Miche/Chapitre 04

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Flammarion (p. 21-27).


IV


Au printemps, le marquis d’Erdéval envoya à son fils un cheval à la Saint-Blaise et qu’il lui offrait pour faire monter sa femme au Bois.

« Si Paladin te convient pour Marguerite », — écrivait le marquis — je suis très content de le lui donner. Sinon, comme il est joli, tu le vendras facilement et tu lui achèteras un autre cheval. Je te l’envoie par un palefrenier que j’ai pris pour quelques jours à l’école de dressage de Saint-Lô, afin de remplacer Théodule qui était malade et de remettre un peu d’ordre dans le désordre que tu connais. Je n’ai plus besoin de lui, garde-le tant qu’il te sera utile pour mettre ton petit domestique au courant des habitudes de Paladin. Je ne pense pas qu’il fasse de bruit chez toi, car depuis quinze jours qu’il est ici on ne l’a pas encore entendu. Ça me change des horribles ivrognes de Saint-Blaise. N’aie surtout pas l’idée de lui payer le temps qu’il passera chez toi ! Tu me contrarierais énormément. Je l’ai pris à mon service pour un mois. Qu’il conduise un cheval à Auteuil ou fasse autre chose ici, ça revient au même. Quand tu en auras assez, tu me l’expédieras et il rentrera à Saint-Lô en passant par Saint-Blaise. »

Le palefrenier qui amenait Paladin était un petit homme étroit d’épaules et grêle de jambes. Il avait des oreilles extraordinaires, le crâne pointu et l’œil sournois.

Au déjeuner, M. d’Erdéval qui dès le matin lui avait parlé — raconta que c’était un hâbleur, méridional sans doute, et très infatué de ses talents. Il prétendait que Paladin était très doux, mais extrêmement difficile, et demandait à le promener pendant quelques jours pour le calmer avant de le faire essayer à madame. Il ne croyait pas, d’ailleurs, qu’elle pût le monter jamais, et avait prévenu M. d’Erdéval qu’il avait tort d’envoyer le cheval.

— Il a dit M. d’Erdéval tout court ?… — demanda Olivier en riant.

— Mais oui ! tu ne penses pas que, pour quelques jours qu’il passait à Saint-Blaise, on aurait été prendre la peine de le styler ?…

— C’est vrai !… il ne doit pas rester… mais c’est égal !… je ne vois pas bien grand-père appelé « monsieur d’Erdéval » sans marquis !… ça doit lui faire faire un rude nez !…

Des quatre enfants, c’était Olivier qui, au fond, aimait le plus le vieux marquis. Mais c’était aussi celui dont l’esprit narquoisement observateur, apercevait le mieux le petit ridicule du grand-père.

— Comment est Paladin ?… — demanda Jean qui, sorti de bonne heure et rentré juste pour se mettre table, n’avait pas encore vu le cheval.

— Il est vraiment très joli !… — dit le comte mais il ne me paraît pas aussi vert que veut bien le dire l’homme… Il marche sous lui… la tête basse… la queue aussi… enfin, nous le verrons quand il sortira… À deux heures, on ira le promener.

À deux heures, les enfants étaient dans la cour et aux fenêtres de la petite maison d’Auteuil, tandis que, descendus sur le perron, le comte et la comtesse d’Erdéval attendaient pour assister au départ.

Le palefrenier sortit de l’écurie, traînant derrière lui Paladin sellé et bridé. Le cheval — un très grand normand bai clair, élégant de lignes, fin de jambes, avec une tête assez jolie — couchait les oreilles et semblait avoir envie de se coucher, lui aussi, plutôt que de faire une promenade. L’homme, botté et éperonné avec une certaine recherche, et tenant à la main une cravache de deux mètres, monta sur la bête qui sembla fléchir sous le poids de son maigre corps. D’un brutal à-coup sur la bouche, il tourna le nez de Paladin du côté de la grille, tandis qu’il le serrait entre ses petites jambes, recroquevillées le long des flancs. Le cheval ne broncha pas. Ses oreilles se couchèrent au point de disparaître, mais il resta à la même place, immobile et indifférent.

— Il a l’air en bois !.. cria Simone, dont la frimousse apparaissait à une fenêtre de Mme Devilliers.

— Si ce cheval-là est vert, je veux être pendu !… — dit M. d’Erdéval — il a l’air d’une vache ou d’une marmotte !… d’ailleurs, un Normand qui n’a pas cinq ans au moins, et beaucoup d’avoine, est sans force et celui-là, qui a trois ans, n’a mangé que du foin jusqu’ici.

La comtesse répondit :

— Pourvu qu’il ait la force de me porter, c’est tout ce qu’on lui demande !…

— Oui !… mais c’est pas sûr qu’il l’ait !

— Allons donc ! je pèse cinquante-trois kilos… l’homme pèse plus que ça ?…

— Je ne sais pas trop !… il est maigre comme un coucou et guère plus grand que vous !…

Le domestique avait ouvert la grille, et maintenant l’homme et le cheval caracolaient dans le boulevard Suchet. Caracolaient, c’est une façon de dire, car ni à-coups, ni brutalités d’aucune sorte, ne parvenaient à faire sortir la pauvre bête de sa morne résignation.

M. et Mme d’Erdéval étaient, dans toute l’acception du terme, des « gens de cheval ». Tous deux montaient à merveille et connaissaient à fond les choses du métier.

Les enfants — qui n’avaient monté encore qu’au manège, les Erdéval n’étant pas assez riches pour que chacun eût un cheval — en savaient assez, néanmoins, pour s’apercevoir que l’homme envoyé par leur grand-père n’était pas fort.

Désespérant de faire pointer ou danser le cheval, le palefrenier avait pris le parti de disparaître en tournant dans une autre avenue. Jean déclara :

— Il monte comme un singe !…

En même temps que son père affirmait :

— Il monte comme un pied !…

Au bout de quelques jours toute la maison s’aperçut que le palefrenier était insupportable. Comme l’avait annoncé le marquis, il ne faisait pas de bruit. Mais il sortait toute la journée, à pied ou à cheval — car il n’avait pas encore autorisé la comtesse à monter Paladin qui n’était pas « assez mis » — se grisait dehors, et rentrait raide comme la justice. Il se levait à neuf heures, commandait à tous les domestiques, et avait par-dessus tout le besoin de critiquer tout et tous. À chacun, il apprenait son service, démontrait qu’il faisait mal tout ce qu’il faisait, et donnait des conseils généralement idiots. Et il avait l’habitude de dire à tout bout de champ : « Moi, je fais !… Moi, je prends !… Moi, je dis ! » Cela devenait vraiment odieux, et Mme Devilliers, qui depuis dix ans dirigeait la maison, répétait sans cesse :

— J’admire le caractère des domestiques !… je n’aurais pas la patience de supporter les observations continuelles de cet individu !… Mais eux, à cause de M. le marquis, ils acceptent toutes les leçons qu’il lui plaît de leur donner.

Le marquais avait écrit à son fils plusieurs fois en lui demandant s’il était satisfait du « petit homme d’écurie ». Au début, M. d’Erdéval, qui ignorait les tracasseries sans nombre que subbisaient ses domestiques, avait répondu avec sincérité qu’il était satisfait.

Si le palefrenier eût dû rester à Saint-Blaise, il aurait prévenu son père qu’il ne savait rien en fait de chevaux. Mais comme il devait s’en retourner à Saint-Lô, et que l’ignorance de son métier était le seul reproche que M. d’Erdéval crût alors avoir à lui faire, il jugeait inutile d’avertir le marquis que son choix était une erreur.

Un ami des Erdéval, en venant un matin déjeuner chez eux, avait rencontré le palefrenier montant Paladin et, à sa façon de monter, raccroché des jambes et-pendu à la bouche, il avait deviné un lad de courses au trot.

— Parbleu !… — dit M. d’Erdéval — c’est évident !.. comment n’ai-je pas pensé à ça ! il arrive du pays des courses au trot… il pèse un tout petit poids… il n’a jamais dû faire autre chose que trotter des chevaux en vue des courses, ou même peut-être aux courses…

Deux jours plus tard, l’homme ayant secoué très malhonnêtement le menuisier de la maison, qui venait arranger des planches dans la sellerie, l’ouvrier s’en fut se plaindre à Mme Devilliers, la priant de faire sortir de la pièce le palefrenier si elle voulait qu’il terminât son travail.

Peu habituée aux incidents de ce genre, la bonne Mme Devilliers alla chercher le comte, qui refusa d’intervenir, voulant éviter toute difficulté avec un domestique au service — même momentanément — de son père. Il fit dire au menuisier de revenir deux jours plus tard. Puis, comme il en avait assez de l’homme, il descendit lui annoncer que Mme la comtesse allait monter Paladin, et qu’il pouvait s’en retourner à Saint-Blaise. Le palefrenier ne parut pas goûter fort l’idée du départ. Il expliqua que le cheval n’était pas assez « prêt ». Il répéta cent fois : « Moi, quand je vois une bicyclette, je sais le tenir !… Moi, quand je pense qu’il va avoir peur, je sais ce qu’il faut faire !… Moi, je… Moi, je… Moi, je… » Mais le comte, nullement impressionné, lui tourna le dos.

Le lendemain, en apercevant Mme d’Erdéval sur Paladin, en voyant surtout l’allure. du groom — un piqueur de Hawes — qui la suivait, son mari ne montant plus depuis un accident de chasse qui lui avait brisé le genou, le palefrenier parut mal à l’aise. Il commençait à comprendre que ces gens-là savaient ce que c’était que des chevaux, et qu’ils n’avaient probablement pas été dupes de ses faux talents. Mais son aplomb bœuf lui permit — si gêné qu’il fût de faire bonne contenance, et d’adresser encore au départ quelques conseils à la comtesse, sur la façon dont elle devrait monter Paladin.

Dès que sa première promenade, Mme d’Erdéval s’était aperçue que le cheval la portait difficilement. Il soufflait au bout de deux kilomètres de trot, et galopait en s’enchevêtrant les jambes. Quand le palefrenier partir, elle était bien décidée à ne pas garder Paladin, mais elle préférait se débarrasser de l’homme d’abord, elle renverrait ensuite le cheval par le petit domestique qui le soignait.

À sa quatrième sortie, au pas, sur un boulevard uni comme un billard, le cheval, qui, depuis le Bois, chassait le même caillou devant lui, finit par buter et toucha terre. Elle eut une « souleur » de l’avoir couronné. Et en rentrant elle écrivit à son beau-père qu’elle ne se sentait pas capable de le tenir, que, d’autre part on ne vendrait pas facilement un Normand de trois ans, et qu’elle lui demandait la permission de renvoyer Paladin Saint-Blaise.

Le marquis répondit de ne pas le renvoyer… Il allait arriver dans une semaine et s’occuperait de vendre le cheval avec son « petit homme d’écurie », qu’il ramenait puisqu’on avait une chambre où le loger. Anatole lui serait une grande aide, étant très débrouillard et ayant été longtemps à Paris. L’homme avait paru aux Erdéval être, au contraire d’un débrouillard, un faiseur d’embarras et un empoté. Mais du moment où il convenait à leur père, il fallait ne rien dire et le laisser revenir.

Il revint, le « petit homme d’écurie », accompagnant son maître, auquel il semblait devenu indispensable. Il n’était plus question de le renvoyer à Saint-Lô, mais bien de lui acheter des livrées et tout ce qui s’ensuit. Le vieux marquis se promena dans Paris avec son palefrenier, qui allait passer au rang de cocher et qui, toujours plus ou moins entre deux vermouths, oscillait ses côtés, raide et abandonné à la fois.

C’est épatant !… — disait Jean — grand-père qui a la monomanie des ivrognes, qui en voit même partout où il n’y en a pas… n’a pas l’air de se douter que son futur cocher ne dessoûle pas…

Et tous les Erdéval s’étonnaient, non seulement de l’aveuglement du marquis, mais surtout de la familiarité très étrange qui s’était, en moins de quinze jours, établie entre l’homme et lui.

Il le faisait venir dans sa chambre, lui lisait des lettres, le consultait au sujet des arrangements et des travaux de Saint-Blaise, et paraissait ne plus pouvoir se passer de lui.

Et l’homme — conscient de son pouvoir — d’insupportable qu’il avait été durant son premier séjour à Auteuil, devenait formellement odieux. Agressif avec les domestiques, il ne leur donnait plus des conseils mais des ordres, les menaçant à tout bout de champ de prévenir monsieur le marquis — car il disait « monsieur le marquis » à présent.

Mais si, dans certaines circonstances, il se sentait appuyé et servi par la présence de son maître, il en était d’autres où cette présence le gênait terriblement.

Lorsque, un mois plus tôt, il avait amené le cheval, il sortait dès qu’il avait fini de dîner, pour rentrer entre onze heures et minuit, Mme Devilliers, chargée de surveiller la maison, lui avait dit que, d’habitude, les domestiques ne sortaient pas le soir et, dans tous les cas, jamais sans en demander la permission. Et, le voyant ricaner, elle avait ajouté :

— Comme vous êtes au service de M. le marquis d’Erdéval, vous sortirez quand bon vous semblera, mais vous rentrerez à dix heures et demie… parce que c’est à cette heure-là qu’on ferme la porte, et que les domestiques montent se coucher quand ils ont fini leur service…

Le lendemain, le palefrenier n’était pas rentré du tout, et partir de ce jour il avait très souvent découché.

Mais avec le vieux marquis, il n’était plus possible de mener cette douce vie ! C’en était fait des sorties en bombe et des joyeuses bordes du premier séjour. À dix heures ou dix heures et demie, il fallait être chez M. le marquis, lire avec lui des lettres venues de Saint-Blaise, et causer de la vente de Paladin qui semblait devenir très problématique.

Le « petit homme d’écurie » bouillait. Les prétendues courses chez les marchands de chevaux devenaient insuffisantes. Ça ne pouvait plus durer !

Un soir, en s’asseyant à table, le marquis dit à sa belle-fille :

— Anatole a un oncle à Vincennes… il m’a demandé la permission d’aller dîner avec lui. Je pense que ça ne vous contrarie pas ? … Victor lui a promis de s’occuper de Paladin… il sera rentré à neuf heures et demie… Comme jamais il n’est sorti, je n’ai pas voulu lui refuser la permission d’aller voir son oncle qu’il aime beaucoup et n’a pas vu depuis longtemps.

Les enfants se roulaient et louchaient sur Jules — le valet de chambre de la maison — pour voir la tête qu’il faisait en entendant raconter que le palefrenier « n’était jamais sorti ».

Malgré ça, je suis tourmenté de le savoir dehors… — continua le marquis suivant son idée fixe — si, par hasard, il rencontrait d’anciens camarades… il en a, parce qu’il a très longtemps chez le comte du Vallon… et qu’on le fît boire, ce serait désolant !… Je ne l’ai jamais vu… je ne dirai pas gris… mais simplement influencé…

Une sorte de glouglou, assez semblable au bruit que fait une bouteille qui se vide, sortit du gosier de Jacques, le plus jeune des garçons, tandis que le domestique se précipitait vers la porte pour chercher un plat qu’on ne lui apportait pas assez vite, et que M Devilliers baissait le nez sur son assiette en rougissant, les joues gonflées, faisant un effort pour ne pas éclater de rire tout haut.

Pourtant le marquis se préoccupait toujours :

— Pourvu qu’il ne rencontre pas d’anciennes connaissances ?… il n’a jamais bu de sa vie !…

— S’il n’a jamais bu de sa vie… — dit le comte doucement — pourquoi commencerait-il aujourd’hui ?… Ce ne serait sans doute pas la première fois qu’il rencontrerait d’anciennes connaissances ?…

À dix heures, le palefrenier n’était naturellement pas rentré, et le marquis d’Erdéval donnait les signes d’une vive inquiétude.

— Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose, car il est l’exactitude même !… – disait-il à son fils et à ses petits-enfants.

Eux souriaient. Ils la connaissaient, l’exactitude de l’homme qui était, ou pas encore levé, ou déjà sorti à l’heure où il eût du être là pour soigner son cheval.

Mais, au fond, l’inquiétude du vieillard les préoccupait un peu. Il était, certes, d’une nature plutôt agitée, mais quand même admirablement équilibrée jusque-là.

« Le papa Erdéval » — comme disait le docteur Bouvier — avait, à soixante-cinq ans, une santé de fer et une volonté itou. Et son esprit restait aussi vif, aussi jeune, aussi primesautier qu’autrefois. Jamais, jusqu’ici, rien n’avait révélé un affaiblissement quelconque.

Son engouement rapide et inexplicable pour un individu ignorant de son métier, parlailleur inintelligent, et qui faisait l’effet de devoir être un mauvais drôle, stupéfiait absolument son fils. Les enfants et le précepteur s’étonnaient aussi de la chose, tandis que le marquis, ne tenant plus en place, leur disait bonsoir et remontait chez lui.

Mme d’Erdéval, seule, ne trouvait rien de surprenant à cet émoi. Très calme, ne s’inquiétant que des accidents précis, elle avait toujours considéré son beau-père — qu’elle aimait beaucoup d’ailleurs — comme un agité. Et quand Olivier et Jean s’en vinrent — après avoir fait un tour dans le jardin avec M. Guillemet — lui raconter que grand-père guettait à sa fenêtre le retour d’Anatole, elle les invita à aller se coucher et à ne pas s’occuper de ce que faisait ou ne faisait pas leur grand-père.

Mais au bout d’une heure environ, elle entendit frapper à la porte de la chambre de son mari, située en face de la sienne sur le palier de l’escalier.

— Antoine !… — disait le vieux marquis — es-tu couché ?…

Elle ouvrit sa porte. Pâle, le visage bouleversé, un bougeoir à la main, le vieillard attendait que son fils lui répondît :

— Il n’entend pas !… il dort !… — dit la comtesse. Et elle entra, suivie de son beau-père qui répétait, essoufflé par l’émotion :

— Il lui est arrivé quelque chose, bien sûr !…

— Quoi ?… qu’est-ce qu’il y a ?… — demanda M. d’Erdéval, réveillé en sursaut.

Et comme son père continuait de crier cette plainte monotone : « Il lui est arrivé malheur !… » il s’assit sur son lit et demanda effaré :

— Malheur ?… à qui ?…

— À Anatole !…

— Ah !… — fit le comte rassuré – tu m’as fait peur ?…

— Pour qu’il ne soit pas rentré à onze heures et demie, après m’avoir promis d’être là pour neuf heures… — reprit le vieux marquis sur le même ton désolé — il faut qu’il ait été écrasé !…

— Pourquoi faut-il qu’il ait été écrasé ?

— Parce que jamais il ne serait ainsi en retard sans qu’il ne lui soit arrivé un accident, sachant dans quel état ça me met…

— Mais, papa, comment veux-tu qu’il le sache ?… — dit M. d’Erdéval énervé — c’est tellement extraordinaire !…

— Tu ne sais pas ?… si je n’avais pas peur de t’agacer ?…

— Si tu n’avais pas peur de m’agacer… qu’est-ce que tu ferais ?…

— Eh bien, je te demanderais d’aller… mais tu vas te moquer de moi ?…

— D’aller où ?…

— À la Morgue…

— À la Morgue ?… — répéta le comte littéralement abruti – tu veux que j’aille à la Morgue ?…

— Oui… je t’en prie ?…

M. d’Erdéval repoussa ses draps, et tomba dans ses pantoufles avec un peu d’humeur.

— Je parie que ça t’agace ?… que tu trouves ça ridicule ?…

— Dame !…

— Eh bien, attends encore un instant !… Si dans une demi-heure il n’est pas revenu, tu partiras…

Et, tout tremblant, le vieillard remonta à son poste d’observation, tandis que Mme d’Erdéval disait à son mari :

— Je pense que vous n’avez pas, sérieusement, l’idée d’aller à la Morgue ?…

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?…

— Je ne sais pas, moi !… vous irez vous promener sur le boulevard Suchet.. ou au Bois… ou n’importe où !…

Les garçons dégringolaient du second l’un après l’autre, demandant :

— Qu’est-ce qu’il y a ?…

— Pourquoi papa s’est-il relevé ?…

— Votre grand-père veut que j’aille la Morgue… répondit M. d’Erdéval en passant mélancoliquement son pantalon voir si son homme d’écurie n’y est pas ?…

— Mais c’est fou !… — dit Jean — jamais il ne s’est inquiété comme ça de personne !… pas même de moi au temps où j’étais son favori. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire à grand-père, cette gouape-là…

— Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien !… Va te recoucher !…

— Et toi !…

— Moi, je voudrais bien pouvoir en faire autant !…

Vers une heure, un pas pesant retentit dans l’escalier. M. et Mme d’Erdéval, rentrés chacun chez eux, sortirent en même temps de leurs chambres. Le « petit homme d’écurie » montait péniblement l’escalier. À deux ou trois reprises, il s’arrêta hoquetant.

La comtesse demanda tout bas à son mari :

— Qu’est-ce qu’il a donc ?…

— Il a qu’il est soûl comme une bourrique, pardi !…

Le palefrenier n’entendit rien. Il continuait son intermittente ascension. Enfin, il ouvrit la porte de l’antichambre du deuxième étage, ne la referma pas, et entra chez son maître sans frapper. Le marquis cria d’une voix émue :

— C’est vous, Anatole ?… Ah ! mon Dieu ! quel bonheur !…

— C’est vraiment grotesque !… — dit M. d’Erdéval très agacé d’entendre rire, l’étage au-dessus, les enfants ou les domestiques — Jean avait raison de s’inquiéter tout l’heure !… et je me demande, comme lui, ce qu’a pu faire cette gouape pour mettre papa dans un pareil état ?…

Le lendemain matin, le comte qui se levait de très bonne heure, sortit de chez lui avant que les domestiques ne fussent descendus. Et il s’arrêta stupéfait de ce qu’il apercevait. Du haut en bas de l’escalier, l’ivrogne avait marqué son passage. Les hoquets entendus dans la nuit s’expliquaient de reste. Une odeur infecte flottait.

— Tandis qu’il regardait, écœuré et stupéfait, Jean descendait du second pour aller travailler son bachot dans le jardin, ainsi qu’il avait coutume de faire depuis le beau temps. Lui aussi, aperçu le désastre du tapis, mais il prit gaiement la chose :

— Ah !… — fit-il en s’asseyant sur une marche, sa pile de livres dans ses bras, pour rire plus à l’aise — nous pouvons chasser le renard sans aller à Pau !

— Ça te fait rire ? dit M. d’Erdéval exaspéré — moi, je ne trouve pas ça drôle !… et si ta maman qui ne peut pas voir ce… ce genre de choses sans être malade elle-même… sortait de sa chambre avant que tout ne soit nettoyé, ce serait très ennuyeux…

— Si nous l’enfermions ?… — proposa Jean, qui s’approcha de la porte pour tourner la clef dans la serrure.

— Au lieu de faire des bêtises, va réveiller quelqu’un !…

— Qui ça ?… Grand-père ?…

— Tu es insupportable ! dit le comte qui ne pouvait pas s’empêcher de rire.

— Tu ne veux pas que j’éveille grand-père ?… ça serait pourtant un joli bouquet lui offrir à son réveil…

— Allons !… va chercher Jules… et puis, à aucun moment, ne parle de cette histoire à ton grand-père, tu m’entends !…

C’est dommage !… en voyant tout ce qu’a… restitué l’homme « qui n’a jamais bu de sa vie », il saurait qu’il a près de lui, non seulement un savant cocher, mais encore un phénomène…

Jules trouva que l’escalier avait beaucoup de marches et que l’estomac du palefrenier était vaste. Et, tout en nettoyant, il disait doucement :

— Oh ! le cochon !… ça peut arriver à tout le monde de boire un coup… mais on ne vient pas faire des saletés chez les maîtres…

À sept heures, Paladin, qui n’avait encore vu personne, hennissait lamentablement. Mais, cette fois, Jules empêcha le petit domestique d’aller soigner le cheval.

— Laisse-le crier !… pour une fois y n’en mourra pas et si M. l’marquis pouvait l’entendre, ça serait heureux !… les choses de l’escalier fallait pas qu’y les voie… pac’ que ça lui aurait fait de la peine. mais ça, ça l’y apprendrait quel propre à rien c’est qu’il emmène !…

Jules, qui avait été au service du vieux marquis avant d’entrer chez son fils, aimait beaucoup son ancien maître, et se désolait fort de le voir ainsi « enrossé ».

Mais le vieillard, occupé chez lui, n’entendit pas Paladin réclamer sa nourriture. Vers huit heures, le palefrenier vint dans la cuisine pour y prendre son premier déjeuner. Entre les épais pochons de ses yeux et petit crâne pointu, le regard remuait, rapide et furtif comme de coutume. Sa jactance était la même. Et les domestiques pensèrent :

— Monsieur l’marquis… qui n’est pourtant pas commode… y a donc pas fichu son poil ?…

Les Erdéval apprirent en déjeunant par leur père, — sans lui avoir rien demandé d’ailleurs — qu’Anatole avait reconnu être dans son tort la veille :

— Il m’a dit : « Je ne dis pas que je n’avais pas un coup de trop ! et il a avoué avoir oublié l’heure du train pour revenir… Mais il y avait si longtemps qu’il n’avait vu son oncle !… et puis, je n’en trouverais pas un parfait !… en Normandie, ils boivent tous !… et, au moins, ça n’était jamais arrivé à celui-là !… justement je te le disais hier, Antoine !… j’avais le pressentiment de cette tuile !…

On était au dessert. Sous des prétextes divers les enfants filèrent vers la porte, et comme on les entendait rire sur le perron, Mme d’Erdéval, que le rire gagnait, se leva en disant :

— Ils font un vacarme !… je vais les faire taire… on ne s’entend pas !…

Le marquis protesta :

— Mais pas du tout !… ils sont gais !… laissez-les donc !… ça me fait plaisir !… Hier soir, par exemple, je n’avais pas envie de rire… cet animal m’a fait une peur… Je le voyais écrasé, figurez-vous !… au fond de la Seine, c’était atroce !…

M. d’Erdéval ne comprit pas comment le palefrenier aurait été « écrasé » au fond de la Seine, mais il garda pour lui ses réflexions. Il trouvait que c’était vraiment beaucoup parler d’Anatole ! Il se sentait crispé, la patience à bout…

— Si seulement on vendait ce sacré cheval !… pensait-il horripilé — je ne suppose pas que papa garderait son homme d’écurie ici uniquement pour lui faire la conversation… ou pour lui faire lire ses lettres et ses journaux…

Car, à la profonde stupéfaction de toute la maison, le vieux marquis, si plein de morgue, causait familièrement avec son palefrenier, lui offrait les journaux, et l’accablait de prévenances de toutes sortes.

L’homme, de son côté, modifiait sa tenue depuis que son maître, qui le trimbalait avec lui dans Paris, lui avait acheté un trousseau. On ne l’apercevait plus, sur la porte de l’écurie ou dans la cour, sa fourche la main, débraillé, le pantalon au bas des reins, la chemise ouverte sur sa poitrine noire et velue, qui avait l’air d’un vieux matelas d’où le crin sort. Et son effronterie augmentait chaque jour.

Entre temps, Mme d’Erdéval avait acheté le cheval que lui donnait son beau-père pour remplacer Paladin. Depuis une semaine, elle montait chaque matin sa nouvelle jument qui était encore chez Hawes. Le groom la lui amenait toute bridée. Avant, elle avait monté Paladin avec la bride habituelle du cheval, parce que le palefrenier avait dit qu’il ne fallait pas « le changer ».

Comme la jument devait venir prochainement habiter l’curie, Mme d’Erdéval donna l’ordre de déballer ses brides qui étaient dans une caisse depuis qu’elle avait cessé de monter.

Et, ce jour-l, comme les Erdéval venaient de sortir de table, l’homme d’écurie entra, dans le salon où tout le monde était réuni. Il tenait un filet à anneaux qu’il regardait d’un air ahuri.

— Moi, je viens dire à madame la comtesse.. déclara-t-il avec autorité — qu’elle ne peut pas se servir d’une bride comme ça…

— Comment, une bride comme ça ?… qu’est-ce qu’il a, ce filet ?…

— Il n’a pas de boucles !… il faut des boucles !…

— Où ça, des boucles ? — demanda Mme d’Erdval qui ne comprenait pas, n’ayant jamais eu que des brides cousues — je ne sais pas ce que vous voulez dire ?…

Le palefrenier eut un geste de bienveillante pitié.

— Toutes les brides doivent avoir des boucles… ici… et là… pour qu’on puisse les astiquer… Moi, je dis que pour qu’une bride soit bonne, il faut que…

— Je ne sais pas ce qu’il faut pour qu’une bride soit bonne… dit Mme d’Erdéval agacée — mais depuis trente ans que je monte à cheval, je ne me suis jamais servie que de brides comme celle-là…

— Moi, je dis qu’on doit avoir des boucles. il faut pouvoir démonter la bride pour l’ajuster…

— Au manège, peut-être !… mais autrement, chaque cheval a la bride qui lui convient…

— Moi je dis que je n’ai jamais vu de brides comme ça !…

Le marquis faisait son palefrenier des signes désespérés. Si peu expert qu’il fût en matière de chevaux, il comprenait vaguement qu’il tait fâcheux pour un homme de cheval — qui disait avoir été dans de grandes maisons — d’apercevoir une bride propre pour la première fois de sa vie. Anatole était inintelligent, mais rusé et finaud. Il flaira la grande gaffe et voulut se rattraper.

— Moi, je ne dis pas que la bride ne soit pas très légère et très jolie… expliqua-t-il d’un ton plus doux — mais moi je dis que ça ne convient pas pour le petit jeune homme qui n’est pas assez au courant… pour frotter le mors, il ne saura pas s’y prendre… et moi je dis que…

— C’est bon !… — fit la comtesse énervée — je m’arrangerai avec Victor…

— Anatole n’est pas encore très stylé !… — dit le marquis avec embarras quand son palefrenier se fut enfin décidé à sortir — il n’aurait pas dû entrer comme ça dans le salon…

— Ça n’a pas d’importance !… — répondit M. d’Erdéval — mais s’il ne connaît pas mieux les harnais que les brides, tu feras bien de vérifier ton attelage la première fois que tu sortiras…

— Comment veux-tu qu’il ne connaisse pas des harnais ?… — dit le marquis indigné — puisqu’il était piqueur à l’école de dressage de Saint-Lô…

— Ah ! il était piqueur !… je ne savais pas !… — fit le comte qui se rappelait toutes les lettres où son père parlait du « petit homme d’écurie », mais qui n’était pas autrement surpris de l’avancement rapide que le vieillard lui octroyait, pour les besoins de la cause.

— Oui… un excellent piqueur… dont M. Duret veut bien se séparer pour moi…

M. Duret ?…

— Le Directeur de l’école… Comme il sait que j’ai depuis longtemps besoin d’avoir un homme pour l’élevage et le dressage, il consent à m’abandonner celui-là, malgré les immenses service qu’il rend à l’école…

Les enfants se regardaient stupéfaits et Jean, s’adressant à M. Guillemet, formula ainsi à demi-voix la pensée de tous :

— Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que je crois que grand-père croit que nous le croyons !…

Et Olivier, qui avait volontiers la plaisanterie grasse, conclut :

— Ici, ce n’est pas comme à l’école de dressage, il rend plus de vermouth que de services !…

Mais le marquis, absorbé par son idée fixe, n’entendit pas.

Le lendemain, il y eut un gros incident.

Le jardinier était venu mettre dans les corbeilles de la cour des pensées et des pétunias, toutes fleurs qui se cassent comme du verre.

À trois heures Anatole — devenu piqueur depuis la veille — sortit Paladin de l’écurie pour lui faire faire sa promenade habituelle. Le pauvre animal, la tête basse et l’air résigné, se laissa monter par le « piqueur ».

Mais pendant que le petit domestique ouvrait la grille, Anatole aperçut à une fenêtre trois des enfants qui le regardaient partir. Alors il voulut les éblouir de ses talents équestres — sur lesquels ils étaient fixés dès le premier jour — et il se mit à tirer de toutes ses forces sur la bouche de Paladin, tandis que, de ses courtes jambes, il lui serrait tant qu’il pouvait les flancs.

Abruti, le cheval recula éperdument et entra dans une des corbeilles. Mais le « piqueur » n’était pas pour se préoccuper de tels riens. Fouillant l’air de sa majestueuse cravache, il cingla cinq ou six fois de suite le cheval qui piétinait sur place, et dont la seule défense était de labourer la corbeille et de hacher les fleurs.

La comtesse — debout sur le perron — attendait pour sortir que le dégât fût terminé. Outrée de tant de malfaisante ineptie, elle dit à Mme Devilliers :

— Si je ne suis pas là quand l’homme de M. le marquis rentrera, voudrez-vous lui dire que je trouve inutile qu’il démolisse des corbeilles qu’on vient d’arranger… s’il n’est pas capable de tenir son cheval, qu’il le fasse tenir par Victor tant qu’il sera dans la cour… Enfin, qu’il fasse comme bon lui semblera, mais je ne veux pas que pareille chose se renouvelle… D’ailleurs, comme il l’a fait exprès, il lui sera facile de ne pas recommencer.

Quand « le piqueur » rentra de sa courte promenade, Mme Devilliers lui fit la commission. Elle avait le ton naturellement cassant et, de plus, elle était horripilée de l’attitude et du sans-gêne de l’homme, qui depuis un mois n’avait fait qu’embêter tout le monde aux heures où il n’était pas à se promener.

Mme la comtesse tient beaucoup à ses fleurs… vous avez fait exprès de les piétiner… Tâchez de ne plus recommencer !…

Comme elle avait l’habitude de diriger la maison et de faire d’elle-même les observations et les réprimandes nécessaires, elle ne parla pas au nom de Mme d’Erdéval, mais au sien propre comme toujours. Et l’homme lui répondit avec une si extraordinaire insolence, qu’elle s’en fut immédiatement se plaindre au vieux marquis.

M. d’Erdéval — qui ne se doutait de rien, — fut stupéfait d’apprendre le lendemain qu’Anatole et Paladin étaient partis le matin pour Saint-Blaise. Son père fut d’ailleurs charmant dans l’explication qu’ils eurent à ce sujet.

Mme Devilliers a dit à Anatole qu’il avait fait exprès de piétiner des fleurs auxquelles tenait Marguerite… naturellement ça lui a fait une peine affreuse… mais comme il a été très malhonnête, il est dans son tort… je l’ai expédié à Saint-Blaise… C’est tant pis pour lui !…

— Je suis vraiment désolé, papa !… — balbutia le comte, qui intérieurement faisait :

— Ouf !…

Toute la maison aussi fit « ouf ! » surtout la pauvre Mme Devilliers, qui avait eu du palefrenier les embêtements les plus directs et qui ne prévoyait pas les orages qu’elle venait d’amonceler sur sa tête.