Michelet professeur à l’Ecole normale (1827-1838)

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Michelet professeur à l’Ecole normale (1827-1838)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 894-917).
MICHELET
PROFESSEUR A L’ÉCOLE NORMALE
(1827 — 1838)

Pendant l’hiver de 1828-1829, deux fois par semaine, à six heures et demie du matin, on voyait passer sur la place du Panthéon, venant de la rue de l’Arbalète et se dirigeant vers la rue Saint-Jacques, un jeune homme de petite taille, au visage rose encadré de longs cheveux déjà grisonnans, vêtu d’un frac noir, de culottes courtes, de bas de soie, et chaussé d’escarpins. Il ne paraissait pas se douter de la rigueur de la saison ; son regard ardent témoignait de la flamme intérieure qui animait ce corps frêle ; la pensée rayonnait de son large front et de ses yeux aux vifs éclairs; la parole semblait prête à sortir, vibrante et colorée, de sa bouche fine et mobile; son nez droit aux ailes frémissantes témoignait d’une sensibilité toujours en éveil. Il portait sous le bras quelques livres ou quelques cahiers, marchait vite, la tête haute, l’air animé et inspiré comme par un rêve intérieur, étranger aux choses qui l’entouraient, sauf lorsque la vue d’un cheval brutalisé par un charretier ou d’un chien martyrisé par des enfans lui causait un brusque sursaut et lui arrachait un cri d’indignation.

Ce jeune homme, dont l’apparence et l’allure révélaient la nature exceptionnelle, puissante et délicate à la fois, était Jules Michelet, professeur d’histoire de la petite princesse Louise, fille de la duchesse de Berry, et maître de conférences d’histoire et de philosophie à l’École préparatoire du collège Louis-le-Grand. Il avait placé à cette heure matinale ses leçons aux futurs professeurs pour être libre de se rendre dès huit heures aux Tuileries, et l’étiquette de la cour lui imposait ce costume, qui d’ailleurs ne déplaisait pas à ses goûts naturellement raffinés. Il grimpait jusqu’aux combles du vieux collège où l’École préparatoire était bien, pauvrement logée. Un garçon de salle annonçait l’arrivée du professeur, et l’on voyait les élèves, chacun sa chandelle à la main, les paupières encore lourdes de sommeil, défiler un à un le long des sombres couloirs délabrés pour se rendre à la salle de conférences. Michelet commençait à parler : on oubliait aussitôt la fatigue et le froid, la nudité humide de cette installation misérable, pour vivre pendant deux heures dans un monde de féerie, où tout était lumière, chaleur et vie. Ce n’était pourtant pas un orateur au sens propre du mot, que ce professeur, unique entre tous, qui inspirait à ses élèves, a dit l’un d’eux, « la passion d’un amant pour sa maîtresse. » Il n’avait pas cette ampleur du style, de la voix et du geste, cette période large, nombreuse et châtiée qui transportait d’admiration les auditeurs d’un Cousin, d’un Guizot ou d’un Villemain ; mais c’était un magicien dont la parole, tantôt lente et rêveuse, tantôt lancée en phrases brèves, ailées comme des flèches, faisait surgir devant l’esprit de ses auditeurs, par une sorte d’évocation, les idées et les images toujours imprévues qui paraissaient jaillir comme d’elles-mêmes de son cerveau. Cette parole avait sa musique aussi, car elle suivait le rythme intérieur d’une pensée naturellement cadencée; mais cette musique n’avait point de formule apprise et monotone, elle était aussi inattendue et aussi variée que la pensée elle-même. L’éloquence de Michelet était faite d’esprit, de poésie, de sensibilité, d’enthousiasme, tout en étant nourrie de la plus forte culture classique, de l’érudition historique la plus étendue et de sérieuses études philosophiques. Qu’il parlât de philosophie ou d’histoire, on retrouvait tout ensemble chez lui l’homme d’imagination, pour qui l’idée ne devient saisissable que dans les faits qu’elle détermine, et l’homme de pensée qui ne voit dans les faits que les symboles de l’idée qu’ils révèlent. Un des premiers élèves de Michelet, M. Vacherot, qui suivit ses leçons de 1827 à 1829, a retrouvé, au bout de cinquante-trois ans, ses impressions de la vingtième année encore toutes fraîches, en songeant à cet enseignement incomparable. « Nous sautions tous à bas de nos lits pour l’entendre, rêvant encore de ces leçons d’histoire du moyen âge, où les héroïques figures de Wallace, de Robert Bruce, de Godefroi de Bouillon troublaient parfois nos nuits... De quel mot me servir pour caractériser une telle manière d’enseigner ! Ce n’était rien de l’enseignement magistral d’un Guizot. Ce n’était pas non plus l’improvisation puissante et méditée d’un Cousin... C’était la vision improvisée d’une réalité qu’il nous remettait sous les yeux, vision dans toute la force du mot, dans laquelle son charmant esprit semait de fins aperçus les palpitans récits qui sortaient de sa forte imagination[1]. » M. Jules Simon, qui fut élève de Michelet cinq ans plus tard, parle avec admiration « de cette langue si pure et si familière, qui s’élevait si haut quand il le fallait, qui s’abaissait aux détails les plus simples sans jamais devenir vulgaire, qui souvent laissait deviner plus qu’elle ne disait, hardie comme sa pensée, et pourtant correcte, ornée, comme il convenait à une conversation d’École normale, de citations grecques et latines, sans ombre de pédanterie[2]. »


I

Quand Mgr Frayssinous entreprit en 1826 de rétablir par un moyen détourné l’Ecole normale supprimée en 1822, — en fermant les écoles préparatoires de province et en créant au collège Louis-le-Grand une école préparatoire recrutée parmi les élèves les plus brillans des collèges royaux désignés par les recteurs, — il fixa à deux ans seulement la durée des études, réduisit au strict minimum le nombre des professeurs, et décida de remettre à un même maître l’enseignement de la philosophie et celui de l’histoire. Michelet fut chargé de cette double fonction. Ce choix peut nous paraître singulier, à nous qui voyons surtout en Michelet l’auteur de l’Histoire romaine et de l’Histoire de France. Il ne surprit personne en 1827, et Michelet moins que tout autre. Il paraissait désigné par ses études et par la tournure même de son esprit à faire marcher de front les deux enseignemens. Ses thèses de doctorat, soutenues en 1819, avaient pour sujets les Vies de Plutarque et l’idée de l’infini d’après Locke. Pendant les années qui suivent on le voit s’occuper surtout de philosophie, à côté des études grecques et latines qu’il poursuit en vue de l’agrégation, et de ses cours de lettres à l’institution Briand. Il lit Laromiguière, Aristote, Condillac, De Gérando, Dugald-Stewart. A l’agrégation des lettres, où il est reçu le 21 septembre 1821, c’est surtout en philosophie qu’il brille, et M. Victor Leclerc veut le faire entrer comme professeur de philosophie au collège Henri IV. Il demande, sans l’obtenir, qu’on le désigne comme agrégé pour les classes de philosophie. Lorsqu’il est nommé agrégé suppléant pour les lettres à Charlemagne, il considère cette besogne comme accessoire. Ce qui l’occupe pendant tout l’hiver 1821-1822, c’est l’Histoire de la philosophie de Deslandes, les Essais de Reid, la Philosophie de l’esprit humain et l’Histoire des sciences métaphysiques de Dugald-Stewart, le Traité des signes de De Gérando et l’Histoire de Gibbon qui est aussi pour lui une lecture philosophique. Il se met à traduire Reid et Dugald-Stewart. Il faut noter pourtant qu’un instinct secret le détournait des spéculations métaphysiques et de la philosophie purement doctrinale pour l’attirer vers la philosophie du langage, l’histoire des idées et des mœurs, la philosophie de l’histoire. Il était poussé de ce côté non seulement par l’attrait qu’exerçaient la réalité et la vie sur sa puissante imagination, mais aussi par les tendances mêmes de l’école de Condillac et de l’école Écossaise qui faisaient une place considérable à l’histoire et à la linguistique. De bonne heure se fit jour dans son esprit l’idée que l’étude de l’histoire est la contre-épreuve de l’observation psychologique, que la psychologie de l’individu est étroitement liée à celle des peuples. Dès 1819 il médite d’écrire un livre sur le Caractère des peuples trouvé dans leur vocabulaire ; en 1822 il songe à un Essai sur la culture de l’homme, puis à une Histoire philosophique du christianisme, enfin à des essais philosophiques sur les poètes. Une cause accidentelle acheva de déterminer sa vocation et de lier indissolublement en lui l’historien au philosophe. L’abbé Nicole, l’ami du duc de Richelieu, qui, après une brillante carrière pédagogique en Russie, avait conquis en France une situation considérable dans l’instruction publique comme membre du Conseil royal et comme recteur de l’Académie de Paris, et qui connaissait et appréciait Michelet, l’appela à professer l’histoire au collège Sainte-Barbe dont il avait été un des fondateurs. C’est pour l’usage de ses élèves que Michelet publia en 1825 un Tableau chronologique de l’histoire moderne (1453-1789), et en 1826 des Tableaux synchroniques de l’histoire moderne (1453-1648). L’admirable ''Précis d’histoire moderne qui fut composé de mai à novembre 1827 est le résumé de ses cours de Sainte-Barbe.

Il n’abandonnait pas pour cela ses études philosophiques. Il continuait à étudier De Gérando et Dugald-Stewart ; il lisait Kant, Auguste Comte, Saint-Simon, Smith, Paley, Fergusson ; et surtout il vivait plongé dans les œuvres de Vico. Il entreprend le 28 juin 1824 une traduction de sa Philosophie de l’histoire. Elle est achevée en 1826 et paraît en mars 1827, précédée d’un discours préliminaire. Cette traduction de Vico exerça sur sa pensée une influence décisive. « Je suis né, dira-t-il, de Virgile et de Vico. » Le caractère symbolique des faits historiques, l’enchaînement régulier des phases du développement humain, avec leurs flux et leurs reflux, leurs corsi et ricorsi, l’importance de l’action des masses anonymes dont les grands hommes ne sont que les représentans accidentels, symboles d’une collectivité comme les faits particuliers sont les symboles d’une idée générale, le rôle capital des traditions poétiques à l’aurore des civilisations, et des recherches étymologiques pour l’étude des origines, toutes ces idées qui animeront son œuvre entière, se sont fixées dans son esprit par l’étude de Vico. Il y ajoute une vue personnelle qui modifie sensiblement le déterminisme idéaliste et religieux de Vico, c’est la conception de l’histoire comme une lutte entre l’homme et la nature, entre la liberté et la fatalité, entre la lettre et l’esprit, comme une ascension constante et providentielle vers l’autonomie morale. Dans le bouillonnement intellectuel qui l’agite pendant ces années de préparation féconde, on voit naître dans son cerveau des projets que son âge mûr réalisera en partie : en 1825, il trace le plan d’une Philosophie de Thucydide et d’une Philosophie d’Eschyle, puis d’une Étude religieuse des sciences naturelles. En 1826 il commence à préparer une histoire de la Réforme et de la Ligue ; il rêve d’écrire une géographie historique et de former un recueil des Monumens historiques du christianisme.

Bien que ni le Vico ni le Précis d’histoire moderne n’eussent encore paru quand Michelet fut appelé à l’école préparatoire[3], ceux qui le connaissaient savaient qu’il ne serait déplacé dans aucune des deux chaires qu’on lui confiait. En le choisissant on évitait d’assez gros embarras. L’école de Laromiguière, qui était seule bien vue de l’administration supérieure, était discréditée auprès de la jeunesse, tandis que M. Cousin et ses disciples passaient pour des révolutionnaires. Michelet tenait le milieu entre les deux partis, et ses préoccupations, en apparence exclusivement psychologiques et historiques, le faisaient regarder comme inoffensif. D’ailleurs, s’il était en relations personnelles avec Villemain, Guizot et Cousin, il était considéré comme bienpensant.il était lié avec Ballanche, avec Lamartine, avec des membres du Conseil royal connus pour leur piété, MM. Guéneau de Mussy et de Maussion, avec M. Mazure, un ancien censeur, intime ami de Mgr Frayssinous. Il s’était fait baptiser en 1816 ; il faisait partie de la Société catholique des bons livres, créée en 1824; enfin il était patronné par l’abbé Nicole. L’influence de l’abbé était prépondérante au Conseil royal ; elle était puissante aussi au Château, où il avait une amie dévouée en Mme de Gontaut, gouvernante des enfans de France. Il est probable que c’est principalement à l’abbé Nicole que Michelet dut d’être nommé à l’école préparatoire et désigné pour enseigner l’histoire à la princesse Louise.

Faut-il croire d’après cela que Michelet fût alors, comme on l’a dit quelquefois, un catholique croyant? Faut-il admettre comme authentique l’anecdote rapportée par M. d’Haussonville[4], d’après laquelle M. de Vatimesnil aurait dit aux personnes qu’effrayait la nomination de Guigniaut comme directeur de l’Ecole : « Rassurez-vous, nous avons M. Michelet dont l’influence combattra la sienne? » — Je ne le pense pas. M. Guigniaut n’a jamais effrayé personne, et Michelet, tout en se croyant et en se déclarant chrétien, ne faisait ni ne disait rien qui pût le faire passer pour un dévot. Son Journal intime nous le montre en 1820 et 1821 tout imbu de l’esprit du XVIIIe siècle et de la Révolution, humanitaire à la façon de Rousseau, démocrate et libéral avec passion, et aussi détaché des dogmes que le Vicaire savoyard. Il était, il est vrai, ardemment spiritualiste et il le restera, toujours, convaincu à ce point de l’indestructibilité du moi qu’à ses yeux l’existence de Dieu était comme le corollaire de la croyance en l’immortalité de l’âme; il était religieux, mystique même, de nature et d’instinct; il avait pour l’Église catholique la piété filiale due à « la vieille mère du monde moderne » ; mais cette piété était déjà, en 1827, une piété d’historien ; il vénérait et admirait le christianisme comme la religion qui a libéré l’homme des servitudes de la matière, comme la dernière et la plus haute évolution religieuse de l’humanité ; mais, s’il le regardait alors comme la religion définitive et éternelle, il admettait qu’il devait se transformer sous l’effort de la science. Il suffit de se rappeler que ses mémoires sur Luther étaient commencés dès 1825 et dans quel esprit il les a conçus, pour ne pas voir en lui un catholique au sens strict. Les notes prises à ses cours par ses élèves[5] nous montrent qu’il n’a jamais cherché à donner le change sur ses convictions. Il accorde une très grande place dans ses leçons aux questions religieuses; il témoigne toujours au christianisme un tendre respect, mais partout éclate son absolue indépendance à l’égard du dogme. Il en parle en historien, en philosophe, jamais en croyant. Qu’on en juge par ce passage, le plus précis de tous comme affirmation religieuse :


Une religion bien plus mystérieuse, bien plus profonde, croissait invisible, et devait les remplacer toutes. Ici encore nous trouvons le culte de la vie et de la mort, c’est l’enseignement commun des religions de l’Orient; mais il y a de grandes différences. Ici, c’est un Dieu qui meurt volontairement pour l’homme; ce n’est pas ce Dieu multiple. Dieu actif et passif à la fois, ce Dieu indifférent du panthéisme ; et si la Grèce avait accompli un immense progrès, en donnant à ses Dieux la perfection de la beauté humaine, combien est-ce un progrès plus grand, d’avoir élevé la divinité à la perfection morale de l’homme et d’avoir fait de la divinité, non pas le lien commun de la nature matérielle, mais un type de toute perfection ! Le genre humain tomba à genoux, et, sauf les interprétations que la science peut donner, il doit y rester toujours. « La science, a dit saint Clément d’Alexandrie, c’est la démonstration de la Foi. » Nous retournerons la proposition et nous dirons : « La Foi, c’est la science à démontrer. »


Le vendredi 4 juillet 1830, il commentait ces paroles en ces termes :


Cette pensée de saint Clément a besoin d’explication et de développement : démontrer la foi par la science est aussi l’une des vocations de notre siècle et ce serait bien certainement le plus bel emploi de la science qu’une démonstration libérale des croyances religieuses que nous inspire le christianisme. Toute foi raisonnable sort de l’instinct naturel; ce n’est que de cette manière que l’on peut entendre la foi. Prenons un exemple : le christianisme a consacré de très bonne heure la croyance à la mère de Dieu, et toutes les nations barbares ont accueilli avec admiration et enthousiasme cette admirable poésie qui divinise à la fois la maternité et la virginité. C’est qu’il y a dans le cœur de l’homme un instinct naturel du rôle élevé auquel la femme est appelée dans le monde... L’exaltation des peuples de race germanique pour la raison froide des femmes du Nord a été la trame sur laquelle le christianisme a tissu cette poésie, cette histoire, cette philosophie, car les trois noms lui conviennent également. Ainsi la foi naît toujours d’un instinct naturel. C’est le commencement, c’est la poésie. Voyons la science.

La science consiste à montrer comment la foi est sortie d’un instinct naturel, car ce qui est conforme à la nature est ce qui est juste, et quand la philosophie ne justifierait pas la foi, il ne faudrait pas encore condamner la foi. L’adhésion du monde entier pendant l’imposant espace de deux mille ans ne peut venir d’une erreur passagère : on conçoit à peine une erreur qui vive deux mille ans. Le temps est venu où la science s’agrandissant de jour en jour s’appliquera à la foi comme explication, comme justification. Cet âge est venu pour le christianisme, et il ne faut pas que de pareils travaux aient la forme polémique, il faut que leur forme soit critique, dogmatique. Tout ce qui est polémique s’inspire des intérêts du moment. Tout livre scientifique sur le christianisme est à faire : tous ceux qui ont paru jusqu’à présent l’ont traité, tantôt comme un objet de foi qui doit être inviolable, tantôt comme un objet de réprobation.

Il y a une chose bien remarquable et qui prouve en faveur du christianisme, c’est qu’après tant de siècles d’une guerre acharnée, il ne s’élève pas de nouveau culte. Quand le polythéisme ne trouva plus la foi au cœur des hommes, le christianisme était là pour le remplacer. Aujourd’hui, à la place de ce culte qu’on veut renverser, aucun culte nouveau ne se présente.

Car je ne parle pas du saint-simonisme : ceux qui commencent une religion par le panthéisme, tombeau de toute religion, n’ont ni science ni philosophie. Partout où le panthéisme porte la main, il glace le sentiment moral. On a dit que la vie tend à réconcilier l’âme avec le corps, l’esprit avec la matière, et cette réconciliation, cette paix entre l’esprit et la matière est l’œuvre que le panthéisme prétend accomplir. Je ne pense pas que l’homme puisse jamais faire un traité de paix perpétuelle avec le corps. Le corps est toujours l’ennemi de la liberté humaine. C’est le moyen le plus ingénieux que la nature sensuelle emploie pour nous tromper, que de se dire en paix avec l’âme. Il ne faut pas qu’elle existe, cette paix; il faut que l’âme lutte jusqu’à ce que le corps soit son esclave. On saoule le monstre et on se dit : Paix avec le corps! Non, il faut que ce dernier soit vaincu, non rassasié.


Cette admirable page nous montre à quel point Michelet était libre d’esprit vis-à-vis de la dogmatique chrétienne et pourtant attaché au christianisme. Sans être catholique au sens rigoureux du mot, il voyait dans le christianisme le fait essentiel de l’histoire, et la religion éternelle « sauf les interprétations que la science peut donner. » Aussi pouvait-il en toute sincérité, lorsqu’il écrivit le 28 octobre 1826 à Mgr Frayssinous pour lui demander la chaire de philosophie et d’histoire à l’Ecole préparatoire[6], parler en ces termes de ses titres et de ses principes : « J’ai déjà publié deux opuscules historiques (les Tableaux chronologiques et synchroniques de l’histoire moderne); je fais imprimer en ce moment la traduction d’un ouvrage de Vico, où l’étude de l’histoire est éclairée par une philosophie conforme à la religion. Les principes exprimés dans ces divers ouvrages répondent assez de ceux du soussigné. Il peut d’ailleurs invoquer le témoignage de plusieurs membres du Conseil royal, tant ecclésiastiques que laïques. » Une autre lettre, du même jour, adressée à un haut fonctionnaire — très probablement M. Letronne, inspecteur général de l’Université et président de la commission d’instruction chargée de la direction de l’Ecole préparatoire, — nous apprend quels étaient ses répondans et quelles ses vues d’avenir : « L’intérêt pécuniaire n’est point ce qui m’a guidé dans cette demande[7]. M. Guéneau de Mussy, auquel j’ai exposé mes idées sur l’unité religieuse de la philosophie et de l’histoire, peut attester que mes mobiles sont d’un ordre plus élevé… Tout mon présent, tout mon avenir sont dans l’Université. Je n’ambitionne rien en dehors. C’est ma patrie ; j’y veux vivre et mourir. Dès mon enfance, les premières consolations qui ont adouci les malheurs de ma famille me sont venues de l’Université… Mes seuls amis, mes seuls protecteurs sont dans l’Université. Je n’en ai jamais cherché ailleurs. Ce sont plusieurs membres du Conseil royal, quelques inspecteurs, enfin mes anciens professeurs ; ce sont MM. Guéneau de Mussy, de Maussion et Nicole, Mazure, Létendart, Villemain et Leclerc. Les trois derniers de ces messieurs me connaissent depuis douze ans ; ils peuvent dire dans quelle retraite j’ai vécu, d’abord auprès d’une mère malade, depuis dans le faubourg le plus éloigné[8] ; c’est ce qui m’a permis d’acquérir des connaissances plus variées peut-être que les personnes qui, avec plus de facilité, partagent leur vie entre le monde et l’étude[9]. »

Une grave maladie, qui mit en danger la vie de Michelet en novembre 1826, fit suspendre sa nomination, et l’enseignement qu’il demandait fut provisoirement confié à Armand Marrast, ce fantaisiste surveillant général de l’Ecole préparatoire, qui charmait les loisirs des élèves en leur chantant les chansons de Béranger avec accompagnement de guitare. Enfin, le 3 février 1829, Mgr Frayssinous nomma Michelet maître de conférences de philosophie et d’histoire[10]. Il avait adressé au ministre un plan détaillé de son cours, qui malheureusement ne nous a pas été conservé. Ce ne devait être que le développement de la formule présentée à Guéneau de Mussy : l’unité religieuse de l’histoire et de la philosophie. Il considéra en effet ses deux enseignemens comme étroitement liés et sa première leçon fut une introduction générale aux deux cours. « Jusqu’ici, disait-il en commençant, la philosophie et l’histoire ont été l’objet de deux études entièrement distinctes. Cependant elles sont la preuve l’une de l’autre ; elles ne peuvent ni l’une ni l’autre prétendre à un haut degré de certitude si on ne les compare. La philosophie s’est bornée à des phénomènes bien fugitifs de la pensée individuelle. Si elle s’était assise sur la base plus large de l’espèce et de l’individu, elle aurait fait plus de progrès, et la plupart des faux systèmes n’auraient pas réussi. Nous allons embrasser dans une seule étude l’histoire et la philosophie. Ainsi unies par une heureuse alliance, elles se prêteront un mutuel secours. » L’histoire étudiera les faits, la philosophie les lois; l’histoire, l’homme collectif; la philosophie, l’homme individuel. La psychologie de l’individu trouvera sa confirmation dans celle de l’espèce; car l’humanité comme l’individu passe de la spontanéité à la réflexion, de l’instinct à la raison, de la fatalité à la liberté. Le développement religieux de l’humanité est la confirmation des conclusions spiritualistes de la philosophie.

Les deux premiers cours d’histoire de Michelet traitèrent de l’histoire générale, depuis l’Egypte jusqu’aux croisades. Il commença par l’Orient, faisant de l’histoire orientale la préface de l’histoire de la Grèce et de Rome. Il montra l’humanité se dégageant peu à peu des fatalités de la nature pour prendre conscience d’elle-même; il insista sur l’histoire des juifs parce que leur religion est une préparation au christianisme, et salua dans le triomphe des idées chrétiennes le triomphe définitif de la liberté sur la fatalité, de l’homme sur la nature. En 1828-1829 il s’occupa plus spécialement de la France et du moyen âge et s’étendit avec complaisance sur les origines celtiques. Dans ces cours, comme plus tard dans son histoire de France, il fait une large place à la géographie, qu’il s’agisse de l’Asie, de la Grèce ou de l’Italie. La géographie est pour lui « le matérialisme de l’histoire. » Il montre « au milieu de quelles circonstances physiologiques, physiques, botaniques, zoologiques, minéralogiques » s’est développé l’être humain, l’être moral, « le spiritualisme de l’histoire. »

Son cours de philosophie fut presque exclusivement un cours de psychologie. Le fond ou du moins le plan en était emprunté aux philosophes de l’École écossaise, mais il les contredisait souvent et les complétait par Kant et Schelling; « les premiers, disait-il, nous donnent le point de départ, le bon sens; les seconds y ajoutent la science. » Ce qui prenait une originalité charmante et imprévue à ce cours, c’était l’appel constant que faisait le psychologue aux souvenirs de l’historien, et l’apparition de Tibère ou de Néron, des chevaliers du XIVe siècle ou des souliers à la poulaine, au milieu de l’analyse des facultés. Michelet commençait par établir la différence des sciences physiques et des sciences philosophiques, puis montrait la supériorité des méthodes d’observation en psychologie sur leur emploi dans les sciences physiques. Il passait ensuite en revue les facultés de l’âme, critiquant les systèmes de Laromiguière, des Écossais et de Kant ; il insistait sur la nécessité de considérer les facultés non isolément, mais dans leur enchaînement et leur réaction mutuelle. Il étudiait alors successivement la conscience, la perception, l’abstraction, la généralisation, la mémoire, l’association des idées, l’imagination, le raisonnement, l’induction, la méthode, les signes, les classifications et le langage. S’il prenait comme point de départ la théorie des facultés de Dugald-Stewart et la théorie des signes de De Gérando, il y mêlait beaucoup de vues personnelles, surtout dans les chapitres sur l’association des idées et l’imagination, ainsi que les applications historiques les plus inattendues. L’examen de l’influence des lumières sur la moralité lui suggérait un brillant développement sur la supériorité morale de la société romaine sous l’Empire comparée à celle de la République ou de la Grèce. « La Rome toute sanguinaire et barbare des Scipions est inférieure à la Rome, voluptueuse peut-être, mais humanisée, des Césars. La loi civile qui régnait alors atteste le progrès de l’humanité. » À propos de l’association des idées, il parlait de la mode au XIVe siècle, pendant la Révolution et sous la Restauration. Il présentait les observations les plus ingénieuses sur l’histoire des arts, des lettres et des langues. En parlant de la perception, il faisait observer que les hommes ont fait dériver la connaissance, d’abord du monde extérieur, puis des dieux, enfin de la conscience et du moi, et que Kant et Fichte ont donné la philosophie de la Révolution française, qui est le triomphe de la croyance à la liberté de l’homme. De même, quand il traitait des idées générales, il montrait ces idées placées par les philosophes d’abord en Dieu, puis dans les choses, enfin dans l’homme.

Le rôle de l’homme, le rôle de la liberté humaine, c’est à cette idée que sa pensée revient toujours invinciblement. C’est cette idée qui dirigera toutes les recherches de l’historien, comme c’est à elle qu’aboutissent les analyses du psychologue. On peut déjà entrevoir que la France lui apparaîtra comme la principale représentante de la liberté morale, et que deux époques l’attireront entre toutes comme celles où sont jouées les scènes décisives du drame de la liberté : le XVIe siècle avec la Renaissance et la Réforme, le XVIIIe avec la Révolution. Mais pour bien comprendre le christianisme qui a commencé l’œuvre libératrice, la France qui l’a achevée, il faut connaître Rome. Cette idée, exprimée en 1830 on un magnifique langage dans l’Introduction à l’Histoire universelle, était déjà partout visible dans les cours de 1827 à 1830. Michelet pensait dès 1828, en faisant ses leçons d’histoire romaine, ce qu’il écrivait en 1830 : « Rome a été le nœud du drame immense, du drame de la liberté. C’est en nous plaçant au sommet du Capitole que nous embrasserons, du double regard de Janus, et le monde ancien qui s’y termine et le monde moderne que notre patrie conduit désormais dans la route mystérieuse de l’avenir. » En décembre 1827 avait paru une édition incomplète du Précis d’histoire moderne, fruit de ses cinq années d’enseignement à Sainte-Barbe, qui parut sous sa forme définitive en 1828. Il employa ses vacances de 1828 à un voyage en Allemagne, où il visita Heidelberg, Francfort, Mayence, Bonn pour se perfectionner dans l’allemand, recueillir des livres, voir Creuzer, Gœrres, Welcker. Il est alors tout plein du moyen âge, commence à étudier Luther, prépare une Encyclopédie des Chants populaires, rêve de doter la France d’un livre analogue aux Deutsche Rechtsalterthümer de Grimm et cherche dans le vieux droit allemand les Origines du droit français, sur lesquelles il accumula des notes qui formèrent le volume publié sous ce titre en 1837.


II

Ces études nouvelles ne produisirent pas encore tout de suite leur effet dans son enseignement. L’histoire n’en occupe encore que la moindre part. En 1828-1829 il consacre deux de ses trois conférences à la philosophie, et ajoute à son cours de psychologie un cours de morale qui avait pour base un commentaire du Théétète, du Philèbe et de l’Euthyphron. Mais, en 1829, un heureux événement vint l’arracher, bien malgré lui, à la philosophie, pour le donner tout entier à l’histoire. Le ministère Polignac, dont M. de Montbel faisait partie comme ministre de l’Instruction publique, réforma l’Ecole préparatoire, augmenta le nombre des chaires, sépara l’enseignement de l’histoire de celui de la philosophie et limita les cours d’histoire à l’histoire ancienne, à la géographie comparée et à l’archéologie. Michelet, prévenu d’avance des projets de M. de Montbel, lui écrivait dès le 22 septembre : « Si Votre Excellence se proposait de séparer l’enseignement de la philosophie de celui de l’histoire, j’ose espérer qu’elle me permettrait de conserver le plus important et le plus élevé des deux, celui de la philosophie. Au cas où la traduction du grand ouvrage de Vico ne semblerait pas un titre suffisant, je présenterais la traduction achevée de deux ouvrages de Reid et de Dugald-Stewart. » M. de Montbel ne fit pas droit à cette demande. Michelet était suspect de tendances cousiniennes, et la philosophie de Cousin était alors mal vue du pouvoir, comme entachée de libéralisme. On lui préféra M. Saphary, un condillacien qui offrait, disait-on, les plus grandes garanties au point de vue religieux, mais dont les élèves refusèrent si obstinément de suivre les leçons qu’il fallut se résigner à le remplacer par Jouffroy.

Dubois se plaignit amèrement, dans le Globe du 18 novembre, de l’acte d’autorité qui imposait à Michelet un enseignement pour lequel il n’était point préparé. Mais Michelet, après un moment de mauvaise humeur, se fît bien vite à sa nouvelle situation et justifia la décision de M. de Montbel, par le cours d’histoire romaine qu’il fit dans l’hiver de 1829-1830. Tout y était nouveau pour ses auditeurs : le plan, les idées, les conclusions; tout y était exprimé avec une originalité, une force, un éclat incomparables. Les deux premières leçons avaient pour objet de marquer la place de Rome dans l’histoire de l’humanité. La troisième était consacrée à la géographie de l’Italie, la quatrième et la cinquième à ses populations. La religion, les institutions, les arts des Etrusques occupaient trois leçons ; les trois suivantes étudiaient le Latium, les Latins, leur agriculture, leur industrie, leur culte. La discussion des documens relatifs à la primitive histoire de Rome, l’examen des systèmes de Vico et de Niebuhr, la démonstration de l’incertitude des premiers siècles de Rome formaient cinq autres leçons. Ensuite venaient la topographie de Rome, l’histoire des origines, une leçon sur Servius Tullius, une sur la population de Rome, une sur les plébéiens et les patriciens, deux sur l’Ager romanus et les colonies, deux sur les révolutions de Rome jusqu’à 405, enfin quatre leçons très approfondies sur la loi des XII tables.

Le travail excessif auquel Michelet s’était livré depuis son entrée à l’Ecole préparatoire avait profondément ébranlé un organisme qui fut toujours frêle. Il dut prendre un congé de deux mois et se faire remplacer en mars et avril 1830 par M. Chardin. Il consacra ce temps de repos forcé à visiter l’Italie et surtout Rome. Nous pouvons l’y suivre pas à pas dans le beau journal de voyage que la piété de sa veuve nous a fait connaître[11]. Au retour, son Histoire de la République romaine était achevée dans son cerveau, sinon entièrement écrite. Elle parut en 1831. Elle devait être complétée par une histoire des empereurs. Celle-ci fut plusieurs fois ébauchée dans les leçons de Michelet à l’Ecole normale, et les fragmens que nous en connaissons nous autorisent à penser qu’elle ne l’eût cédé en rien, pour l’originalité et la profondeur, à l’Histoire de la République. Il y aurait montré les bienfaits que l’administration impériale, même celle des mauvais empereurs, apporta aux citoyens de l’Orbis romanus, ce qu’ils firent pour l’unité morale et matérielle du monde, pour l’établissement de l’égalité civile, pour la jurisprudence et pour le droit de tous les temps. Mais la révolution de Juillet, qui éclata trois mois après son retour, lui fit remettre à un avenir indéterminé l’achèvement de l’histoire romaine, l’enleva à l’antiquité, et l’obligea à ne plus s’occuper que du moyen âge et des temps modernes.

Dans l’Introduction à l’histoire universelle, écrite, comme il l’a dit, « sur les pavés brûlans », et qui résumait en traits de flamme la philosophie de l’histoire qui inspirait son enseignement, Michelet exprime encore l’espoir de donner une histoire complète de Rome ; mais il fut détourné de son dessein par les changemens apportés le 30 octobre 1830 à l’organisation de l’École préparatoire. On lui rendit son nom d’Ecole normale ; on y rétablit la scolarité de trois ans et on confia l’enseignement de l’histoire à deux professeurs : Lebas, en première année, était chargé de l’histoire ancienne ; Michelet, en seconde année, de l’histoire du moyen âge et des temps modernes. Tous deux se partageaient la direction des exercices pratiques de la troisième année en vue de l’agrégation. Michelet, qui concevait toujours l’histoire comme une grande synthèse philosophique, ne voulut point priver ses élèves des travaux qu’il avait faits de 1827 à 1830, alors que l’histoire ancienne était le principal objet de ses leçons; nous le voyons en 1831-32 et en 1833-34 refaire aux élèves de troisième année ses anciens cours sur l’Orient, la Grèce et Rome ; mais ses deux conférences de seconde année furent toujours consacrées à la France et à l’Europe moderne. Sa nomination comme chef de section aux Archives en 1831 mit à sa portée une mine inépuisable de documens qu’il fouilla avec passion. Il y retrouvait les émotions qu’il avait ressenties, tout enfant, dans le musée des Monumens français, quand il y évoquait les ombres de Chilpéric, de Dagobert et de Frédégonde. C’était la France même qu’il voyait là, ensevelie dans des cartons poudreux. Cette mort n’était qu’apparente : il sentait en lui la force magique qui allait la ressusciter.

Dès lors, la composition de son Histoire de France fut sa grande affaire. Elle absorba presque toutes ses pensées. C’est à elle que se rattache presque tout son enseignement. Elle devait d’abord tenir tout entière en cinq volumes ; les deux premiers, parus en 1833, embrassaient à eux seuls plus de huit siècles; mais à mesure qu’il étudiait notre histoire, elle lui paraissait plus mal connue et plus nécessaire à connaître dans tous ses détails. A partir de 1834 son œuvre prit dans son esprit de si vastes proportions qu’il lui fallut quatre volumes pour la conduire de Philippe le Bel à Louis XI. Il dut prendre des secrétaires pour l’aider dans son travail de dépouillement des textes : ce furent ses anciens élèves de Sainte-Barbe et de l’Ecole normale, Ravaisson, Duruy, Chéruel, Wallon, Yanoski et un jeune théologien alsacien, Müntz. Il menait la vie la plus retirée, plongé dans ses livres et ses manuscrits, fuyant les réunions mondaines, et n’ouvrant guère sa porte qu’à ses secrétaires à qui il distribuait à midi le travail quotidien tout en déjeunant avec eux, à quelques anciens élèves qu’il aimait à recevoir à sa table, et à de rares amis parmi lesquels les plus intimes étaient Quinet, Eugène Burnouf et le médecin Edwards, l’auteur des Caractères physiologiques des races humaines considérés dans leurs rapports avec l’histoire, qui exerça sur lui une assez profonde influence. Les visites que Michelet fit en Angleterre avec Chéruel en 1834, dans le sud-ouest de la France avec Duruy en 1835, étaient entreprises en vue de son histoire, et nous retrouvons dans celle-ci, remaniées et transformées, les pages de ses journaux de voyage[12]. Les Mémoires de Luther, parus en 1835, se rattachent encore à ses leçons de l’Ecole normale sur le XVIe siècle. Le cours qu’il fît à la Sorbonne en 1834 et 1835, comme suppléant de Guizot, alors ministre, n’est pas autre chose que son cours de l’Ecole sur le moyen âge, présenté sous une forme plus oratoire et plus philosophique, et continué jusqu’à la fin du XVIe siècle. C’est vraisemblablement aussi l’histoire de France qu’il enseignait à la princesse Clémentine, fille de Louis-Philippe, dont il fut le professeur, comme il avait été celui de la princesse Louise.

Ce qui faisait l’originalité des cours de Michelet à cette époque, c’était l’association des recherches d’érudition les plus minutieuses avec les dons les plus rares de l’imagination et une constante préoccupation philosophique. On peut dire que l’érudition et la philosophie sont les deux servantes de son imagination, et lui fournissent, l’une les matériaux, l’autre les plans des palais enchantés qu’elle évoque. Michelet a été un des premiers en France à recourir aux sources manuscrites pour la composition d’une histoire générale. De 1830 à 1834 il consacrait toujours plusieurs conférences à des discussions de textes, en particulier à l’examen des lois barbares ; il accompagnait chaque leçon d’une bibliographie ; il tenait ses élèves au courant de ses découvertes aux Archives ; il leur faisait faire des analyses de livres d’érudition et des études de textes. Mais son cours ne s’attardait pas au récit détaillé des événemens; il les supposait connus et en donnait la philosophie, non pas présentée en langage abstrait et sous forme d’idées générales, mais rendue sensible par quelques faits concrets, particuliers et caractéristiques, décrits dans le langage le plus pittoresque et le plus imagé. La méthode de Michelet consistait toujours à prendre les faits comme des symboles, des « hiéroglyphes idéographiques » ; et la victoire de l’esprit sur la nature était toujours le fond de sa philosophie de l’histoire. La France occupait la plus grande place dans ce cours, mais toute l’histoire européenne y était rattachée comme à son centre naturel. Chaque année la répartition des leçons variait quelque peu ; les sujets traités brièvement une année étaient plus développés l’année suivante, mais le fond restait le même. En 1830-31 le cours s’étendait jusqu’à Louis XI; en 1835-36 il allait jusqu’au XVIIe siècle; mais alors il avait fallu sacrifier les leçons d’érudition sur les lois barbares. La publication des Origines du droit français les rendait moins nécessaires[13].

A côté de ce cours suivi qui occupait ce qu’on appelait la grande leçon, et qui était fortement conçu, très préparé pour le fond comme pour la forme, Michelet donnait en seconde année une conférence libre et familière, qu’on nommait la petite leçon, où il apportait aux élèves les idées suggérées par ses lectures et ses méditations de la semaine, ou des éclaircissemens sur les diverses parties du cours. C’était comme une série de notes, sans lien entre elles le plus souvent, sans ordre méthodique ni chronologique, où l’antiquité, l’époque contemporaine, la politique, les questions sociales, l’art, la littérature, la morale, l’érudition, se mêlaient de la manière la plus imprévue et la plus suggestive. Dans une même séance, Michelet parlait du roi Robert, de l’état politique de l’Italie contemporaine, des jugemens de Vico sur Descartes, du siècle de Louis XIV, de Fontenelle, du rôle de la noblesse dans l’histoire de France, du rôle du droit romain en France, de la Perse et du manichéisme, de Frédéric Barberousse, de la Suisse. Quelques citations feront comprendre ce qu’étaient ces causeries géniales :


Le XVIIIe siècle s’est moqué amèrement des siècles qui l’avaient précédé. Il a agi en fils dénaturé. Il était fils légitime du moyen âge. En effet, qui a fait la Réforme? La scolastique. — Qui a fait Descartes? La Réforme. — Qui a fait la Révolution française? Descartes.

Christianisme, islamisme, religions bibliques, par là profondément différentes de la plupart des religions de l’antiquité, qui n’ont pas de livre.

Ce qui nous fait trouver tant de charme dans le style figuré, c’est que l’esprit semble habiter deux mondes à la fois.

Le XVIIe siècle en France est une révolution, une révolution paisible opérée par le roi.

Luther ne raisonne jamais. Il est très éloquent, jamais raisonneur. Un auteur populaire ne peut être un logicien. Au contraire Calvin est un esprit durement éloquent qui poursuit très longtemps son raisonnement. C’est le génie de Rousseau. Le génie de la France, c’est une logique passionnée dans les esprits supérieurs, de la rhétorique dans les talens secondaires. On trouve de la naïveté dans nos anciens auteurs; mais cela tient souvent à la langue, qui est un peu celle de nos paysans. Beaumanoir est tout le contraire de la naïveté. Comines est naïf comme Machiavel. C’est dans la vieille Allemagne qu’il faut chercher la naïveté. La France a une virilité précoce moins riche que la véritable enfance. Cet enfant naïf, après avoir subi l’influence de Luther, tournera, non à la logique comme la France, mais à la haute métaphysique. Ce génie, c’est le génie symbolique. L’Allemagne n’est que poésie et métaphysique. Nous autres, nous nous tenons dans cet intermédiaire qu’on appelle la logique.

Les jésuites avaient tout pour eux, même des martyrs. C’est une merveille que cet ordre intrigant ait su en faire. En Chine, au Japon, en Amérique, s’il reste quelque souvenir des Européens, c’est un souvenir des Jésuites qui y ont pénétré au péril de leur vie. Plus que tous les autres instituts, ils ont été les Christophes Colombs et les Hercules de la civilisation moderne. Voici ce qu’on peut dire contre eux : c’était un ordre d’intrigans. Le caractère de la société était l’intrigue. Une autre chose les condamne, c’est qu’ils n’ont pas eu un homme de génie. Tous ont eu du mérite, de l’instruction, quelques-uns ont été des héros d’une persistance et d’un courage admirables; mais au milieu de tout cela, aucun grand talent. Les jésuites n’ont pas bon cœur. Le vilain cœur perçait partout. C’étaient de vilaines gens... Ils avaient donné leur âme. Que voulez-vous attendre d’un homme qui a donné son âme? C’est un homme vidé.


Cette dernière note doit être de 1831; en voici d’autres de juin et juillet 1830; on y sent déjà le souffle de la Révolution qui approche :


Il y a dans le peuple français à un très haut degré la qualité d’être sociable. Être sociable, c’est se réunir aisément dans une communauté d’idées. Qu’est-ce que ces idées communes? Le sens commun d’une très grande masse d’hommes, il est très probable que c’est la vérité. Vox populi, vox Dei. Le sens commun, c’est le sens divin. Aussi c’est à cause de cette sociabilité que la France est le plus près de la résurrection des idées religieuses. Le plus grand danger pour notre génération serait de s’occuper du présent au point de ne plus travailler. On ne comprend le présent qu’en s’occupant du passé. Nos plus belles histoires de la Révolution sont entièrement ininstructives, parce que leurs auteurs n’ont pas connu ce qui précédait. Exemple : la France est divisée entre deux législations, deux systèmes contraires, le droit romain et le droit coutumier, et un des grands faits de la Révolution est celui-ci, la réunion des deux Frances en une seule. Ce que la Révolution a fait de plus grand, c’est le code Napoléon, et ce code, c’est la fusion de deux droits, il faut donc les connaître. Etudions le passé; le passé est difficile à connaître, mais ce présent, si agité, qui tourbillonne devant nos yeux, combien plus difficile encore ! Il faut avouer qu’il est impossible à connaître à qui ne connaît pas le passé.

Le droit obscur et méconnu du peuple a eu pendant de longs siècles une enveloppe mystique. Les deux pouvoirs spirituels, le monarque et le prêtre représentaient l’idée nationale, tout ce qui ne tenait pas aux localités de la terre, tout ce qui était abstrait et central. Le droit du peuple a grandi sous cette enveloppe. Peu à peu le prêtre s’est séparé du peuple; puis enfin le roi s’est séparé du peuple. Le peuple s’est aperçu qu’il pouvait s’en passer et les a rejetés. C’est ce que nous voyons aujourd’hui. C’est le peuple tout nu. Cela surprend un peu. Quelquefois ce n’est pas beau. Mais si ce n’est pas beau, c’est colossal. Le mont Athos taillé en statue... Ce colosse n’est pas si méchant. Comme les géans de romans qui ne sont jamais bien terribles, il ne s’agit que de l’apprivoiser.

Le peuple grandit sous le prêtre et d’autant mieux que le prêtre est un homme du peuple. Au XIIIe siècle ils se séparèrent. Et c’est fort heureux. Nous aurions eu une espèce de démagogie sacerdotale, qui aurait renversé les rois et la liberté. Si les communes l’avaient emporté, la France aurait été divisée en une foule de petites républiques. Si les prêtres l’avaient emporté, la nation n’eût connu de liberté que dans la religion : une populace mise en mouvement par les prêtres... Par l’équilibre de tous les élémens, le peuple grandit avec l’appui du pouvoir royal et sacerdotal. Il a vu d’abord que la liberté était indépendante du prêtre. Ensuite il a vu que le roi lui-même était inutile. Combien il est important que les communes aient péri. Si la féodalité l’eût emporté nous serions l’Allemagne, si les prêtres ou les communes, l’Italie.

Les communes périssent de 1300 à 1400. C’est précisément à la même époque que commencent les États généraux. Au moment où périssent les libertés locales, commencent les libertés nationales. Mais ce ne sont pas encore les vraies. Les rois étaient le seul pouvoir apparent. Ce pouvoir, ils l’emploieront à niveler le pays, c’est-à-dire à mettre le peuple en état de se passer d’eux. Lorsque Louis XIV eut achevé cette tâche, on se passa de suite du roi. Si on y est revenu, c’est à cause de la nécessité de lutter contre l’étranger. Il faut de l’unité, soit avec un roi héréditaire, soit avec un dictateur temporaire. Chose très curieuse, de voir dès le XVIIIe siècle le peuple, dont le droit était jusqu’alors couvert de cette enveloppe mystique du droit divin royal et sacerdotal, s’apercevoir qu’il pouvait se débarrasser de ce maillot. Ce droit divin avait été véritablement divin, attendu qu’il exprimait alors la pensée, le droit général du peuple, c’est-à-dire de Dieu. Le prêtre était l’élu du peuple, le roi le chef du peuple contre l’aristocratie. Le droit divin n’est pas une chimère au moyen âge. C’est une pensée sacrée à condition de rester divine, c’est-à-dire générale. — C’est là au fond toute notre histoire : il ne s’agit que de remplir les intervalles, d’y placer les faits. Dans ce moment-ci, ce qui a été autrefois engagé dans la royauté et le sacerdoce se trouve en position de parler pour soi. Spectacle nouveau de voir cet enfant colossal. Rien de préparé pour un pareil événement. Pas d’habit taillé. Tous les anciens sont trop étroits. On ne comptait pas sur ce nouveau venu qui demande des comptes. De là l’embarras, rien ne convient. C’est là l’ineffable grandeur du spectacle que nous sommes appelés à comprendre, la prodigieuse singularité du moment présent. Un être qui n’avait jamais agi ni parlé. Non pas le peuple d’une ville, non pas le peuple des campagnes, mais le Peuple, 30 millions d’hommes. On serait bien embarrassé dans les autres pays. On ne ferait pas parler ensemble un Napolitain et un Milanais, un Mecklembourgeois et un Bavarois. En France, le Flamand et le Gascon pensent de même. Et de plus un centre. L’antique Athènes, Florence étaient des atomes. Voilà les seuls essais d’unité populaire qui aient existé au monde. Immédiatement après, nous voyons un essai à faire sur 30 millions d’hommes plus unanimes que jamais on ne le fut dans une république de 3 000 âmes. Jamais spectacle plus original. Quand on montre au milieu de tout cela une prédilection obstinée pour le moyen âge, c’est inconcevable. Voir de grands esprits préoccupés du moyen âge au point de mépriser le temps présent. La France d’aujourd’hui est plus forte que l’empire romain.


C’est dans ces notes éparses des petites leçons de 1829 à 1834 qu’éclatent dans toute leur force l’originalité de Michelet et son génie divinatoire, et aussi qu’on saisit le mieux l’unité et la permanence de ses vues historiques et philosophiques. Qui les a lues ne peut plus dire que l’auteur de l’Histoire de France au moyen âge et l’auteur de l’Histoire de la Révolution sont deux hommes différens, ni voir en lui avant les journées de Juillet un royaliste catholique. On retrouve là en germe une foule d’idées qui se développeront avec puissance, et même avec excès, au milieu des luttes politiques et religieuses des années ultérieures ; on y reconnaît déjà le futur adversaire des jésuites, le démocrate qui déifiera le peuple de 1789. Ceux qui ont entendu ces leçons en ont conservé un souvenir inoubliable. « C’était surtout la petite leçon qui nous charmait, dit M. J. Simon. Nulle suite, nul enchaînement; il ne s’astreignait même pas à un sujet. Il s’adossait à la cheminée. Nous étions debout autour de lui, et il parlait de toutes choses pendant près de deux heures avec une verve et une simplicité, et un enthousiasme, et des tendresses, et des bonheurs d’expression qui nous faisaient goûter l’une après l’autre toutes les joies de la pensée. Tout ce qu’il décrivait, on le voyait. Toutes les émotions qui l’agitaient, nous les ressentions. Il avait de la gaîté ces jours-là. »

Si ce maître incomparable exerçait sur ses élèves une véritable fascination, il trouvait en échange dans ce jeune auditoire la sympathie dont il avait besoin pour donner à ses facultés créatrices une harmonieuse et heureuse activité. Ces jeunes gens étaient des amis pour lui, et des collaborateurs. C’étaient Lehuérou, Chéruel, Gaillardin, Duruy, Germain, Wallon, qui allaient à leur tour devenir des maîtres, et par qui il voyait déjà sa pensée répandue et multipliée par toute la France. « La société de mes élèves, a-t-il dit, ouvrit mon cœur, le dilata. Ces jeunes générations, aimables et confiantes, qui croyaient en moi, me réconcilièrent à l’humanité... Ils m’ont rendu, sans le savoir, un service immense. Si j’avais, comme historien, un mérite spécial qui me soutînt à côté de mes illustres prédécesseurs, je le devrais à l’enseignement, qui pour moi fut l’amitié. D’autres ont été profonds, judicieux, éloquens. Moi, j’ai davantage aimé. »


III

Malheureusement il vint un moment où cette féconde communion des esprits et des cœurs fut troublée. L’année 1834, où Michelet suppléa Guizot à la Sorbonne, marqua la fin de cette période heureuse où l’enseignement de l’Ecole lui suffisait pleinement et où rien n’ébranlait la foi que ses élèves avaient en lui. L’attrait des succès plus retentissans, obtenus sur un plus grand théâtre, paraît lui avoir fait attacher moins de prix à cet auditoire restreint de l’Ecole, plus dévoué, mais aussi plus exigeant, plus critique que tout autre. Il demanda, à la rentrée de 1834, de supprimer ses conférences de seconde année et de faire venir ses élèves à la Sorbonne. Sa demande fut repoussée par M. Cousin, qui venait d’être chargé, le 21 novembre 1834, de la surveillance spéciale de l’Ecole normale. Il répondit que les deux enseignemens ne devaient avoir ni le même but ni le même caractère.

La sourde hostilité qui régnait depuis quelque temps entre Cousin et Michelet paraît avoir été la principale cause qui détacha ce dernier de l’Ecole. En 1824, Cousin, déjà illustre, l’avait accueilli avec bienveillance; il espérait en lui un brillant disciple. Mais ce disciple s’était singulièrement émancipé, et quand ils se retrouvèrent à l’Ecole après 1830, Cousin enseignant la philosophie et Michelet l’histoire, il se forma vite deux clans rivaux autour de ces deux professeurs diversement admirables et admirés. Pendant les premiers temps, c’était Michelet qui excitait le plus d’enthousiasme, et Cousin en était secrètement jaloux. Il mina peu à peu l’influence de son collègue, en faisant doucement remarquer ce qu’il y avait d’aventureux dans ses idées et sa méthode. Des élèves de philosophie, particulièrement dévoués à Cousin et d’esprit caustique, relevaient dans les leçons de Michelet les erreurs échappées à l’improvisation, les rapprochemens hasardés où son imagination l’entraînait; ils raillaient la répétition annuelle de certains mots frappans, de certaines images, de certains traits pittoresques; ils rapportaient leurs observations à Cousin; ils en riaient avec leurs camarades. Le cours de la Sorbonne, où Michelet avait poussé jusqu’au paradoxe quelques-unes de ses idées, exagéré ses effets, et abandonné la simplicité charmante des conférences de l’Ecole, avait suscité, à côté d’admirateurs fanatiques, des critiques acerbes.

Quand Michelet dut renoncer, à la rentrée de 1835, à l’enseignement de la Sorbonne, où Guizot, inquiet de ses témérités, l’avait remplacé par Charles Lenormant, et qu’il se retrouva simple maître de conférences à l’Ecole normale, il ne sentit plus entre lui et ses élèves le courant de sympathie qui l’avait jusque-là soutenu et entraîné. Cousin attirait vers la philosophie les meilleurs élèves. Michelet se sentait délaissé. Le 15 octobre 1836, il demande à être suppléé, et adresse à M. Cousin une lettre qui témoigne de sa lassitude et de son mécontentement :


Monsieur, j’ai l’espoir que vous voudrez bien agréer M. Duruy comme mon suppléant pour cette année. M. Guizot, qui l’a interrogé plusieurs fois aux examens de l’École, et qui l’a fait revenir à Paris dès la première année de son enseignement, paraît le considérer comme un de nos jeunes professeurs les plus distingués.

Quant à moi qui, pour la première fois, n’ai pas d’élèves en troisième année[14], ma présence à l’École ne serait ni très utile, ni très convenable. Voilà dix-neuf ans que j’enseigne, seize ans que je suis agrégé, dix ans que je professe à l’École ou à la Faculté. Tous mes anciens camarades, plusieurs même de mes élèves occupent des positions supérieures à la mienne. Ils ont moins de titres universitaires et n’ont jamais écrit.

Tels sont les motifs qui m’ont décidé à demander une autre position. Je ne doute pas que vous ne les appréciiez.

Recevez, Monsieur, l’hommage de ma vieille admiration et de mon respect.

MICHELET.


Cousin autorisa Michèlet à se faire remplacer par M. Duruy tout en conservant son traitement intégral. Mais à la rentrée de 1837, il le mit en demeure ou de reprendre son cours ou de donner sa démission. Michelet lui répondit :


Vous me placez. Monsieur, dans l’alternative de reprendre immédiatement mon cours ou de donner ma démission.

Si c’est un abus si grave d’être suppléé au bout de dix-neuf ans d’enseignement non interrompu, je me démets de mes appointemens, mais non pas de mon titre. Je veux tenir encore à l’École au moins nominalement.

Je n’ai jamais compté avec l’Université. J’ai cumulé longtemps deux chaires à l’Ecole (philosophie et histoire), sans réclamer d’augmentation de traitement. Je suis resté fidèle à l’École en 1835, en sacrifiant la suppléance de M. Guizot, qui me valait deux fois plus. En 1836 j’ai refusé l’indemnité que m’offrait le ministre, pour la mission que j’avais remplie dans le Midi : j’ai même imprimé mon rapport à mes frais.

Je ne rappellerais rien de tout cela, si vous n’aviez dit, la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, que vous en appeliez à ma moralité.

Votre bien dévoué serviteur,

MICHELET.

J’aurai, dit-on, trois élèves d’histoire en tout, savoir : deux en troisième année, un en deuxième[15]. Les élèves qui se destinaient à l’histoire sont appelés à la philosophie ou aux lettres.


Quelques jours après, nouvelle lettre.


Monsieur, il m’est impossible de reprendre mes conférences à l’École normale. J’espère que dans le cours de cette année ma position se régularisera d’une manière ou d’une autre. Permettez, en attendant, que je sois encore suppléé.

La santé de M. Duruy l’oblige à renoncer à l’École. Aucun des anciens élèves n’est plus capable de faire le cours d’histoire que M. Wallon, professeur au collège Louis-le-Grand. Il a été reçu le premier à l’agrégation. Il est docteur ès lettres et licencié en droit. Sa thèse sur les asiles est certainement une des plus remarquables qui aient paru depuis longtemps. Son caractère m’inspire beaucoup de confiance. C’est un jeune homme religieux et grave. C’est vraiment le venerandus puer de Virgile...

Recevez l’hommage de mon dévouement inaltérable,

MICHELET.


Un congé complet lui fut accordé. On lui laissa même, avec son titre, 1 000 francs d’appointement ; mais au lieu d’accepter M. Wallon comme son suppléant, on chargea de la seconde et de la troisième année M. Filon qui enseignait déjà l’histoire en première année depuis 1834.

En 1838 Michelet sortit de la fausse et pénible situation où il se trouvait, par sa nomination au Collège de France. Il était appelé, en remplacement de Letronne, à la chaire d’histoire et de morale, illustrée par Daunou. Il donna aussitôt sa démission de maître de conférences à l’Ecole normale. Il écrit le 10 octobre au ministre :


Monsieur le Ministre,

Maître de conférences à l’École Normale et professeur au Collège de France, je ne puis me partager entre ces deux enseignemens sans inconvénient pour l’un ou pour l’autre. Permettez-moi de me démettre de la place de maître de conférences.

Je ne me déciderais pas à me séparer d’une École à laquelle j’ai eu l’honneur d’appartenir pendant tant d’années, si les cours du Collège de France n’étaient publics et par conséquent ouverts aux élèves de l’École normale.


Cousin n’avait pas attendu que Michelet eût donné sa démission, pour pourvoir à son remplacement. Dès le 24 septembre il avait écrit au ministre pour demander que M. Wallon fût nommé professeur d’histoire en première année, M. Filon en deuxième et troisième années. Il ajoutait : « L’Ecole perdra avec beaucoup de regrets M. Michelet, dont le talent et le zèle sont au-dessus de tout éloge. »

Le titre de la chaire du Collège de France : Histoire et Morale, semblait ramener Michelet de onze ans en arrière, au temps où il était chargé d’enseigner simultanément la philosophie et l’histoire à l’Ecole préparatoire. Mais tout était différent : le temps, le lieu, l’auditoire, le professeur lui-même. Sans doute il s’occupera encore quelques années de l’Histoire de France au moyen âge dont les derniers volumes paraîtront de 1839 à 1843, mais cette histoire était déjà presque achevée ; elle était sortie tout entière des cours de l’Ecole normale. Un nouveau Michelet va apparaître. Ce ne sera plus le solitaire paisible qui évoquait le passé du fond des catacombes des Archives avec une ardente et tendre sympathie, pour le faire revivre aux yeux émerveillés de quelques disciples choisis ; l’Université ne sera plus sa seule patrie « où il voudra vivre et mourir ». Ce sera un homme de lutte que l’évolution de sa pensée éloigne toujours plus du christianisme et de l’ancienne France, qui se retourne violemment contre ce passé qu’il a lui-même ressuscité, et qui menace maintenant de barrer sa route vers l’avenir. Il se mêlera à la foule; il pensera et parlera pour elle, non pas sans doute avec des idées entièrement nouvelles, mais avec un accent nouveau. C’est à la foule qu’il jettera ses paroles brûlantes, comme aux jours de Juillet où il criait aux combattans des barricades : « Faites l’histoire, nous l’écrirons. » Ce nouveau Michelet, à l’âme embrasée et tumultueuse, créera des œuvres merveilleuses de poésie, de vie et de passion ; mais l’heure du juste équilibre entre la science et l’imagination, entre la fougue et la réflexion, entre la philosophie et l’histoire, sera passée le jour où la porte de l’École normale se sera refermée derrière lui. En quittant cet auditoire studieux et clairvoyant dont l’amitié enthousiaste lui avait révélé son génie, tout en maintenant dans de prudentes limites ce qu’il avait d’aventureux, et devant lequel les entraînemens de l’orateur étaient toujours contenus par la responsabilité de l’éducateur, il avait privé l’École normale d’un maître tel qu’elle n’en devait jamais revoir; mais il avait aussi perdu quelque chose. L’Histoire romaine et l’Histoire de France au moyen âge restent, parmi les œuvres de Michelet, les plus solides au point de vue de la science et les plus parfaites au point de vue de l’art. C’est au professeur de l’École normale que nous les devons.


G. MONOD.

  1. Figaro du samedi 22 juillet 1882.
  2. Notice lue à l’Académie des sciences morales et politiques, le 4 décembre 1886, et réimprimée dans le volume intitulé : Mignet, Michelet, Henri Martin.
  3. La mémoire de Michelet l’a donc trahi, quand il a dit, dans la préface de l’Histoire de France de 1869 en parlant de sa nomination : « Mon Vico, le Précis d’histoire moderne, paraissaient des titres suffisans. »
  4. Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1875. On ne saurait reprocher à l’auteur de cette fine et consciencieuse étude de nous avoir représenté Michelet, de 1820 à 1840 comme plus royaliste et plus catholique qu’il n’était. Avant la publication du Journal de sa jeunesse et des documens que nous faisons connaître aujourd’hui, il était difficile de se faire une idée juste de l’évolution de ses idées
  5. Mme Michelet a bien voulu nous les communiquer. Qu’elle reçoive ici l’expression de notre gratitude. C’est grâce à ces notes que nous avons pu reconstituer tout l’enseignement de Michelet.
  6. Dès le 4 septembre il avait écrit à Mgr Frayssinous pour demander une chaire à l’École préparatoire, quelle qu’elle fût : philosophie, histoire ou langues anciennes. Il disait avoir fait des vers grecs. Cette première lettre fut classée, sans réponse.
  7. On le croira sans peine. Il eut 2 000 francs de traitement pour son double enseignement. Il fut, sur ses réclamations, porté à 2400 francs le 29 novembre 1828, puis à 3 000 francs le 2 novembre 1829.
  8. Il avait habité rue de la Roquette jusqu’en 1827 ; il vint alors rue de l’Arbalète. Il était marié depuis 1824 et garda son père auprès de lui.
  9. Ces lettres sont conservées aux Archives nationales.
  10. On voit dans la préface de l’Histoire de France de 1869 que Michelet s’imagina plus tard avoir été nommé sous Martignac, par Vatimesnil : « Sous le ministère Martignac, dit-il (un court moment de libéralité), on s’avisa de refaire l’École normale, et M. Letronne, que l’on consulta, me fit donner l’enseignement de la philosophie et de l’histoire ». Tous les biographes de Michelet ont naturellement reproduit cette erreur. Il ne dut à Vatimesnil que sa première augmentation de traitement.
  11. Rome, 1890.
  12. Voyez le volume intitulé : Sur les chemins de l’Europe, 1893.
  13. Voici le sommaire des leçons de 1830-31 ; il donnera une idée des grandes divisions du cours : 1. Caractères de l’histoire moderne. — 2. Les Invasions. — 3. Les Germains. — 4. La Gaule romaine. — 5-8. Étude des lois barbares. — 9. Les Mérovingiens. — 10. De Charles Martel aux temps féodaux. — 11. Dissolution de l’empire carolingien. — 12. La féodalité et les dynasties nouvelles. — 13. Faiblesse de la monarchie au Xe siècle. — 14. La France et l’Angleterre au XIe siècle. — 15. Les Normands. — 16. Les Mahométans et l’Empire grec. — 17-19. Les Croisades. — 20. Caractères populaires de la Royauté, de Louis VI à Philippe-Auguste. — 21. La France et l’Angleterre au XIIe et au XIIIe siècle. — 22. Jean sans Terre. Henri III. — 23. État de l’Europe vers 1300. — 24. Philippe le Bel. — 25. Angleterre. Edouard Ier. — 26. Géographie de l’Allemagne. — 27. L’Allemagne de Lothaire II à Frédéric Ier. — 28. Pise, Gènes et Venise jusqu’en 1300. — 29-31. L’Allemagne de Rodolphe de Habsbourg à Charles IV. Les Suisses.— 32. Rienzi. — 33. Résumé de l’histoire de l’Europe jusqu’au XIVe siècle. — 34. L’Église. Occam. Wiclef. Jean Huss. — 35. Conciles de Constance et de Bâle. — 36. Luther. — 37-38. France et Angleterre de 1307 à 1360. — 39. De Charles V à Charles VII. — 40. Les races, le droit politique et la langue en Angleterre. — 41. L’Espagne au moyen âge.
  14. Cette assertion est singulière, car il y eut, en 1837, deux candidats à l’agrégation d’histoire : Macé de Lépinay et Puiseux.
  15. Le renseignement était inexact ; il y avait trois historiens en troisième année et quatre en seconde.