Miche/Chapitre 07

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Flammarion (p. 35-38).


VII


Pendant l’hiver qui suivit le séjour à Saint-Blaise, les inquiétudes que causait à M. d’Erdéval la situation de son père, s’aggravèrent très fort.

D’abord, dès son retour à Auteuil, Mme d’Erdéval avait écrit au comte du Vallon, lui disant simplement que son beau-père ayant pris chez lui un homme appelé Anatole Malansson, qui disait avoir été à son service autrefois comme piqueur, elle lui demandait s’il se souvenait de cet homme et pouvait donner quelques renseignements. Et Monsieur du Vallon avait répondu :

« Madame,

» Je ne me souviens pas d’Anatole Malansson, par l’excellente raison qu’il n’a jamais été chez moi.

» J’ai, depuis vingt-deux ans, mon premier piqueur. C’est lui qui tient le livre où sont inscrits tous les hommes, depuis les cochers et les grooms, jusqu’au dernier des palefreniers qui ont été dans mon écurie. Or. je viens de vérifier avec lui ses livres, et de constater que, ni dans les engagements faits au cours de chaque année, ni à l’A ni à l’M de la table où sont réunis, ensuite par ordre alphabétique les noms, celui de Malansson ne figure. Je puis donc vous affirmer, Madame, que cet individu a menti en disant à monsieur votre beau-père avoir été à mon service. Il n’y a qu’un cas où il pourrait avoir dit la vérité, c’est s’il est assez âgé pour avoir servi chez moi il a plus de vingt-deux ans. Encore aurait-il un certificat à montrer, car jamais un homme — sauf s’il était une notoire canaille — n’est sorti de mon écurie sans un certificat signé de moi.

» M. d’Erdéval fera donc sagement de se méfier de cet Anatole, et vous de ne pas lui confier votre chère Cerise qui, si je ne m’abuse, ne doit pas être très aimable à panser.

» Daignez agréer, Madame, l’hommage de mon profond respect.

» Vallon de Gandoz. »

— Eh bien ?… — avait dit Jean en voyant la lettre — je pense que vous allez envoyer ça lestement à grand-père ?…

— Mais tu es fou !… — fit Mme d’Erdéval avec effroi — ça inquiéterait et tourmenterait pour rien ton pauvre grand-père qui est si ravi !…

— Sans compter… — appuya Olivier — qu’Anatole persuaderait sans peine à grand père que c’est M. du Vallon qui ment, et que grand-père nous en voudrait à mort…

Jean, qui tenait à son idée, protesta :

— Mais c’est idiot !… alors pourquoi maman a-t-elle été embêter c’pauv’monsieur ?…

— Mais… pour savoir…

— Vous aviez besoin qu’on vous certifie qu’Anatole est sûrement un menteur et vrai semblablement une canaille pour savoir ?… ben, pas moi !… il y a de ces choses qui s’imposent d’elles-mêmes par leur clarté !… Ah !… à propos !… vous savez que Mme Devilliers reçoit des lettres de menaces épouvantables et d’injures ignobles de ce saligaud-là ?…

— Comment ça ?… depuis quand ?…

— Oh ! depuis toujours !… c’est-à-dire depuis qu’il est venu à la maison avec Paladin. Quand il est parti, il l’avait déjà menacée, en lui disant qu’elle aurait de ses nouvelles…

— Eh bien ?…

— Ben, il lui en donne, de ses nouvelles !… les lettres sont anonymes, naturellement !… elles viennent tantôt de Saint-Lô, tantôt de Granville… Elle n’a jamais osé vous le dire pour ne pas vous tracasser encore plus, mais elle a une frousse intense, et jamais, jamais, elle ne retournera à Saint-Blaise, vous savez bien ?…

— Comment, jamais ?…

— Jamais, tant que M. Anatole y sera, s’entend !…

— Il vaudrait peut-être mieux… — proposa M. d’Erdéval — ne pas aller cette année chez papa ?… Je lui dirais la vérité…

— Non… — dit la comtesse — je n’ai déjà

pas été à Saint-Blaise l’an passé… j’y veux aller absolument cette fois !… D’ailleurs, il serait absurde de ne pas chercher à nous rendre compte de ce qui se passe…

— Je le sais de reste !… — fit M. d’Erdéval très désolé — on m’a écrit de Coutances que les domestiques changent maintenant tous les huit jours… qu’il n’y a plus d’ouvriers qui veuillent travailler au château… que papa et Anatole n’osent guère sortir de Saint-Blaise, tant ils sont exécrés… et que, dans tous les cas, Anatole n’ose plus sortir du tout sans papa… On lui a flanqué des pierres à Pont Bellangé, un jour qu’il s’en revenait dans la petite voiture…

— Ce qu’il a dû avoir peur !… — dit Olivier radieux.

M. Guillemet raconta :

— Déjà l’automne dernier, j’avais vu à quel point M. le marquis d’Erdéval et son domestique étaient haïs… Quelquefois, des gens avaient causé avec moi qui ignoraient que j’étais à Saint-Blaise, et qui étaient francs… ou presque… Ce qui les exaspère le plus, plus que les insultes, que les mauvais traitements, que tout… c’est que cet homme, qui est un propre à rien, qui ne sait vraiment aucun métier, veuille leur apprendre leurs métiers, à eux qui les savent… et puis, il ne menace et ne maltraite, que les vieux… ou les animaux… ou la petite Miche…

— Miche !… — s’écria Jean — on vous a dit qu’il a maltraité Miche ?…

— Oh ! oui… plusieurs fois !… mais il paraît qu’un jour M. le marquis d’Erdéval l’a vu et s’est mis dans une terrible colère… et il lui a dit — paraît-il — devant Théodule et le jardinier, que si jamais il touchait, soit à Miche, soit à la vieille jument alezane…

— Caroline !… — dit M. d’Erdéval — elle est de l’âge de Jean !…

— Eh bien, monsieur votre père a formellement et durement défendu à Anatole de la frapper… Il paraît que ce jour-là il s’est retrouvé tel que les gens de Saint-Blaise se souvenaient de l’avoir vu autrefois… très violent, mais très juste et très bon…

— Pauv’papa !… — dit tristement M. d’Erdéval.

Et Jean — qui n’était pas pour les demi-mesures — demanda à son père :

— Pourquoi ne pars-tu pas pour Saint-Blaise illico, et ne flanques-tu pas Anatole dehors ?…

— Par la porte ou par la fenêtre, n’est-ce pas ?…

— Mais oui !… veux-tu que j’aille faire ça, moi ?…

— Tu voudras bien te tenir tranquille… ainsi que je me tiendrai moi-même… Nous ne sommes pas chez nous à Saint-Blaise, mon petit !… Ton grand-père a sa tête aussi bien que toi et moi, donc, nous n’avons pas intervenir dans ses affaires…

— Ah ! par exemple !…

— C’est comme je te le dis !… et j’entends que ni toi, ni Olivier, n’entriez en lutte avec cette canaille…

— Mais il est chez lui plus que nous chez grand-père !…

— C’est parfaitement vrai !… mais nous n’y pouvons rien !… J’ai cru remarquer en automne des amorces, sinon de lutte, au moins de conflit… je ne veux pas que ça se renouvelle… Ou vous resterez en Lorraine… ce à quoi je ne m’oppose pas, si la situation vous semble impossible à accepter… ou, si vous allez chez votre grand-père, vous serez convenables et même polis… comme je le suis moi-même… pour l’homme auquel il a donné dans sa maison une place…

— Que nous devrions avoir !…

— Que nous devrions avoir, c’est juste !… mais que nous n’avons pas, puisqu’il ne nous la donne plus… Je lis, moi… chaque fois que votre grand-père m’écrit… des pages où il n’est question, ni de lui… ce qui serait la chose la plus intéressante… ni presque de vous, ni de mes amis de là-bas, mais uniquement d’Anatole… la patience m’échappe parfois et je déchire en tout petits morceaux le papier, pour tâcher qu’il ne reste pas de traces de la place que cet ignoble individu aura tenue dans la vie de mon père… Et puis, je me calme… je me dis que papa est vieux, et affaibli, qu’il faut lui pardonner sa désaffection qui n’est peut-être qu’apparente… Vous vous armerez de beaucoup d’indulgence… et vous passerez l’éponge sur Anatole…

— Passons l’éponge ! — dit Olivier — mais elle aura joliment besoin d’être rincée après !…

Un jour, le vieux marquis ayant écrit — au cours d’une de ces fameuses lettres où il ne parlait guère que de son régisseur — que Miche avait été gravement malade, mais que « grâce aux soins merveilleusement intelligents d’Anatole, qui était adroit comme un singe et doux comme une sœur de Charité, la petite fille était rétablie », M. d’Erdéval — voulant rassurer les enfants inquiets — écrivit au docteur Bouvier pour avoir des nouvelles de l’enfant. Et le docteur répondit tout de suite que Miche avait été sérieusement malade, en effet. Il supposait « que ce mauvais drôle d’Anatole » avait dû lui faire peur ou la maltraiter. C’était l’avis de la mère Orson — chassée depuis un an, elle aussi mais qui avait été reprise à la journée pour soigner la petite. Miche était trop faite pour son âge. Elle traversait une crise que sa nervosité rendait pénible, mais, néanmoins, quelque fait anormal avait dû se produire que l’on ignorait et qu’on ignorerait toujours.


« J’ai remarqué, — écrivait le docteur — que durant les quelques jours où Miche a gardé le lit, elle éprouvait, rien qu’en entendant le pas de cet homme, une augmentation de température presque immédiate. J’ai essayé de l’interroger, mais il m’a été impossible de tirer d’elle aucune indication précise. Elle m’a avoué, sans difficulté, qu’elle exécrait « monsieur Anatole », mais c’est tout ce que j’ai pu savoir. Jean avait raison le jour où il me disait que Miche a une puissance de volonté et une maîtrise extraordinaire d’elle-même. Je voudrais savoir, mais je ne saurai rien ni à présent, ni jamais. Elle va continuer à vivre, selon son désir qu’elle m’a confié, dans cette bibliothèque qu’elle adore et qu’elle arrange — soi-disant — et où elle est presque comme en plein vent. J’ai parlé dans ce sens à votre père qui suivra, je crois, mes prescriptions autant qu’il sera maître de le faire, le pauvre !…

C’est égal !… C’est vraiment désolant de voir un beau bonhomme comme ça démoli moralement — et un peu physiquement aussi — en quelques mois, parce qu’une canaille a posé dessus ses sales pattes. Moi, voyez-vous, ça me tape, des profanations comme celle-là.

Mais si la profanation de la vieillesse est infiniment triste, la profanation de l’enfance est une atrocité pure. Donc, comprenez moi, mon cher ami, et quand, cet automne, vous quitterez Saint-Blaise, tâchez d’emmener Miche en Lorraine et à Paris. Elle sera pour votre femme ou pour Simone une gentille petite femme de chambre, et l’air d’ici ne lui vaut vraiment rien.

Notez qu’elle ne court — à mon sens — aucun danger physique. Elle est brave et déjà avertie comme toutes les petites filles des champs. Avec ça, pure comme une étoile. Mais un effroi moral suffirait à l’abîmer pour toujours.

J’ai noté, dernièrement encore, cet embarras de la parole dont j’avais parlé à Jean. Il y a, de ce côté, des symptômes inquiétants. Jusqu’à présent, la volonté de Miche domine ses nerfs, mais il peut n’en pas être toujours de même.

Dans tous les cas, ne manquez pas de venir voir votre père. Il a besoin de votre présence chez lui. L’Anatole vous a très fort en horreur. J’en conclus qu’il n’est pas encore parvenu à détruire complètement l’affection que votre père a pour vous, et l’influence que vous pouvez avoir sur lui. J’ai cru comprendre aux vacances dernières, d’après certains mots dits par vous, et surtout par les enfants, que peut-être vous abandonneriez Saint-Blaise. Ne faites pas ça, c’est votre vieux bourru d’ami qui vous en prie, en vous envoyant, à vous et à tous, ses plus affectueux et dévoués souvenirs.

BOUVIER. »

— Il n’y a pas à hésiter… — dit M. d’Erdéval — je vais écrire à papa que nous arriverons le 1er août…

Comme l’avait annoncé Olivier, Mme Devilliers demanda à ne pas aller à Saint-Blaise.

— Simone est assez grande à présent pour se passer de moi… — dit la pauvre femme qui craignait que l’on insistât pour la faire partir — et moi, j’avoue que j’ai affreusement peur de cet homme-là… Depuis un an il me menace dans des lettres anonymes. Comme, l’année dernière, on n’allait pas à Saint-Blaise, je n’ai pas cru utile de parler de ces lettres… mais ça a continué…

— Il ne vous mangerait pas quand nous serions là !… affirma Jean — alors qu’est-ce que ça vous fait de venir ?…

— Non… j’ai su par un valet de chambre qui est venu voir les domestiques à l’instant où on venait de le chasser de Saint-Blaise, que quand Anatole veut se débarrasser d’un serviteur qui lui déplaît, il l’accuse d’avoir volé…

— Volé quoi ?…

— De l’argent… ou des objets… ou des provisions…

— Des provisions !… — dit Olivier qui se roulait — maman ! faut prendre celui qui a trouvé des provisions à voler chez grand père !… il fera sortir, en l’appelant, ce qui est dans les coffres de la Banque de France !… car ils sont sûrement moins défendus que les armoires aux provisions de Saint-Blaise….

— Vous riez, Olivier… — dit Mme Devilliers qui avait les larmes aux yeux — mais me voyez-vous, si cet homme cachait de l’argenterie dans ma malle… et puis la faisait fouiller par les gendarmes… Oui… c’est comme ça que ça se passe, paraît-il… et M. le marquis d’Erdéval, qui était si bon avant ça, croit tout ce qu’Anatole lui dit sur les uns et les autres… Il n’y a plus aucun des anciens domestiques au château…

— Je sais… — dit le comte — et ça me tracasse de sentir papa entouré uniquement d’individus fournis par les bureaux de placement…

Jean conclut :

— Et surtout entouré d’Anatole…

Le surlendemain du jour où il avait annoncé sa visite à son père, M. d’Erdéval reçut de lui une lettre qui confirma toutes ses craintes.


« Mon cher enfant, je suis ravi de vous avoir tous à Saint-Blaise le 1er août. J’espère pouvoir, d’ici là, mettre un peu d’ordre dans la pauvre baraque qui fait vraiment peine à voir. Je ne peux pas trouver de domestiques possibles. Tous sont d’abominables canailles. Il n’y a plus de domestiques en Normandie. Personne ne peut m’en procurer, et la maîtresse de l’hôtel de la Poste — une femme charmante qui a l’air d’une marquise de l’ancien régime — me disait encore l’autre jour quand je m’adressais à elle pour trouver quelqu’un… Si je trouvais, je commencerais par prendre pour moi. Nous ne pouvons plus recruter le personnel de l’hôtel, il n’y a plus de domestiques !… c’est fini !  !  !

Le fait est que si je n’avais pas mon pauvre Anatole, qui se multiplie et rend, avec une bonne volonté touchante, tous les services du monde, même ceux qui sont le moins de son ressort, je deviendrais fou au milieu de cette racaille. Imagine toi qu’hier, l’horrible gargotière que nous avions, ayant été chassée — avec menace d’envoyer chercher le brigadier de gendarmerie si elle ne déguerpissait pas sur l’heure — il m’a fait pour mon dîner un potage aux œufs pochés exquis, un poulet rôti délicieux, et une crème à la vanille comme je n’en avais jamais mangé de ma vie. C’est extraordinaire à quel point il est doué pour toutes choses !…

Son père était maréchal-ferrant, et il a été élevé dans une forge, mais il a fait un peu de tout pour gagner sa vie comme il a pu. Il a été sous-officier de cavalerie et c’était un sous-officier merveilleux, qui a été navré d’abandonner son métier.

Il fût devenu officier tout de suite. Mais, chez le comte du Vallon, il pouvait économiser un peu pour ses vieux jours. C’était moins glorieux, mais plus pratique, et il a renoncé à son métier qu’il adorait. Et imagine-toi que sa grand’mère — c’est-à dire la grand’mère de son père, était une demoiselle de La Faraudière de Montamort, fille du baron de La Faraudière de Montamort, qui, ruiné par la Révolution, avait été obligé de marier ses filles à des roturiers. Pas toutes, car Anatole a une tante à la mode de Bretagne qui est Mme de Carlotau, et les Carlotau sont une des meilleures familles de la Haute-Vienne. C’est drôle, n’est-ce pas ?… La grand’mère d’Anatole a vécu très heureuse avec le Malansson qui a été l’arrière-grand-père de ce pauvre diable, que je suis joliment content d’avoir pour me tirer d’affaire aujourd’hui. Si tu veux amener à Saint-Blaise ton petit domestique, vous seriez mieux servis. Quoique Anatole soit un merveilleux valet de chambre, je ne veux pas, tu comprends lui demander un service qui, aux yeux de la valetaille, diminuerait son chef. J’entends qu’Anatole soit respecté et obéi comme moi-même. Je…


— Cré coquin !… — s’écria M. d’Erdéval en jetant la lettre sur une table — ça me met hors de moi de lire ça !…

Pendant ce temps, les quatre enfants avaient entouré la bonne Mme Devilliers ahurie, et dansaient une ronde éperdue en chantant sur l’air des lampions :

— Il est baron !… Il est baron !…