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Michel-Ange - L’Œuvre littéraire/Appendices les correspondants

La bibliothèque libre.
Traduction par Boyer d’Agen.
Librairie Ch. Delagrave (p. 153-166).

LES CORRESPONDANTS DE MICHEL-ANGE

[Nous ajouterons aux lettres qu’on vient de lire quelques-unes de celles que Gaetano Milanesi a publiées en italien en 1875, d’après les manuscrits des « Correspondants de Michel-Ange », et dont M. Le Pileur a donné une traduction française très fidèle à la Librairie de l’Art.]

I

Sebastiano del Piombo à Michel-Ange.
Le 5 septembre 1510.0000

0000Mon très cher Compère,

Aujourd’hui, j’ai reçu du compère Leonardo une lettre où il me dit que vous avez répondu à celle dans laquelle je vous mandais ce que le pape m’avait ordonné de vous dire. Je n’ai reçu aucune lettre de vous, et je suis bien étonné que, vous en ayant écrit pour des choses de moindre importance auxquelles vous avez répondu, je n’aie aucune réponse à celle-là. Si vous saviez dans quel état d’esprit je me trouve à ce sujet, peut-être en seriez-vous surpris. Il y a dix jours, le pape m’envoya un de ses camériers pour savoir si j’avais quelque réponse de vous. Je lui dis que non et que j’en attendais une, de jour en jour. Il me dit alors, de la part du pape : « Puisque celui-là ne vous répond pas, le pape m’a ordonné de vous offrir la salle d’en bas des Pontifes. » Je lui ai dit que je ne pouvais rien accepter sans votre permission ou jusqu’à ce que votre réponse me fût parvenue, et elle n’est pas arrivée jusqu’à présent. D’ailleurs, ajoutai-je, quand je ne serais pas tenu à des égards envers Michel-Ange, si le pape voulait me faire peindre cette salle, je ne le ferais pas, parce qu’il me semble n’être pas inférieur aux élèves de Raphaël d’Urbin, surtout ayant reçu de la bouche du pape l’offre de la moitié de la salle d’en haut, il ne me paraît pas convenable que je peigne en quelque sorte les caves, et eux les salles dorées. Je lui ai dit qu’on la fit peindre par eux. Il m’a répondu que le pape ne le faisait que pour éviter les querelles, que les élèves de Raphaël avaient les dessins de cette salle, et que la salle des Pontifes était aussi bien celle d’en bas que celle d’en haut. Je lui répondis que je n’en voulais rien faire, en sorte qu’ils se rient de moi, et je suis dans une si violente agitation que j’en suis devenu comme enragé. Je lui dis encore : « Si Michel-Ange me répondait et acceptait ce que je lui ai écrit ? — Indubitablement, répliqua-t-il, le pape y accéderait volontiers, et l’on ferait peindre ceux-là (les élèves) ailleurs. » Ainsi, mon Compère, vous êtes maître de tout. Je ne puis croire que vous m’ayez écrit, car j’ai cherché vos lettres dans tout Rome et je n’ai rien trouvé, sauf quelqu’un de ces drôles. Ils sont vigilants et cherchent à se procurer quelqu’une de nos lettres pour savoir nos affaires ; mais si vous voulez, ils crèveront tous avec leurs bavardages.

Outre cela, je vous prie de me dire à qui vous avez donné votre lettre ; car, d’autre part, je crois que le Compère Leonardo ne m’écrirait pas comme il l’a fait, si vous ne m’aviez pas écrit. Donnez votre réponse au présent porteur, elle sera en bonnes mains, et, de cette façon, je l’aurai. Écrivez-moi, si vous voulez, une lettre où vous jetterez feu et flammes ; je la montrerai au pape pour l’exciter, et faites-y voir que vous comptez sur Sa Sainteté ; car, en vérité, ce qu’il m’a dit prouve qu’il vous a en très grande considération et qu’il vous connaît. De plus, faites état, je vous prie, de qui fait état de vous, c’est-à-dire du pape ; car il n’y a pas au monde d’entreprise plus honorable que celle-là ; comme je vous l’ai déjà écrit, vous vous y vengerez de toutes les injures qui vous ont été faites, et vous ferez taire les cigales, qui ne crieront plus.

Dans cette salle ont place les plus beaux faits d’histoire qui se puissent peindre. Il y a premièrement l’histoire de l’empereur Constantin, comment lui apparut dans l’air et dans un éclair une croix dont le signe devait lui donner la victoire, et comment il tua un certain roi. Ensuite, sur le grand côté, une bataille, c’est-à-dire un fait d’armes, dont ces jeunes gens disent qui la veut commencer ; puis, sur l’autre côté, une présentation des prisonniers à l’empereur. Sur l’autre grand côté, les préparatifs pour faire chauffer le sang des petits enfants : on entrevoit beaucoup de femmes, des enfants et des bourreaux pour les tuer et faire le bain de l’empereur Constantin.

Le pape m’a dit que ceux-là (les élèves de Raphaël) voulaient peindre ces faits historiques et qu’ils avaient les dessins de la main de Raphaël. Je lui répondis ce que je vous ai écrit dans une autre lettre. Il me semble que, comme sujets d’histoire, on ne peut mieux faire, ni mieux choisir. Ainsi décidez ; tout ce que vous ordonnerez sera fait. Et je vous en prie, mon Compère, par l’amitié qui nous unit, daignez me répondre, pour que je sache ce que j’ai à faire, car je suis vitupéré par tous ces gens-là et surtout par le pape de ce que je ne sais que leur répondre ; votre honneur y est engagé, aussi bien que le mien. — Je ne vous dirai pas autre chose. Jésus-Christ vous conserve en santé.

Votre très fidèle Compère Sébastien, peintre, à Rome.


II

Au seigneur Michel-Ange Buonarotti, sculpteur très digne, etc., à Florence.
Le 7 septembre 1520.0000

0000Mon très cher Compère,

Aujourd’hui, une lettre de vous m’a été apportée par Miniato ; c’est la réponse à celle que le pape m’a fait vous écrire, et, d’après ce que vous dites, il semble que je vous ai fait injure, plutôt que plaisir. Je vous le dis, l’amitié que je vous porte et le bien que je vous veux me font désirer de vous voir empereur du monde, car vous me paraissez le mériter ; et si vous ne vous croyez pas le grand maître que vous êtes, vous me paraissez tel à moi et à tout le monde, même à ceux qui ne le veulent pas. Il n’y a pas de meilleur juge que vous sur ce point, et si vous ne pouviez me secourir ni m’aider en quoi que ce fût, ni me faire plaisir, j’aurais la certitude que ce serait de votre part impossibilité et non manque de foi ou d’amitié. Tout ce que j’ai dit au pape et les termes dont j’ai fait usage à propos de ce grand travail, ç’a été par pure amitié, par le respect que je vous porte, pour arriver par votre moyen à vous venger ainsi que moi, pour faire voir aux méchantes gens qu’il y a d’autres demi-dieux que Raphaël d’Urbin et ses élèves, et d’après les paroles du Compère Leonardo qui, dans ses lettres, paraissait m’assurer que vous mettiez à cela plus de chaleur que moi. Si j’ai commis quelque erreur, pardonnez-moi.

Je pense à ce que vous m’écrivez de vous mander les sujets d’histoire. Dans ma lettre d’hier, je vous les racontais en gros, parce que le pape me les avait indiqués, lui aussi, fort sommairement. Ces quatre histoires sont celles de l’empereur Constantin, que doivent peindre les élèves de Raphaël, mais je crois que le pape a un peu changé de sentiment. Il a envoyé bien des fois savoir si j’avais reçu votre réponse. Je lui ai dit que non, et il m’a fait offrir la salle d’en bas des Pontifes, à quoi j’ai répondu ce que vous avez appris par mon autre lettre. Mais les sujets de la salle d’en bas, je ne les sais pas encore.

Or, vous m’écrivez aussi que vous ne me promettez pas une affirmation. Je vous prie, par l’amitié que vous me portez, de vouloir bien vous décider à dire oui ou non, pour que je puisse porter la réponse au pape, qui demande à voir ce que vous m’avez écrit, et à qui je dis que vous ne m’avez pas encore répondu. Si vous voulez que je lui montre vôtre lettre, je la lui montrerai. Donnez-moi votre avis sur ce point, car je ne veux rien faire contre votre volonté. Cette salle d’en haut, qui doit son importance aux chambres de Raphaël d’Urbin, ne se peut obtenir sans vous. Pour celle d’en bas, je me fais fort de l’avoir et d’y faire de grandes peintures, comme les autres ; mais je ne le désire que pour faire des miracles et montrer aux gens que des hommes qui ne sont pas des demi-dieux savent peindre, eux aussi. — Je ne vous dirai pas autre chose. Jésus-Christ vous conserve en santé. Pardonnez-moi si je vous importune.

Votre très fidèle Sébastien, peintre, à Rome.


III

Au seigneur Michel-Ange Buonarotti, sculpteur très digne, etc., à Florence.
Le 7 octobre 1520.0000

0000Mon très cher Compère,

Maitre Giovanni de Reggio, mon compère, est venu à Rome et m’a parlé de bien des choses et surtout de ce que vous désiriez, en vertu d’un Bref de notre Seigneur, venir à Rome pour tel service qu’il plairait à Sa Sainteté. Je crois vous avoir donné, à vous et à notre compère Leonardo, toutes les informations possibles dans la dernière lettre que avez reçue de moi sur ce sujet. Il est vrai que maître Giovanni m’a dit que vous n’aviez pas eu ma réponse pendant qu’il était à Florence, car peut-être lui auriez-vous parlé d’une autre façon. Maintenant je vous réponds que j’ai fait entendre, aussi adroitement que possible, à notre maître qu’il donnât ce Bref, et Sa Sainteté dit qu’Elle ne veut pas vous déranger de vos travaux de Florence. J’ai fait observer à Sa Sainteté qu’en ce moment où monseigneur d’Agen vient de mourir, vous pourriez suspendre quelque temps le travail du tombeau. Le pape a dit au marquis et à moi qu’il ne voulait pas être nier à vous détourner de ce travail. De vous à moi, la vérité est qu’on dit tout bas que le cardinal a été empoisonné ; aussi notre maître ne se mêlera en rien des affaires du cardinal, pour ne pas provoquer de commentaires.

Ainsi, mon compère, si votre pensée est de venir à Rome, comme me l’a dit maître Giovanni, vous avez la meilleure occasion du monde d’y venir, à présent que ce cardinal est mort, pourvoir à vos affaires et comment le cardinal a laissé votre œuvre [1], car, autant qu’on peut comprendre, le cardinal n’a laissé aucun ordre pour ses affaires ; il ne s’attendait pas à mourir, et il est mort, comme cela, à l’improviste. Il serait très convenable que vous vinssiez voir ce qui vous concerne, au sujet du tombeau comme de toute autre chose, surtout de celle que vous savez. Et puis il y a encore un certain château de Canossa dont m’a parlé maître Giovanni ; vous avez là un beau sujet de vous mettre le cerveau en combustion. Quand vous seriez à Rome, vous mettriez fin à toute chose et vous obtiendriez tout ce que vous voudriez, non des châteaux, mais une ville ; car je sais en quelle estime vous tient le pape. Quand il parle de vous, il semble parler d’un frère, presque avec les larmes aux yeux. Il m’a dit, à moi, que vous avez été élevés ensemble, et il fait voir qu’il vous connaît et vous aime ; mais vous faites peur à tout le monde, même aux papes. Je ne vous dirai pas autre chose que cela. Vous savez, je pense, que notre maître est allé hors de Rome ; à son retour je crois que notre affaire se résoudra, et je vous donnerai aussitôt avis de toute chose. Rien de plus. Recommandez-moi au compère Leonardo et à messire Pier Francesco. Jésus-Christ vous conserve en santé.

Votre très fidèle compère Sébastien, peintre, à Rome.


IV

Au seigneur Michel-Ange Buonarotti, sculpteur très digne, etc., à Florence.
Le 4 novembre 1520.0000

0000Mon très cher Compère,

J’ai reçu de vous une lettre, qui était la réponse à l’avant-dernière que je vous ai écrite, et j’ai compris le tout ; mais elle est arrivée trop tard, parce qu’on ne peut faire ce dont m’avait chargé le compère Leonardo. Notre maître, aussitôt après avoir fait l’Office des Morts, est parti à cheval ; je crois qu’il restera quelques jours absent, et, quand il reviendra, je ferai aussitôt votre commission.

Le présent porteur est un gentilhomme vénitien qui désire vous connaître, au moins vous voir, et m’a prié de vouloir bien vous écrire pour avoir l’occasion de vous connaître. C’est un homme d’excellentes manières, fort lettré surtout et qui aime beaucoup les arts.

Si vous jugez à propos de lui montrer quelque chose, faites-le ; je ne veux vous astreindre à rien contre votre volonté. Vous savez comment sont taits les gens qui aiment les arts, ils sont insatiables quand il s’agit de voir ; et cela, vous pouvez facilement le lui pardonner. Pas autre chose. Jésus-Christ vous conserve en santé.

Votre Sébastien, peintre, à Rome.


V

Au seigneur Michel-Ange Buonarotti, sculpteur très digne, etc., à Florence.
Le 4 novembre 1520.0000

0000Mon très cher Compère,

Aujourd’hui même, j’ai reçu de vous une lettre, écrite le 3 du présent mois, et j’en ai tout compris. Je suis bien étonné que vous, connaissant mon compère Giovanni de Reggio comme vous m’en avez parlé une fois dans la Traspontina, vous confériez de vos affaires avec lui. Cela m’a bien étonné. Quoique maître Giovanni soit un brave homme, un homme de bien et qui vous aime, il ne me semble pas homme à conduire une de vos affaires. Il crie un peu trop, la nature l’a fait ainsi. Mais nous avons eu du bonheur ; car, ni lui ni moi, nous n’avons fait aucune démarche, ayant tout d’un coup reçu votre lettre avant cette dernière. J’allai au palais pour faire ce qu’il fallait, et notre Maître était parti avec ce camérier que je voulais voir. Cela nous a empêché de faire ce dont nous étions chargés. Ne craignez pas qu’il en résulte aucun désagrément pour vous ; il n’a rien été fait de ce que voulait maître Giovanni, sinon comme je vous l’ai écrit à vous et au compère Leonardo ; car, avant l’arrivée de Giovanni, je vous ai écrit les intentions de notre Seigneur.

Au retour de Sa Sainteté, je vous donnerai avis de tout ce qui surviendra, et, suivant ce qui arrivera, vous vous mettrez en route. Si je puis parler à notre seigneur une autre fois, comme je l’espère, je ferai ce qu’il faudra, comme me l’a dit le compère Leonardo ; mais il serait bon, je crois, que vous fissiez un tour par ici, pour voir comment vont vos affaires, car vous en feriez d’un seul coup plus de quatre, et sans difficulté.

J’ai été trouver maître Giovanni, je lui ai crié d’aller un peu plus doucement. Il m’a répondu qu’il n’avait pas fait autre chose que de solliciter le payement de la figure du Christ. Il m’a dit qu’il y a du désordre et que vous n’envoyiez pas la figure avant d’avoir reçu votre argent. Il a bien mené cette affaire, mais il va disant une chose qui me fâche ; il dit que ce n’est pas vous qui avez fait cette figure, qu’elle a été faite par Pietro Urbano. Prenez garde qu’il faut qu’elle paraisse de votre main, pour faire crever les fainéants et les bavards.

On dit de nouveau que Monseigneur Révérendissime Santa-Maria est mort [2].

Quant à ce que vous me répétez de votre terribilité, je ne vous crois pas terrible, pour mon compte ; et si je ne vous ai pas écrit à ce sujet, n’en soyez pas surpris, car vous ne me paraissez pas terrible, sinon dans l’art, c’est-à-dire que vous êtes le plus grand maître qui ait jamais été. C’est là mon avis. Si je me trompe, tant pis pour moi. Je ne vous dirai pas autre chose. Recommandez-moi au compère Leonardo et à messire Pier Francesco.

Votre très fidèle compère Bastiano, peintre, à Rome.


VI

Au seigneur Michel-Ange Buonarroti, sculpteur très digne, etc., à Florence.
Le 19 novembre 1520.0000

0000Mon très cher Compère,

Il y a déjà plusieurs jours que j’ai reçu de vous une lettre, à moi très agréable. Je vous remercie extrêmement de ce que vous avez daigné m’accepter pour votre compère : les cérémonies des femmes ne sont pas en usage, entre nous. Il me suffit que vous soyez mon compère, et par une autre (occasion] je vous enverrai l’agnelle.

J’ai déjà tait baptiser l’enfant depuis plusieurs jours et je lui ai donné le nom de Lucien, qui est le nom de mon père. Si messire Domenico Boninsegni daigne être mon compère, il me fera un sensible plaisir, car je ne veux pour compères que des hommes de bien.

Outre cela, je vous apprends que j’ai fini le tableau et que je l’ai porté au palais. Il a plu à chacun plutôt que déplu, excepté aux (détracteurs) ordinaires, mais ils ne savent que dire. Il me suffit que Monseigneur Révérendissime m’ait dit que je l’avais satisfait au delà de ses désirs. Je crois que mon tableau est mieux dessiné que les tapisseries venues de Flandre.

Maintenant, ayant fait de mon côté à peu près ce que je devais, j’ai cherché à obtenir Je mon payement. Monseigneur Révérendissime m’a dit que, comme nous en sommes convenus ensemble avec messire Domenico, il veut que vous jugiez cette œuvre. Quoique, pour arriver promptement à conclusion, je m’en remette a Sa Seigneurie Révérendissime, il n’y veut rien entendre. Je lui ai montré le compte du tout ; il veut que je vous l’adresse et que vous voyiez ce tout. Je vous renvoie donc et je vous prie, si jamais vous m’avez fait un plaisir, de faire cela sans crainte aucune ; car Monseigneur Révérendissime et moi, nous nous en remettons absolument à vous. Il suffit que vous ayez vu l’ouvrage commencé ; il y a quarante figures en tout, sans celles du paysage. Ce travail comprend le tableau du cardinal Rengone, qui est porté sur le même compte ; messire Domenico l’a vu et sait de quelle grandeur il est. Je ne vous dirai pas autre chose Mon compère, je vous en prie, expédiez la chose promptement, avant que Monseigneur Révérendissime parte de Rome ; car, pour vous le dire à vous, je suis à bout.

Jesus-Christ vous conserve en santé. Recommandez-moi à messire Domenico, et je me recommande à vous mille fois.

Votre très fidèle compère Sébastien, peintre à Rome.


VII

Au seigneur Michel-Ange Buonarroti, sculpteur très digne, etc., à Florence.
Le 6 septembre 1521.0000

0000Mon très cher Compère,

Je crois que vous êtes las d’apprendre des nouvelles de votre Pietro Urbano. De celles qui ne vous concernent pas, je ne vous écris rien, parce que ce n’est pas mon métier de dire du mal de personne, surtout de ceux qui ne m’ont pas fait de déplaisir. Mais comme il vous a fait honte et tient peu compte de vous, l’amitié que je vous porte m’oblige à vous faire connaître une partie de sa bonne conduite.

Premièrement, vous l’avez envoyé à Rome avec la figure [3], pour qu’il la finisse et la mette en place. De cela, savez-vous ce qu’il a fait et manqué à faire ? Je vous apprends que, dans tout ce à quoi il a travaillé, il a estropié toute chose ; surtout il a raccourci le pied droit, et l’on voit clairement qu’il en a tronqué les doigts ; il a raccourci de même ceux des mains, surtout de celle qui tient la croix, c’est-à-dire de la droite. Frizzi dit qu’ils semblent avoir été faits par un fabricant de gimblettes. Cette main n’a pas l’air de marbre, on la croirait faite par un ouvrier en pâte, tant les doigts sont raides. Je ne m’entends pas à cela, ne sachant pas comment se travaille le marbre ; mais je puis vous dire que les doigts me semblent bien raccourcis. On voit bien aussi qu’il a travaillé à la barbe, et je crois que mon petit garçon aurait eu plus de jugement ; on dirait qu’il a modelé cette barbe avec un couteau sans pointe, mais on y pourra facilement remédier. Il a encore mutilé une des narines ; un peu plus, le nez était gâté. Ce n’aurait pas été l’ouvrage de Dieu, et je crois que Dieu vous inspira l’idée de votre dernière lettre à maître Giovanni de Reggio, mon compère ; car, si la figure était restée entre les mains de Pietro, sans aucun doute, il vous la gâtait. De plus, j’ai fait comprendre et j’ai dit à messire Metello de ne la laisser en aucune façon dans les mains de Pietro, qui pourrait bien, par dépit, la gâter et vous faire encore plus de honte. Pietro se montre fort malveillant, surtout depuis qu’il se voit tout à fait renvoyé par vous ; il me paraît ne faire état, ni de vous, ni d’âme qui vive, et se croire un grand maître ; mais à l’œuvre il verra ce qu’il est. Je crois que le pauvre garçon ne saura plus jamais faire de ces figures-là, tellement il aura oublié l’art, et les genoux de cette statue valent plus que Rome tout entière.

Compère, sur la demande de maître Giovanni de Reggio et pour l’amitié que je vous porte, je vous ai écrit et fait connaître ce qu’a fait Pietro. Vous me dites par votre dernière lettre que, si Frizzi veut assumer l’entreprise de finir et de mettre en place cette figure, je la lui donne. Il est venu me trouver, et nous sommes allés chez messire Metello avec votre lettre. Messire Metello s’en est montré satisfait, et je crois que Frizzi vous servira avec zèle, car il me paraît honnête homme. Je l’ai prié de toucher le moins possible à la figure, et nous sommes demeurés d’accord de la baisser d’une palme environ, parce qu’on ne voit pas les pieds ; je trouve que Pietro la mettait bien haut. Vos instructions seront donc exécutées, et je crois que Frizzi s’en acquittera bien ; vous avez affaire à un homme qui tient à cœur votre honneur. Ne vous étonnez pas de ce que maître Giovanni vous ait écrit que Pietro s’en était allé. Il a passé bien des jours sans se montrer ; il fuyait la cour, et je crois bien qu’il lui arrivera malheur. J’ai entendu dire qu’il joue, fréquente toutes les filles, fait le damoiseau dans Rome avec des souliers de velours et dépense beaucoup d’argent. Je suis sûr qu’il finira mal, et je le regrette, parce qu’il est jeune, après tout ; mais il a fait des choses dont vous seriez stupéfait, si vous les entendiez raconter. Je ne vous en dirai pas plus. Si vous trouvez que l’on ait omis quelque chose de ce que vous voulez, écrivez, et tout ce que vous ordonnerez sera fait. Jésus-Christ vous conserve en santé. Dites au compère Leonardo que j’espère qu’à son retour il trouvera finis la chapelle et le sujet d’en bas. Vous en serez, je crois, satisfait ; je le peins à l’huile sur le mur, de manière que la peinture ne s’en détachera pas, comme font celles du palais. Je vous prie de me recommander à messire Pier Francesco.

Votre très fidèle,

Sébastien,00
peintre, à Rome.

VIII

Au seigneur Michel-Ange, sculpteur très digne, etc., Florence.
Le 22 avril 1525.0000

0000Mon très cher compère,

J’ai reçu de vous une lettre qui m’a été fort agréable, car j’y ai vu l’amitié et l’affection que vous me portez toujours, sans que je le mérite. Il m’est pénible que l’on vous ait requis de m’écrire et de me presser de finir promptement le tableau de messire Antonio Francesco degli Albizzi. Il était inutile de vous tourmenter d’une semblable chose, et peut-être vous aurait-on moins importuné en vous faisant faire une figure qu’en vous faisant écrire cette lettre. Je crois, en effet, reconnaître en bonne partie le tour d’esprit des gens dans cette affaire. Il suffisait de ma bonne foi et de la promesse que j’avais faite à messire Antonio Francesco, et, bien que j’aie été en retard de cinq ou six jours, il n’était pas besoin de prendre tant de peine. Pardonnez-moi. Pour moi, je trouve plus difficile de faire une main ou un simple bout de draperie dans notre art, que de faire toutes les selles [4] du monde. Pardonnez-moi de vous écrire de cette manière ; je crois écrire à quelqu’un qui me comprend : ne prenez donc pas la chose en mauvaise part. Je n’ai tant tardé que pour vous faire honneur ainsi qu’à moi et pour me consacrer à messire Antonio Francesco, qui me semble un homme digne d’être bien servi. J’ai laissé toutes mes affaires pour lui et pour le compère Leonardo, comme ils le savent. Et je ne vous dirai pas autre chose, sinon que je me recommande à vous mille fois. Recommandez-moi, je vous prie, à messire Antonio Francesco comme à messire Pier Francesco Borgherini, et dites-lui que dans le délai de deux jours son tableau sera fini. Jésus-Christ vous conserve en santé.

J’ai encore à vous remercier extrêmement de la lettre que vous m’avez écrite, en faveur de Jacopo Sansovino. Il a fait bonne impression sur le duc, mais il n’a pourtant pas eu le travail, parce que, m’a dit le duc, il faut en ce moment s’occuper des armes et non des marbres.

L’unique Arétin m’a fait convenir, en voyant votre lettre (c’est-à-dire l’adresse), que c’est à lui qu’il appartient d’être unique, et non à moi. Mais vous êtes bien, vous, l’unique au-dessus de lui et de tous les autres. Et suffit.

Votre

Sébastien, 000000
peintre, à Rome.000

IX

Au seigneur Michel-Ange Buonarroti, sculpteur très digne, etc., à Florence.
Le 20 avril.0000

0000Mon très cher Compère, après les salutations,

Ne vous étonnez pas que je vous importune de mes lettres, j’y suis forcé, je ne puis faire autrement. J’ai fait un tableau d’autel à messire Giovanni de Viterbe, clerc de la Chambre Apostolique, avec trois figures plus grandes que nature, c’est-à-dire un Christ à la Colonne et deux figures qui le flagellent, comme celles de Saint-Pierre-in-Montorio. Ce tableau est terminé depuis deux mois, comme messire Antonio Francesco pourra vous en informer, car il l’a vu, et il connaît à peu près notre différend. C’est que lui veut me payer à sa manière, et que je voudrais être payé à la mienne. Nous sommes engagés de part et d’autre, informa camerœ. Le prix de mon travail doit être estimé par deux experts dans l’art, s’il n’y a pas moyen de nous accorder. Maintenant ledit messire Giovanni a résolu de vous nommer juge et de vous envoyer le tableau à ses frais, ainsi que pour le retour, afin que vous jugiez du prix ; et cela uniquement pour me tourmenter à sa manière. Il ne veut en aucune façon s’en rapporter au contrat et n’a pas trouvé d’autre expédient que de vous charger d’arranger cette affaire. Je suis certain qu’il vous écrira et vous demandera de juger entre nous. J’en serais plus que content, mais j’en souffrirais grandement, ne pouvant attendre si longtemps ; car cet homme ne voudrait autre chose qu’attendre que j’eusse besoin de pain et que la dernière misère m’obligeât d’aller à lui, la corde au cou. Il en ferait à sa guise ; mais je consentirais plutôt à manger mes deux enfants qu’à lui donner le plaisir de me voir soupirer ; car il est pire qu’un juif, et je m’étonne que la terre ne s’ouvre pas pour l’engloutir. Je vous en prie, par pitié, veuillez, pour l’amour de moi, le traiter comme il le mérite, et, pour ne pas vous donner ce tourment, refusez, renvoyez ce différend à notre seigneur et persuadez à messire Giovanni de s’en tenir à son jugement ; il ne peut le récuser. Vous satisferez ainsi l’une et l’autre partie, et moi je sortirai de la main du diable, car il ne me paraît pas convenable de vous tourmenter de cette affaire. Je crois que si vous étiez en Angleterre, il n’en serait que plus aise de vous envoyer le tableau, pour me faire plus de mal, pourvu que vous fussiez loin de Rome. Mais plût à Dieu que vous fussiez à Rome, car je crois qu’il vous fuirait comme le diable et s’en remettrait à toute autre personne que vous, tandis que moi je ne voudrais pas d’autre juge. Je ne vous dirai pas autre chose. Christ vous conserve en santé. Je me recommande à vous mille fois Vous daignerez me recommander à messires Antonio Francesco et Pier Francesco.

Le tableau de messire Antonio Francesco est fini, il n’y a plus qu’à le vernir, et je le vernirai demain. Pardonnez-moi si j’ai tant tardé, c’est qu’on ne peut peindre et plaider avec messire Giovanni de Viterbe.

Votre

Sébastien, 000000
peintre, à Rome.000

X

Au seigneur Michelange des Bonarotis, sculpteur rarissime, à Florence.
Le 24 février 1531, à Rome.0000

0000Mon très cher Compère,

(Ce mot) par maître Domenico, dit Menichella, qui m’est venu voir de votre part. Dieu sait combien j’ai été heureux qu’après tant de misères, de peines et de dangers, Dieu tout-puissant nous ait laissés vivants et en santé par sa miséricorde et sa pitié : chose vraiment miraculeuse, quand j’y pense. De quoi, grâces soient toujours rendues à la majesté divine. Si je pouvais, avec la plume, vous exprimer l’inquiétude et le tourment que j’ai éprouvés à votre égard, vous en seriez dans l’étonnement. Le seigneur Fernand de Gonzague pourra vous en rendre bon témoignage, et Dieu sait quelle douleur je ressentis quand j’appris que vous alliez à Venise. Si je m’étais trouvé à Venise, il en eût été autrement : il suffit. Maintenant, mon compère, que nous avons passé par l’eau et par le feu, et que nous avons éprouvé des choses que l’on n’aurait jamais imaginées, remercions Dieu de toutes choses, et ce peu de vie qui nous reste, passons-le du moins dans le repos autant que possible. Il faut compter bien peu sur ce que fera la Fortune, tant elle est méchante et douloureuse. Je me suis réduit à ce point que l’univers pourrait crouler sans que je m’en soucie, et je me ris de toute chose. Menichella vous dira la vie que je mène et ma position. Il ne me semble pas que je sois encore le Bastiano que j’étais avant le sac de Rome, je ne puis encore revenir à moi. Je ne vous dirai pas autre chose. Le Christ vous conserve en santé.

Quant à venir à Rome, suivant ce que me dit maître Menichella, cela ne me paraît pas nécessaire, à moins que vous n’y veniez en promenade. Vous pourriez remettre en ordre votre maison, qui, à vrai dire, est en mauvais état dans presque toutes ses parties, comme les toits et autres choses. Vous savez, je crois, que la salle où se trouvait l’atelier de marbrerie s’est effondrée avec les marbres travaillés : c’est une pitié. Vous pourriez remédier à cela et prendre quelques mesures. Pour moi, j’en serais heureux, car je jouirais un peu de vous, et je meurs du désir de vous voir, j’en suis impatient ; mais faites ce qui vous paraîtra le mieux. — Votre très fidèle compère

Sébastien de Luciani.0000

XI

À mon très cher messire Michelange Bonaroti, sculpteur, à Florence.
Le 29 avril 1531, à Rome.0000

0000Mon très cher Compère,

Il y a bien des jours que j’ai reçu de vous une lettre, à moi fort agréable, en réponse à celle que vous a portée Menichella. La vôtre m’a été apportée par Benvenuto, l’horloger florentin, et Baccio, mercier ou marchand de cire, serviteur de notre seigneur. Mais en vérité votre lettre m’a été remise ouverte, ce dont j’ai eu grand déplaisir. Si j’ai tardé si longtemps à vous répondre, c’est que je n’ai pu encore vous envoyer la tête de notre seigneur. Il est bien vrai que j’en ai une, peinte avant le sac de Rome, sans barbe, et que je ne crois pas devoir convenir. N’ayant pu trouver le temps d’en peindre une à mon gré, je n’ai encore rien fait ; mais je m’en occuperai bien certainement et, le plus tôt que je pourrai, je vous l’enverrai. J’ai tardé aussi, faute d’en avoir trouvé le moyen, de vous écrire et de vous envoyer mes lettres, comme vous m’enverriez les vôtres, sans qu’elles soient ouvertes : Qu’en pensez-vous ? J’ai rencontré Bartolomeo Angiolini, qui me paraît un homme de bien et a fait voir beaucoup d’affection et d’attachement pour vous. Je lui ai parlé du fait de la lettre ouverte, et il m’a répondu que je pouvais sans crainte lui donner les miennes, qu’elles vous seraient remises en mains propres. Vous donnerez de même les vôtres à Lorenzo Manucci, chasublier sur la Place, et faites la suscription d’une autre sorte de caractères, pour qu’elle ne paraisse pas de votre main, ou faites faire la suscription par une autre personne, pour qu’on n’y reconnaisse pas votre écriture, ou bien faites une enveloppe à la lettre et adressez-la à Bartolomeo Angiolini, en mains propres, à la douane de Terre ; il m’a promis que personne au monde ne verrait vos lettres. Il me semble que c’est une très bonne voie.

Comme dans votre lettre vous me dites qu’il vous serait très agréable de savoir quelques particularités, mon très cher compère, voici ce que m’a dit Menichella. Il n’y a pas lieu pour vous d’avoir aucun souci, ni de vous mettre en route et de venir à Rome pour des indignités qui ont pu vous être faites. Il suffit d’une lettre de vous à notre ami [5] ; vous verriez combien elle aurait d’effet, car je sais dans quelle estime il vous tient. Je crois que si vous vouliez faire une figure, à votre gré et de votre main, vous ne pourriez faire une chose plus à votre avantage, parce que je sais qu’il vous aime. Il vous connaît, il adore vos œuvres et les goûte autant qu’homme les ait jamais goûtées ; c’est une chose merveilleuse et une bien grande satisfaction pour l’artiste. Il parle de vous si honorablement, avec tant d’affection et d’amour, qu’un pure ne dirait pas de son fils ce qu’il dit de est bien vrai qu’il a été quelquefois contristé par certains bavardages qu’il entendait, pendant le siège de Florence ; il pliait les épaules et disait : « Michel-Ange a tort, je ne lui ai jamais fait injure. » Sachez donc le connaître, mon compère, prenez les choses du té et maintenez-vous en bonne humeur ; car avec les fatigues que vous endurez pour lui, il sait et on lui rapporte que vous travaillez jour et nuit et il en a une très grande joie. Il n’en aurait donc pas moins s’il savait que vous fussiez content, avec l’esprit en repos, et que vous eussiez pour lui l’affection qu’il a pour vous. Pat> ! ii, compère, si je parle trop à cœur ouvert ; l’affection que je vous porte et le bien que je vous veux t dire ce que je vous dis. Je voudrais que, de quelque autre manière qu’en peinture ou en sculpture, vous lui fissiez voir que vous êtes son serviteur et que, par ce moyen, vous coupassiez les jambes et la langue à vos ennemis ; car vous seriez homme à obtenir et à faire absolument tout ce que vous voudriez.

Je ne souhaiterais de vous qu’une seule grâce : c’est que, vous connaissant mieux, vous n’accordassiez pas votre attention aux moindres choses, et que vous vous souvinssiez que les aigles dédaignent les mouches. Et suffit. Je sais que vous vous moquerez de mon tabil, mais je n’en ai cure ; la nature m’a fait ainsi, et je ne suis pas Giovanni de Reggio.

Outre cela, en venant à Rome, je me trouvai à Pesaro avec un peintre attaché au duc d’Urbin. Il s’appelle Jérôme de Genga. C’est un homme de bien et qui montre de l’affection pour vous. Comme il croit que j’ai sur vous beaucoup d’influence, il me dit qu’il pourrait s’employer utilement à faire que le seigneur duc s’entendit avec vous, au sujet du travail du pape Jules, travail que le duc paraît avoir fort à cœur. Je lui répondis que l’ouvrage était en bonne voie, mais qu’il fallait encore huit mille ducats et qu’il n’y avait personne à qui s’adresser pour cette somme. Il me dit alors que le seigneur duc l’avancerait, mais que Sa Seigneurie craignait de perdre son argent et l’ouvrage et paraissait fort en colère. Après beaucoup de paroles, il me demanda si l’on ne pourrait pas restreindre cet ouvrage, de manière que l’on fût satisfait de part et d’autre. Je lui répondis qu’il fallait en parler avec vous. Compère, tout dépend de vous. Je crois pourtant que si vous faisiez voir quelque chose de ce travail, ils accepteraient tout, parce qu’ils tiennent plus à certaines apparences qu’à la vérité même, et je suis certain qu’il leur faudrait prendre médecine pour débourser ces huit mille ducats. Comme vous êtes sage et prudent, avant qu’aucune figure ne sorte de chez vous, étudiez-la bien, et n’ayez crainte de voir diminuer votre gloire et votre réputation ; car dans tout ce que vous voudrez, je crois que vous serez le même. Vous êtes trop grand. Mais je me désespère de ce que vous ne vous connaissez pas et vous vous rongez vous-même, tandis que la moindre chose pourrait tout calmer. Pour le présent je ne vous dirai pas autre chose. Pardonnez-moi si je ne vous ai pas donné de bonnes paroles. Je voudrais pourtant, s’il était possible, que ce peu de vie qui nous reste se passât dans quelque peu de repos ; il en serait temps. Le Christ vous conserve en santé.

Votre

Sébastien, 00
peintre, à Rome.

XII

Au seigneur Michelange des Bonarotis, mon seigneur très respectable, à Florence.

0000Très excellent Compère,

Vous serez, je crois, surpris que j’aie été tant de jours sans vous écrire. La première cause de mon silence a été que je n’avais à vous dire rien qui en valût la peine ; et la seconde, l’événement que vous avez appris, je pense, comment notre seigneur le pape Clément m’a nommé plombeur et m’a fait moine, à la place de Frère Mariano. Si vous me voyiez moine, je crois bien que vous en ririez. Je suis le plus beau frocard de Rome, chose en vérité à laquelle je ne crois pas avoir jamais pensé. Il est bel et bien survenu un Motu proprio du pape. Dieu soit loué dans l’éternité, car il paraît vraiment que Dieu l’a voulu ainsi. Et ainsi soit-il !

Maintenant, mon compère, messire Jérôme Staccoli, d’Urbin, est arrivé à Rome ; il est venu chez moi et, ne m’ayant pas trouvé, il m’a parlé aujourd’hui à la Chancellerie et m’a rapporté toutes les négociations qui ont eu lieu avec le seigneur duc d’Urbin, au sujet du tombeau de Jules. Il m’a dit énormément de paroles ; pour conclure, il dit avoir offert des partis à choisir à Son Excellence votre duc [6] ; que vous étiez disposé à finir le tombeau du pape Jules… en suivant les conditions du contrat fait par vous avec Aginensis, c’est-à-dire le grand projet, mais qu’il faudrait pourvoir au reste de l’argent. Le duc a répondu qu’il ne pouvait fournir le reste de l’argent, mais que Sa Seigneurie serait bien plus satisfaite que vous missiez à exécution le second projet, c’est-à-dire que l’œuvre fût réduite à la valeur de la somme que vous avez reçue. Messire Jérôme ajouta qu’après son départ d’Urbin, le duc envoya derrière lui un homme en poste avec une lettre, lui ordonnant de trouver moyen, n’importe comment, d’arranger cette affaire et d’assurer l’exécution du tombeau ; mais que le duc voudrait que vous lui fissiez un dessin du projet à exécuter, dessin d’après lequel il prendrait une décision. Je répondis très gaillardement à messire Jérôme que vous n’étiez plus homme à faire des dessins de projets, des modèles, ni de pareilles bagatelles ; que c’était là le moyen de ne jamais finir ce travail, que Son Excellence le duc pouvait bien se contenter de vous voir disposé à exécuter ce travail suivant le dessin existant, et que vous teniez à votre honneur autant qu’un autre peut tenir au sien. Messire Jérôme me demanda comment cela pourrait se faire. « Voici comment, lui répondis-je. Que Son Excellence le duc et tous les héritiers du pape Jules consentent à annuler le contrat dressé par Aginensis, c’est-à-dire celui du grand projet, qu’ils en fassent un autre comme quoi vous (Michel-Ange) consentez à faire un travail de la valeur de la somme reçue par vous, qu’ils laissent à votre conscience toute chose, et quand vous ne mettriez qu’une pierre en œuvre, qu’ils se soumettent en tout à votre volonté Que, comme le meilleur temps de votre vie aura été un esclavage, ils vous rendent présentement votre liberté, ne vous obligent à rien, et seulement vous fassent maître de toutes choses à votre volonté ; car ils se trouveront bien mieux de faire ainsi, que de se jeter dans une voie de détails minutieux. » Sur quoi, messire Jérôme avoua que c’était là la marche à suivre, et me dit de vous écrire qu’il fera consentir le duc à tout ce que vous voudrez, vous et son ambassadeur, qu’avec messire Jérôme, au nom du duc et des héritiers du pape Jules, on annulera le contrat et on en fera un autre comme vous le voulez, et dans la forme que je lui ai offerte, c’est-à-dire qu’on achèvera le tombeau suivant le second projet, et dans le délai de trois ans. Vous aurez à payer de vos deniers deux mille ducats, en comptant la maison ; cette maison sera vendue, et Te prix viendra en déduction du chiffre de deux mille ducats. Je n’ai pas voulu offrir davantage, je crois que cela suffira, et ils s’en contentent volontiers. Ils trouvent satisfaisant que vous acceptiez ce travail sans qu’il leur en coûte un liard, et que vous consentiez à payer les deux mille ducats. Messire Jérôme m’a promis d’écrire au duc et qu’ils feront que le duc vous écrira, s’en remettant pour toute chose à vous. Vous prendrez la peine de répondre au duc ce que vous voudrez, mais n’offrez plus d’argent. Maintenant il me semble que l’affaire est venue à très bonne fin et solution, puisque c’est à vous de faire ce second contrat. Envoyez-moi un modèle du contrat, comme vous voulez qu’il soit ; on n’en omettra pas un mot. Envoyez-moi aussi une procuration pour que je puisse annuler le premier contrat en votre nom, faire le second et promettre en votre nom tout ce que vous me commanderez. Je pense qu’ainsi vous serez content et aurez l’esprit en repos. Je crois que notre seigneur, par amitié pour vous, sera aussi content de cet arrangement, que vous le serez vous-même. Il m’a dit : « Nous le ferons rajeunir de vingt-cinq ans. » Je ne vous dirai pas autre chose de cette affaire. Faites ce qu’il faut et tenez-vous en bonne disposition.

Pardonnez-moi, car je n’ai pas encore fini la tête du pape ; mais j’espère vous l’envoyer, de toute façon, la semaine prochaine. Les affaires de ma charge m’en ont empêché. Dieu sait combien je suis peiné de n’avoir pu aller à Florence, comme… je vous l’avais promis. Mais Dieu l’a voulu. J’espère aller vous voir, cet été, et que vous ne manquerez pas à votre promesse, pour que nous nous réjouissions un peu ensemble. Je vous en prie, recommandez-moi à Sa Seigneurie messire Bartolomeo Valori, et dites-lui que je continuerai son travail et qu’il sera servi. Je vous prie aussi de me recommander à mon seigneur

23. Michel-Ange. Musée du Louvres.
étude pour la chapelle pauline du vatican
messire Giovanni Gaddi, clerc de la Chambre. Je me recommande à vous mille fois. Le

Christ vous conserve en santé — Tout votre,

Frère Sébatien des Lucianis,
peintre.000000

XIII

Au seigneur Miclielange des Bonarotis, à Florence.
Le 16 juin 1531.0000

0000Mon très cher Compère,

J’ai reçu de vous une Lettre en réponse à la mienne, avec une autre incluse et adressée à notre Maître. Je la lui ai remise en mains propres, il en a été fort satisfait et a voulu voir aussi celle que vous m’écriviez. Il s’étonne beaucoup et regrette que vous ayez souci des bavards qui, à défaut de sujets d’entretien avec Sa Sainteté, parlent de Michel-Ange et de ses œuvres, pour paraître gens d’esprit et connaisseurs, disant de ces grands mots à contresens qui feraient rire les pierres. Mais, grâce à Dieu, Sa Sainteté les connaît si bien qu’elle semble vraiment les entendre avec mes oreilles ; elle en fait juste autant de cas que nous, et je suis certain qu’à cet égard on ne pourrait pas trouver dans tout l’univers un homme plus à votre gré que le Saint-Père. Il m’a dit expressément que j’eusse à vous e, de sa part, que vous ne lui feriez pas moins de plaisir en vous ôtant de la cervelle vos soucis au sujet de ces cigales, que si vous lui faisiez en un jour tous ses travaux, parce que certaines peines sont inutiles à se donner. Il m’a dit que vous ne devriez pourtant pas ignorer qu’il sait ce que vous pouvez ou ne pouvez pas faire ; il est resté stupéfait, en lisant dans votre lettre, en ma présence, ce que vous dites des figures qui sont finies, et il a dit qu’il n’y eut jamais de plus grand travailleur que vous, quand vous voulez : tout le contraire des cigales. Il m’appela encore et me dit : « Écris-lui que je le prie de faire ce travail à l’aise, de n’en faire que ce qu’il peut ; car je ne voudrais pas qu’il se surmenât, qu’il s’attirât quelque infirmité. Dis-lui de faire quelquefois une promenade. » Et il ajouta beaucoup de bonnes paroles, car il montre vraiment qu’il vous aime et fait grand état de vous, avec tant de sincérité et tant d’affection que Dieu sait combien j’en suis heureux ; et vous pouvez être content, vous aussi. Mon compère, je ne puis nier que je vous aime plus que toutes les choses créées du monde que je fais plus grand compte de vous que de tout le reste, et l’amitié que je vous porte ne me trompe pas. Mais je vous le dis bien, si je connaissais notre ami comme étant dans d’autres sentiments à votre égard, je souffrirais mille morts plutôt que de vous écrire une chose pour une autre ; et s’il changeait de sentiment, dans le cas où je ne pourrais pas écrire, j’irais de ma personne vous le dire à Florence Bien certainement l’amitié ne me fait pas illusion ; j’ai voulu m’en assurer de beaucoup de manières ; soyez sûr que j’ai bon goût sur ce point et que je ne me trompe pas. Ne croyez pas que, dans ma vieillesse, je sois devenu courtisan. Si je ne connaissais pas très bien la valeur de la pièce et ce qu’elle est pour nous, bref, il suffit…

Pour l’affaire de Jules II, notre seigneur a lu ma lettre, comme ci-dessus, et relu une seconde fois le passage de l’avis que je vous ai donné, au sujet du duc d’Urbin. Il a voulu que je lui dise qui m’avait parlé de cela. J’ai tout dit à Sa Sainteté, je l’ai priée de vous aider, de vous être favorable dans cette circonstance, ajoutant que vraiment elle vous rajeunirait de vingt-cinq ans. Le Saint-Père me répondit avec une grande bonté qu’il le ferait bien volontiers et qu’il en serait enchanté. Il m’a dit de n’écrire à personne de l’entourage du duc avant de savoir vos intentions, et m’a ordonné de vous écrire pour que vous me fassiez connaître votre volonté, comment vous voudriez arranger cette affaire, afin que j’en informe Sa Sainteté et qu’elle sache ce qu’elle peut offrir de votre part et promettre aux agents ou à l’ambassadeur du duc d’Urbin. Je suis certain que la faveur de Sa Sainteté fera beaucoup, et que les choses s’arrangeront avec plus d’honneur, de crédit et de facilité. Ainsi, mon compère, décidez bien ce que vous voulez faire, réfléchissez-y bien ; ce que vous voudrez et ordonnerez sera fait, et rien de plus. J’ai, près de la personne du duc, un messire Oratio, mon très grand ami et le premier homme que possède Son Excellence le duc. Il y a encore mon médecin que vous vous rappelez, je crois ; je vous ai montré son portrait chez moi, dans le Trastavère ; il sera, lui aussi, un bon intermédiaire, avec le Geiiga. Tous trois sont hommes de bien, mais celui qui peut tout, c’est messire Oratio. Avant qu’on écrive ou qu’on mette rien en mouvement, prenez bien votre résolution, et l’on ne traitera sur aucun point que de votre consentement.

Plusieurs fois, j’ai voulu vous écrire, au sujet de votre maison. Votre bien est vraiment en fort mauvais état ; il est entre les mains d’un méchant sbire qui fait l’important et déclare qu’il a fait et dit, de façon qu’il faudra lui rendre bien des ducats, jusqu’au point de ruiner votre maison. De plus, l’atelier de marbrerie est englouti sous terre, le dommage est grand. Le mieux serait de retirer les marbres de cet effondrement et de mettre ces épaves dans le grand atelier, quoiqu’il y pleuve à travers le toit. Il serait bon de pourvoir à ce que tout cela ne fût pas perdu ; il y faut beaucoup de travail, de temps et une grande dépense. C’est donc à vous d’aviser : tout ce que vous ordonnerez sera fait, et rien de plus. Je suis tout à vous, et me recommande à vous mille fois. Le Christ vous conserve en santé.

Votre

Sébastien,00
peintre, à Rome.

XIV

Au seigneur Michelange des Bonarotis, à Florence.
Le 22 juillet 1531, à Rome.0000

0000Très cher Compère,

Ne vous étonnez pas que je n’aie pas répondu plus tôt à votre dernière lettre, que j’ai reçue le dernier jour du mois passé, et par laquelle vous m’informez de tout ce que j’ai à proposer aux agents du duc d’Urbin. Pour ne pas contrevenir à l’ordre de notre seigneur, je lui montrai votre lettre ; il la lut très attentivement, vit quelles étaient vos intentions et s’étonna beaucoup que vous offrissiez ainsi, sans restriction, deux mille ducats et la maison, pour faire achever le tombeau de Jules dans le délai de trois ans. C’est vraiment une offre trop large et trop à votre désavantage. Quand il vous serait sorti des mains trois mille ducats, vous le regretteriez, je crois. Mon compère, j’ai reçu les ordres du pape, car cela ne plait pas non plus à Sa Sainteté ; il ne veut pas que je fasse une offre pareille du premier coup, mais il m’a ordonné de parler à l’ambassadeur du duc et à messire Jérôme Staccoli, comme de moi-même et d’après les paroles de Jérôme de Genga, de voir comment je les trouverai disposés à cet égard et de lui rapporter leur réponse ; ce que j’ai fait. J’allai au palais de l’ambassadeur du duc, et, par hasard, j’y trouvai messire Jérôme Staccoli. Je leur racontai tout, comme de moi-même, je leur dis tout ce qui me paraissait devoir faciliter l’achèvement de l’œuvre, tout ce qui pouvait intervenir dans tous les cas, soit qu’on exécute le projet tout entier, soit qu’on le restreigne, et cela sans leur offrir d’y contribuer pour un liard. L’ambassadeur se montra fort satisfait, désireux de voir les choses marcher ainsi ; et je crois que, de lui, on ferait ce qu’on voudrait. Mais je trouvai messire Jérôme Staccoli un peu raide. Il me dit : « Je sais beaucoup mieux que vous ce que voudrait Michel-Ange. » Il ajouta : « Michel-Ange voudrait vendre la maison, et avec cet argent restreindre l’œuvre et la finir comme il l’entendrait. Cela n’est pas honnête. Il a reçu dix mille ducats : qu’il commence par payer, de cet argent, la dépense, et qu’on voie l’œuvre s’avancer ; puis, à la fin, quand on verra le travail arrivé au point où il conviendra de vendre la maison, on la vendra. » Il dit, en outre, que la maison n’était pas à vous, mais au cardinal Aginensis, et beaucoup d’autres paroles déplaisantes ; il ajouta encore qu’il avait engagé un procès avec vous, et que le contrat passé pour ce travail était entre ses mains. L’ambassadeur me dit : « Michel-Ange est en disgrâce auprès du pape ; il n’est plus en faveur, comme il en avait l’habitude ; aussi a-t-il des craintes sur cette affaire. » Je lui répondis très gaillardement que vous ne craignez rien, ni des papes, ni d’aucun seigneur du monde, mais que tout ce que vous désiriez faire, c’était pour votre honneur et pour les engagements que vous avez envers la sainte mémoire de Jules. Ces paroles les apaisèrent tous deux, et, pour conclure, je leur dis qu’il valait mieux, pour eux et pour Son Excellence le duc, se soumettre à votre volonté de faire ce qui vous paraîtra bon, d’une manière ou de l’autre, en achevant l’œuvre, que de s’en tenir à ces pointilleries et à ces discussions.

Si par malheur il arrivait, ce qu’à Dieu ne plaise, que vous vinssiez à mourir, l’œuvre ne s’achèverait ni d’une façon ni de l’autre, parce qu’il ne pleut pas des Michel-Ange et qu’il ne se trouverait pas d’hommes qui sussent la regarder, à plus forte raison la finir. Je ne vois pas, d’ailleurs, comment on pourrait tirer de Florence, si vous n’y étiez plus, les statues faites pour ce tombeau, tant celles qui sont finies que celles qui sont ébauchées.

Ces mots leur percèrent le cœur, et ils avoueront que je disais vrai et que je parlais dans leur intérêt, plutôt que dans le vôtre. Ils résolurent de convertir le duc à tout ce que vous voulez, surtout l’ambassadeur, qui me dit de ne pas prendre g irde aux paroles de messire Jérôme, qu’il ferait si bien que le duc et messire Jérôme se rendraient à ce que vous voulez, tant mes paroles les intimidèrent. Je leur dis qu’il y avait une paire de figures qui valaient dix mille ducats, et qu’ils pouvaient lever les mains au ciel de vous trouver en si bon vouloir. En sorte que messire Jérôme est parti pour Urbin et m’a promis de s’y bien employer. L’ambassadeur a écrit aussi dans le même sens. J’ai rapporté tout cet entretien à notre seigneur, qui s’en est montré satisfait au plus haut degré. Il m’a dit de ne rien craindre de messire Jérôme, qu’il lui ferait faire tout ce qu’il voudrait. De plus, Sa Sainteté m’a ordonné de vous dire que, pour votre plus grand honneur, vous vous teniez au grand projet ; que vous devez être tranquille pour ce qu’il vous reste à dépenser, car vous ferez tout ; et que vous disiez la valeur des figures, des marbres, travaillés ou non, et de l’argent que vous avez reçu ; quand ils verront qu’il faut débourser le reste, ils en viendront à ce que vous voudrez, et c’est à peine si vous leur donnerez la maison. Sa Sainteté m’a dit que celui qui fait les horloges, Della Volpaia [7], a écrit au cardinal Salviati que vous ne désiriez pas autre chose. Le Saint-Père m’a dit aussi d’aller parler à Sa Seigneurie et de traiter avec elle cette affaire, où son intervention sera fort à propos. Dites-moi ce qu’il faut que je fasse, et, si vous le trouvez bon, écrivez-moi une lettre fictive que je puisse montrer à l’ambassadeur du duc et qu’il puisse, au besoin, envoyer à Son Excellence. Toutefois, témoignez-y l’intention de finir cette œuvre, dans le cas où vous seriez assuré pour le reste de la dépense. Au pape et à moi, écrivez ce qui vous plaira et ce que vous désirez.

Mon compère, je trouve le pape chaque jour plus désireux de vous faire plaisir. Il vous veut beaucoup de bien, et serait aussi heureux de vous satisfaire pour cet ouvrage, que vous de l’avoir terminé. Il m’a dit qu’il ne faut pas dire au duc ni à ses agents que vous le vouliez faire achever par d’autres, qu’il suffit bien que vous fassiez des dessins et des modèles et que vous dirigiez le travail : ils seront plus que satisfaits. Vous ne leur en avez fait que trop, de votre main ; ils peuvent être contents, et c’est là le point. Comment feront-ils pour ne pas l’être, ils ne peuvent vouloir que ce que vous voulez, et vous avez le pape pour vous. Pardonnez-moi, je ne puis avec la plume vous dire tout ; mais soyez certain que je ne vous écris pas de mensonges : toutes ces paroles ont été dites.

Pardonnez-moi de ne pas vous avoir envoyé la tête du pape. Je l’ai peinte sur toile, et c’est bien le teint du pape ; mais le pape veut que j’en fasse une autre sur pierre, et, dès que je l’aurai copiée, je vous l’enverrai. Je ne vous dirai pas autre chose. Tenez-vous en belle humeur et joyeux, car j’espère en Dieu que vous serez content. Le Christ vous conserve en santé. Je me recommande à vous mille fois, et je vous prie de me recommander à l’homme des horloges, Della Volpaia, qui me parait homme de bien et de notre bord ; je ne me rappelle pas son prénom.

je vous prie aussi de me dire ce qu’il en est de la maison, si elle est à vous ou aux héritiers du cardinal. De même, pour la somme d’argent que vous avez reçue et le prix de toute l’œuvre, car je ne sais que répondre à ceux qui me questionnent là-dessus, ni au pape.

Tout à vous,

Sébastien des Lucianis,
peintre.00000

XV

Au seigneur Michelange des Bonarotis, à Florence.
Le 19 août 1531, à Rome.0000

0000Mon très cher Compère,

Hier, je reçus de vous une lettre fort agréable, en date du 18 courant ; et aujourd’hui j’en ai reçu une autre, par les mains de l’homme du Ventazo, qui est du 19 et où vous me redemandez celle du 18. Je vous la renvoie, sans que personne au monde l’ait vue que moi ; mais je vous assure qu’il était temps. Demain, dimanche, je la montrerai au pape, bien qu’elle ait peu d’importance. Je puis vous dire que jamais je n’ai communiqué vos lettres aux agents du duc d’Urbin, et je ne le ferais pas sans votre permission ou celle du pape… Messire Jérôme Staccoli n’est pas à Rome. Il y a environ un mois qu’il partit pour Urbin, avec le cardinal de Mantoue ; et nous attendons ses lettres ou celles du duc, pour connaître la volonté de ce prince ; mais il n’est encore rien arrivé. Je trouve, dans cette affaire, beaucoup plus de droiture chez l’ambassadeur du duc que chez messire Jérôme. L’ambassadeur lui-même m’a dit de ne pas prendre garde aux paroles brusques et sans aucune importance de ce dernier, car c’est un homme coléreux de sa nature. Le pape aussi m’a dit qu’il lui ferait faire ce qu’il voudrait, et que nous n’ayons aucun souci de messire Jérôme.

Maintenant, mon compère, j’ai fort bien lu votre lettre et j’en ai bien compris le sens ; vous me pardonnerez, mais vous faites au duc une offre trop grande, celle de deux mille ducats avec la maison, qu’elle soit à vous ou à lui. En admettant qu’elle soit à lui, je pense que le pape la fera sans difficulté mettre en compte dans le prix du tombeau, et il suffira que vous donniez mille ducats. Avec la maison et vos mille ducats, ce qui fera environ deux mille, on pourra finir cet ouvrage selon vos intentions. Notre seigneur trouve aussi l’offre trop grande ; car vous dites avoir reçu sept mille ducats, et en dépenser encore deux mille de votre argent, ce serait vous réduire à rien. J’estime que les figures exécutées Talent plus de quatre mille ducats, sans la marbrerie, qui en vaut bien encore deux mille.

Je vous assure que, si vous vouliez faire une paire de figures, je me ferais fort de vous avoir de chacune mille ducats et quelques centaines de plus. Ce serait comme une base pour l’estimation du tombeau et de toutes vos autres œuvres ; les travaux pour votre ami rendent la chose impossible, mais ce serait le moyen de faire tenir tranquille messire Jérôme, etc. On n’a donc encore rien offert, et, si vous avez fait erreur dans votre lettre, il n’importe. Je vous la renvoie, décidez-vous bien, pensez bien à vos intérêts, et ne vous jetez pas ainsi tout d’un trait, comme une proie, avec deux mille ducats comptants à la première attaque. Vous avez le pape pour vous, et il fera tout ce que vous voudrez en semblable occurrence, car il ne désire autre chose que de vous maintenir en santé et content de cette affaire et de toute autre. Je sais qu’à cet égard il ne pourrait être plus à votre gré.

Quand je lui montrerai votre post-scriptum où vous dites que la 2e figure est terminée et que vous avez commencé la 3e, il sera transporté de joie ; mais je ne veux pas le lui montrer avant d’avoir reçu l’autre lettre, car il voudra la voir. Je ne vous dirai pas autre chose. Le Christ vous conserve en bonne santé. Pardonnez-moi de ne pouvoir, avec la plume, vous raconter ni vous expliquer les choses, comme je le ferais en une demi-heure auprès de vous.

Agréez la bonne et fidèle volonté de votre

Sébastien des Lucianis,
peintre.0000

  1. S’il a laissé quelques instructions ou pris quelques dispositions, au sujet de votre œuvre du tombeau de Jules II.
  2. Le cardinal Bernardo Dovizio de Bibbiena.
  3. La statue du Christ qui se conserve à la Minerve de Rome.
  4. Peut-être par allusion au métier de sellier exercé par Leonardo Borgherini, le plaignant.
  5. Le pape Clément VII.
  6. Il ne peut être question du duc de Florence, souverain de Michel-Ange : vostro s’applique évidemment au duc d’Urbin, comme le prouve la suite.
  7. Benvenuto della Volpaia, de Florence, horloger célèbre.