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Miche/Chapitre 10

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Flammarion (p. 49-52).


X


Quand Olivier et Jean arrivèrent à Pont-Bellangé, le docteur Bouvier rentrait chez lui après une journée de visites. Son cheval blanc n’en pouvait plus.

— Nous allons nous procurer un véhicule quelconque pour conduire à Saint-Blaise un ami qui arrive par le train de six heures… lit Jean — alors nous vous emmènerons et la voiture vous ramènera en revenant à Pont-Bellangé…

— Mais, mon petit… — répondit le docteur — je crains que vous n’en trouviez pas, de voiture !… M. d’Erdéval est brouillé avec « La Reine Blanche » et l’ « Europe », les deux seuls hôtels de Pont-Bellangé… et les deux seules carrioles !… d’ailleurs, que je voie Miche un peu plus tôt ou un peu plus tard, ça ne fera rien à l’affaire !…

— Mais il n’y a pas seulement Miche, dit Olivier — il y a ce malheureux Chanillac à qui nous ne pouvons vraiment pas faire faire cinq kilomètres sous cette trombe…

— Docteur !… — questionnait Jean — vous. ne croyez pas que Miche restera dans cet état, dites ?… ce serait épouvantable !…

— Mon enfant, je ne peux rien vous dire… je ne sais rien… et je n’en saurai pas davantage quand j’aurai vu la petite !… À ces phénomènes nerveux, on ne connaît rien à proprement parler… on peut essayer des traitements, sans doute… mais faut pour ça aller à l’hôpital ou avoir cinquante mille francs de rente !… à l’hôpital cette petite sauvage souffrirait abominablement… et je n’en veux même pas parler, parce que l’ignoble Anatole saisirait cette occasion de se débarrasser de Miche qu’il exècre…

— Mais pourquoi l’exècre-t-il, mon Dieu ?

— Parce qu’elle le gêne !… Oui… parfaitement !… Ça a l’air invraisemblable, ce que je dis, et c’est exact pourtant !… ce mauvais drôle qui ne croit ni à Dieu ni à diable, qui a fait de votre grand-père, énergique et vaillant, la pauvre loque que vous savez… est gêné par les yeux lumineux de Miche… il se détourne d’elle… il attend qu’elle ne soit plus là pour maltraiter les pauvres, les ouvriers, les bêtes…

— Les bêtes ?… c’est pourtant parce qu’il voulait maltraiter Joséphine tout à l’heure devant Miche que le malheur est arrivé…

— L’orage, l’électricité, l’avaient mis hors de lui tout à fait… d’ailleurs l’orage est aussi, je pense, la cause de l’accident de Miche…

— L’orage ?… je suis très croyant, docteur…

— Moi aussi, mon petit !…

— Mais des… des méprises comme celle d’aujourd’hui me feraient douter de la Providence !… Comment !… la foudre tombe sur un beau malheureux arbre qu’elle écrabouille, ôte la parole à Miche, et respecte Anatole !… Avouez que la main qui la dirige a manqué de doigté ?…

Plus pratique que son frère, Olivier proposa :

— Si tu veux, pendant que tu resteras avec le docteur, je vais chercher une voiture… nous n’avons plus que vingt minutes avant le train, tu sais ?…

À l’hôtel de l’Europe, Olivier, reconnu, se heurta à un refus formel. On ne donnerait pas la voiture pour aller au château de Saint-Blaise. On savait trop qu’on n’aurait que du désagrément. Il y avait là un sale individu qui menaçait les gens de les faire arrêter par la gendarmerie, ou même de leur tirer dessus quand il était « soûl de travers ».

Mais à la Reine Blanche — qui avait changé de propriétaire — on promit à Olivier que le break de l’hôtel serait à la gare dans un quart d’heure. Le patron ajouta cependant :

— À la condition expresse que nous n’aurons affaire qu’à vous, monsieur, parce que nous ne voulons pas avoir maille à partir avec l’homme qui est chez M. d’Erdéval…

— Grand-père doit avoir des facilités d’existence !… pensait Olivier tandis qu’on appelait l’homme d’écurie qui allait le conduire — ça doit être exquis d’habiter un pays dans ces conditions-là !…

Quand le petit palefrenier arriva courant, les pieds nus dans ses sabots, il cria joyeusement :

— Ah !… m’sieu Olivier !… ça va bien m’sieu Olivier !…

— Tiens !… Charles !… — fit Olivier — qui reconnut un gamin entrevu au cours d’un séjour à Saint-Blaise.

Mais la figure du petit bonhomme s’assombrissait subitement, et il déclarait au maître de l’hôtel :

— J’regrette, patron, mais j’peux point conduire m’sieu Olivier à Saint-Blaise… vu que m’sieu l’marquis m’a menacé d’envoyer chercher la gendarmerie si j’approchais du château… et qu’Anatole m’a dit qu’y m’casserait les reins si jamais y m’rencontrait !… J’serais d’ailleurs curieux d’vouer ça !… mais j’veux point avouer d’histouères avec ces gens-là !…

— Ces gens-là !… Olivier était désolé de voir assimiler son grand-père à ce sale individu. Et avec tout ça, il était sans voiture pour ramener Chanillac et le docteur.

Il demanda gentiment :

— Je vous en prie, Charles, conduisez-nous ?… je vous promets qu’il ne vous arrivera rien de fâcheux…

— Il arrive toujours qué’que chose d’fâ cheux à Saint-Blaise !… j’regrette de r’fuser à m’sieu Olivier… y n’est rien qu’je n’ferais pour lui et pour m’sieu Jean… et surtout pour Mme la comtesse !…

— Eh bien, pour maman ?… faites ça pour maman ?… — dit Olivier qui se souvint que sa mère avait demandé grâce au marquis pour le petit domestique — je vous en prie ?… vous nous rendrez grand service… vous n’approcherez pas du château… nous descendrons à la petite barrière… et vous attendrez là le docteur Bouvier que vous ramènerez à Pont-Bellangé…

— Comme ça… j’veux bien !… — fit Charles

Mais il ajouta, prudent :

— Et vous n’direz point à m’sieu l’marquis qu’j’attends à la barrière… et non pus à Anatole ?… C’est point qu’j’aie peur d’euss… mais c’est embêtant d’avoir des affères avec pus haut qu’soi qu’a tout l’temps à la bouche les gendarmes et l’Président d’la République.

— Le procureur de la République… rectifia Olivier en riant.

— Mais non !… l’Président !… l’Président qu’est à l’Elysée !… Quand j’étais au château, Anatole en m’naçait tout l’monde tout l’temps !…

— Dépêchons-nous !… — fit Olivier — Venez vite me retrouver à la gare, voilà le train !…

Il traversa d’un bond la route et arriva juste à temps pour recevoir Chanillac, qui arrivait une valise à la main.

Jean accourait essoufflé. Et les deux enfants racontèrent les difficultés qu’ils avaient eues et le malheur qui était arrivé.

— Pauvre Miche !… — dit Chanillac — je me réjouissais de la voir !… vous m’en aviez tant parlé… Jean surtout !…

— Oui… elle adore Jean !… elle le suit partout comme un petit chien…

Chanillac regardait autour de lui, cherchant une voiture ou un domestique quelconque et ne voulant absolument pas lâcher sa valise aux petits d’Erdéval. Olivier expliqua :

— Si… donnez-la !… il n’y a personne pour la prendre… et nous serons encore bien plus embêtés de vous la voir porter…

Il acceptait gaiement les petites humiliations de ce genre. Mais Jean, un peu vaniteux, s’énervait de ces ridicules détails.

Enfin le domestique de l’hôtel arriva, conduisant un break suranné mais très propre.

Le petit bonhomme n’était qu’à moitié rassuré et quand, après avoir été chercher le docteur, on commença de grimper la côte éternelle qui menait à Saint-Blaise, il se retourna sur le siège et dit :

— M’sieu Olivier m’a bié promis de n’pas dire au château qu’j’attends m’sieu l’docteur à la barrière, toujours !… M’sieu Olivier n’oubliera point !…

— Non !… — répondit Olivier en riant soyez tranquille !…

Le docteur Bouvier demanda :

— Pourquoi donc ne faut-il pas dire qu’on m’attend à la barrière ?…

— Parce que Charles… qui est aujourd’hui à « La Reine-Blanche »… a été renvoyé de Saint-Blaise plutôt violemment, à ce qu’il paraît…

— Plutôt !… — affirma le petit domestique.

Le docteur dit :

— On est toujours renvoyé violemment à cette heure !… Votre grand-père, comme cet individu à qui il obéit aveuglément, n’a plus à la bouche que des menaces… c’est toujours la justice par-ci, les gendarmes par-là, et la mitrailleuse par-dessus le reste !… C’est d’un comique sinistre !… Mais ce qu’il y a de sérieux au fond de tout ça, c’est qu’ils sont exécrés tous les deux…

— Je sais !… — dit Jean.

— Mais exécrés au point que ça devient dangereux… je crains toujours d’apprendre quelque accident…

Comment ?… demanda Chanillac étonné — les gens de ce pays-ci sont si mauvais que ça ?…

— Ils sont alcooliques et peu intelligents… De plus, ces êtres-là sont habitués à une routine… on les prend comme ils sont… Dans tous les châteaux, chez tous les propriétaires de la Manche où travaillent des Normands de la Manche… c’est des Normands de la Manche que l’on s’attend à trouver… c’est à-dire des ivrognes qui ne se foulent pas, mais qui connaissent bien la terre et les chevaux… et ça marche tout de même, puisque ce département-ci est un des plus riches de la France !… Chez M. d’Erdéval ça marchait jadis comme partout ailleurs… mais depuis que ce drôle est là, sa maison est devenue la pire des pétaudières… Cet homme ne sait rien, rien de rien !… Ah ! si… je me trompe !… il sait ferrer… il eût fait un bon maréchal, s’il buvait moins de vermouth et autres liqueurs… il est aussi très adroit de ses mains… il fait des petits ressorts, des petites broutilles… mais il serait plus utile pour votre grand-père… qui s’est acharné à faire valoir sans y connaître quoi que ce fût… d’avoir un régisseur qui sache la culture, l’élevage, etc… et qui supporte les défauts inévitables des Normands… Aujourd’hui, M. d’Erdéval se plaint avec raison des gens qu’il emploie, car il n’y a que les canailles ou les incapables qui consentent à travailler chez lui…

Et tout à coup le docteur s’arrêta pour demander :

— Est-ce que la petite est au château ou chez la mère Orson ?…

— Je ne sais pas !… — dit Jean — c’est maman qui l’a emmenée…

— Est-ce votre grand-père qui m’a envoyé chercher ?…

— Non, docteur… grand-père ne savait pas l’accident quand nous sommes partis…

— Alors, je n’entrerai pas au château… Vous comprenez, mon petit, je n’ai pas envie de me faire mettre à la porte par M. Anatole, moi !… ni même par votre grand-père… Comment va-t-il, le papa Erdéval ?…

— Physiquement, il est très bien… c’est-à dire qu’il mange bien, dort bien, et trotte comme s’il avait dix-huit ans… mais moralement il n’est plus le même… il n’a plus ni volonté, ni énergie… C’est une chose molle qu’Anatole pétrit à sa guise…

— Du temps où j’allais encore à Saint Blaise, c’était déjà comme ça !… et ça m’étonnait, parce que M. d’Erdéval n’aime pas habituellement les ivrognes… et que cet homme est toujours entre deux vins…

— Jamais grand-père ne s’en est aperçu !…. Il est terriblement gobeur, grand-père !… encore plus que méfiant… et comme Anatole appelle tout le monde ivrogne, grand-père n’admet pas que lui-même puisse en être un…

— Qu’il ne le voie pas, soit !… mais comment ne l’avertit-on pas ?… Anatole est exécré et il est étonnant qu’on n’ait pas cherché déjà à se venger de lui de cette manière…

— Il se cache peut-être des gens du pays ?…

— Non, mon petit, il ne se cache pas du tout !… Dernièrement j’étais à Saint-Blaise pour un bonhomme qui s’était cassé le pied… et on m’a fait voir, comme une curiosité, Anatole qui était soûl perdu et qui dansait au milieu du grand herbage en disant que tout était à lui…

— Tout quoi ?…

— Tout ce qui est à votre grand-père !…. Il disait, en montrant ses mains avec des gestes mous : « Deux cent mille francs dans cette main-ci… le château et la terre dans cette main-là !… tout est à moi !… à moi !… à moi !… »

— Oh !

— Ah ! ç’a n’était pas un spectacle ordinaire, allez, mon petit !… aussi tout le monde accourait pour le voir !… Il y avait les faucheurs, les ouvriers, les femmes et les gosses !… on faisait cercle autour de lui, mais ça ne le dégrisait pas, au contraire !…

— Il n’était peut-être pas si soûl que ça… — dit Olivier — quand il racontait qu’il y a des choses à lui chez grand-père…

Le docteur semblait préoccupé. Il demanda :

Savez-vous, mon petit Jean, si M. d’Erdéval a fait un testament ?…

— Je ne sais pas !… Régulièrement il n’a pas à en faire… sinon pour des recommandations ou des explications de détail… puisque papa est son seul enfant…

— Oui… évidemment… mais il paraît que M. Anatole a demandé, chez un agent d’affaires, divers renseignements sur la façon de tester irrévocablement, de telle sorte qu’aucune disposition prise ne soit attaquable… et votre père ferait sagement d’ouvrir l’œil…

— Il l’ouvre, docteur, il l’ouvre !… Mais qu’est-ce qu’il peut faire ?… rien du tout !… Grand-père est maître de disposer… dans une certaine mesure… de ce qui lui appartient… je ne pense pas, d’ailleurs, qu’Anatole procède de la sorte… il redouterait les cris de putois que nous pousserions certainement… Non !… je suppose qu’il se fait donner des choses par grand-père dès maintenant… ça ne se retrouvera pas dans la succession… un point, c’est tout !…

— C’est bien embêtant, mon petit !…

— C’est très embêtant, docteur !… La comtesse attendat dans le parc le retour de ses enfants. Elle aperçut la voiture qui s’arrêtait près de la barrière et marcha vers les arrivants.

— Eh bien ?… — questionna le docteur Bouvier — rien de nouveau ?…

— Rien !… Miche ne dit pas un mot, mais elle est gaie comme un pinson !… C’est inimaginable !…