Miche/Chapitre 12

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Flammarion (p. 53-60).


XII


L’été suivant les Erdéval n’allèrent pas à Saint-Blaise. Jean était au régiment, Olivier travaillait ferme pour entrer à l’École polytechnique, et Jacques et Simone avaient besoin des bains de mer. La comtesse s’installa avec ses trois enfants dans un village breton, tandis que son mari faisait faire des réparations à l’habitation de Lorraine.

Vers le milieu de septembre, M. d’Erdéval, qui avait terminé ses travaux, s’en vint rejoindre sa femme et ses enfants à la mer. Il ne voulut pas passer à quelques lieues de Saint-Blaise sans s’arrêter chez le vieux marquis, et il lui écrivit pour lui annoncer son arrivée.

Deux jours après, il reçut de son père une lettre affectueuse et émue. Le marquis, dans le style jeune et fringant, et avec l’admirable écriture qu’il conservait malgré les années, exprimait sa joie de voir son fils. Sa visite, si courte fût-elle, le consolerait un peu d’être privé de ses petits-enfants cette année-là.

Ces quelques phrases tendres et simples remplissaient une page de la lettre à peu près. Les autres étaient consacrées à Anatole, à son caractère, à ses mérites, aux immenses services qu’il rendait. Et le marquis, pour conclure le panégyrique, ajoutait le refrain accoutumé : « Si je n’avais pas Anatole, je ne sais pas ce que je deviendrais ?… »

En arrivant à la petite station où il descendait pour aller à Saint-Blaise, M. d’Erdéval aperçut son père qui attendait sur le quai de la gare. Le marquis n’avait pas physiquement vieilli durant l’année, mais sa physionomie, jadis expressive et mobile, semblait s’être figée dans une expression uniformément aimable. Il souriait d’un sourire distrait, l’esprit ailleurs.

Sur la route, le coupé conduit par le régisseur attendait.

— Tu vois !… — dit le vieux marquis — c’est toujours mon pauvre Anatole qui fait tout !…

M. d’Erdéval regarda l’homme et pensa que « faire tout » ne devait pas le fatiguer beaucoup, car il était encore un peu plus rouge et un peu plus gras que l’année précédente. Le comte donna, comme toujours, une poignée de main au régisseur.

Car s’il était très fixé sur la valeur de l’homme de confiance de son père, il était très décidé aussi à le traiter fort poliment. Le jour où la chose deviendrait infaisable, il cesserait de venir à Saint-Blaise. Jusque-là il jugeait que, lorsqu’il était chez son père, il devait, dans la mesure du possible, se conformer à ses désirs.

— Figure-toi !… — expliqua le vieux marquis dès que la voiture roula dans la délicieuse vallée de Pont-Bellangé — qu’il est impossible de trouver des domestiques !… il n’y en a plus !… ce sont d’abominables canailles !… tous les gens que je connais sont obligés de s’en passer…

M. d’Erdéval pensa que son père et lui ne connaissaient pas les mêmes gens, et ne répondit rien.

Le marquis reprit

— Heureusement, Anatole fait tout !… tu ne vas pas être très bien servi !… j’ai une Bretonne depuis quelques jours… elle ne sait rien… mais elle a de la bonne volonté…

— Je serai très bien !… D’ailleurs, je resterai si peu de temps…

— Quand pars-tu ?…

— Je ne peux rester que deux jours…

— Comment ?… deux jours seulement ?…

Le marquis paraissait réellement chagrin de ne pas voir plus longtemps son fils. Mais, bout d’un instant, il ne songea plus à lui et se remit à parler d’Anatole. Alors, M. d’Erdéval l’interrompit pour demander :

— Et Miche ?… comment va-t-elle ?…

— Toujours la même chose… Oh ! c’est fini !… Elle ne parlera plus jamais !…

— Qu’est-ce qu’elle fait ?…

— Dans les moments de presse elle travaille un peu à la terre… et puis, elle rend à présent beaucoup de services dans la maison… comme elle ne parle pas, elle n’est pas gênante… elle est souvent là… Tu vas la voir… c’est elle qui a fait ta chambre avec la Bretonne…

— Alors elle n’arrange plus la bibliothèque ?… — demanda le comte en riant

— Mais si !… c’est ce que j’allais justement te dire… Elle l’arrange merveilleusement, au contraire… c’est inouï !… moi, je n’y suis pas monté… mais M. de Guerville y est allé voir et il a été pétrifié de l’instinct de cette petite… figure-toi que, sans pouvoir même lire un titre, elle classe les ouvrages…

— Vraiment ?…

— Oui, elle commence à peine à arranger les rayons, paraît-il… mais elle a déjà classé les livres… Les philosophes sont dans un tas, les historiens dans un autre, les théologiens dans un troisième… Tu ne trouves pas ça extraordinaire ?…

— Si… mais ce qui me paraît plus extraordinaire encore, c’est que Guerville ait pu voir que les philosophes sont dans un tas, et les théologiens dans un autre !… car sapristi, il…

— Mais ce n’est pas celui que tu connais !… c’est son père, qui est venu passer une partie de l’été au Mesnil…

— Ah !… à la bonne heure !… je me disais aussi que celui que je connais n’a pas une tête à distinguer ce qu’il y a dans un tas… dans un tas de livres, s’entend !…

Cette fois, Miche fut la première personne que M. d’Erdéval aperçut en arrivant à Saint Blaise. Mais il hésita à reconnaître dans la belle jeune fille qui s’avançait pour prendre son sac de voyage, la petite sauvage aux cheveux ébouriffés, aux genoux terreux, aux mains couvertes de griffes.

Miche relevait à présent la lourde natte qui dansait autrefois sur son dos. Sa robe descendait à la cheville, son tablier bleu plaquait sur sa taille solide et ronde, que n’avait jamais, serrée un corset.

Comment, c’est toi, Miche ?… — murmura le comte stupéfait.

La jeune fille le regardait de tous ses yeux. Elle avait l’air ravi et ses joues se teintaient de rose.

Le marquis conseilla :

— Ne t’amuse pas à lui parler… elle ne t’entend pas, tu sais bien ?…

Le pauvre Théodule que, du haut de son siège, M. Anatole invectivait déjà, arrivait en courant des écuries, tandis que les ailes d’une coiffe bretonne apparaissaient dans le vestibule.

— Nous dînons à sept heures !… tu ne veux rien prendre avant ?… — demanda le marquis.

— Non, merci !… je vais me débarrasser de la poussière du train…

— Tu diras si tu as tout ce qu’il te faut… il te manquera peut-être quelque chose… la Bretonne n’est pas stylée…

— Et n’est bonne à rien !… — déclara M. Anatole qui rentrait en se frisant les moustaches.

M. d’Erdéval s’empressa de monter chez lui pour éviter ces conversations à trois qui lui étaient odieuses.

Quand il eut terminé sa toilette, il vint retrouver son père. Le marquis n’était pas dans le salon et, par la porte entr’ouverte M. d’Erdéval l’aperçut qui arrangeait quelque chose dans la salle à manger.

— Veux-tu que je t’aide, papa ?… — demanda-t-il en entrant.

— Non… j’ai fini !… — fit le pauvre homme en disposant avec précaution un compotier de pêches sur la table — c’est que je suis obligé d’arranger moi-même ces petites choses-là, vois-tu ?… Je n’ai personne qui puisse le faire…

M. d’Erdéval allait demander pourquoi le précieux régisseur ne pouvait pas arranger des fruits aussi bien que le marquis, mais il jugea que la question allait l’amener à entendre de nouveau énumérer les utilités multiples d’Anatole, et il dit seulement :

— Tu pourrais apprendre à Miche à arranger les fruits ?…

— Elle en mangerait la moitié !… tu ne connais pas ces gens-là !…

M. d’Erdéval regardait la table. Tout à coup, il s’écria :

— Tu as quelqu’un à dîner ?… je vais m’habiller… tu ne m’avais rien dit…

Mais non !… il n’y a personne !… — répondit le vieux marquis avec un peu d’embarras.

Et, comme son fils indiquait les trois couverts, il ajouta, gêné de plus en plus :

— C’est Anatole… il mange avec moi à présent… Je ne peux plus m’occuper de rien… j’ai absolument besoin qu’il soit là… il m’est très utile… Ça ne te contrarie pas qu’il mange avec nous ?…

— Pas du tout !… affirma M. d’Erdéval — pas le moins du monde…

Tandis qu’il pensait, littéralement abruti :

— Les bras m’en tombent !… Et les théories sur les mercenaires ?… et la morgue ?… et tout le tremblement !…

Il était retourné dans le salon pour calmer en paix son étonnement. Son père l’y suivit. en expliquant :

— J’aurais pu le faire servir à l’office pendant que tu es là… mais j’ai pensé que ça blesserait ce pauvre diable, qui est dévoué comme un chien, et qui me rend de si grands services…

Tout en se demandant quels services le palefrenier rendait à son père, qui n’avait ni sa maison, ni son écurie, ni sa culture en état, et qui arrangeait lui-même son dessert, M. d’Erdéval répondit :

— Il serait singulier que, parce que je suis chez toi, tu changes quoi que ce soit à tes habitudes…

Quand une demi-heure plus tard on servit le dîner, M. d’Erdéval attendit que le marquis lui désignât sa place à table. Il comptait maintenant sur n’importe quoi d’anormal, et n’eût été qu’à moitié surpris de voir le palefrenier s’asseoir en face de son père.

L’avanie n’alla pas jusque-là. M. Anatole s’installa entre les deux Erdéval, passa entre son col et son cou le coin de sa serviette et se mit à manger son potage avec bruit.

Du premier plat qu’apporta la Bretonne effarée — une sorte de timbale au ris de veau et aux champignons — M. Anatole mangea comme un goinfre, sans oublier d’offrir de la sauce à ses moustaches, à sa barbe et à ses doigts.

Puis on apporta un gigot qu’il découpa avec importance, mais dans le mauvais sens.

Aimable et bon prince d’ailleurs, égayant le repas de lourdes plaisanteries, criées à tue-tête d’une voix éraillée, et faisant les honneurs des choses en maître de maison prévenant.

Le comte n’eut pas besoin de dire un mot. M. Anatole parlait impitoyablement, et le vieux marquis l’écoutait, soumis et extasié.

De temps à autre, l’homme s’interrompait pour adresser à la pauvre Bretonne — qui ne servait pas mal du tout — quelques paroles bien senties, qui débutaient ou finissaient invariablement par : « imbécile !… »

À la fin, son animosité contre la pauvre femme gagna le vieux marquis. Il s’écria :

— Dites à Miche d’apporter les plats !…

Et, au service suivant, on vit Miche s’avancer de son pas harmonieux, portant un légumier d’argent.

— Ce qu’elle est jolie !… — dit M. d’Erdéval émerveillé — on peut bien le dire, à présent qu’elle n’entend rien !…

— Ce n’est pas sûr… — expliqua le marquis — quand on lui dit de faire une commission elle la fait… je sais bien qu’elle est très intelligente et qu’elle devine beaucoup de choses… Mais devine-t-elle tout ?… c’est ce que nous ne savons pas !…

— Imbécile !… — cria tout à coup M. Anatole d’une voix éclatante — idiote !… propre à rien !…

C’était Miche qui venait de laisser tomber un couvert.

Elle ne sembla pas entendre les invectives qui s’adressaient à elle, mais un sourire singulièrement méprisant et narquois retroussa ses lèvres fraîches, tandis qu’elle coulait son long corps souple sous la table pour ramasser l’argenterie qui avait roulé.

— Anatole, prenez donc du vin !… — disait le marquis — servez-vous !… vous ne reprenez pas de poulet ?… Attendez, je vais vous verser du vin… Vous n’en prenez pas par cérémonie…

Le comte était stupéfait, car le palefrenier mangeait d’une façon effrayante, et se versait des rasades énormes d’un gros vin du Midi, épais et noir.

Et l’homme devenait violet, les veines du front saillantes et les yeux hors de la tête, véritablement hideux. Il mangeait comme un cochon, et la belle serviette immaculée, qui ornait tout à l’heure le joli petit couvert, élégamment arrangé par le marquis, dégouttait de sauce et de débris de viande. C’était vraiment peu ragoûtant !

Le comte qui regardait, écœuré, songeait à son père si soigné, si comme il faut et délicat dans ses habitudes, et qui ne semblait pas apercevoir la révoltante malpropreté de l’individu qu’il asseyait à sa table.

Après le dîner, M. d’Erdéval se croyait débarrassé du palefrenier, mais il n’en était rien. Sous prétexte d’arranger les lampes qui filaient, de rendre compte au marquis d’un tas de choses, et d’exhaler surtout des plaintes contre ce qui restait de domestiques, il ne quitta pas le salon. À la fin, sa présence horripila M. d’Erdéval. Il était venu pour voir son père, et non pas ce drôle incapable et parlailleur.

— Je suis très fatigué, papa !… — dit-il en se levant — je vais monter si tu le veux bien ?…

— Déjà ?… te couches-tu tout de suite ?…

— Non !… j’ai quelques lettres à écrire…

— Ça ne te dérangera pas si je vais tout à l’heure te dire bonsoir ?…

— Pas du tout !… ça me fera bien plaisir, au contraire…

Et le comte ajouta, en regardant Anatole, dont la figure sillonnée de veines violettes, ressemblait à l’envers d’une feuille de bégonia :

— Car je ne t’ai pas encore vu !…

Quand, quelques minutes plus tard, le vieux marquis entra chez son fils, M. d’Erdéval s’était déjà aperçu qu’il ne serait pas plus qu’au salon débarrassé de la présence du palefrenier.

Quand il venait seul, il occupait la chambre de sa femme, qui était plus gaie que la sienne, mais qui avait l’inconvénient d’être voisine de celle de M. Anatole. Pendant tout le temps que dura la visite du marquis, l’homme, collé à la porte, écouta la conversation. Une abominable odeur de mauvaise pipe, cette odeur spéciale à certaines gens, indiquait seule que le palefrenier était chez lui. Il ne bougeait pas et n’avait pas, comme chaque soir, ouvert l’armoire aux liqueurs qui grinçait déplorablement.

Le lendemain à huit heures, la Bretonne vint éveiller M. d’Erdéval et lui donner de l’eau chaude. Puis, vers neuf heures, elle lui rapporta ses vêtements et ses chaussures. Le comte venait de se souvenir qu’il avait oublié sa canne dans la voiture. Il dit à la servante :

— Voudrez-vous demander à M. Anatole de me donner ma canne que j’ai laissée dans le coupé ?…

— Oh !… mossieu l’comte !… — fit la femme j’lui dirai plus tard… pas maint’nant !…

— Mais si ?… maintenant, je vous prie ?… je vais sortir et je désire avoir ma canne…

La Bretonne regarda du côté de la porte de communication et répondit à voix basse :

— J’peux point… y n’est point levé !…

— Pas levé ?… à neuf heures ?…

— Non… n’a point core demandé son déjeuner, ainsi…

La pauvre femme semblait terrifiée rien qu’en parlant du palefrenier et de son déjeuner.

Le comte se décida à aller chercher sa canne lui-même, et sortit vers neuf heures et demie pour se promener. Dans le corridor, il rencontra M. Anatole en pantoufles et en confortable robe de chambre, une robe de chambre marron, qui descendait jusqu’à ses pieds, et dont la cordelière, d’une nuance plus pâle, traînait derrière lui sur le parquet

Et, au haut de l’escalier, apparut le marquis, également en robe de chambre, mais en robe de chambre moins cossue que celle de son régisseur. Il portait un petit plateau sur lequel un immense bol de porcelaine rose fumait, remplissant l’air d’une odeur de chocolat.

Il dit bonjour à son fils, qui voulait lui prendre le plateau des mains, et, apercevant le palefrenier, s’écria en riant :

— Tiens !… vous êtes levé ?… je vous apportais votre déjeuner !…

Il disait cela comme la chose la plus naturelle du monde. Ce ne fut qu’en apercevant la mine effarée de son fils qu’il expliqua, mais sans le moindre embarras :

— C’est qu’il a encore été malade, te pauvre diable !… Je ne sais pas ce qu’il a ?…

— Moi, je le sais !.. — pensa le comte qui, le matin même, pendant deux heures, avait pu constater quelle était la maladie de son voisin — il a la pituite et la gueule de bois !

En regardant le splendide paysage de Saint-Blaise, M. d’Erdéval eût volontiers oublié un instant le palefrenier. Mais, presque à chaque pas, il découvrait les traces de l’incurie de l’homme, il apercevait le délabrement de la terre, si belle quelques années auparavant.

Des arbres tombés barraient les allées du parc, et le comte se souvenait de les avoir vus déjà, un an plus tôt, à ces mêmes places. Dans un champ inculte, où poussaient seulement les ronces et la ciguë, une charrue gisait à demi ensevelie sous les plantes, abandonnée là par les ouvriers chassés en pleins travaux, et sans que le régisseur eût, depuis lors, soupçonné sa disparition.

Car, à présent, on ne cultivait plus Saint Blaise. « Ça ne rapportait rien !… » — disait le marquis pour ne pas avouer qu’il ne trouvait plus d’ouvriers à la ronde — « il valait bien mieux louer à des gens qui exploitaient la terre à leur compte, c’était plus commode et plus avantageux. »

M. d’Erdéval était là-dessus de l’avis de son père. Il n’avait jamais pu comprendre que l’on fit-valoir soi-même, alors qu’on ignorait tout du métier.

Comme il réfléchissait à ces choses, il entendit que l’on courait derrière lui et, se retournant, il aperçut Miche qui arrivait à fond de train, montant l’allée de platanes.

— Bonjour, Miche…

Il lui tendit la main. La petite la prit, mais au lieu de la serrer comme de coutume, elle se mit à tirer dessus avec force, essayant d’entraîner M.. d’Erdéval qui résistait.

— Mais qu’est-ce que tu veux donc, Miche ? — demanda-t-il surpris — pourquoi me tires-tu de la sorte ?… Mais tu me fais mal, sapristi !…

Il voulut secouer sa main pour desserrer l’étreinte, mais Miche se cramponnait avec une extraordinaire violence.

— Voyons, Miche !… — fit le comte qui ne pouvait arriver à se persuader que la petite ne l’entendait pas — voyons !… tu m’embêtes, à la fin !…

Miche lâcha la main qui s’arrachait à elle, et se dirigea vers le bois, en faisant signe au comte de la suivre.

— Qu’est-ce qu’elle veut ?… — pensa-t-il, surpris — où diable faut-il que j’aille ?…

Comme il faisait un mouvement vers Miche, elle se mit à filer vite de son pas souple, cadencé, en se retournant pour voir si M. d’Erdéval la suivait. Et il y avait, dans le regard de la jeune fille, une prière si éloquente et une volonté si intense, que le comte marchait docilement derrière elle, ne se demandant même plus où elle le conduisait.

Miche traversa un coin de bois, puis un champ, puis elle s’engagea dans une prairie qui descendait vers la Vire. Plus elle allait, plus elle marchait à grands pas. Et M. d’Erdéval essoufflé pensait :

— J’espère que nous n’allons pas comme ça jusqu’à Saint-Lô ?…

La prairie finissait à un chemin qui longeait la Vire. En arrivant dans ce chemin, Miche regarda autour d’elle, anxieuse, puis reprit gaiement sa course et, tout à coup, à un détour de la route, le comte se trouva nez à nez avec le docteur Bouvier et son cheval blanc.

— Comment !… — s’écria le docteur stupéfait — c’est vous !… depuis quand êtes-vous à Saint-Blaise ?…

— Depuis hier… et je pars demain… je suis joliment content de vous voir !…

— Et moi donc !… — fit le docteur — j’ai des tas de choses à vous dire… des choses importantes !…

Et se tournant vers Miche qui le regardait en souriant de son beau sourire éclatant, il dit, ému presque :

— Tu es une bonne fille, Miche !…

Elle ne parut pas entendre. Et le docteur expliqua :

— Figurez-vous que, tout à l’heure, Miche m’a arrêté… à cette place où nous sommes… et m’a fait entendre qu’il fallait rester là… rester et attendre… Et elle a des yeux tellement parlants, tellement intelligents, la petite mâtine, que j’ai bien compris qu’elle avait une idée de derrière la tête, et que je l’ai attendue ici en bougonnant…

— Et à moi… — dit M. d’Erdéval — elle a fait signe de la suivre, et elle m’a entraîné de telle sorte que je n’ai pas résisté !… je suis bien heureux à cette heure d’avoir suivi Miche !…

Il se tourna vers la jeune fille qui, rose, les yeux brillants et l’air radieux, attendait immobile à quelques pas. Le docteur la regarda aussi, et déclara :

— Elle est vraiment extraordinaire, cette petite !… elle a une puissance d’intuition extraordinaire !… Elle juge qu’il est nécessaire que je vous parle… et c’est très nécessaire en effet…

— Qu’elle est jolie !… — murmura M. d’Erdéval — jamais, dans son plus beau temps, la Florine n’a été jolie comme ça !…

— Non… jamais !… Si vous aviez vu Miche le jour de sa première communion, elle était merveilleuse vraiment !… une grâce… une élégance, une race !… Moi qui ne m’emballe pas facilement, j’en étais baba !…

— C’était à ce point ?…

— Oui… Votre femme lui avait envoyé une robe, des jupons, un voile, un livre, un chapelet, enfin tout le tremblement… elle n’avait oublié… ou le magasin n’avait oublié qu’une chose… qui était la chose la plus importante aux yeux du Curé…

— Quoi donc ?…

— Le bonnet !… Et quand, au dernier moment, la mère Orson s’est aperçue que l’objet manquait, il n’était plus temps de se le procurer… Alors, Miche a déchiré un morceau de son voile et s’en est entouré la figure étroitement… elle avait l’air d’une peinture de missel… ou d’une religieuse du vieux temps… vous n’avez pas idée de la pureté, de la candeur de ce visage de jeune fille…

— Quel âge a-t-elle, au juste ?…

— Quinze ans et demi… mais elle a la force d’une femme de vingt ans… C’est un petit hercule !… il ne ferait pas bon s’y frotter…

— Tant mieux !… car jolie comme elle l’est… et muette… elle risquerait, avec les mauvais gas du pays…

— C’est assez parler de Miche pour l’instant… Vous savez que la Terreur de la Manche est en train de faire tester votre père en sa faveur ?…

— La terreur de…

— De la Manche… c’est le surnom que les gens du pays ont donné à Anatole… Il le doit à sa poltronnerie et à sa mitrailleuse.. On a jugé, il y a quelques années à Saint-Lô, un mauvais drôle qu’on appelait « La terreur de la rue Froide »… cet ignoble individu, qui était d’une couardise sans pareille, était parvenu néanmoins à terroriser tout un quartier par ses menaces et ses attaques en sourdine… Le procès fit grand bruit dans le pays normand, et les gens de Saint-Blaise et des environs ont fabriqué, avec son souvenir, un nom pour l’homme de confiance de votre père…

— Et vous pensez, docteur, que papa veut léguer quelque chose à Anatole ?…

— Qu’il « veut » n’est peut-être pas le mot… mais il faudra bien qu’il en passe par où voudra le maître devant lequel il s’aplatit comme un pauvre toutou battu…

— Est-ce que vous croyez vraiment que…

— Que M. Anatole bat votre père ?… personnellement je n’en sais rien !… ça se dit couramment à Saint-Blaise, mais ça n’est pas une raison pour que ce soit vrai… Il y a tellement de domestiques renvoyés et brutalisés qui potinent… le pays a fini par en être inondé… M. d’Erdéval fait venir des gens du dehors, les chasse au bout de huit jours… ou de deux… en les menaçant et en les accusant de vol ou de n’importe quoi… Tout ce monde chassé se case comme il peut, et jacasse pour se venger…

— Mais, vous, docteur, qu’est-ce que vous croyez ?…

— Je crois, mon ami, que quand un beau vigoureux et intelligent bonhomme, tel que votre père, est subitement réduit à l’état de loque, et ne sait plus ni penser, ni vouloir, c’est qu’il y a eu pression, sinon violence…

— Pauvre papa !…

— Vous connaissez mieux encore que moi votre père… vous savez à quel point sa volonté était vive… sinon persistante… et son esprit clair et charmant ?…

— Cette idée qu’il est peut-être maltraité m’est abominable !… et je n’ai aucun moyen de savoir la vérité !… Personne ne peut le savoir, d’ailleurs !…

— Si… il y a quelqu’un qui sait sûrement ce qui se passe au château…

— Qui donc ?…

— Miche !… Maintenant qu’Anatole la sait muette… et sourde aussi probablement… il ne se gêne pas devant elle, je le parierais !… Or, la petite est employée beaucoup au château depuis qu’elle est forte et qu’il n’y a plus de domestiques… le reste du temps elle grouille dans cette bibliothèque qu’elle arrange indéfiniment… Enfin, on la met à toutes les sauces… elle est toujours là !…

— Mais si elle n’entend plus, docteur ?…

— Si elle n’entend plus, elle devine… car de même que c’est grâce à elle que je peux vous parler aujourd’hui, de même c’est grâce à elle que j’ai su que la Terreur de la Manche cherchait à faire tester votre père contre vous…

— Comment ça ?…

— Voici… je venais de faire une visite au Bois-Joli et je rentrais à Pont-Bellangé par le chemin du Haut-Bellangé qui longe le parc de Saint-Blaise… Miche… comme tout à l’heure… est sortie du petit bois… mais au lieu de m’indiquer, comme elle vient de le faire, qu’il fallait m’arrêter et attendre… elle m’a tiré par la jambe et fait comprendre qu’il me fallait descendre de cheval… et puis, elle m’a montré le fourré d’où elle sortait, m’y a fait entrer, a touché son oreille, a mis un doigt sur ses lèvres, enfin, a tant et si bien mimé ce qu’elle voulait me dire que j’ai clairement compris qu’il fallait entrer sous bois, ne pas faire de bruit et écouter…

— Et alors ?…

— Alors, j’ai entendu… j’ai entrevu même… car Miche avait choisi la place habilement.. M. Anatole qui causait assis sur un banc avec un ancien notaire, obligé de démissionner et devenu homme d’affaires… une notoire canaille qui s’appelle Tuvel…

— Je sais… papa a eu autrefois à se plaindre de lui !…

— Oui, ben, à présent, ils sont très amis !… car voici ce qui s’organisait ce jour-là !… Anatole devait amener M. d’Erdéval à faire des dispositions en sa faveur… Votre père était disposé déjà à lui assurer une forte rente, mais il préférait le capital afin que jamais aucune contestation ne pût survenir… Anatole déciderait le marquis à appeler Tuvel, qui lui indiquerait une formule de testament inattaquable… et Tuvel alors insinuerait que le don d’une somme était préférable et simplifierait tout… S’il réussissait à persuader M. d’Erdéval, il y aurait… le jour où Anatole serait mis en possession de l’héritage… dix mille francs pour lui, Tuvel…

Et le docteur Bouvier, conclut :

— Et pour qu’Anatole ait promis dix mille francs, vous jugez que la somme doit être plutôt rondelette ?…

— Oui… évidemment !… — répondit le comte préoccupé et inquiet — mais si papa enlève une portion de sa succession à nous et à nos enfants, ce sera affaire, plus tard, entre le ciel et lui !… ça ne me regarde pas directement !… tandis que s’il est battu, ou même simplement menacé de son vivant, ça me regarde jusqu’à un certain point, et, dans tous les cas, ça me bouleverse !… Est-ce qu’il y a longtemps que c’est arrivé, tout ça ?…

— Il y a longtemps qu’il est question des entrevues d’Anatole et de Tuvel… je crois même vous avoir averti déjà de ce qui se disait… mais la conversation que Miche m’a fait entendre ne date guère que de quinze jours, et comme je ne vous savais pas à Saint-Blaise, j’ai cru, lorsque tout à l’heure elle m’a fait attendre là, qu’il s’agissait encore de surprendre une chose du même genre… Vous ne m’écoutez pas ?… vous regardez Miche ?…

M. d’Erdéval regardait effectivement la jeune fille qui, penchée sur la rivière, cueillait des flèches d’eau tigrées et des roseaux velus.

— Miche !… — appela-t-il — Miche !…

Elle ne bougea pas. Le comte dit, découragé :

— Elle n’entend absolument rien !…

La petite se relevait les mains pleines de fleurs et s’éloignait la bouche souriante et le regard perdu. Le docteur la rappela d’un signe.

— Miche ?… — fit-il en accentuant le mouvement de ses lèvres — Miche, tâche de me comprendre, mon petit ?… s’il arrivait au château quelque chose de grave… si Anatole brutalisait son maître… ou si tu remarquais enfin qu’il se passe des choses qui ne doivent pas être… tu viendrais me chercher… tu me ferais signe de venir… je te comprends bien, moi, tu sais ?…

La petite fit oui de la tête, et M. d’Erdéval demanda étonné :

— Comment ?… elle entend à cette heure !…

— Elle devine probablement, au mouvement des lèvres, une partie de ce qu’on dit… Il est évident qu’un sourd de naissance n’en ferait pas autant… mais Miche… ou n’importe qui dans le même cas… lit les mots avec les yeux… Au revoir, mon ami !… je suis heureux de vous avoir entrevu… et de vous avoir averti des projets de M. Anatole… Ah !… je voulais aussi vous dire que quand ledit Anatole est saoul, il profère, contre la gouvernante de votre petite fille, des menaces abominables… il l’appelle de tous les noms ignobles !… il invective tout le monde, d’ailleurs !… Quel malheur pour votre pauvre papa que cet individu se soit trouvé sur sa route !.

— S’il rendait des services quelconques à papa, au moins ?… mais il ne l’allège en rien… et je ne lui vois jamais faire quoi que ce soit !…

— Il y a longtemps déjà qu’il a cessé de s’occuper de l’écurie et de la terre…

— Qu’est-ce qu’il fait, alors ?…

— Mais rien, je vous dis !… à la lettre, rien ! il boit, fume, se promène un peu, tout près du château, avec un fusil, lit les journaux, fait fouiller les pauvres, mange comme dix, se couche et dort quinze heures… Et voilà tout !… Allons !… au revoir pour tout de bon, cette fois !… j’ai une fièvre muqueuse à Pont-Bellangé qu’il faut que je voie ce matin…

Dans la journée, M. d’Erdéval ne rencontra pas le palefrenier. Mais le dîner fut épouvantable, grâce aux perpétuelles criailleries de l’homme, qui répétait que la Bretonne était une plaque, et qu’il fallait s’en débarrasser au plus tôt.

Le marquis résista. Cette femme n’était pas la perfection, il s’en fallait, mais il se trouvait encore heureux de l’avoir et il désirait la conserver, au moins en attendant mieux, si elle ne donnait pas de sérieux sujets de mécontentement.

Les rares cheveux de M. Anatole se dressèrent de colère sur son petit crâne pointu, tandis que le papillotement de ses yeux bridés s’accentuait encore. Et M. d’Erdéval jugea qu’il trouverait lestement le « sérieux sujet de mécontentement ».

Le soir, le vieux marquis vint comme la veille causer dans la chambre de son fils. Il fut bon et charmant, lui exprimant affectueusement son regret de le voir partir, lui parlant avec intérêt de sa femme et de ses enfants, redevenant enfin lui-même, comme il faisait dès que le palefrenier n’était pas là.

Le lendemain matin, M. d’Erdéval, qui partait, chercha vainement, pour lui donner un pourboire, la pauvre Bretonne qui l’avait servi avec propreté et soin pendant ces deux jours. Mais aucune sonnette ne marchait, et il eut beau appeler, la femme ne vint pas. Alors, il posa sur la cheminée une pièce de cinq francs et descendit.

Le coupé attendait devant le perron. Dans le vestibule M. Anatole — qui allait conduire la voiture à la gare — allait et venait, donnant des ordres, affairé et important.

— Je n’ai pas trouvé la Bretonne… — expliqua M. d’Erdéval à son père qui avait tenu à descendre pour le voir partir — et j’ai posé cinq francs pour elle sur la cheminée… Voudras-tu le lui dire ?…

Tandis qu’il parlait, le palefrenier se lança dans l’escalier et le monta en courant.

— Anatole !. — cria le marquis étonné — Anatole !… où donc allez-vous !… il faut partir !… M. le comte est déjà en retard !…

L’homme qui avait disparu un instant revenait. Il dit avec un mauvais sourire niais, qui tiraillait ce que M. d’Erdéval appelait volontiers sa « figure de bagne » :

— J’étais monté chercher le rouleau de couvertures… je n’avais pas vu qu’il était là !…

M. d’Erdéval disait adieu au marquis. En entendant l’explication du palefrenier, il pensa :

— Il est allé prendre la pièce de cinq francs pour faire croire que la Bretonne est une voleuse !… Le voilà, le sérieux sujet de mécontentement… il est trouvé !…

Puis il embrassa Miche, qui lui ouvrait la portière, et lui dit, devinant ce qu’elle souhaitait sans pouvoir l’exprimer :

— Je dirai bien des choses de ta part à Jean, Miche !…