Michel et Josephte dans la tourmente/02

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Revue L’Oiseau bleu (2p. 32-61).

II. — LA MALADIE DE JOSEPHTE


LE lendemain de l’arrivée des Perrault, accompagnés des petits fugitifs, le déjeuner dut être servi tard. La longue course dans la nuit, le peu de confort qu’offrait une voiture découverte, la lutte avec la tempête, avaient fatigué les voyageurs au point de nécessiter un repos prolongé ! Josephte fut même forcé de garder le lit toute la journée. Sa petite figure pâlie, très triste, ou un peu d’effroi reparaissait sans cesse, ne racontait que trop les violentes commotions qu’elle avait ressenties. Des soins, de la vigilance, allaient demeurer urgents durant plusieurs jours. Mathilde le comprenait. Elle avait décidé que la petite fille partagerait sa chambre. Michel s’installerait, pour sa part, dans une petite pièce, qui était à l’usage personnel de la jeune fille, sur le même palier, mais fort éloigné de la chambre occupée par M. Perrault. Michel ne serait pas sur son chemin de cette façon. Car la mauvaise humeur de M. Perrault avait persisté durant le voyage. Il n’avait pas prononcé une parole, n’avait pas eu un regard pour les petits abandonnés blottis près de sa fille. En descendant de voiture, Michel s’était offert pour l’aider, mais il l’avait repoussé avec un mot impatient. La jeune fille, en soupirant, avait alors prié le petit garçon de l’aider à transporter ses menus bagages. Car Josephte dormait, dans ses bras, et ne devait pas être troublée. Elle était entrée portant la petite fille avec soin, tandis que son frère maugréait entre haut et bas, en voyant se courber, sous le fardeau, la taille mince de sa fille. Au déjeuner de dix heures, le lendemain, Mathilde trouva son père encore à table. À sa vue, il repoussa sa tasse de café, et une lettre qu’il venait de lire, puis de froisser nerveusement.

— Quelle mine, ma pauvre Mathilde ! fit-il en haussant les épaules. Voilà ce que tu gagnes à organiser des promenades à Saint-Hilaire, à cette époque de l’année !

Mathilde ne répondit pas. Elle se versait un peu de café, se sentait triste, et désemparée. Quel devoir difficile s’imposait à elle !

— Où sont tes petits fuyards ? reprit M. Perrault, qui observait sa fille.

— Josephte va demeurer au lit toute la journée. Il le faut, mon père. Elle me semble malade et terriblement surexcitée. Cela se comprend, à la suite de ces tragiques événements, dont j’ignore encore les détails. Michel, son petit compagnon, veille sur elle, en attendant que je remonte. Mélanie lui a apporté du lait et des tartines.

— Tiens ! Le galopin se fait servir maintenant !

— Vous savez bien, mon père, que l’ordre est venu de moi… Pouvais-je faire autrement ? demanda doucement Mathilde, en regardant bien en face son père.

Il baissa les yeux et se saisit de la lettre restée sur la table.

— Écoute, Mathilde, dit-il soudain, il m’arrive des ennuis au sujet de cette affaire d’argent à Boucherville. Je me vois forcé d’y aller. Je ne veux pas qu’un procès, qui en résulterait peut-être, me ruine tout à fait.

— Quand partirez-vous, père ?

— À onze heures, une voiture sera à notre porte.

— Si vite ? Vous serez absent longtemps ?

— Trois jours. En ces temps de révolte insensée, il faut voyager sans précipitation.

— Quel dommage que vous ne puissiez vous dispenser de cette tournée d’affaires. Je n’aime pas à vous voir sur les routes en ce moment.

— Ni moi non plus.

— Je vais m’assurer que vous n’avez rien oublié dans votre sac de voyage, dit Mathilde, en se levant.

— Bah ! Ne te trouble pas, fit son père en l’arrêtant au passage. Mélanie la bonne, saura bien y voir. Je veux m’habituer à me passer de tes services. Tu as trouvé mieux que ton vieux père à soigner, maintenant…

— Je vous en prie, mon père…

Mathilde soupira tout en pliant sa serviette et en détournant son regard où des larmes brillaient.

— Quelle folie, ma pauvre fille, tu projettes au sujet d’une petite déserteuse, dont on aurait pris soin à Saint-Denis, si elle avait eu le bon sens d’y demeurer…

— Nous allions la chercher, pourtant…

— Pour une promenade. Mais tu médites autre chose, je le vois.

— Est-ce bien le moment d’entamer une telle conversation, père ? Vous le savez, je vais jusqu’à l’extrême limite en tout ce qui concerne le respect et la soumission que je vous dois, mais il y a des circonstances…

— Ta, ta, ta… Voilà que tu prends feu. Hé ! admets qu’a cause de cette fillette nous nous querellons déjà.

— Vous ne parlez pas avec sincérité, mon père. En cette occasion, vous devriez être conciliant, comprendre la situation où je me débats. Puis-je repousser le suprême appel d’Olivier ? Puis-je ne pas ouvrir les bras à la petite soeur qu’il adorait et choyait. Elle est abandonnée de tous, en ce moment. Et puis, c’est notre parente…

— Bien. Assez ! Tu as raison de dire que le temps n’est pas propice pour parler sérieusement de ces choses. À mon retour, nous y verrons tout de suite. Si tu as déjà pris une détermination, il se pourrait que j’en aie prise une, moi aussi.

Mélanie entra avec le sac de voyage et le pardessus de fourrure de son maître. Le vent était glacial au dehors. Mathilde examina le contenu de la malle, malgré les protestations de son père. Elle ne le quitta que lorsqu’il franchit le seuil de sa demeure.

Soucieuse, infiniment triste, la jeune fille regarda de la fenêtre s’éloigner la voiture qui emportait son père. Qu’il lui ressemblait peu ! Que sa pitié pour autrui était lente à venir ! Il n’était pas totalement dénué de cœur. Il aimait certes, mais à sa façon. Mathilde tressaillit soudain. Elle se rappelait une conversation pénible tenue entre son père et sa mère alors qu’elle avait douze ans et accourait auprès d’eux à l’improviste. L’éclat des voix l’avait saisie. Elle s’était arrêtée non loin de la pièce, où se trouvaient ses parents. Elle avait entendu les mots tremblants jetés tout à coup par sa mère : « Mon pauvre ami, que vous êtes égoïste, égoïste au point d’en être cruel… Je vous en prie pensez un peu aux autres… Mon Dieu ! Mon Dieu ! que vous êtes dur… » Et des sanglots avaient éclaté… tandis que son père sortait de la chambre, puis de la maison, en faisant battre les portes… Jamais, Mathilde n’avait oublié cette scène… Et en ce moment, voilà qu’elle revenait à sa mémoire… Les mots que sa mère avait jadis prononcés, elle les sentait monter à ses lèvres… Pauvre chère maman, morte si tôt, sans avoir jamais connu le bonheur qu’elle méritait. La douceur de sa mère était parfaite, non la sienne. Son père le lui disait avec assez d’amertume, parfois. Il était certain que souvent, elle trouvait en elle une force de résistance qui l’étonnait. Toute jeune, elle était ainsi. Sa mère avait dit en souriant, un jour, en la voyant tenir tête bravement à son père qui lui donnait un ordre arbitraire : « Mon ami, au moins, notre fille a hérité de votre fermeté… Regardez ce front barré de plis, c’est le vôtre, en ce moment même ». Chose curieuse, son père s’était déridé ! Il avait éclaté de rire et cessé d’exiger. Puis, bientôt, il les avait quittées en sifflotant, comme quelqu’un qu’une découverte inattendue a mis en joie.

La voix de Michel s’éleva près d’elle. Elle se retourna vivement, et lui sourit.

— Pardon, mademoiselle, disait Michel, mais Josephte se sent mieux et veut se lever absolument.

— Bien, mon bon petit. Je monte. Mais… où vas-tu ? Te voici prêt à braver la tempête.

— Je venais vous demander la permission d’aller visiter la vieille dame qui a pris soin de moi, cet été… Et puis…

— Et puis, Michel ? Parle sans crainte.

— Eh ! bien, je voudrais, mademoiselle, me trouver un emploi par l’entremise de cette bonne dame. Je ne puis rester ici par charité. Je sais travailler, allez…

— Mais, je le sais, mon brave petit. Seulement, veux-tu attendre un peu, avant d’exécuter tes projets ? Je parlerai de bien des choses à mon père, à son retour. Qui sait ce qu’on décidera à ton sujet.

M. Perrault est parti. En voyage ?

Et il sembla à la jeune fille que les yeux du petit garçon exprimait une profonde satisfaction.

— Oui, il sera absent trois jours. Tout juste le temps qu’il faudra pour nous installer et aussi pour guérir Josephte. Et nous nous occuperons de toi aussi, Michel

— Tu es bien pâle, bien maigre, mon petit. Alors, tu vas m’obéir ?

— Oui, mademoiselle. Mais je puis aller chez la vieille dame ? Je ne parlerai pas cette fois-ci d’un gagne-pain, c’est compris.

— Michel, si tu voulais, tu n’irais que cet après-midi. Vois-tu, j’aimerais en ce moment… j’aimerais…

La jeune fille s’interrompit, embarrassé tout à coup devant ce clair regard d’enfant.

— Oh ! mademoiselle, ma princesse, comme je vous appelais toujours avec mon pauvre M. Olivier. Demandez-moi tout ce que vous voudrez, allez.

L’enfant se détourna. L’émotion le prenait à la gorge. Son bienfaiteur, quel sort en ce moment était le sien ?

— Eh bien ! c’est justement de notre ami à tous deux qu’il s’agit. Michel, je veux que tu me racontes tout ce qu’il a dit, puis souffert… tout ce qu’il t’a demandé à la minute des adieux. Mais auparavant, nous distrairons un peu Josephte, dès que nous la verrons calme, nous ferons monter Mélanie. Et toi et moi, sous prétexte de voir au confort de ta chambre, nous irons nous y enfermer, pour une demi-heure, au moins.


Quel entretien émouvant Mathilde eut avec l’enfant !

— Bien mademoiselle. Je vous dirai tout. Mais vos yeux vont pleurer, allez ! Pauvre M. Olivier ! Mon Dieu, mon Dieu ! Que dit-il ? Que fait-il, en ce moment ?

— Ne pensons pas à cela. Il faut être courageux, réagir comme lui. Abandonnons tout à la Providence. Quand nous manque-t-elle, n’est-ce pas ?

— C’est bien vrai cela. Elle vous a envoyée à notre secours, comme un bel ange du Ciel que vous êtes.

— Chut ! Michel. J’ai beaucoup de défauts, va, pour un ange. Tu le verras bientôt.

Quel entretien émouvant Mathilde eut avec l’enfant ! Et ce tendre sourire d’Olivier dont Michel lui parla et, qui courut sur ses lèvres, à la pensée que la petite sœur irait rejoindre sa fiancée, la détermina de façon irrévocable à ne pas abandonner ces enfants. Le jeune homme ne les chérissait-il pas presque à l’égal d’elle-même ? Elle fit promettre à Michel de ne jamais se montrer volontaire, même avec raison, en présence de son père, et d’ailleurs de se trouver le moins possible sur son chemin, d’ici à quelque temps. Car son père, qui n’était pas méchant au fond, reviendrait de ses prévisions injustes. Quant à la dépense que Michel craignait d’occasionner, elle avait reçu d’Olivier, peu de jours avant les événements de Saint-Denis et de Saint-Charles, tout ce qu’il fallait pour y parer. Elle traiterait de tout cela avec son père. Michel n’avait donc qu’à avoir confiance et à lui obéir en tout.

Le surlendemain de cette conversation, tout allait pour le mieux. Les enfants, bien installés, s’acclimataient déjà. Mélanie, se montrait de meilleure humeur. Elle souriait à la mignonne Josephte, qui ne souriait guère, de son côté. Elle paraissait guérie de la surexcitation nerveuse du premier soir, mais son regard restait sombre, et, parfois, elle se pressait en tremblant contre Mathilde, semblant demander protection.

Elle ne pouvait supporter que Michel la laissât longtemps. Elle le suivait avec des yeux pleins de larmes, dès qu’il quittait la pièce. Et chaque soir, alors que Mathilde, tendrement, venait se pencher sur elle et l’embrasser une dernière fois, elle murmurait, en serrant le cou de sa parente : « Cousine Mathilde, Michel ne me quittera pas au retour de cousin, n’est-ce pas ? Je veux le voir tous les jours. C’est à lui qu’Olivier m’a donnée, à lui et à toi… Je vous aime tant, tous les deux… Et dis, Olivier, je le reverrai encore, n’est-ce pas cousine Mathilde ? Oh ! Olivier, Olivier, mon frère chéri !… » Et la petite fille se rejetait en pleurant sur ses oreillers. Mathilde, avec bonté, la consolait alors, la caressait, la suppliait de s’endormir pour l’amour d’Olivier. Il ne voudrait pas que sa petite sœur tombât malade… Et peu à peu, sous l’influence apaisante de la jeune fille, l’enfant redevenait calme, et s’endormait. Mais son sommeil restait bien agité.

Il était près de cinq heures, ce jour-là, lorsque Mathilde, qui causait dans le petit salon, entendit une voiture s’arrêter à la porte. Puis la clochette retentit. Bientôt, son père pénétrait dans la pièce, le front sombre, les lèvres contractées. Il se laissa embrasser par sa fille avec une parfaite indifférence, puis se débarrassa de ses vêtements de sortie, et s’installa dans un fauteuil, avec, sur une table, un grog chaud préparé par Mélanie sur l’ordre de la jeune fille.

Puis, Mélanie ressortit. On l’entendit remuer les casseroles et vaquer aux préparatifs du souper. Il se donnerait plus tôt à cause du voyageur enfin de retour. Nul autre bruit dans la maison. Josephte dormait et Michel était sorti.

— Eh bien, mon père, ça n’a pas été à votre goût, n’est-ce pas ? Vos yeux sont encore pleins d’anxiété.

— De rage plutôt, de rage ma fille. Tu me ménages.

— Que s’est-il passé ?

— Je me suis vu obligé de faire d’énormes concessions. Oh ! les canailles !

— Cela valait mieux qu’un procès coûteux.

— Peut-être, mais nous aurons de nouveaux sacrifices à faire.

— Je suis prête.

— Naturellement, avec tes idées de vocation maternelle, tu ne te soucies guère de ces nouveaux ennuis… Mais il se pourrait qu’en cela, tu sois déçue.

— Que voulez-vous dire ?

— Que nous ne pourrons garder ici cette petite cousine, dont la dépense sera quelque chose d’assez important, tout de même.

— Au contraire, mon père, nous la garderons. J’ai à vous faire voir un document qui me constitue procureur des sommes assez rondes qu’Olivier, son frère, avait autrefois placées à la banque, en son nom. Elle ne nous coûtera rien, et ses revenus, nous seront secourables au besoin.

— Tu m’as caché cela ? fit M. Perrault, furieux.

— Pouvais-je deviner que j’aurais à me servir de cet argument suprême : l’argent vis-à-vis de l’hospitalité à accorder à une petite cousine, dans le malheur, et si frêle, si seule !

— Allons, allons ! La générosité t’emporte. Tu ne penses pas aux conséquences probables d’un tel geste. Que diront nos amis ?

— Je ne m’en préoccupe pas du tout.

— Et ton avenir ?

— Il m’est tracé par les événements. Mon père, vous savez bien que je reste malgré tout, la fiancée d’Olivier. Et sa petite sœur, que je veux garder près de moi, me semble une douceur dans ma peine.

— Tu es folle ! Où est ce bon sens que je te reconnais parfois ?…

Mathilde se leva. Elle vint se glisser à genoux près du fauteuil de son père. Elle le regarda les yeux pleins de larmes : « Mon père, dit-elle, ayez pitié de moi. En ce moment, je souffre tant. N’ajoutez pas à mon chagrin. Consentez à ce que je veille sur la petite cousine Josephte. Vous le savez bien que j’y suis décidée de façon irrévocable… D’ailleurs, avec les revenus qu’elle possède, nous pourrions aller vivre au couvent toutes deux… Me laisseriez-vous vous quitter ?… Je le ferai pourtant la mort dans l’âme… Cher Père, écoutez-moi… ne persistez pas dans votre refus… Vous m’aimez bien un peu, pourtant… »

M. Perrault se leva. Il arpenta la pièce. Les mains se serraient derrière son dos. Il luttait évidemment. Et ce n’eût été de cet argent dont disposerait sa fille en faveur de la petite fille et de la maison, il se fût montré inflexible, devant la demande touchante de sa fille.

Mathilde était demeurée près du fauteuil. Elle pleurait sans bruit, énervée, lasse, bien lasse d’avoir à lutter constamment contre la volonté paternelle, si dure, si impitoyable.

— Eh bien ! soit, Mathilde, l’hiver, je vais patienter. Mais au printemps…

Mathilde se releva en soupirant. Le plus difficile restait à obtenir. Il y avait le petit Michel, dont l’éloignement, en ce moment, mettrait peut-être la vie de Josephte en danger.

— Comment, Mathilde, pas un mot, c’est comme cela que tu me remercies de céder à tes ridicules manies de charité… Quel égoïsme ! Tu ne penses qu’à toi, à tes caprices.

— Ah ! vous me trouvez égoïste, mon père ? murmura d’un ton ironique la jeune fille.

— Égoïste et entêtée. C’est toujours moi qui cède et travaille pour d’autres.

— Je vous remercie, cher père, en tout cas, de votre bonté. Mais il faut encore autre chose. Il faut le comble à cette bonté.

— Ah !

— Oui. Vous devez permettre au compagnon de la petite cousine de séjourner ici… jusqu’au complet rétablissement de Josephte, du moins. Le départ de Michel…

— Tu n’es pas sérieuse, Mathilde, n’est-ce pas ? s’écria M. Perrault, tout de suite en proie à la colère.

— Hélas ! oui, je ne l’ai jamais été si profondément.

— Eh bien, si tu l’es, écoute la réponse que je fais à ta demande qui me renverse, que je ne sais comment qualifier… Tu te moques de moi, de façon outrageante à la fin…

— Mon père ! Calmez-vous ! Si Josephte allait se réveiller… Si Michel entrait en ce moment…

— Mille tonnerres, interrompit M. Perrault, en frappant la table avec son poing, il ne manquerait plus que cela. Je vais me gêner maintenant pour ce petit gueux, ce mendiant, qui sort je ne sais d’où, qu’Olivier, en cerveau brûlé qu’il est, a pris sous sa protection sans même s’informer, j’en suis sûr, s’il descendait de parents honnêtes. Non, non,… laisse-moi parler, tais-toi, Mathilde. Ce petit vaurien ne restera pas longtemps sous ce toit, je t’en garantis. Je suis le maître encore ici… Bon, c’est cela, ferme la porte… J’en ai encore gros sur le cœur…

Hélas ! le malheur voulut que Mathilde eût prédit juste au sujet du petit garçon. Au moment même où M. Perrault se mettait en furie, au seul nom de Michel, celui-ci qui était rentré de sa course, par une petite porte en arrière de la maison, passait en marchant sur le bout des pieds dans le corridor et… entendit la sortie insultante de M. Perrault contre lui. Il demeura un moment cloué sur place, par la surprise, par la fierté blessée, par une véhémente indignation. N’allait-on pas jusqu’à insulter ses bons parents qui lui avaient si bien enseigné à marcher droit, coûte que coûte, et à craindre le mal, non la pauvreté.

Puis lentement, la tête basse, le cœur gros, il était remonté vers sa chambre. Ah ! il n’allait pas hésiter sur la conduite à tenir. Il bouclait sa malle et partait tout de suite de la maison. Il regrettait de quitter Josephte, qu’il considérait maintenant comme sa petite sœur chérie… Mais il la laissait sous bonne garde… La princesse qui venait de si bien le défendre l’aimait tendrement…

En passant devant la porte de Josephte, Michel soupira et marcha à pas encore plus assourdis. Mais la porte s’ouvrit. La petite fille parut. Elle courut à Michel et mit sa main toute froide dans la sienne.

— Michel, qu’y a-t-il donc ? J’ai peur. Le cousin est revenu et il parle d’une voix si forte que je me suis éveillée… Mais qu’est-ce que tu as, Michel ? Tu es tout rouge, tu ne me regardes pas… Où vas-tu ?

— Laisse-moi Josephte. Retourne dans ta chambre. La cousine Mathilde grondera de te voir dans le corridor à peine chaussée.

— Non, non, je te suis, dans ta chambre, Michel. Tu es tout drôle… Oh ! tu fermes la porte de ta chambre…

— Je ne veux pas qu’on m’entende.

— Pourquoi ? El tu sors ta malle ? Michel, oh ! Michel, tu ne t’en vas pas ?

— Oui, je m’en vais.

— Tu reviendras demain ? C’est la bonne dame qui te demande, ce soir, de coucher près d’elle.

— Je ne reviendrai pas demain.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Josephte, M. Perrault me chasse de chez lui… Je m’en vais avant qu’il me mette lui-même à la porte.

— Mais, comment sais-tu cela, mon Dieu ! mon Dieu !

— Je l’ai entendu dire des choses affreuses sur mes bons parents et sur moi… tandis que je passais dans le corridor…

— Mais c’est méchant, c’est affreux cela… Michel, emmène-moi avec toi… J’aime beaucoup la cousine Mathilde, tu le sais… Mais je t’aime mieux encore.

— Moi aussi, je t’aime. Josephte. Mais c’est impossible que je t’emmène, tu es malade… Quand tu seras guérie, tu viendras me voir, chez la bonne vieille dame, où je resterai quelque temps.

— Michel, je ne veux pas que tu partes… Qu’est-ce qu’Olivier dira quand il apprendra cela plus tard.

— Il dira que j’ai bien fait. Il saura que je te laissais avec la cousine Mathilde. Je lui avais promis de te conduire chez elle. Et maintenant, Josephte, viens dans ta chambre.

— Non ! non !… Michel, attends à demain pour t’enfuir. Je t’en prie !… Il fait si noir, dehors…

Mais les supplications de Josephte restèrent sans force. Le petit garçon, qui s’était habillé vivement, avait saisi sa malle, embrassé Josephte de tout son cœur et reconduit la petite à sa chambre. Il dut même en soupirant desserrer les doigts de la petite qui s’accrochait à son paletot. Puis, à la course, quoique sans bruit, il descendit l’escalier et, toujours courant, se sauva par la petite porte d’où il était entré tout à l’heure. Mélanie, en le voyant ainsi s’enfuir, poussa un cri d’effroi, vivement étouffé, car Mathilde l’appelait.


Allons, ne t’agite pas ainsi. Tu sais bien que Michel n’est pas encore rentré.

Elle accourut auprès de la jeune fille, qui se dirigeait plus morte que vive vers sa chambre. Elle reçut l’ordre de monter le souper de Josephte. « Pour elle, c’était inutile, elle se sentait malade, et ne mangerait pas. »

Doucement, la jeune fille ouvrit la porte de sa chambre. Elle aperçut aussitôt Josephte écroulée par terre, et en proie à une crise terrible de larmes. Elle la releva avec effroi, la coucha sur son lit et, assise à ses côtés, essaya de mettre fin à ce chagrin qui secouait le frêle petit cou. Dès que l’enfant put dominer ses sanglots, elle interrogea.

— Ma petite Josephte, qu’est-ce qu’il y a pour te mettre en cet état ?

— Michel… gémit d’une voix entrecoupée, la petite fille, c’est Michel… il… il…

— Allons ne t’agite pas ainsi. Tu sais bien que Michel n’est pas encore rentré.

— Oui, oui… cousine… il est rentré.

— Comment le sais-tu ? Où est-il ?

— Il a entendu… le cousin… lancer… des choses… oh ! des choses…

— Josephte, qu’est-ce que tu dis là ?

— Allez voir… cousine… dans sa chambre… Oh ! il est parti, parti, avec… sa malle, sa vieille malle… en tapis. Oh ! Michel ! Michel !

Et la petite fille se remit à pleurer et à pousser des gémissements, tandis que la jeune fille allait vivement s’assurer de la vérité des paroles de l’enfant. Hélas ! elle vit tout de suite les traces d’un départ précipité… Mais pour l’instant, le petit garçon, dont elle devina le lieu de retraite, l’inquiéta moins que Josephte, dont les nerfs vibraient de nouveau de façon dangereuse. Elle revint la trouver et tenta de la calmer en lui faisant espérer le retour de Michel, pour le lendemain… Elle s’en occuperait elle-même… Mais la petite fille criait et répétait sans cesse : « Tu ne connais… pas Michel… cousine… il a dit… que… jamais !… jamais… ! il ne reviendrait ici… »

Tout à coup, la jeune fille entendit la voix de son père, qui demandait au bas de l’escalier : « Que se passe-t-il, là-haut ? Qu’est-ce que ces cris, ces lamentations. Mathilde ! Descends ! J’ai à te parler. Tu m’entends ?… Descends, ou je vais monter… rétablir moi-même la paix ! »

— Oui, oui, mon père, je vais aller vous retrouver, tout de suite.

Elle s’approcha de la petite fille terrifiée, qui tremblait maintenant, et dont la figure boursouflée, rougie, faisait mal à voir. La fièvre allait venir… Les pommettes en feu, les yeux dilatés, ne l’indiquaient que trop.

— Josephte, pria tout bas la jeune fille, en la serrant avec tendresse contre elle, sois raisonnable… attends-moi sans bouger… dans mon lit. Je ne serai pas longtemps partie. Dès que mon père apprendra tout, il me voudra près de toi, je t’assure…

— Et Michel, demande l’enfant dans un souffle… Michel, où sera-t-il ? Je veux Michel, cousine… je veux Michel…

— Nous y verrons, petite. Aie confiance.

Et Mathilde courut retrouver son père qui l’appelait de nouveau.

Une fois, la jeune fille partie, Josephte se leva d’un bond. Ses dents claquaient. Elle tremblait des pieds à la tête. Qu’importe ! Elle s’habilla, mit son manteau, son chapeau… Elle prit même son sac de voyage, mais vite épuisée, elle ne put le remplir… Elle le rejeta et saisit un louis d’or qu’elle avait caché, au départ de Saint-Denis, dans un coin de son mouchoir. C’était un cadeau d’Olivier, son frère, il y avait un mois à peine. Elle avait fait la moue, alors, lui ayant préféré quelque beau livre d’images. Josephte plaça la pièce d’or dans un des gants qu’elle mit avec peine, et en essuyant à maintes reprises son front couvert de sueur.

Puis, la fuite commença… Comme ses pieds étaient lourds ! Ils se levaient avec effort… Ses mains allaient-elles cesser de trembler ?… Et comme elle avait chaud !… Mais non, voilà que le frisson la prenait maintenant… L’escalier était long, bien long… Les marches n’en finissaient plus. Ah ! voici le vestibule… vite, vite ! Mais la porte pour sortir au dehors, elle était beaucoup plus loin qu’hier certainement. N’arriverait-elle jamais ? Il le fallait pourtant, car elle ne voulait plus entendre la voix du cousin qui parlait, parlait là-bas… Oh ! cette voix ! Elle lui faisait plus peur, que le vent qui hurlait dehors… Mon Dieu ! Qu’est-ce que cela ? Un gros animal… il venait vers elle… Et César, le bon chien qui était resté à Saint-Denis… Ciel !

Horreur ! l’affreuse bête approchait… Elle voulait la saisir… Oh ! la langue, qu’elle était rouge, longue… Mais c’était du feu !… Et soudain, un cri affreux retentit, dans le vestibule : « Au secours !… cousine !…  » Et Josephte tomba lourdement, foudroyée telle une petite chose abattue par des forces tragiques et sans pitié.

On accourut. Mathilde s’empara farouchement de la fillette, ainsi que d’un trésor qu’elle allait défendre avec sa vie ; tandis que M. Perrault, effrayé, cette fois, courait chercher le médecin.

Vers huit heures, le délire de Josephte devint pénible. Assise toute droite dans son lit, les yeux horriblement agrandis, elle luttait contre toutes les visions qui passaient et repassaient dans sa tête enfiévrée… Le médecin, très inquiet, l’observait. Entendant sans cesse le nom de Michel, revenir dans la bouche de l’enfant, il se retourna et demanda des explications. M. Perrault haussa les épaules, puis signifia à sa fille de renseigner le praticien. Il sortit en maugréant de la pièce. Mathilde fut bien forcée de raconter quelque chose des tristes incidents qui venaient de se passer. Elle épargna son père tant qu’elle put. Mais le vieux médecin ne fut pas dupe de ces réticences. Il hocha la tête. « Si demain, prononça-t-il, la malade continuait d’appeler ainsi ce… ce Michel, il faudrait le faire venir… coûte que coûte ! La vie de l’enfant en dépendrait. Il allait essayer en attendant d’une potion, souvent infaillible en pareil cas… Mais au réveil, il faudrait être attentif vis-à-vis de ce désir hallucinant de la petite fille…  » Une congestion cérébrale menaçait cette enfant que des spectacles de sang et de mort avaient secouée, presque brisée. 

Le lendemain, à l’aube, Josephte ouvrit les yeux, sortant enfin de ce sommeil léthargique, voulu par le médecin. Sans bouger, avec ses yeux seuls, elle regarda autour d’elle. Elle vit Mathilde, endormie près d’elle. Tout à coup, la petite fille se souleva. Un pas rapide, assez lourd, se faisait entendre dans le corridor. Sur le seuil de la porte, qui donc la petite fille apercevait-elle ?… M. Perrault ? Les yeux de l’enfant s’agrandirent… Était-ce bien le cousin à la voix dure et au cœur sec que ce long homme noir, qui avait l’air très méchant, ainsi vêtu de noir et une tuque de laine enfoncée jusqu’aux oreilles sur sa tête pointue… Comme ses prunelles la regardaient ! Ciel ! L’homme noir entrait… La main… de la petite fille saisit le bras de Mathilde… Elle murmura dans un souffle : Cousine… j’ai peur !… L’homme noir veut me prendre… Cousine… L’homme noir… vite !… Ah !… Un cri d’horreur, vite étouffé, retentit. La fillette qui s’était dressée sur ses oreillers se rejeta sur Mathilde, qui s’éveillait enfin, pour trouver Josephte en proie à une nouvelle crise de désespoir et d’incohérence. Elle n’avait pas aperçu son père qui s’était enfui devant le cri de l’enfant.

M. Perrault descendait dans son bureau quelques minutes plus tard.

Le médecin que Mélanie était allée avertir viendrait à l’instant. Que d’ennuis et de bouleversements dans sa maison depuis le retour de Saint-Hilaire ! Mathilde perdait la tête avec sa manie de secourir la parenté… Et voilà qu’en plus, cette petite fille s’avisait de le traiter en croquemitaine, de voir en lui presque le diable, quoi ! Il ne pourrait bientôt plus circuler dans sa propre maison… Tout cela devenait intolérable. L’hôpital était indiqué pour une maladie comme cette enfant allait faire… Oui, mais Mathilde n’y consentirait jamais… Elle lui en voulait terriblement depuis qu’il avait mis avec raison à la porte, le petit va-nu-pieds, qui avait eu l’audace de vouloir s’installer chez lui… Mélanie même passait à l’ennemi. La peste soit de ces sentimentalités de femmes qui chassent toute raison ! N’était-ce pas assez de vivre en des temps difficiles et orageux, d’entendre hurler la populace contre des compatriotes, qui avaient eu la sottise de tenir tête aux Anglais tout-puissants ? Ils apprenaient à leurs dépens, c’était bien fait, qu’on doit plier l’échine quand on ne se sent pas le plus fort… Et voilà que les affaires allaient se ressentir de ces bagarres et des batailles ridicules de Saint-Denis et de Saint-Charles… Il perdrait sûrement, pour sa part, une somme importante, dans cette entreprise de Boucherville, où il avait eu l’imprudence de se commettre avec Bonaventure Viger, que l’on poursuivait en ce moment pour le coffrer en qualité de rebelle. Enfin, M. Perrault entendit la porte du vestibule s’ouvrir doucement. Le médecin entrait. Il fit un signe afin de l’appeler dans le petit bureau où il se trouvait. Le praticien se présenta, le saluant avec surprise et froideur.

— Que se passe-t-il, Perrault ? Mélanie est venue me chercher, tout en larmes, à peine capable de rien expliquer.

— Écoute, docteur, la petite cousine là-haut, elle est très, très malade…

— Parbleu ! Je le sais,

— Je n’ai eu qu’à apparaître, il y a une heure. sur le seuil de la chambre de Mathilde, où elle couche, pour qu’elle m’envisage comme un monstre, ou quelque chose près. Elle aurait une crise nerveuse, en ce moment.

— Évidemment !

— Comment cela ?

— Tu n’es pas précisément un papa-gâteau, mon cher Octave, pour cette petite que les événements ont affolée. Elle est en ce moment d’une sensibilité maladive, qui la rend d’une clairvoyance aiguë. Elle sent ton hostilité, elle la redoute.

— Je n’y puis rien. Est-ce moi qui ai décidé les gens de Saint-Denis et de Saint-Charles à se battre follement ? Est-ce moi qui suis cause de la mort de sa grand’mère, et qui…

— Octave, nous n’avons pas à juger, ni à condamner nos compatriotes, interrompit le docteur vivement, mais à les plaindre et à les aider en ce moment.

— D’accord. Alors que cette enfant soit installée à l’hôpital. Fais ce qu’il faut pour cela. Toi seul possèdes assez d’autorité pour décider Mathilde à adopter cette sage ligne de conduite. Nous irons la voir régulièrement, je te le promets.

— Ah ! tu trouves que cela serait sage ? Écoute, Octave ; tout en comprenant que les habitudes soient bouleversées, mais pas plus que bien d’autres, hélas, oui, tout en l’admettant, je ne puis, en qualité de médecin et dans le cas particulier de cette enfant, recommander une installation à l’hôpital. Ce serait inhumain, ce serait la tuer. En ce moment, elle ressemble à un noyé s’accrochant avec désespoir à quelque planche de salut… Ta fille est un ange de bonté. Laisse-la accomplir cette tâche d’infirmière qui fait du bien à son cœur, à elle, à son cœur si malade depuis la nouvelle de l’emprisonnement d’Olivier.

— Elle t’a gagné complètement à sa cause, je vois cela.

— Non, mais je la connais depuis l’enfance et j’admire sa nature, généreuse… Allons, Octave, des femmes d’élite comme ta fille, ne pleuvent nulle part, tu le sais bien… Puis, je suis pressé de monter là-haut… À tout à l’heure… Ah ! au fait, où est cet enfant, ce Michel que l’enfant appelle, avec une tendresse si touchante ?

— Est-ce que je sais, moi, où demeurent tous les petits gueux de Montréal ?

— C’est dommage, car tout gueux qu’il est, si le salut de la petite l’exige, il faudra le trouver, où qu’il soit. Tu le sais, Octave, je n’y vais pas par quatre chemins, quand il s’agit de mes malades. Et je ne prescris pas toujours que des potions.

— Tu as de la chance d’être le médecin que tu es et de m’avoir déjà sauvé la vie, répondit, furieux, M. Perrault. Tout de même, je t’avertis que si tu installes le vagabond ici, je quitte immédiatement ma propre maison.

— À ton aise. Tu n’es pas entre la vie et la mort, Octave. Cette petite l’est en ce moment. Allons, excuse-moi… Je monte. Réfléchis à la gravité de la situation, et dans quelle impasse tu nous mets tous avec… avec ton lamentable égoïsme.

Et le médecin s’inclinant, disparut à la hâte, laissant M. Perrault tout déconfit en présence de cette franchise impitoyable… et inqualifiable, lui semblait-il.

Un quart d’heure plus tard, M. Perrault déjeunait seul, il l’avait exigé ; puis s’enfermait dans sa chambre, recommandant à Mélanie de ne le déranger sous aucun prétexte. Il prendrait des nouvelles… de la malade, le midi, au repas, ayant un rendez-vous d’affaires important, qui le retiendrait toute la matinée au dehors.