Michel Kohlhaas/1

La bibliothèque libre.
Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume Ip. 3-34).
II  ►


CHAPITRE PREMIER.

____

Sur les bords du Hasel vivait, au milieu du xvie siècle, un marchand de chevaux, nommé Michel Kohlhaas. Il était fils d’un maître d’école, et son nom rappelle encore aujourd’hui l’un des hommes les plus justes, et en même temps l’un des plus criminels de son siècle.

Cet homme extraordinaire passa jusqu’à sa trentième année pour le modèle des bons bourgeois. Il possédait, dans un petit village qui porte son nom, une ferme où il vivait paisiblement du gain de son commerce, élevant dans la crainte de Dieu et dans l’amour du travail et de la vertu les enfans que sa femme lui donnait chaque année. Il n’était pas un de ses voisins qui n’eût à se louer de sa bienfaisance ou de sa probité, et le monde eût dû bénir son nom, s’il n’avait poussé jusqu’à l’excès une de ses belles vertus. Le sentiment profond de la justice en fit un brigand et un meurtrier.

Il partit un jour de chez lui avec une troupe de chevaux, tous beaux, gras et bien nourris. En cheminant, il calculait le profit qu’il comptait retirer de son marché, et l’usage qu’il en ferait ; une barrière, placée au travers de la route, et qu’il n’avait encore jamais vue, vint le tirer de ses méditations. C’était en face d’un château seigneurial de la juridiction saxonne.

Il fut obligé de s’arrêter, quoique la pluie tombât par torrent, et il appela le gardien, qui montra bientôt à la fenêtre un visage rébarbatif.

Le marchand le pria de vouloir bien venir lui ouvrir.

« Qu’y a-t-il de nouveau ici ? » demanda-t-il au gardien, qui sortit de la maison après un assez long délai.

— Privilége seigneurial du gentilhomme Wenzel de Tronka, répondit le douanier en ouvrant la barrière.

— Quoi ! » dit Kohlhaas ; et il regardait tourner la clef dans la serrure toute neuve.

« Le vieux seigneur est-il mort ?

— Oui, il est mort d’apoplexie, répondit le douanier en soulevant la barrière.

— Hé ! tant-pis, reprit Kohlhaas ; c’était un bien digne homme ; il s’intéressait au commerce, et il aidait volontiers les marchands qui pouvaient avoir besoin de ses secours ; c’est lui qui fit bâtir la chaussée qui mène au village, parce qu’une de mes jumens s’y était cassé la jambe.

» Eh bien ! que dois-je payer ? »

Puis il tira avec peine de dessous son manteau agité par le vent la pièce de monnaie que réclamait le douanier.

« Voilà, mon vieux » ; et, jurant contre la rigueur de la saison, il ajouta :

« Il eût mieux valu pour vous et pour moi que l’arbre qui a servi à faire cette barrière fût resté dans la forêt. » En parlant ainsi, il se remit en marche ; mais à peine était-il sous la barrière, qu’une voix lui cria de la tour :

« Halte là, maquignon ! » et il vit le châtelain ouvrir une fenêtre et lui faire signe de s’arrêter.

« Qu’y a-t-il donc encore ? » se demanda-t-il à lui-même en arrêtant ses chevaux.

Le châtelain accourut, achevant de boutonner sa veste sur son large ventre, et, tout en jurant contre le froid et la pluie, il demanda à Kohlhaas son passe-port.

« Mon passe-port ! dit celui-ci, je n’en ai point. » Alors le châtelain, le regardant de travers, lui apprit qu’aucun marchand ne pouvait passer des chevaux sur la frontière sans une autorisation légale. Kohlhaas protesta qu’il avait passé dix-sept fois la frontière sans rien de semblable ; qu’il connaissait parfaitement les réglemens du pays sur son commerce ; et que sans doute il y avait là-dedans une erreur à laquelle il le priait de réfléchir, sans l’arrêter plus long-temps, sa course du jour devant être encore très-longue. Mais le châtelain déclara qu’il ne passerait point ainsi pour la dix-huitième fois, parce que les réglemens avaient changé, et qu’il devait livrer son passe-port, ou retourner le chercher. Le maquignon, que cette vexation commençait à aigrir, descendit de cheval ; après avoir réfléchi un instant, il dit qu’il voulait parler au seigneur de Tronka ; puis il entra au château, suivi du châtelain, qui murmurait entre ses dents et le mesurait d’un air de mépris.

Il se trouva que le jeune seigneur était à boire avec quelques joyeux amis, et qu’un rire éclatant retentissait au milieu d’eux, lorsque Kohlhaas s’approcha pour exposer son affaire. Les chevaliers se turent à l’arrivée de l’étranger ; mais à peine celui-ci eut-il décliné sa profession, que toute la bande s’écria : « Des chevaux ! des chevaux ! Où sont-ils ? » et chacun courut aux fenêtres ; puis, avec le consentement du seigneur, ils descendirent tous à la cour, où le domestique de Kohlhaas était entré avec les chevaux.

La pluie avait cessé ; le châtelain, l’intendant et les valets du château étaient déjà rassemblés autour de ces magnifiques animaux, et contemplaient avec admiration la crinière fournie de l’un, la queue flottante de l’autre, la douceur et la beauté de tous. L’on s’accorda à déclarer qu’il ne s’en trouvait pas de comparables dans tout le pays.

Kohlhaas répondit gaîment que le mérite des chevaux était loin d’égaler celui des cavaliers qui devaient les monter ; et il offrit à ces seigneurs de les leur vendre.

Le gentilhomme, enchanté d’un magnifique coursier bai, en demanda le prix, ainsi que celui de deux chevaux noirs, dont l’intendant assurait avoir un grand besoin pour les travaux de la maison. Mais lorsque Kohlhaas déclara quelle somme il comptait en retirer, tous les chevaliers se récrièrent, et le gentilhomme lui dit qu’il pouvait aller chercher la Table ronde et visiter le roi Arthur, s’il voulait vendre ses chevaux à ce prix.

Kohlhaas, qui avait surpris des regards d’intelligence entre le châtelain et l’intendant, et qui se sentait le cœur oppressé d’un triste pressentiment, fit tous ses efforts pour conclure le marché.

« Monseigneur, dit-il, j’ai payé, il y a six mois, vingt-cinq écus d’or de ces chevaux ; si vous les voulez à trente, je vous les cède. »

Deux cavaliers qui étaient près du gentilhomme l’assurèrent que les chevaux valaient bien cela ; mais comme il n’avait nulle envie de débourser tant d’argent, il éluda le marché, et Kohlhaas, ayant dit qu’il espérait avoir plus de succès à son prochain voyage, salua les chevaliers, et prit les rênes de ses chevaux pour s’éloigner. Mais le châtelain, sortant de la foule et arrêtant le maquignon, lui dit avec rudesse qu’il savait bien qu’il ne pouvait passer sans passe-port.

Kohlhaas se tourna vers le gentilhomme, et lui demanda s’il était vrai qu’il voulût par un acte si arbitraire mettre un obstacle à son commerce.

« Oui, Kohlhaas, répondit celui-ci d’un air incertain, tu dois livrer ton passe-port ; parle au châtelain, puis continue ta route. »

Kohlhaas expliqua alors qu’il n’avait point voulu se mettre en contravention avec le nouveau réglement qu’il ne connaissait pas, et il pria le seigneur de Tronka de vouloir bien le laisser passer en faveur de son ignorance, lui promettant de demander un passe-port à la chancellerie de Dresde, et de le livrer à son retour.

« Eh bien, dit le gentilhomme, pénétré du froid piquant de l’orage qui recommençait à gronder, qu’on laisse passer ce drôle. Venez, » dit-il aux chevaliers ; et il fit un pas pour rentrer au château.

Mais le châtelain l’arrêtant, lui fit observer que cet homme devrait au moins laisser un gage, une sûreté jusqu’à la délivrance de son passe-port, et l’intendant murmura dans sa barbe qu’il fallait garder comme otages les deux chevaux noirs.

« Assurément, dit le châtelain, c’est le plus simple moyen, et une fois qu’il aura livré son passe-port, il pourra les reprendre. »

Kohlhaas chercha à en rappeler d’une décision si rigoureuse ; il dit au gentilhomme, dont tous les membres débiles tremblaient de froid, qu’il le frustrait ainsi de la vente de deux chevaux. Mais un violent coup de vent ayant jeté une bouffée de pluie et de grêle contre la porte du château, le gentilhomme, pour en finir, dit au marchand que s’il ne voulait laisser ses chevaux il ne passerait point la barrière, et il rentra.

Michel Kohlhaas, voyant bien qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre, se décida à céder à la force. Dételant les deux beaux coursiers noirs, il les conduisit dans une écurie que lui indiqua le châtelain, puis remettant de l’argent à son domestique, il lui ordonna de rester pour garder les chevaux, et d’en avoir le plus grand soin jusqu’à son retour.

Il continua son chemin avec le reste de sa troupe vers Leipzig, où il voulait arriver pour la messe, de plus en plus incrédule à l’égard du nouveau réglement sur l’entrée des chevaux en Saxe.

Arrivé à Dresde, où il possédait une maison et des écuries, parce que c’était ordinairement de là qu’il se rendait dans les grands marchés, il courut à la chancellerie, et il apprit des conseillers, qu’il connaissait presque tous, ce que son propre jugement lui avait déjà fait deviner, que toute cette histoire n’était qu’un tissu de faussetés. Sur sa demande, ils lui donnèrent un acte qui prouvait la nullité du prétendu réglement.

Le bon marchand riait en lui-même de la plaisanterie du petit gentilhomme dont il ne pouvait comprendre le but. Au bout de deux semaines, ayant vendu à sa satisfaction tous ses chevaux, il reprit la route de Tronkenbourg, sans autre sentiment d’amertume que celui qu’inspirent à tout homme les misères communes de la vie.

Le châtelain, auquel il remit l’attestation, ne fit aucune remarque ; il répondit seulement à la réclamation que Kohlhaas faisait de ses chevaux, qu’il pouvait entrer pour les prendre.

À peine dans la cour, le pauvre Kohlhaas eut le chagrin d’apprendre que son domestique avait été chassé de Tronkenbourg pour ses impertinences ; mais le jeune homme qui lui donnait cette nouvelle ne sut point lui dire ce qui avait causé cet événement, ni par qui les chevaux avaient été soignés depuis. Ouvrant une écurie, il y fit entrer Kohlhaas, dont le cœur était plein d’une vague inquiétude.

Quelle fut la surprise du marchand, lorsqu’au lieu de ses deux coursiers, gras, beaux et fringans, il ne vit qu’une couple de haridelles maigres, exténuées, dont les os pouvaient se compter, et dont les crinières embrouillées et malpropres tombaient en désordre ! Vrai tableau de la plus affreuse misère ! Le cœur du sensible Kohlhaas fut pénétré de douleur à cette vue, et il se brisa lorsqu’il entendit ces pauvres animaux hennir faiblement à son approche.

« Qu’est-il donc arrivé à ces malheureuses bêtes ? » demanda-t-il au jeune homme qui était resté près de lui.

Celui-ci l’assura qu’il ne leur était advenu aucun mal, qu’ils avaient été bien nourris et bien soignés, mais que, vu la grande abondance de la récolte et le manque de bêtes de somme, on les avait fait un peu travailler à la rentrée de la moisson.

Kohlhaas jura contre cet acte inoui de barbarie ; cependant, réprimant la vivacité de sa colère, il fit mine de vouloir quitter aussitôt ce repaire de brigands, lorsque le châtelain, attiré par cette conversation, s’approcha, et demanda de quoi il s’agissait.

« De quoi il s’agit ! repartit Kohlhaas vivement ; qui est-ce qui a permis au gentilhomme de Tronka et à ses gens de se servir de mes chevaux pour les travaux de la terre ? Y a-t-il de la justice à les avoir réduits en cet état, ajouta-t-il, en donnant un coup de fouet aux bêtes, qui furent trop faibles pour se lever.

— Voyez donc ce manant, répondit le châtelain en le regardant avec hauteur : comme s’il ne devrait pas plutôt remercier le ciel de ce que ses rosses vivent encore, de ce que l’on a bien voulu en prendre soin depuis que son domestique est parti, et leur fournir une partie de la paille qu’elles ont aidé à recueillir. » Puis il jura que s’il répliquait un seul mot, il appellerait les chiens qui le forceraient bien à le laisser en repos.

Le maquignon fit violence à son cœur, qui lui criait de rouler dans la boue ce gros ventre, et de donner du pied dans ce visage de cuivre ; son sentiment de la justice, qui ressemblait à un trébuchet, l’emporta sur sa colère.

Il n’était pas encore bien certain au fond du cœur que son adversaire fût dans son tort ; écoutant sans mot dire ses paroles offensantes, il rentra dans l’écurie, et considérant tristement ces pauvres bêtes, il demanda d’une voix basse pourquoi son domestique avait été renvoyé.

« Parce qu’il a été un impertinent, et qu’il a voulu s’opposer à un changement d’écurie devenu nécessaire par l’arrivée de deux cavaliers à Tronkenbourg. »

Kohlhaas aurait donné la valeur de ses chevaux pour avoir là son domestique, et pouvoir opposer son récit à celui de l’énorme châtelain.

Il réfléchissait à ce qu’il y avait à faire dans sa triste situation, lorsque la scène changea tout-à-coup. Le gentilhomme de Tronka, revenant de la chasse, s’élança dans la cour avec une suite nombreuse de cavaliers, de valets et de chiens. Il demanda qui était cet homme et ce qu’il voulait ; et le châtelain, prenant la parole au milieu des aboiemens répétés de la meute contre l’étranger, raconta de la manière la plus méprisante que c’était Michel Kohlhaas le maquignon qui ne voulait pas reconnaître ses bêtes, et se mettait en rébellion parce qu’elles avaient un peu servi.

« Non, s’écria Kohlhaas, ce ne sont point là les chevaux qui valaient trente écus d’or ; je veux avoir mes chevaux gras et bien portans, tels que je les ai laissés ! »

Le gentilhomme, dont le visage s’était couvert d’une pâleur momentanée, descendit de cheval.

« Si le chien ne veut pas reprendre ses bêtes, dit-il froidement, qu’il les laisse. Venez, Gunther, ajouta-t-il, venez, Hans ; qu’on nous apporte du vin ! » Et il entra au château avec les chevaliers ses amis.

Michel Kohlhaas dit qu’il préférait appeler l’écorcheur ou laisser mourir de faim ces pauvres bêtes, plutôt que de les emmener à Kohlhaasenbruck ; et remontant sur son coursier, il partit en déclarant qu’il saurait se faire rendre justice.

Il reprenait à toute bride la route de Dresde, lorsque, réfléchissant à la plainte que l’on portait au château contre son domestique, il changea de direction et se rendit à sa ferme de Kohlhaasenbruck, pour y entendre, comme cela lui semblait juste et raisonnable, la déposition de cet homme.

Un sentiment déjà connu pour l’ordre et la justice dans toutes les choses de ce monde, faisait qu’il aurait regardé la perte de ses chevaux et toutes les offenses qu’il venait de recevoir, comme la suite naturelle de la faute que le châtelain reprochait à son domestique ; d’un autre côté, un sentiment aussi fort, et qui jetait de nouvelles racines à mesure qu’il cheminait, et qu’il entendait, partout où il s’arrêtait, raconter des actes de violence exercés contre tous les voyageurs à Tronkenbourg, lui faisait envisager comme un devoir, si tout cet événement n’était, ainsi qu’il le paraissait, qu’une escroquerie concertée d’avance, de demander satisfaction de cette injure, non-seulement pour son propre repos, mais pour la sûreté future de tous ses concitoyens.

Arrivé à Kohlhaasenbruck, dès qu’il eut embrassé Lisbeth, sa femme chérie, et ses enfants qui sautaient autour de lui, il s’informa de Herse, le maître valet.

« Il est ici, répondit Lisbeth ; ce pauvre infortuné est revenu, il y a environ quinze jours, dans l’état le plus pitoyable et pouvant à peine se soutenir. Nous le fîmes mettre au lit, où il cracha beaucoup de sang ; il répondit à nos nombreuses questions par une histoire que personne ne pouvait comprendre. Il prétendait avoir été laissé par toi à Tronkenbourg, d’où il avait été forcé, par des traitemens inouis, de fuir sans pouvoir prendre avec lui les chevaux confiés à ses soins.

— Hem ! dit Kohlhaas, en posant son manteau, est-il guéri maintenant ?

— Oui, Michel, il est guéri du crachement de sang. Je voulus envoyer aussitôt un autre valet à Tronkenbourg pour le remplacer auprès des chevaux, car ce pauvre Herse s’est toujours montré si vrai et si fidèle que je n’ai pas douté un seul instant de la sincérité de son récit ; mais il me conjura de n’envoyer personne dans ce nid de brigands, et d’abandonner les bêtes à leur destin plutôt que de leur sacrifier un homme.

— Garde-t-il encore le lit ? demanda Kohlhaas en se débarrassant de sa cravate.

— Non, il peut se promener dans le jardin depuis quelques jours. Tu verras, mon cher Michel, qu’il est pleinement dans son droit, et qu’il a été victime d’une des plus horribles violences que l’on se soit encore permises à Tronkenbourg contre les étrangers.

— C’est ce que je veux examiner ; appelle-le, Lisbeth. »

En parlant ainsi, Kohlhaas s’assit gravement dans un fauteuil, et la bonne femme, toute joyeuse de le voir si modéré, courut chercher le domestique.

« Qu’as-tu fait à Tronkenbourg ? demanda Michel à celui-ci au moment où il entrait suivi de Lisbeth ; je ne suis point content de toi. »

Le domestique, dont le visage pâle se couvrit d’une vive rougeur, se tut quelques instans, puis il dit :

« Vous avez raison, mon maître, car, touché par les cris d’un enfant, j’ai jeté dans l’Elbe la mèche soufrée que j’avais prise, par une inspiration du ciel, pour mettre le feu à cette caverne de voleurs dont j’étais chassé.

— Mais pourquoi as-tu été chassé de Tronkenbourg ?

— Par la plus horrible violence, mon maître ; » et il essuya la sueur qui coulait de son front : « parce que je ne voulais pas consentir à ce que l’on fît travailler vos chevaux, et que je dis qu’ils étaient trop jeunes et n’avaient point été accoutumés à cela… »

Ici Kohlhaas l’interrompit et lui fit observer, en cherchant à cacher son trouble, qu’il n’avait pas dit toute la vérité, puisqu’il savait bien que les chevaux avaient été attelés quelquefois au commencement du dernier printemps.

« Tu aurais dû, ajouta-t-il, te montrer plus complaisant au château dont tu étais l’hôte en quelque sorte, et consentir à aider à la rentrée de la moisson.

— Et c’est aussi ce que j’ai fait, mon maître. Je pensais qu’après tout cela ne tuerait pas les chevaux, et le troisième jour ils rentrèrent trois chars de blé.

— ils ne m’ont pas parlé de cela, Herse, » s’écria Michel, dont le cœur se gonflait d’indignation ; et il baissa les yeux vers la terre.

Herse l’assura que les choses s’étaient bien passées ainsi. « Mon manque de complaisance, ajouta-t-il, consiste à n’avoir pas voulu suivre le conseil du châtelain et de l’intendant, qui me disaient de nourrir les chevaux avec le maigre foin de la commune, et de garder pour moi l’argent que vous m’aviez remis ; ce à quoi je répondis en leur tournant le dos.

— Mais tu n’as donc pas été chassé ?

— Plût à Dieu ! s’écria Herse, ce serait un crime de moins contre le ciel. Sur le soir du même jour, les chevaux de deux jeunes cavaliers qui venaient d’arriver à Tronkenbourg furent amenés dans l’écurie ; on en fit sortir les miens, et comme je demandais au châtelain où je devais les loger, il m’indiqua une étable à cochons, formée de quelques planches soutenues par des pieux, et adossées au mur du château.

— Peut-être n’en avait-elle que l’apparence, Herse, et n’était-ce point une étable à cochons.

— Je vous demande pardon, mon maître, c’en était une véritable, et les pourceaux y étaient encore au milieu de l’ordure la plus fétide.

— Mais sans doute il n’y avait pas d’autre place pour abriter les chevaux, et ceux des cavaliers avaient en effet quelque droit à être les mieux servis.

— La place était rare, il est vrai, reprit le domestique d’une voix éteinte ; il y avait alors au château sept cavaliers avec leurs chevaux. Cependant si vous eussiez été là, vous les auriez bien tous fait entrer dans l’écurie. Je dis que je voulais aller chercher une écurie dans le village, mais le châtelain prétendit que les chevaux ne devaient pas sortir du château.

— Hem, que répondis-tu à cela ?

— Comme l’intendant m’assura que les chevaliers n’étaient venus que pour la nuit, ce qui était faux, car j’appris le lendemain qu’ils devaient rester plusieurs semaines, je m’établis dans l’étable.

— Et ! tu ne la trouvas pas si mauvaise que tu l’avais d’abord supposé ?

— Non, parce que j’eus soin de la nettoyer et de donner quelqu’argent à la fille de basse-cour pour l’engager à mettre ailleurs ses cochons. Pour que les chevaux pussent se tenir debout pendant le jour, j’ôtais les planches qui leur servaient de couvert la nuit ; c’était une pitié que de voir ces pauvres bêtes alonger le col au-dessus des pieux, et ouvrir les naseaux avec inquiétude, comme si elles soupiraient après leur écurie de Kohlhaasenbruck

— Mais alors, Herse, pourquoi as-tu été chassé ?

— Parce qu’il était impossible de compléter la ruine des chevaux tant que je restais là. Un jour que je les menais boire, le châtelain, l’intendant, les valets, se précipitèrent comme des possédés à ma poursuite, et lorsque je demandai à cette troupe furieuse ce qu’elle me voulait, le châtelain saisit la bride des chevaux, et me demanda où j’allais les conduire ?

« À l’abreuvoir, répliquai-je.

» À l’abreuvoir ! coquin ; je veux t’apprendre à t’aller abreuver sur la route de Kohlhaasenbruck, » et me tirant par la jambe, il me fit tomber de cheval tout étendu dans la boue. « Mort et tonnerre ! m’écriai-je, comment pouvez-vous me soupçonner ? N’ai-je pas laissé dans l’écurie les selles des chevaux et toutes mes hardes ? » Tandis que le châtelain faisait rentrer mes chevaux, les domestiques se mirent à me battre à coup de fouets et de bâtons, jusqu’à ce que je tombasse presque mort devant la porte.

« Chiens de voleurs, que voulez-vous faire de mes chevaux ? » m’écriai-je en me relevant. Mais, pour toute réponse, le châtelain détachant les chiens de chasse, les excita contre moi ; j’arrachai une branche d’arbre pour me défendre, et j’en étendis trois morts à mes côtés ; alors un coup de sifflet rappela les autres dans la cour, la porte se ferma, et je tombai privé de sentiment sur la grande route.

— N’avais-tu point l’intention de t’échapper, Herse ? » dit Kohlhaas, pâle, tremblant, en lui lançant un regard scrutateur ; et comme le domestique, au lieu de répondre, regardait à terre, tandis que son visage se couvrait d’une ardente rougeur :

« Avoue-le-moi, ajouta son maître, tu n’aimais pas à être dans cette étable à cochons, et tu pensais que tu serais mieux dans l’écurie de Kohlhaasenbruck ?

— Ciel et tonnerre ! s’écria Herse, n’avais-je pas laissé dans l’étable mon linge et les harnais des chevaux ? Si j’avais eu l’intention de fuir, n’aurais-je pas pris sur moi trois écus d’or qui sont restés dans un mouchoir derrière la créche ! Enfer et diable ! si vous me parlez ainsi, je saurai retrouver une mèche soufrée.

— Paix, paix, dit le marchand, je n’ai pas voulu t’offenser ; je crois mot pour mot tout ce que tu viens de me dire, et je jurerais de la vérité de ton récit s’il le fallait. Je regrette que tu aies tant souffert pour mon service. Va te mettre au lit, pauvre Herse, et fais-toi donner une bouteille de vin pour te consoler. Je te ferai rendre justice. »

Kohlhaas écrivit la note de ce que le domestique avait laissé dans l’étable, et le renvoya après lui avoir serré affectueusement la main.

Il raconta ensuite à Lisbeth tous les détails de son aventure, et lui déclara qu’il était décidé à réclamer la protection de la justice. Il eut le plaisir de voir qu’elle l’y encourageait de tout son cœur, et qu’elle était prête à supporter toutes les dépenses d’un procès ; car, disait-elle, c’est une œuvre de miséricorde que de mettre un terme aux violences qui se commettent à Tronkenbourg. »

Michel l’appela sa courageuse femme, et passa ce jour et le suivant à se réjouir avec elle et ses enfans, puis il partit pour porter sa plainte devant les juges de Dresde.

_____