’Africaine se plaisait au commerce des grands. De la patrie allemande, qui fut en dernière analyse, et quoi qu’on en ait dit, sa vraie patrie, car il était Prussien dans l’âme, de l’Allemagne il tenait ce culte des hiérarchies sociales, ce goût d’un certain formalisme en toute chose. Si la majesté de l’histoire lui parlait assez haut pour qu’il s’inclinât devant un Habsbourg, un Hohenzollern, il n’était point fâché qu’à leur tour les empereurs, les rois et leurs ministres reconnussent les droits du génie. Il aimait les décorations, en parlait en fin collectionneur. Ce n’est pas lui qui jamais eût confondu tel ordre qu’on prodigue avec tel autre dont on compte en Europe les quelques rares dignitaires. Un illustre écrivain, jadis ministre, me disait un jour à propos d’une croix : « Je dois en avoir le grand cordon quelque part, seulement je ne l’ai jamais déplié. » En fait de rubans, Meyerbeer les dépliait tous, mais il savait ce qu’en vaut l’aune. Rien ne se perd en ce monde, et ses facultés de diplomate autre part que dans la politique trouvaient leur emploi. Personne n’ignore les efforts véritablement extraordinaires que Meyerbeer mettait à conjurer toutes les chances d’un échec d’ailleurs impossible. «Faire et laisser dire!» cette fière devise n’était point la sienne. Il faisait Robert le Diable, il faisait les Huguenots et le Prophète, l’Étoile du Nord et le Pardon de Ploërmel, puis tout aussitôt l’inquiétude le prenait, une inquiétude fiévreuse, maladive. Doutait-il de sa musique? Non, mais il se défiait de la première opinion du public. Fragilité, ton nom est femme! «Voyez un peu ce que c’est que le succès, me disait-il à notre avant-dernière entrevue, on l’attend au Théâtre-Lyrique avec Mireille, il s’échappe et court à Lara. » Une autre fois, il y a quelque dix ans, c’était, s’il m’en souvient, au sujet de l’Étoile du Nord, comme nous parlions de ces misérables égaremens de l’opinion: « Bah! m’écriai-je, croyant surprendre chez lui une sorte de découragement causé par l’inintelligence de certaines personnes dont la froideur le préoccupait, de quoi diable allez-vous aussi vous inquiéter? Mais ne savez-vous donc point que ces gens-là n’aiment au fond que le Postillon de Lonjumeau? » Nous descendions le boulevard vers la Madeleine. Meyerbeer soudain s’arrêta, réfléchit un instant, puis, me pinçant le bras, et avec un regard où s’exhalait en ironie la tristesse de son âme : « Vous vous trompez, mon cher, ces gens-là n’aiment que la ronde des Filles de Marbre! « Mais avec lui ces révoltes contre l’opinion ne duraient qu’une seconde; presque aussitôt il revenait, se soumettait : ce visage où l’éclair avait passé reprenait son masque de débonnaireté polie et calme. Il connaissait le prix du silence. Sa bouche, à mesure qu’il avançait en âge, semblait affecter de plus en plus l’expression hermétique d’une statue d’Harpocrate. Quand elle s’ouvrait en dehors du cercle étroit de l’intimité, c’était pour des complimens à tout le monde et des paroles d’une modestie souvent exagérée. Il se dérobait, se faisait petit, mais parce que c’était son goût d’échapper au brouhaha de la renommée. Du reste, cette modestie n’ôtait rien à l’idée qu’il avait de sa propre valeur, et cette grande idée, soigneusement gardée au plus profond de son être, s’il ne la livrait point, il aimait à la retrouver chez les autres, surtout quand ces autres étaient des natures intelligentes, convaincues. En ce sens, la discussion, la critique, l’attiraient. Il voulait des complimens, des éloges, à une condition, c’est que ces complimens et ces éloges auraient une portée sérieuse. Pour que la rose l’enivrât de ses parfums, il lui fallait la respirer sur sa tige vivace, en pleine terre, et non dans ce vase banal où trempent les bouquets de salon. Je pourrais nommer ici deux jeunes filles, presque deux enfans, dont il recherchait l’opinion avec une curiosité touchante. La simplicité candide, l’ingénuité de leur enthousiasme le rendaient heureux. S’il arrivait à l’une d’elles de lui demander une loge pour les Huguenots ou le Prophète, dès le lendemain il accourait s’informer des impressions de sa chère petite admiratrice, et, plus que bien des hyperboles de la grande critique, le consolaient et le charmaient les naïves confidences de cette âme de cristal toute vibrante encore des émotions de sa musique. Lorsqu’un grand artiste met dans son œuvre ses idées, c’est pour qu’à leur tour, par leur diffusion, elles en fassent naître d’autres chez les hommes. Le peintre parle à nos yeux, le musicien à nos oreilles: nous voilà donc entrés en rapport avec eux par l’idée qui, d’immatérielle et d’impondérable, devient, en s’incorporant dans leur œuvre, un véritable et réel medium; mais le royaume de l’intelligence a aussi ses infirmes: il y a des sourds et des aveugles même en dehors du monde physique. Exposez tel tableau, exécutez telle partition devant certaines gens, et il n’en sera ni plus ni moins que si vous aviez montré votre toile à des aveugles et chanté votre musique à des sourds. Meyerbeer savait à quoi s’en tenir sur les jugemens de la foule abandonnée à ses propres mouvemens, et de combien d’infirmes de ce genre se compose un public. D’ailleurs, quelque peine qu’un homme de génie se donne à conduire habilement sa barque, il restera toujours sur les flots qu’il sillonne assez d’écueils et de périls pour que la médiocrité se puisse dire avec satisfaction que, même en réussissant, il a encore beaucoup souffert. Meyerbeer était riche, ce qui lui donnait le privilège de ne produire qu’à son heure, patient, ce qui lui permettait d’émouvoir l’opinion par l’attente, d’aviver, d’irriter, de passionner la curiosité par des promesses éternellement différées. On a prétendu qu’il payait sa gloire; je l’ignore : ce que je puis dire, c’est qu’il avait le cœur le plus humain, le plus charitable, et jamais les libéralités de l’espèce de celles qu’on lui reproche ne l’empêchèrent de venir généreusement en aide aux misères sur lesquelles vous appeliez son attention.
Beethoven, incompris, endura des supplices de Prométhée. Les larmes sont devenues célèbres qu’il pleura sur sa grande ouverture de Leonore condamnée, délaissée, une symphonie dont Robert Schumann a pu dire : haute comme le ciel, profonde comme l’océan. Faut-il donc tant en vouloir à Meyerbeer de s’être épargné de semblables souffrances, d’avoir en quelque sorte obéi à l’invitation de la destinée qui peut-être, pour le faire si grand, l’avait fait si riche? Qui pourrait prétendre que cette nature nerveuse, inquiète, fragile, pleine de susceptibilités inimaginables, eût résisté à un seul de ces chocs dont Beethoven fut assailli? Rompre en visière avec son temps, il ne l’eût point osé, et cependant n’avait-il point, lui aussi, quelque chose à dire, quelque chose qui, par son imprévu, sa grandeur même, pouvait fort bien étonner, déconcerter le présent? Or l’auteur des Huguenots et du Prophète, tout en sachant qu’il écrivait pour la postérité, entendait jouir de ses succès pendant sa vie. C’était son droit; il en usa librement, à son heure, à sa manière. Le chef-d’œuvre à coup sûr n’y perdit rien, et l’artiste y gagna les plus douces, les plus heureuses sensations de son existence.
Quand nous causions musique avec Meyerbeer, tout mon soin, je dirais volontiers tout mon art, était de l’amener à me donner ses impressions intimes, sa pensée libre, dégagée à la fois de réticences officielles et d’agrémens officieux. On sait qui, parmi les morts, il admirait davantage : Bach, Mozart, Beethoven, étaient ses dieux. Quant aux vivans, il leur rendait justice avec bonheur, plein d’enthousiasme pour les uns, d’estime pour les autres, de sympathie pour tous, y compris ceux qui passaient généralement pour n’être point de ses amis. Un seul nom avait le privilège de l’agacer, le nom de M. Richard Wagner; il ne pouvait l’entendre prononcer sans éprouver à l’instant une sensation désagréable, que du reste il ne se donnait point la peine de cacher, lui d’ordinaire si discret, si ingénieux à signaler au microscope les moindres qualités de chacun. Aussi rien ne m’amuse comme les rapprochemens qu’on s’évertue à développer entre l’auteur du Prophète et le chantre de Tannhäuser. Il eût fait beau venir parler à Meyerbeer de ses affinités avec l’ancien chef d’orchestre du roi de Saxe. Toutefois sa réserve instinctive, même sur ce terrain, n’aimait point à s’avancer trop, et c’était d’un soubresaut involontaire, d’une répartie jaillissant comme une étincelle de la discussion, qu’il fallait attendre la révélation de son vrai sentiment. Je me souviens d’un jour où, pour éviter de me répondre, ce fut lui qui m’interrogea. — Mais vous-même, me dit-il, pourquoi ne vous expliquez-vous pas sur cette musique? Vous étiez à Weimar lors de la première représentation de Tannhäuser, et, tel que je vous connais, vous n’avez pas dû attendre jusqu’à ce moment pour vous fixer.
— Non certes; j’ai entendu cette musique, elle m’assomme. Plus je l’écoute et plus il m’est impossible d’y voir autre chose qu’une mystification. La musique de l’avenir, vous savez là-dessus mon opinion, c’est Fidelio, Guillaume Tell, Freyschütz, les Huguenots. Il n’y a pas une idée dans les prétendues théories de M. Wagner qui n’ait été d’avance mise en œuvre par Beethoven, par Weber, par Rossini et par vous; mais en revanche il y a dans Fidelio, dans Freyschütz, dans Guillaume Tell, dans le Prophète, nombre de choses que M. Wagner et son école ont rayées de leur système, parce qu’ils ne les pouvaient mettre dans leurs partitions. Et cependant...
— Ah! il y a un cependant?
— Oui, maître, il y a un cependant, pour moi du moins, qui ai vu tant de bons esprits se tromper, tant d’illustres critiques, de dilettanti qualifiés prononcer des oracles que l’avenir a démentis.
— Mais enfin, le public! contestez-vous que ce soit là un critérium très sérieux?
— Sérieux, oui, non infaillible, témoin le Barbier de Séville sifflé à Rome, témoin cet immortel Freyschütz conspué jadis à l’Odéon.
— Ce qui signifie que tôt ou tard, selon vous, le jour viendra où le Tannhäuser de Wagner sera proclamé entre ces deux chefs-d’œuvre.
— A Dieu ne plaise que ma restriction admette de pareilles conséquences! Il ne suffit point d’ennuyer, d’agacer, d’assourdir le présent pour avoir le droit d’en appeler à l’avenir. Quand je compare le Barbier de Séville de Rossini au Barbier de Paisiello, je vois dans l’œuvre du novateur des trésors d’idées et de formules qu’ignorait le passé. J’en dirai autant du Freyschütz, dont les tendances romantiques ont pu n’être pas goûtées d’un public ayant encore dans ses oreilles les opéras des Weigl, des Müller et des Winter. Maintenant, je vous le demande, tout cela doit-il s’appliquer à M. Richard Wagner? Assurément non. L’auteur de Tannhäuser n’est un révolutionnaire que dans ses théories, car pour sa musique elle ne nous apprend rien que Beethoven et Weber ne nous aient dit et mieux dit. Telle est cette musique aujourd’hui, telle elle sera dans dix ans, dans trente ans. Cette musique n’a point de secrets à vous dérober. C’est ce que je lui reproche. Vous y lisez à livre ouvert ses qualités et ses défauts : qualités, hélas! négatives, défauts sans personnalité, bonne quelquefois, ennuyeuse souvent, inintelligible jamais. L’idée mélodique, lorsque par fortune on l’y rencontre, n’affecte aucun caractère particulier. Cela pourrait être tout aussi bien de Weber et de vous, et passerait inaperçu dans Euryanthe ou le Prophète.
— A la bonne heure, voilà qui est parler! reprit Meyerbeer; puis, après un moment de silence, il ajouta en souriant : Seulement je me demande ce que deviennent avec un tel langage vos hésitations et vos scrupules de tout à l’heure?
— Vous le voyez, j’en fais bon marché.
— Oui,... dans le tête-à-tête.
— Me reprocherez-vous de n’avoir pas le courage de mon opinion? N’en croyez rien. Plus cette musique m’ennuie, moins il me semble convenable d’intervenir dans les questions qu’on s’amuse à susciter à son propos : il ne faut jamais être dupe de certaines piperies d’achalandage; mais à quoi bon, quand vous ne ressentez en somme que la plus profonde indifférence, aller vous prononcer en public contre un homme qui après tout sait son affaire?
— En êtes-vous bien sûr qu’il sache son affaire? murmura Meyerbeer en m’interrompant avec malice.
— Dame! je le supposais.
— Qui vous l’a dit?
— Un tel, répondis-je en lui citant le nom d’un compositeur d’outre-Rhin dont les aimables partitions courent depuis quelque temps l’Europe.
— Ah! c’est un tel qui vous l’a dit, continua Meyerbeer avec une expression de visage où la plus fine ironie se mêlait à l’imperturbable autorité du maître. Et, permettez-moi de vous le demander, en êtes-vous donc bien certain qu’il la sache, lai, un tel, son affaire?
Revenons à ce traité de l’Africaine ratifié au nom de l’empereur par le maréchal Vaillant. C’est la seconde fois depuis la mort de Meyerbeer que je vois rendre à sa mémoire un de ces témoignages officiels. Aujourd’hui le second de ces hommages lui vient de la France; le premier, ce fut la Prusse qui le lui décerna le matin même de ses funérailles, quand le comte Goltz se présenta, entouré de tout le personnel de son ambassade, comme pour réclamer au nom de son souverain le corps de l’illustre défunt, autour duquel un petit groupe d’amis s’entretenait avec recueillement. Alors, en présence de toute cette pompe héraldique, je me rappelai ce qu’il avait jadis fallu de persistance et de courage à cet excellent roi Frédéric-Guillaume IV pour décorer de l’insignifiante petite croix de l’Aigle-Rouge ce même homme auquel on ne pardonnait pas sa religion. Il est vrai que depuis les temps ont marché, et les Juifs aussi; mais quelle puissance pourtant que le génie pour asservir ainsi les préjugés et régner ironiquement sur le monde !
Cette partition de l’Africaine, devant laquelle ont déjà passé trois générations de chanteurs, prend date dans l’œuvre de Meyerbeer immédiatement après les Huguenots. Dès 1845, Meyerbeer l’avait terminée pour Mme Stoltz, dont la période florissait alors. Cantatrice incorrecte, inégale, mais essentiellement douée, voix d’or et nature de feu, Rosine Stoltz devait, par ses qualités et ses défauts mêmes, tenter, ne fût-ce qu’un moment, la curiosité du maître. Cette Africaine, pour peu qu’on l’ignore, n’est autre que la Didon d’un royaume torride. Vasco de Gama, en train de découvrir les Indes, l’aime d’abord, la délaisse ensuite pour une autre femme, et l’infortunée, refusant de survivre à son désespoir, au lieu de mourir sur un bûcher comme la reine de Carthage, s’endort voluptueusement à l’ombre léthifère du mancenillier. On conçoit que d’une pareille héroïne Mme Stoltz fût l’idéal, et tout en songeant au profit qu’il allait retirer pour sa musique de cette belle organisation dramatique, Meyerbeer, qui, dans la distribution de ses rôles, ne négligeait point le pittoresque, dut beaucoup se préoccuper de l’attraction physique du sujet et de l’effet très particulier que n’aurait pas manqué de produire sur le public de l’Opéra une svelte et jolie femme, admirablement découplée, se cuivrant la peau d’une teinte de bistre. Remarquons en passant qu’à ce point de vue les conditions sont loin d’être aujourd’hui les mêmes. Autant par sa nature élégante et fine Mme Stoltz se prêtait à la circonstance, autant Mme Sax y répugne. Une noire, c’eût été possible; mais de grâce pas de négresse, et défions-nous sur toute chose de la Case de l’oncle Tom ! Patience! nous n’en sommes point encore à Mme Sax. Meyerbeer avait achevé sa partition et se préparait à la livrer, lorsque certains remaniemens dans le poème lui parurent indispensables. Scribe, à cette époque, était à Rome; Meyerbeer lui écrivit. Scribe avait le travail très difficile. Chose incroyable, ces vers dont la banalité semblerait chercher son excuse dans la plus frivole des improvisations, ces vers ridicules lui coûtaient mille efforts! Il refusa donc pour cette fois de se prêter à tous remaniemens; je dis cette fois, car plus tard la besogne fut reprise, retournée, taillée à neuf et recousue sur les indications de Meyerbeer, qui, tourmenté dès la veille par les tendances et les aspirations du lendemain, sentait l’étoffe vieillir dans ses coffres, se démoder, et la faisait reteindre et ravauder coûte que coûte. Bientôt, au lieu des remaniemens qu’il attendait pour l’Africaine, Meyerbeer reçut de Scribe le poème du Prophète. L’idée lui plut, il s’en éprit, et soudain, avec cette mobilité d’inspiration qui l’entraînait si vite d’un sujet à un autre, il se mit à ce nouveau travail. Une fois terminée, la partition du Prophète n’attendit pas. Roger et Mme Viardot se trouvaient là comme à souhait pour les exigences et les grandeurs de l’exécution, et les événemens de 1848, loin de nuire, donnèrent à cette musique, où gronde un souffle révolutionnaire, je ne sais quelle étrange force d’actualité dont elle profita sans l’avoir recherchée.
La composition, la mise au théâtre et le succès du Prophète avaient détourné pour un temps Meyerbeer de l’idée de l’Africaine. Il y revint à son premier loisir. Le rôle destiné à Mme Stoltz fut alors réglé et disposé à la mesure de la voix et du talent de Mme Viardot, et de cette période datent les modifications journalières qui, de la sœur de la Malibran à Sophie Cruvelli, de la Cruvelli à Mme Sax, n’ont cessé de tenir en éveil la jalouse sollicitude du maître. Du reste, ce n’était point seulement sur les rôles de femme que portait désormais ce travail de révision et d’ajustement, mais sur toutes les parties de l’ouvrage. En ce sens, Meyerbeer a pu dire qu’il avait écrit nombre de fois l’Africaine. Le rôle de l’esclave par exemple, pour passer aux mains de M. Faure, a dû prendre des développemens nouveaux et s’enrichir de plus d’un emprunt fait à la partie du second ténor. C’est M. Warot qui chante ce second ténor et M. Belval qu’on a chargé du rôle de basse, tout ceci par dispositions expresses du traité, lequel porte également que cinquante choristes seront engagés à cette occasion. Ici on ne peut que louer, à une condition cependant, c’est qu’une telle mesure n’aura pas été prise uniquement en vue des représentations de l’Africaine, et que les cadres du personnel chantant, une fois complétés, ne se videront plus. il faut donc se dire que c’est une cinquantaine de mille francs qu’on vient d’ajouter d’un trait de plume au budget de l’Opéra. Un pareil superflu n’était en somme que le nécessaire, et nous comptons bien voir le répertoire en profiter. Il y a deux rôles de femme dans l’Africaine, tous les deux forts, passionnés, hauts en couleur, tous les deux d’une importance musicale et dramatique telle que Mme Sax est désignée pour remplir indifféremment l’un ou l’autre, selon les exigences de la situation. Je me demande maintenant comment à l’interprétation d’un personnage secondaire ainsi accentué Mlle Battu pourra suffire, comment cette jeune princesse des climats tempérés fera pour devenir la vaillante Portugaise fille de l’amiral dom Pedro. La femme de ce rôle, tous ceux qui ont vu au Théâtre-Lyrique le Rigoletto de Verdi la connaissent : c’était Mlle de Maësen. Vingt fois Meyerbeer l’a nommée, l’a demandée, et rien ne me dit que dans cette fière et intelligente cantatrice, capable de bravoure et d’inspiration, le maître n’ait pas un moment entrevu la véritable héroïne de son drame. Arrivons au ténor. Le Vasco de Gama de l’Africaine est un de ces ténors comme l’auteur des Huguenots et du Prophète les inventait. Je doute qu’en écrivant ce rôle, d’une portée musicale et dramatique extraordinaire, même chez lui, Meyerbeer se soit proposé quelque chanteur du moment. Peut-être pensait-il à Roger, qui devait ne pas survivre à la victoire du Prophète. Quoi qu’il en soit, ce ténor, pendant vingt ans, fut pour lui la chose introuvable. Il avait fini par ne plus chercher, quand nous le vîmes l’hiver dernier couper court à ses incertitudes et se préparer à donner son ouvrage. Pourquoi cette résolution, ce grand parti dans les circonstances les moins favorables qui se fussent encore présentées? Point de sujets, plus de troupe; lui-même en convenait, tout était à faire, et cependant il commençait à traiter, on sentait cette fois qu’il voulait. J’avoue que cette attitude étrange m’effraya. J’y crus reconnaître je ne sais quel avertissement sinistre de cette voix qui parle au cœur des forts et leur dit qu’il faut se hâter, car les temps approchent. Lui, si défiant, si difficile, qui à d’autres époques eût hésité devant la Cruvelli, se contenter de Mme Sax! Et le ténor? Serait-ce donc M. Gueymard? Non certes; mais pourquoi pas M. Villaret? On y songea durant quelques répétitions expérimentales des Huguenots, puis tout aussitôt on n’y songea plus. A qui s’adresser pourtant? Aux Italiens? Meyerbeer le fit, et dans cette enquête il mourut.
Le premier soin des personnes chargées de la mise au théâtre de l’Africaine fut de se régler sur les velléités du maître. Dans ses conversations, Naudin et Mongini revenaient souvent, Naudin, que tout le monde a pu entendre aux Italiens, Mongini, qui dans cette saison chantait à Vienne. Entre les deux, Meyerbeer n’avait pas eu le temps de se prononcer. Qui sait même si, après de nouvelles hésitations, son choix ne se fût point fixé sur un troisième, Nicolini peut-être, voix délicate, mais chanteur accompli, et qui sur Naudin possédait cet immense avantage d’avoir le geste et l’accent dégagés d’un comédien français, car ce charmant ténor Nicolini, ne l’oublions point, s’appelle Nicolas, et il pourra bien se faire qu’en dépit de la rassurante désinence du nom, Naudin le Parmesan émaille çà et là son récitatif de traits macaroniques plus divertissans chez les matassins de Molière que dans la bouche d’un héros des Luziades?
Meyerbeer, quand la mort est venue le surprendre, était en effet très résolu à donner l’Africaine. Il étudiait les voix, prenait ses dispositions, et très loyalement s’efforçait de concilier les conditions de son œuvre avec les moyens qu’on lui offrait. Maintenant nous n’apprendrons rien à personne si nous ajoutons que le maître, en dépit de sa meilleure volonté, trouvait ces moyens-là bien discutables. Qu’il acceptât, et de grand cœur, M. Faure, cela va sans dire; qu’après la tentative plus ou moins heureuse de Mme Sax dans les Huguenots il consentît à livrer sa création nouvelle aux soins de cette cantatrice, c’est là un fait que personnellement nous pourrions affirmer. «Je conviens avec vous, nous disait-il lui-même, que Mme Sax fait en somme une Valentine assez ordinaire, et cependant l’expérience des quelques répétitions qui ont précédé cette reprise m’a démontré qu’avec six mois d’études bien conduites j’arriverai à faire de cette médiocre Valentine une excellente Africaine! « Six mois d’études régulières, implacables, c’était le moins qu’il demandât pour mettre à point un sujet de prédilection. Que serait-ce donc du ténor lorsqu’il faudrait prendre un parti? Il est vrai que du ténor on ne parlait point encore officiellement. Sans savoir bien au juste qui on devrait choisir, on savait pertinemment qui on devait éviter. Contraint à se priver des ressources ordinaires de l’endroit, Meyerbeer promenait ses yeux de tous côtés. Il cherchait avidement, consultait; quand il causait avec vous, divers noms sortaient de sa bouche, et à chacun de ces noms son regard si intelligent tâchait de pénétrer votre pensée.
Mme Meyerbeer a donc demandé, exigé Naudin. Point de Naudin, point de partition de l’Africaine : c’était à prendre ou à laisser. On a pris, mais il en coûte cher. Douze mille francs par mois, c’est un joli denier, sans compter que, M. Naudin appartenant à la troupe du Théâtre-Italien, on devra, pour le conquérir définitivement, payer au directeur actuel une indemnité de quelque importance. Un service, après tout, en vaut un autre, et je ne vois pas pourquoi M. Bagier ne saisirait point cette occasion de revendiquer sa subvention. En outre M. Naudin se refuse d’avance à toute espèce de débuts. Engagé spécialement pour chanter le rôle de Vasco de Gama, on ne l’entendra au préalable ni dans Robert ni dans les Huguenots; ce qui rappelle assez l’histoire du ténor Niemann, lequel, engagé aussi dans des conditions spéciales, reçut douze mille francs par mois pendant un an pour ne jouer que le Tannhäuser!
Loin de nous les comparaisons malséantes! Rien cependant n’empêcherait que M. Naudin, nullement aguerri aux habitudes de la scène française, ne fût après un certain nombre de répétitions déclaré insuffisant dans un rôle où le chanteur et le comédien marchent de pair, et qui, au dire de Scribe, imposerait à l’interprète tout l’art dramatique d’un Nourrit et toute la voix d’un Duprez. Qu’adviendrait-il alors? Je l’ignore; mais ce que je puis affirmer, c’est que jamais, sous aucun prétexte, Meyerbeer n’eût consenti à se lier de la sorte. Le talent, le renom l’attiraient sans doute, mais seulement jusqu’à des limites qu’il ne franchissait pas. Je lui ai connu pour certaines voix plus ou moins célèbres des admirations singulières, de vrais caprices. Toutefois, de ce que certaine organisation musicale lui plaisait à ravir, il n’en eût point fallu conclure qu’il voulût l’employer. Il y avait chez lui le maître et le dilettante : le dilettante facile à émouvoir, à séduire, trop amoureux de ses sensations pour les vouloir analyser; le maître réfléchi, circonspect, n’écoutant rien que son expérience personnelle. Que de gens sur ce point l’ont méconnu ! A Paris, à Vienne, à Londres, on le voyait seul, caché au fond d’une baignoire, assister à quelque représentation d’un de ses ouvrages, et nul ne songeait à se dire que cet homme était venu là, non pour se complaire sottement dans l’admiration de son génie, mais pour y étudier par le détail l’exécution, méditer sur le fort et le faible de chacun, et se livrer à des calculs sans nombre sur le parti qu’on pourrait tirer de telle voix de ténor, de basse ou de soprano. Dieu sait quel incomparable enthousiasme il professait à l’égard de Rubini; eh bien! je mets en fait qu’à Rubini lui-même Meyerbeer n’eût jamais confié un rôle avant de l’avoir vu se produire dans un des ouvrages de son répertoire. D’ailleurs, quelle assertion en pareil propos vaudrait ce qui s’est passé sous nos yeux pour M. Villaret? Meyerbeer le tenait en estime, en faveur, le suivait depuis ses débuts. Il l’avait vu dans Guillaume Tell, dans les Vêpres siciliennes, dans la Juive; après nombre d’hésitations, sa pensée commençait à se fixer sur lui, déjà il se familiarisait avec son nom, et volontiers le prononçait en même temps que celui de Mme Sax, de Mlle de Maësen, quand tout à coup on le vit renoncer à sa combinaison. Que s’était-il passé? L’épreuve ordinaire? Moins encore, car l’épreuve n’avait pas même été poussée jusqu’au théâtre. Quelques simples répétitions des Huguenots avaient suffi pour éclairer le maître et le contraindre à répudier contre son gré un chanteur dont les défaillances venaient de se révéler à lui pour la première fois. L’absence de Meyerbeer devait donc se faire sentir ici dès le début des négociations, absence éternellement regrettable, et dont les fatales conséquences vont s’affirmer chaque jour davantage à mesure que les travaux avanceront. On dit bien : L’œuvre est achevée, complète, non-seulement écrite, mais ponctuée en quelque sorte dans les moindres détails; pas une note n’y manque, pas une indication. C’est d’un bout à l’autre clair et lumineux comme le génie. Lui-même ne répétait-il pas à ses amis, en leur parlant de sa partition, qu’il ne la voulait plus regarder, se défiant de ses tendances à retouches, à variantes, de cette aspiration continuelle qui le portait à toujours reprendre et parachever? Il ne la regardait plus, j’y consens, mais c’est aussi qu’il savait bien où il la retrouverait, cette partition; c’est qu’il comptait sur la longue et décisive épreuve des répétitions pour lui révéler les endroits critiques. Nul, en effet, ne s’entendait comme Meyerbeer à profiter de ces leçons que donnent à un maître les études de mise en scène. De ces travaux préparatoires auxquels tant de pauvres hères assistent en se rengorgeant, datait pour ce génie l’heure des grandes crises. Pour la première fois il s’entendait, se jugeait. «Je ne sais vraiment, disait-il volontiers, ce que j’ai fait qu’en présence de l’exécution. » Il fallait le voir alors dans sa loge d’avant-scène, assis devant une petite table, sa partition ouverte sous les yeux et la plume à la main, écoutant, lisant, annotant. Des tortures prométhéennes qu’il endurait trop souvent, comme aussi des incommensurables jouissances où par instant son âme se délectait, le masque impassible n’en trahissait rien; mais à l’intérieur couvait le feu. En même temps que le répétiteur travaillait le maître, et de telle séance où il s’était borné à donner poliment quelques rares conseils aux chanteurs cet homme calme et froid sortait avec des idées de transformations radicales. Pendant cette répétition tout ordinaire, l’éclair l’avait frappé, sa pensée agissant avec l’intensité du rayon électrique venait de lui montrer sur un point l’immortel duo des Huguenots, ou la romance d’Hoël au troisième acte du Pardon de Ploërmel. Voilà quels étaient pour Meyerbeer les hasards de la répétition, voilà ce que, chemin faisant, ce grand chercheur trouvait.
Avec l’Africaine, il faut bien s’y résigner, aucune de ces inspirations casuelles n’est désormais possible. Tel est le manuscrit aujourd’hui, telle sera l’œuvre à laquelle le public assistera. Ce souffle vivant dont Meyerbeer savait animer la mise au théâtre de sa musique, ce splendide surcroît que lui fournissait l’occasion, tout cela nous demeure interdit. N’importe! même en faisant la part de bénéfices irrévocablement perdus, et sans qu’il puisse être ici question ni de jugemens anticipés, ni d’indiscrètes confidences, il est permis d’avancer que les amis du grand maître peuvent être pleinement rassurés. Cette fois les beautés ne se feront pas attendre, car dès le premier acte éclate un morceau capital : je veux parler de la scène où, devant le conseil d’état assemblé et devant le grand-inquisiteur, Vasco de Gama vient exposer ses plans d’expédition et demande une flotte. C’est de l’histoire comme Meyerbeer la comprenait, une exposition à la Shakspeare et qui vous rappelle tout de suite l’apparition d’Othello dans le sénat de Venise. Quelle entrée pour un chanteur! mais aussi quel péril, et combien nuiraient en pareille aventure la moindre gaucherie d’attitude, de geste, le moindre écart d’accentuation! Que le ténor y prenne garde, un seul faux pas, et dès le début tout serait compromis. Le rôle du grand-inquisiteur n’a que cette scène, mais si rapide que soit le trait, la figure existe. — A ce prologue si largement tracé succède un drame musical émouvant, coloré, où la passion parle, comme dans les Huguenots, le plus noble langage et mieux que dans les Huguenots sait se plier aux convenances naturelles de la voix. On sait quels reproches souvent justes furent adressés de tout temps à Meyerbeer sur le peu de ménagement qu’il avait des ressources de ses chanteurs. A la longue, cette critique l’atteignit; il n’aimait point ce personnage de minotaure qu’on faisait jouer à chacune de ses partitions et s’était promis de déconcerter cette fois les plus difficiles. Le style de l’Africaine, plus modéré dans la passion, plus nuancé dans les effets, en un mot plus vocal, viendra témoigner d’un effort nouveau chez cet homme qui jusqu’à son dernier jour fut en progrès.
HENRI BLAZE DE BURY.