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Michette au harem/Texte entier

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 63p. 1-48).

i


— Zut ! Ce qu’on peut s’embêter sur cette boule terrestre déclara soudain Michette, en envoyant promener au milieu de la pièce la Vie Parisienne que la lumière déclinante ne lui permettait plus de lire. Sale patelin ! brouillard, pluie ! Ce que c’est saumâtre ! Et puis, d’abord, moi, je veux voir du pays, continua-t-elle, en étirant son petit corps de chatte ; voyager, vivre dans l’imprévu. Je m’encroute ici ! Je veux respirer de l’air neuf !

— Oh ! là ! là ! fit une voix qui était celle de Mine, la meilleure amie de Michette, ce que tu es nerveuse ! Voyager ?… Quelle blague ! Pour moi il n’y a que Panam…

— Oh ! toi, interrompit l’impétueuse Michette, tu es un vrai mollusque, une bourgeoise, tiens ! décréta-t-elle, en lançant un regard dédaigneux sur la forme nonchalante et la douce blondeur de son amie, blottie paresseusement au creux des coussins. Et elle ajouta fièrement, en redressant sa petite tête brune aux cheveux coupés selon la mode créée par la bonne Lorraine quelque cinq cents ans auparavant :

« Moi, j’ai d’autres aspirations ! Ça ne te dégoûte pas, toi de recommencer tous les soirs le même boulot aux « Ambass » avec, comme brillante perspective, l’espoir d’apprivoiser un jour la fortune sous la forme d’un vieux libidineux, chauve, avec un ventre comme une citrouille… ? Car, tu sais, faut pas se faire d’illusion, on n’est pas née pour faire des étoiles, nous deux.

— Oh ! ça non, approuva Mine.

— Alors quoi ? continua Michette, le libidineux ? Très peu pour moi… et je ne suis pas assez gourde pour rêver d’un prince charmant qui serait beau comme le jour et riche comme Crésus. Zut ! zut ! zut ! ce que c’est dur, la vie ! s’exclama-t-elle en envoyant un coup de poing dans un malheureux coussin qui n’en pouvait mais.

— Qu’est-ce que tu veux murmura Mine tristement, quand on n’a pas le rond… et qu’on veut faire la délicate…

Mais Michette, assise en tailleur au coin du divan, la tête appuyée sur ses deux poings, le sourcil froncé, semblait réfléchir profondément, et son amie, aux idées paresseuses, se tut. La nuit commençante mettait de la pénombre autour d’elles, dans la petite pièce qui, avec une salle de bain, composait tout l’appartement de Michette, et que cette dernière avait arrangé en chambre-salon : divan, petite table, fauteuils et bibliothèque. Car Michette lisait — et de bons livres, ma foi ! — mais surtout des livres de voyages, sa marotte. D’ailleurs, plus cultivée, plus spirituelle que la moyenne de ses pareilles, cette petite Michette qui, orpheline à dix-huit ans, a préféré se débrouiller toute seule à Paris plutôt que d’accepter l’abri que lui offrait dans un petit trou de province une sœur de sa mère, âgée, non mariée et confite en religion. Elle aime la vie… il faudra bien que cette dernière le lui rende un jour !

— Euréka ! j’ai trouvé ! s’écria soudain Michette en battant des mains. Écoute, ma vieille, ouvre tes oreilles et dis-moi ce que t’en penses, ordonne-t-elle à Mine. Je te l’ai déjà dit, j’en ai assez de piétiner sur place pour n’arriver jamais à rien et consumer ma belle jeunesse dans la monotonie… Eh bien ! voilà, je change de métier ! Je me fais dame de compagnie, première femme de chambre, secrétaire, ce qu’on voudra, et j’offre mes services à une étoile pourvue de talent — mettons génie — mais dépourvue d’orthographe, une étoile qui doit voyager, qui se dispose même à partir pour les Indes : Irma Frodytte, qui fait partie de la tournée qui voiture à travers le monde la dernière pièce à succès : Adolphe et son minet. Je sais que Josette sa première femme de chambre actuelle la plaque. Elle est comme toi, elle ne veut pas quitter Panam ! Tiens ! J’y cours tout de suite, chez Frodytte, conclut-elle en se mettant debout d’un bond. La lumière jaillissante de l’électricité fait fermer les yeux à Mine. À peine les rouvre-t-elle que déjà son amie est devant elle, chapeautée, parfumée, poudrederizée, enveloppée dans son manteau de fourrure, ravissante et radieuse… et qui lui dit :

— Au revoir, ma petite Mine, reste encore si tu veux, tu m’apporteras mes clés ce soir, au théâtre… Je dînerai dehors…


ii


— Madame, c’est une personne qui voudrait parler à Madame. Voici sa carte. Je l’ai fait entrer dans le salon chinois.

Irma Frodytte, la divette célèbre, eut un mouvement d’humeur, son caractère n’est jamais bien facile, mais en ce moment elle est à peine abordable… étant occupée à se faire une beauté fascinante pour aller dîner au cabaret avec l’imprésario qui l’a engagée pour une triomphale tournée au pays du Bouddha. Les noirs, les rouges, les bleus, les blancs, les ocres, les kohls, les parfums, et je ne sais quoi encore, étalent leur sortilège sur la table de toilette… C’est que l’étoile se donne un mal infini pour soutenir une réputation de beauté et de jeunesse qui lui est venue ainsi que le succès à l’approche de sa troisième majorité… et, en l’occurrence elle y réussit admirablement. Les chairs, massées, frictionnées, baignées sont soyeuses à l’excès, la ligne est restée souple, mais les formes sont épanouies, les yeux et la bouche, aidés de l’art du parfumeur, connaissent les nuances les plus subtiles de la séduction et, de toute sa personne dévêtue par la haute couture se dégage une science de l’expression qui enchante et attire. Elle a énormément de succès à la scène et à la ville, malgré la jalousie des bonnes amies qui vont colportant l’âge de la triomphatrice à qui veut l’entendre, croyant avoir tout dit contre elle lorsqu’elles ont dévoilé ce secret connu… Cependant, cela ne retire à la belle Irma aucun de ses admirateurs, au contraire, peut-être… Ne se disent-ils pas que c’est un miracle adorable autant que rare, qu’une femme qui peut offrir les beautés de la jeunesse et les séductions de l’expérience ? Cette chair, victorieuse du temps, mais brûlée, patinée par les baisers, les désirs, leur semble plus attirante, et ils songent que le cœur qui l’anime doit connaître mille secrets de volupté… Et puis cet art, cette science que la belle Circé déploie pour garder sa jeunesse et sa beauté prouvent une volonté inouïe de plaire, de séduire.

Mais, pour l’instant, notre belle divette est occupée à répartir d’agréable façon les roses de ses joues à l’aide d’une petite houppette de soie. Elle ne va pas risquer de gâter tout en s’interrompant.

— Posez ça là et fichez-moi la paix ! crie-t-elle, sans se retourner, à la soubrette qui s’empresse d’obéir. Puis, ayant terminé l’embellissement de son visage avec l’art consommé d’un Latour, et se trouvant satisfaite d’elle-même, elle a enfin la curiosité de voir si elle doit recevoir ou renvoyer la propriétaire de la carte qu’on lui a fait passer tout à l’heure. Le nom gravé : Micheline Servan, ne lui dit rien, mais quelques mots au crayon suivent : « Madame, j’ai appris que vous cherchiez une secrétaire, qui consentît à vous accompagner aux Indes… S’il n’est pas trop tard, je serais heureuse de poser ma candidature. »

Un peu de rose colore le visage d’Irma Frodytte… Si elle allait enfin trouver l’oiseau rare qu’elle cherche encore, à huit jours de son départ ! sa secrétaire, qu’elle croyait dévouée, l’ayant plaquée simplement parce qu’elle ne voulait pas quitter Paris où gîte son gigolo. Irma se précipite sur son kimono, une magnifique pièce de satin noir brodée de gigantesques orchidées roses et de feuilles jade, dans lequel elle s’enveloppe, apparaissant somptueuse et elle se hâte vers la visiteuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Michette commençait à désespérer. Il y avait trois quarts d’heure qu’elle attendait, consultant anxieusement son bracelet-montre, car le moment où le rideau des « Ambassadeurs » allait se lever approchait, et la pauvre petite songeait qu’il lui faudrait sans doute, ce soir, dîner par cœur… Mais ceci ne serait rien si Irma Frodytte consentait à la voir et, qui sait ? peut-être à s’entendre avec elle.

— Michette ! Comment… c’est vous ?

C’est Irma Frodytte qui vient d’entrer. Elle a tout de suite reconnu Michette qu’elle a vue aux « Bouffes » remplissant un rôle obscur de « petite femme » dans Dada, opérette à succès dans laquelle Irma était une des vedettes. Elle avait remarqué la petite Michette, cette dernière ayant eu l’occasion de lui rendre quelques services et l’ayant fait gentiment.

— Mais oui, madame, c’est moi… répond Michette en se levant, toute souriante. J’ai appris que vous cherchiez une secrétaire ; alors, comme j’ai mon bachot-lettres… j’ai pensé que peut-être…

— Asseyez-vous, ma Michette, interrompit Irma, si j’avais su que c’était vous, je vous aurais fait venir près de moi, dans ma chambre… mais votre nom : Micheline Servan, ne me disait rien du tout… je ne connais que Michette. Alors, vous abandonnez le théâtre ?

— Mon Dieu, madame, je ne me fais pas d’illusion et je suis à peu près sûre de ne pas avoir l’étoffe d’une grande artiste… Alors, je me suis dit du théâtre ce que l’on dit du journalisme : entrons-y, ça mène à tout, à condition d’en sortir… Et voilà, aujourd’hui, j’essaye d’en sortir…

Irma Frodytte prend un air important. Très ignorante, elle affecte un détachement blasé lorsqu’elle parle diplôme, étude, science… D’ailleurs elle croit de bonne foi que ces choses lui sont familières, ayant ramassé quelques grands mots savants et quelques belles tirades sur l’art, les lettres, la politique, auprès de ses amants successifs et divers.

Elle interroge :

— Donc, vous êtes bachelière, si j’ai bien compris ?

— Hélas, oui, madame, répond Michette. Jusqu’ici ça ne m’a pas servi à grand’chose et je me suis efforcée de dissimuler cette faiblesse.

Irma a un petit sourire indulgent et consolateur :

— Allons, dit-elle, vous n’allez plus en dire autant car je crois que nous finirons par nous entendre toutes les deux. Vous me paraissez susceptible de dévouement et les études que vous avez faites sont suffisantes. Mais ce que je demande est assez compliqué : je veux trouver une personne qui soit à la fois dame de compagnie, intendante et secrétaire. Je veux pouvoir me décharger sur elle de tous les petits soucis de la vie quotidienne d’une artiste… D’autre part, j’écris mes mémoires, ou plutôt, je vous dis en substance quelques faits de ma vie et c’est vous qui vous chargez de les présenter. Enfin, je n’ai pas besoin d’insister, vous comprenez.

— Mais très bien, madame, fait Michette un peu inquiète tout de même…

Irma prend un temps puis :

— Voici les conditions : mille francs par mois, défrayés de tous frais de nourriture, logement et voyage. Cela vous va-t-il ?

Si ça lui allait à la petite Michette ! Elle à qui ses pas de danseuse valaient six cents francs chaque dernier jour du mois !

Aussi sauta-t-elle avec empressement sur l’offre d’Irma, offre qui présentait le double avantage de la délivrer des soucis matériels et de lui permettre de réaliser ses beaux rêves de voyage et de vie aventureuse.

— Je crois bien que ça me va ! s’écria-t-elle sans cacher sa joie, je n’aurai jamais été si heureuse… de ma vie ! Vous verrez, vous ne regretterez pas de m’avoir accordé votre confiance… Mais il faut que je me sauve ou je vais être en retard. Je n’aurai pas le temps de dîner ce soir… mais c’est égal… je suis si contente !

Et vivement elle gagne la porte, reconduite par Irma… Sur le seuil, elle répète :

— Alors, c’est entendu, madame, le temps de liquider mon truc aux « Ambass » et je suis à vous !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et c’est ainsi que Micheline Servan, dite Michette, quitta les aventures fictives de la scène pour les aventures réelles que la vie allait se charger de lui offrir.


iii


Nous passons sur les divers et nombreux préparatifs de voyage, sur les courses, démarches, achats, etc… que Michette dut faire pour son propre compte et celui de sa patronne et nous retrouvons notre héroïne dans le hall de la gare de Lyon en la compagnie pittoresque d’une troupe théâtrale en partance pour le succès ; car il est évident que l’expédition, dut-elle ne rencontrer que de sombres fours, part toujours pour le succès, sans quoi on ne partirait pas. Michette rencontra là quelques anciennes connaissances, des petits rôles qui voyageaient en secondes et s’affairaient à la recherche d’oreillers, de bonbons, cigarettes, etc. Les répliques se croisaient :

— Mon coco, tu serais un amour d’homme si t’allais à la bibli me chercher Frou-frou et l’Almanach Gaulois ; il n’y a que ça qui m’aidera à avaler quatorze heures de chemin de fer !

— Ben, et moi, alors ? répliquait le beau jeune homme qui remplissait un des rôles de gigolos de la pièce, je ne compte pas ? Je t’assure pourtant que je suis un peu là !

— Tu l’as déjà dit, Bébé ! s’exclama une autre « petite femme », t’en parles de trop pour que ce soit intéressant…

— Madame, à quatre pas d’ici je vous le fais savoir, déclame le jeune homme, en roulant le « r », superbe et digne (il avait préparé le conservatoire).

— L’amour en chemin de fer alors ? railla la petite, merci, il me faut mes aises et ma tranquillité… Et puis les tableaux vivants, tu sais, très peu pour moi !

Des « oh ! » amusés et faussement offusqués fusèrent ici et là.

— Voyons, Gladys, tais-toi… Tiens-toi un peu… Si le chef de gare t’entendait !

— Eh bien ! pendant ce temps-là il oublierait qu’il est cocu, voilà tout !…

D’un autre côté quelqu’un se plaignait :

— Oh ! j’ai mal à l’estomac… ça va mal. Moi, les départs ça me donne la colique…

Cependant l’heure du départ approchait et soudain les comédiens firent silence. Un de leurs camarades, qui cumulait l’emploi d’acteur avec celui de secrétaire, arrivait vers eux pour leur remettre à chacun leur billet. Les places étaient réservées… mais tous se hâtèrent de pénétrer sur le quai pour tâcher d’enlever de haute ruse… un coin… le rêve de tous les voyageurs.

Enfin arrivèrent les « gros » de la troupe, Irma Frodytt en tête et son cher camarade l’acteur Roumain : Cémoa Quévla qu’elle lançait et protégeait, et qui l’accompagnait aux Indes en qualité de jeune premier ; puis l’énorme baryton léger, Junior, comique jovial à la scène mais lugubre à la ville, à cause de son foie ; et enfin la grande coquette Célie Maine qui débutait dans l’opérette, après une longue carrière


En l’occurrence, on supprima un petit morceau de soie mauve (page 16).

au théâtre classique. L’imprésario-directeur-metteur en scène, un Russe exilé, le général Prince Yvan Boccoudoff, fermait la marche, Tout ce monde important se dirigea vers les sleeping qui les attendaient, jetant de ci, de là, des petits signes protecteurs au reste de la troupe qui les saluait au passage. Junior maugréait qu’il allait mal dormir, mal manger et geignait sur « tout ce qu’il fallait faire dans cette chienne de vie pour gagner son bifteck ! » Irma Frodytte parlait abondamment à un journaliste de son enfance et de sa vocation théâtrale qui l’avait toujours impérieusement poussée vers la scène, tandis que dans un autre coin Célie Maine racontait à un autre journaliste les raisons pour lesquelles elle abordait l’opérette, raisons très importantes et qui devaient sûrement passionner tout un chacun. Ailleurs, un troisième journaliste appartenant à une feuille d’avant-garde interrogeait le prince Yvan Boccoudoff sur les destinées de l’Art français. Seuls Junior et Cémoa Quévla n’avaient pas de journalistes, mais ils s’en consolaient en pensant que leur tour allait venir.

Dans tout ce brouhaha, la petite Michette poursuivait son installation. Elle n’avait pas de couchette, mais elle voyageait en premières, ainsi en avait décrété sa patronne qui désirait avoir sa secrétaire à sa disposition chaque fois qu’elle le désirerait. Elle avait donc gagné la place que le numéro de son billet lui avait dévolue, installant son plaid, son sac de voyage, ses journaux, jetant un coup d’œil sur les compagnons de voyage qui allaient être les siens, deux personnes seulement : une dame âgée qui pinçait les lèvres en affectant de détourner les yeux devant « ces gens de théâtre » et un gros homme, le type parfait de l’industriel « entreteneur de poules », dont la face se congestionnait d’intérêt à la vue de la troupe en général, et à l’aspect de Michette en particulier. Il devait sûrement se torturer l’esprit pour chercher le moyen d’entrer en conversation avec la belle enfant. Enfin, au dernier moment, quelques secondes avant le départ du rapide, un jeune homme fit irruption dans le compartiment de Michette, un ravissant jeune homme grand, svelte, blond, évidemment Anglais si l’on s’en référait à son teint blanc et rose et à son pudique maintien. Il s’installa dans son coin, fit sa petite toilette de voyage comme s’il était chez lui, puis regarda la sombre voûte de la gare d’un air splénétique. Mais chaque fois qu’il ne se croyait pas observé, il lançait sur Michette, les jolies jambes, le coquin bout de profil qui apparaissait sous le petit chapeau, un regard avide et troublé, puis détournait vite les yeux, reprenant son air impassible et ennuyé, les joues furtivement rosies comme s’il avait fait quelque chose de coupable. Le gros homme s’apercevant du manège s’agitait sur son coussin ; la dame âgée pinçait de plus en plus les lèvres et Michette s’amusait comme une petite folle. Enfin le train partit ; la belle enfant résolut de mettre le trio d’accord en le quittant momentanément. Mais en passant devant l’Anglais, elle fit mine d’être surprise par un cahot du train, essaya de rétablir son équilibre… et, finalement tomba assise sur les genoux du délicieux jeune homme qui devint écarlate de pudeur anglo-saxonne et de plaisir tout à la fois…

Ce contact des deux belles rondeurs que l’on compare à l’astre nocturne, ainsi que le frôlement de la jolie joue qui passa comme par hasard sur la bouche du chérubin dut avoir probablement des conséquences très précises… autant que mystérieuses, mais gazons… gazons. Michette s’excusa avec une modestie délicieuse, exhumant les connaissances de la langue anglaise qu’elle avait pu faire au lycée, puis s’en alla, ravie, laissant le jeune fils d’Albion ému, troublé au plus haut point — ainsi que l’industriel-gibier-de-poules qui était, lui aussi, écarlate mais de dépit et… d’énervement — quant à la dame âgée, elle était jaune encore plus que d’habitude et sa lèvre exprimait à l’adresse de Michette et des deux hommes le mépris le plus définitif accompagné de haussements d’épaules qui devaient indiquer qu’elle était, elle, une honnête femme, et que ces deux êtres du sexe masculin ne devaient pas s’y tromper !


iv


Trois heures après, Michette regagnait son compartiment. Elle avait dîné gaiement en compagnie de la joyeuse troupe ; quelqu’un avait payé le champagne pour boire aux succès qui les attendait tous sur la terre des Maharadjahs, et elle était un peu pompette, un peu partie, en tout cas, fort désireuse de s’amuser. Elle fredonnait à mi-voix une des dernières scies parisiennes, tout en suivant le couloir qui la menait à sa place, lorsqu’elle trouva la route barrée par l’industriel-gibier-de-poules qui, les yeux exorbités, lui disait :

— Quelle jolie voix ! et quelle jolie petite femme ! J’aurais voulu être l’heureux coquin qui a été favorisé de votre chute tout à l’heure. Je ne sais pas ce que je donnerais pour que vous soyez un peu gentille avec moi ! Voyons, parlez, dites-moi ce qui vous ferait plaisir. Vous l’avez !

Michette regardait ce gros homme congestionné et vulgaire qui lui demandait une caricature de l’amour en échange de quelques billets. On parle souvent de la puissance de l’or… pourtant la jeune femme pensait qu’il fallait que cet homme fut bien pauvre pour ne pouvoir obtenir quoi que ce soit que grâce à cet or. Il savait bien qu’il ne pouvait espérer autre chose puisqu’il faisait sa cour en faisant miroiter qu’il paierait tout ce qui ferait plaisir. Puis elle revit le délicieux Anglais qui dormait sans doute sous la lampe en veilleuse, charmant et beau, et tout à coup elle sourit, joyeuse :

— Écoutez, mon gros bonhomme, dit-elle, voulez-vous me faire réellement plaisir, mais là un grand plaisir ?

— Je suis près à tout, ma belle petite ! affirma l’industriel-gibier-de-poules, transporté d’espérance.

— Eh bien ! fichez-moi la paix une fois pour toutes, et allez vous installer dans un autre compartiment, les places ne manquent pas… et ce petit dérangement sera peu de choses pour vous. Pour moi, quand vous n’y serez plus, ce sera le paradis… et elle ajouta « in petto, peut-être le septième ciel… »

Le pauvre gros homme se tenait devant elle décontenancé et interloqué. Il ne s’attendait pas à celle-là, par exemple, et il hésitait sur l’attitude à prendre : rire ou se fâcher… ses lèvres s’agitaient sans qu’il en sortit un son intelligible… mais le sourire moqueur et sardonique de Michette le décida soudain pour le dernier parti. Il tourna le dos, rageur, et sans dire un mot vint à sa place, attrapa ses valises, son pardessus et alla s’installer ailleurs.

— Et d’un ! fit Michette. Au tour de la vieille béguine, maintenant !…

Et elle pénétra sans précaution dans son compartiment, ouvrant et refermant la porte bruyamment, ce qui fit sursauter les occupants. Puis elle se laissa choir sur les coussins, se cala confortablement et sortit de son petit sac une cigarette qu’elle alluma. Et, tout en observant du coin de l’œil ses compagnons de voyage, elle se mit à fredonner à voix assez haute tout ce qui lui passait par la tête, les refrains à la mode comme ceux déjà vieillis, des scies de café-concert, les dernières productions de chansonniers rosses (ô combien !) rallumant toujours une nouvelle cigarette à celle qui allait s’éteindre. Le fantôme sec, jaune et vêtu de noir n’avait pas daigné ouvrir les yeux, mais sous les cils rares on devinait les paupières mi-closes ; et les soupirs qui agitaient la poitrine plate, la petite toux sèche, agacée, réprobatrice et répétée, les mouvements énervés, disaient assez quelle rage devait dévaster la « béguine », comme se disait Michette. Quant au blond jeune homme il restait immobile, mais la jeune femme sentait, posés sur elle, les yeux bleus voilés par les paupières douces aux cils blonds, et de temps en temps elle coulait vers lui un regard tendrement expressif. Il arriva qu’elle le surprit les yeux grands ouverts ; alors, vivement, elle tendit vers lui son porte-cigarettes disant :

Do you smoke ? avec un délicieux sourire.

Les joues du beau jeune homme se colorèrent, puis, ayant ainsi sacrifié aux convenances britanniques, il accepta la cigarette et engagea la conversation, assez limitée d’ailleurs, car Michette n’avait appris l’anglais qu’au lycée, ce qui est peu, et le chérubin parlait à peine français. Mais il y a des circonstances où l’on se comprend toujours et c’était précisément le cas. Seulement la « béguine » était toujours là !! Michette se creusait la cervelle pour découvrir le moyen qui les délivrerait de ce témoin gênant et réfrigérant, mais sans succès, lorsque tout à coup l’idée lui vint de montrer à sa conquête quelque numéros de Paris-Plaisirs, dans lesquels se trouvait la photo d’une petite Michette dénudée et emplumée. Elle dit donc au jeune Anglais de lui descendre sa valise du filet tandis qu’elle-même dévoilait la lampe, chassant l’ombre du compartiment. Elle se disposait à ouvrir sa valise lorsqu’une voix aigre s’éleva :

— Mademoiselle, veuillez remettre la lampe en veilleuse, je vous prie.

Michette se retourna, comprenant tout le parti qu’elle pouvait tirer de l’incident.

— Ma bonne femme, si la lumière vous gêne allez donc voir ailleurs s’il fait plus sombre. Quant à moi, j’ai besoin de voir clair !

— Ah ! vous avez besoin de voir clair ? Eh bien ! moi, j’ai besoin de dormir ! répliqua la voyageuse.

Et se redressant avec la vivacité d’un aspic, elle voulut faire fonctionner le système veilleuse, mais elle trouva devant elle le jeune Anglais, implacablement planté entre elle et l’objet du litige qui lui dit un « don’t » grave et sans réplique. Alors sa fureur éclata :

— Péronnelle ! malapprise ! Quelle honte de rencontrer des gens aussi vulgaires que vous et ce goujat qui suit vos jupes… Et m’appeler, moi ! « ma bonne femme »… Nous n’avons pas gardé les porcs ensemble, que je sache, mademoiselle !

— Oh ! je n’en doute pas, sourit Michette très amusée, vous avez sûrement fait ce beau métier-là toute seule !

— Oh ! c’est trop fort ! c’est trop fort ! suffoqua la dame. Puis, ne sachant plus que dire, elle se drapa dans un grand air outragé et supérieur et déclara en prenant ses objets de voyage :

— Je vous laisse la place… La bêtise a toujours raison !

— Raison de s’en aller. Oui, madame, fit Michette avec un air doux.

Et lorsque la dame eut fait rageusement claquer la porte du compartiment, l’enfant terrible s’écria triomphalement :

— Et de deux !

— Oh darling… darling… fit éperdument le chérubin qui ne rougissait plus maintenant et qui semblait se révéler très entreprenant. I understand now, darling ! Oh so nice… Vous avez chassé les deux gens, pour être seule avec je… ?

— Tu l’as dit, mon coco ! déclara Michette en se frôlant à lui comme une petite chatte. Est-ce que ça te plaît ?

Il lui fit comprendre de façon plus expressive que par la parole qu’en effet le procédé lui plaisait délicieusement. Il serrait Michette dans ses bras et promenait ses belles lèvres fraîches de boy sportif sur les paupières douces, les joues satinées et finalement il emporta la première place forte, c’est-à-dire la bouche adorable de Michette. À la vérité, Michette ne se défendit que juste ce qu’il fallut, car c’était plutôt à elle de chanter victoire… et l’attaque était dans ses plans.

Quels savoureux baisers ! Enfin ils s’écartèrent un peu, se regardant avec un trouble heureux lorsque tous deux sourirent à la même idée.

— On pourrait voiler la lampe, maintenant ?… Jack (il avait confié à Michette qu’il s’appelait ainsi en réponse à une confidence du même genre) s’empressa de réaliser cette excellente idée commune, tandis que la jeune femme ramenait les rideaux sur les vitres qui donnaient sur le couloir… Quelle solitude ! quelle tranquillité ! et quel stratège que cette petite Michette !

Jack qui avait réellement reçu une excellente éducation britannique, c’est-à-dire qui était admirablement dressé à rougir en public devant ce qu’il faisait tranquillement en secret, qui aurait préféré se faire tuer plutôt que de prononcer certains mots exclus de la conversation comme : ventre ou : culotte, mais il est permis de toucher ces objets sur un voisin du sexe d’en face et qui observait scrupuleusement quantité d’autres principes du même bateau, estimait, comme tous ses compatriotes des deux sexes, que du moment que l’on était pas vu tout était permis. C’est dire que ni lui ni Michette ne s’ennuyèrent cette nuit-là ! Le jeune homme était aussi vaillant que beau, et la petite « girl » aussi ardente que belle. Les vêtements gênaient bien un peu, du moins pour Jack… Quant à la mode féminine il y a toujours eu avec elle des accommodements. En l’occurrence, on supprima un petit morceau de soie mauve orné de dentelle ocre qui avait pour mission de protéger les charmes postérieurs de notre héroïne ; on se sépara également d’une petite ceinture de hanches « qui servait à mieux tirer les bas », affirmait Michette, la robe était aussi bien décolletée. Ainsi Jack put promener ses lèvres curieuses sur presque toute la petite personne adorable qui s’offrait à lui et il ne s’en priva pas si l’on s’en rapporte aux paroles soupirantes exhalées par Michette, comme :

— Ah ! mon chéri… finis… arrête… tu vas me faire crier… Non, ne m’embrasse pas comme ça, tu me chatouilles trop… Je n’en puis plus, mon amour !… Laisse mes seins, tu vas me faire une marque ! Non, viens, mon darling… tu es délicieux… Je… Oh ! encore ? Tu veux encore ?… Mais demain, nous serons brisés… Oh ! Oh ! le grand fou !

Mais je crois que nous sommes de trop… Retirons-nous, laissons dans la pénombre les deux corps enlacés et adorants et souhaitons qu’un déraillement malencontreux ne vienne pas interrompre leur félicité… je ne dirai pas édénique… puisqu’au temps de l’Éden, ces réjouissances amoureuses n’existaient pas… Au fond… on comprend très bien notre mère Ève qui préféra la culture de son petit jardin particulier à celle des jardins du paradis terrestre et déniaisa du même coup cet idiot d’Adam…


v


Le grand paquebot Sakavi-And qui emporte de Marseille à Port Saïd la troupe du prince Yvan Boccoudoff, est amarré


Mais voici qu’une des femmes se met à se dévêtir (page 32).

à l’appontement de la douane, et en branle-bas de départ. On installe à l’avant de l’étrave le grand projecteur qui doit illuminer l’eau pour traverser le canal de Suez, traversée qui s’effectue en caravane, ce qui offre un spectacle des plus pittoresques et curieux. Les passagers regardent de tous leurs yeux tandis que l’équipage s’active sous l’impulsion des officiers. Michette est là, dans la foule, naturellement, curieuse de tout, mais surtout d’un petit lieutenant qu’elle a repéré et qui occupe ses pensées. Malheureusement pour elle malgré tous ses efforts, elle n’a pu encore enregistrer la plus petite victoire. Il semble ne pas la voir car il n’a d’yeux et de soins que pour Irma Frodytte qui, elle, de son côté ne jure que par son protégé, le Roumain Cémoa Quévla qui, lui… mais il est ambitieux…

Accoudée au bastingage, la petite Michette songe au moyen de rendre la chance favorable à son caprice ; elle rumine mille idées, élabore des plans qu’elle étudie avec l’expérience déjà grande qu’elle a pu acquérir dans l’armée de Cupidon, malgré son jeune âge, mais on sait que dans cette armée-là, la valeur perd plutôt à attendre le nombre des années… Tellement absorbée, elle ne s’aperçoit même pas que le bateau est maintenant engagé dans le canal et fait route vers Suez. Pour la centième fois, elle repasse dans sa tête les différentes façons de s’imposer à l’attention attendrie de l’objet de sa flamme. Lui envoyer une déclaration ? Ça le flatterait peut-être ; personne n’est tout à fait indifférent à cela, mais de là à le troubler… Non, ça doit lui arriver trop souvent. Il sourirait en lisant… et puis la lettre s’en irait au paradis des vieux papiers. Risquer une déclaration ? Ce serait jouer tout son jeu d’un coup, car s’il la prenait mal, la pauvre Michette serait grotesque et tout serait fini… Ah ! pourquoi, l’animal, est-il justement insensible aux habituelles stratégies de la belle petite gosse… Serait-elle devenue laide… tout d’un coup ! Si encore sa cabine n’était pas loin de la sienne, elle saurait bien s’arranger pour lui faire entrevoir un tas de choses délicieuses qui lui donneraient le goût et l’idée de mieux voir et d’observer de plus près ce qu’il semble aujourd’hui ignorer. Hélas ! la cabine est loin !

— Pourquoâ, vous, toujours partir quand je arrive ?

Michette sursaute. Jack, son Anglais du sleeping est à ses côtés, soupirant. Depuis qu’ils ont quitté Marseille, il la poursuit de son amour mélancolique et sensuel que le souvenir de cette unique nuit amoureuse attise passionnément. Ils se sont retrouvés ou plutôt il l’a retrouvée — car elle ne se souciait guère de sa conquête de l’avant-dernière nuit, toute chipée qu’elle était par son petit lieutenant — donc il l’a retrouvée dans la grande salle à manger du Sakavi-And, au moment où il allait attaquer son rosbif, et naturellement, dès que ses yeux eurent reconnu la passagère qui se sustentait à cinq ou six sièges en face de lui, la pudique rougeur anglaise était apparue sur son visage, tandis que ses paupières s’abaissaient. Ce fut tout. Mais dès lors, la jeune miss qui placée à ses côtés lui frôlait le genou avec insistance, tout en gardant un front d’innocence insoupçonnable et qui cherchait à ébaucher un flirt avec ce beau garçon, en fut absolument pour ses frais. Elle eût beau lui décocher ses plus « exciting » coups de coude, et lui faire comprendre qu’elle était prête à faire avec lui les choses « so horrid » que les filles d’Albion peuvent commettre avec leur flirt sans attenter à la respectability. Jack était sourd, aveugle. Car il n’avait de pensées et d’yeux que pour Michette, la jolie petite Michette qu’il voyait à quelques pas de lui, manger, sourire, bavarder, avec toute la grâce qu’il avait tant appréciée. Depuis ce moment il n’eût plus qu’une idée, la revoir, lui parler et renouer les douces relations… Oh ! so sweet ! du sleeping.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Oui, pourquoâ, vous, toujours abandonner quand je arrive ? répète Jack plaintivement.

— Tu me barbes, mon vieux… je te l’ai déjà dit ! s’écrie Michette, fâchée d’être dérangée de ses méditations.

— Oh ! souffle Jack qui a très bien compris…

— Pourquoâ maintenant, je barbe ?

— Quelle caboche ! Je t’ai déjà dit que je t’ai assez vu, tu m’entends ?! Ce n’est pas parce que je t’ai trouvé bien une nuit qu’il faut que ça continue… Tout de même ! Et Michette tourne le dos à son admirateur qui hésite une seconde, puis :

— Alors… Well… vôus avez un mauvais souvenir ? Vous pensez moâ un… stupid boy ?… Oh !… well… laissez-moâ faire la chose… encore… pour montrer vous, je suis…

— Non, non et non, interrompt Michette, tu as été tout à fait épatant, console-toi, mais c’est du passé… et c’est fini… Il n’y a pas que toi sur la terre, mon bonhomme…

— Pourquoâ… c’est fini ?… Pourquôa ?… répète obstinément le pauvre Jack…

— Pourquoâ… pourquoâ… mime Michette exaspérée, eh bien… parce que… j’en ai un autre… là…

Et, lancée, Michette décrit son petit lieutenant avec feu, et tant et si bien que Jack identifie son rival…

— Oh ! je connais… c’est un ami… constate-t-il. Oh ! je comprends…

Mais Michette lui a saisi le bras :

— Non, vrai ? tu le connais ? Oh ! présente-moi dis… tu seras un amour !

Et comme Jack ne répond pas, Michette insiste, aussi aimable et séduisante qu’elle était bourrue une minute avant. Elle se frôle contre le jeune homme, prend sa plus douce voix pour le persuader, lui murmurer des petits mots tendres.

— Mon petit Jack, si, il faut faire ça, si tu m’aimes comme tu dis… il faut me faire plaisir… Dis, tu me présenteras ? Tiens, viens dans ma cabine, nous allons parler de tout cela… et d’autres choses, ajoute-t-elle câline et prometteuse, viens…

Jack remettant à plus tard le souci des choses embêtantes, la suit, ébloui de joie par le brusque changement de Michette. Dans la cabine, Michette referme la porte.

— Sonne pour le champagne, ordonna-t-elle à Jack en s’étendant sur le divan, ce qui a pour effet de laisser apparaître les plus jolies cuisses rose-thé qui se puissent voir.

Les yeux du jeune homme brillent, mais il ne promet toujours rien… afin qu’on lui offre plus.

— Eh bien ! tu restes debout ? dit Michette, veux-tu venir vite t’installer ici près de moi… Là… Tu es mignon, sussure-t-elle au jeune homme qui a obéi avec empressement. Est-ce que tu sais toujours aussi bien embrasser. Fais voir ?

Et elle lui tend ses lèvres roses et aguichantes que Jack saisit enfin avec avidité… Il l’a tant désirée depuis huit jours, cette petite bouche… et tout ce corps menu qu’il sent frémir contre lui, délicieusement, il en a tant rêvé le long de ses nuits solitaires et sans sommeil… Il ne peut détacher ses lèvres des lèvres fraîches, un vertige le saisit, il ne sait plus rien qu’une chose ! il tient Michette dans ses bras, il l’embrasse, il sent son haleine chaude et parfumée et sa petite langue amoureuse… car Michette se prend au jeu qu’elle a commencé par intérêt… Jack a tant de feu… tant de passion… ce n’est plus le gentil gigolo du sleeping, un aimable caprice, mais un amant que huit jours de dédain ont bouleversé et qui comprend aujourd’hui le prix de la faveur qu’on lui fait.

Mais on apporte le champagne… le bouchon saute, les coupes se remplissent du beau vin doré plein de gaieté. Après deux coupes absorbées, Michette a presque totalement oublié son petit lieutenant. Cependant elle tient à sa victoire, par amour-propre, aussi elle répète avec obstination.

— Dis, mon petit Jack ? tu me présenteras demain ? Dis ? tu me présenteras ?

Jack fait la grimace, mais il ne peut oublier que sans ce désir de Michette il ne serait pas ici, dans cette cabine qu’il désespérait jusqu’à ce soir de jamais franchir…

— Alors ? Je suis pas… siouffisante ? demande-t-il les yeux voilés de tristesse en la serrant tendrement dans ses bras.

— Tu es un gosse délicieux, ronronne Michette ; et j’étais vraiment gourde de ne pas t’écouter et de te laisser coucher tout seul pendant que je me barbais ici… Je ne te connaissais pas comme je te connais maintenant…

Well, interrompit Jack, faut pas voir le lieutenant, ou je suis malheureux…

— Si, je veux le connaître ! crie la petite femme, tu peux bien m’aider à passer mon caprice, je suis assez gentille avec toi, je pense ! J’ai envie de lui, na…

— Et moâ ? après, c’est fini ? Oh ! je suis si en amour avec vous… my beloved… Je peux pas penser c’est fini…

Et Jack cache son désespoir en un endroit ombré du corps de son amie dont les effluves le grisent…

— Mais ça n’empêchera rien entre nous, proteste Michette, mon gosse chéri,… promets seulement que tu me le présenteras… promets ? prom… Mais la voix de la petite femme sombre…

Jack a-t-il promis ? a-t-il parlé ? Michette a-t-elle entendu ? Nous ne saurions l’affirmer, car les lèvres de Jack avaient bien d’autres choses à faire que de parler, et Michette… mais soyons discrets… la « respectability » et M. de la Margelle nous l’ordonnent… Aussi bien nos lecteurs et lectrices n’ignorent pas à quel genre d’occupation peuvent se livrer deux êtres jeunes, beaux, sains, enfermés loin des regards profanes… en un espace de 3 mètres sur 2 m. 50, meublé d’un lit moelleux… deux êtres beaux, jeunes, sains qui ont envoyé promener les quelques mètres d’étoffe que la civilisation pose sur leur magnifique nudité… en d’autres moments. Oui, c’est tout à fait cela… Oui… oui…


vi


À l’ombre d’une des grandes cheminées, et hors de la vue de Michette, un jeune homme blond et mince entretient une conversation très animée en anglais avec un des jeunes lieutenants du paquebot, quelques mots nous parviennent que nous traduisons.

— T’en fais pas, Old chap, manœuvre comme nous venons de dire, et ça marchera au mieux pour toi…

— Puisses-tu dire vrai ? Que j’aie au moins le bonheur de la garder jusqu’à la fin de la traversée… Après, hélas ! il n’y aura plus rien à faire, quoique je sois triste à la mort à l’idée de la perdre… Si je l’épousais…

— Tu n’es pas fou ? Non ? Épouser une femme qui ne t’envoie pas dire qu’elle se fiche pas mal de toi et qui te le prouve même, en voulant coucher avec un autre par ton intermédiaire… Tu t’en préparerais des joies !

— Oui, mais au moins je pourrais la tuer si je la surprenais en criminelle conversation…

— Belle solution !!… Allons, ne sois pas si romanesque, et tâche de prendre du bon temps. On va s’y employer. Alors… ce soir, à la représentation que la troupe Boccoudoff donnera au profit de la caisse des matelots, tu me présentes à la dite Michette… et que Cupidon te protège… Sur ce, mon vieux, je te quitte, mon service m’appelle. À ce soir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le grand salon du Sakavi-And, on a installé une estrade et disposé les sièges comme dans une salle de spectacle. Ce soir la troupe du Prince Boccoudoff donne une représentation d’Adolphe et son Minet au profit de la caisse de secours des matelots. Le prix des places est laissé à la générosité de chaque spectateur, aussi l’orgueil aidant, la recette promet d’être superbe. Le salon est déjà presque plein. L’orchestre prélude, et dans les coulisses improvisées, Michette s’active autour d’Irma Frodytte. Elle est gaie, elle a passé une nuit délicieuse avec Jack et elle songe que ce dernier va bientôt lui présenter le petit lieutenant dont elle rêve depuis huit jours… quoique maintenant son désir de le connaître soit bien apaisé… depuis qu’elle a découvert en Jack un amant délicieux qu’elle ne soupçonnait pas. Pourquoi chercher plus loin ce qu’elle a sous la main. Mais elle ne veut pas avoir l’air, pour Jack, de renoncer à ce qu’elle a tant exigé hier… Et puis, la curiosité aidant… Voici les trois coups, le rideau va se lever. Michette libérée pour un moment, se passe vivement un peu de poudre, de rouge, et file dans la salle. Aussi bien, elle n’a pas encore vu Adolphe et son Minet, mais ce n’est cependant pas cela qui l’inquiète… Où est Jack ? Sa place est gardée près de lui et elle a la chaise 128… Ah ! le voici… il n’est pas seul… Les présentations sont vites faites et la conversation s’engage malgré les « chutt ! », mi en anglais, mi en français. Michette est coquette et aguichante, et le petit lieutenant commence à la trouver à son goût… Mais Jack est son ami et il a promis, aussi reste-t-il très réservé, d’une froideur aimable qui excite et étonne Michette. La représentation se termine. Le souper suit… Enfin, dans le brouhaha de la fin, Jack s’esquive sous un prétexte. Alors le lieutenant, changeant d’attitude, se penche vers Michette le visage grave et triste.

— Mademoiselle, mon ami m’a dit que c’était vous qui aviez désiré cette rencontre, et il m’a laissé entendre que, oserai-je le dire ? que vous me portiez un intérêt tendre… Est-ce vrai ?

Michette bat des cils d’émotion.

— Oh ! si c’est vrai ! Je n’ai pensé qu’à vous depuis le moment où je vous ai vu… et j’étais assez triste et découragée en constatant que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais parvenir à attirer votre attention…

— Quelle erreur… moi aussi je n’avais que vous dans la tête… mais je jouais la comédie de l’indifférence…

— Pourquoi ? interroge Michette en ouvrant de grands yeux, pourquoi, je ne suis pas dangereuse, je suis libre. Et vous ? vous n’êtes pas libre ?

— Si, je suis libre, mais… mais… c’est moi qui suis dangereux… fait-il en baissant la tête.

— Vous ? !

— Hélas ! oui… ça m’est arrivé il y a dix mois dans un port… une femme… vous comprenez ? Maintenant, je n’ai — plus le droit d’aimer comme en a le droit mon ami Jack ce pur et délicieux garçon — d’aimer un petit être comme vous, sain, plein de vie… Ce serait un crime de le tarer comme je le suis maintenant. Et c’est pourquoi je ne voulais pas vous connaître, je voulais vous éviter afin d’essayer de ne pas trop souffrir. Il a fallu que Jack insistât en votre nom… Il vous aime tant ce pauvre Jack… vos caprices, vos désirs passent avant tout pour lui. Et maintenant, je vais


La voici nue… (page 39).

vous quitter. Ne dites rien à Jack… je ne voudrais pas qu’il sache. À vous je devais parler… mais ayez la charité de le taire à tout le monde. Adieu, dites à Jack que je vous ai déplu… nous ne nous reverrons plus. Aimez bien Jack, vous m’aimez un peu en l’aimant. C’est un vieil ami d’enfance.

Michette reste seule, toute songeuse, épouvantée à l’idée de ce qui aurait pu arriver si ce garçon avait été moins honnête… Et elle se promet de réserver toutes ses faveurs à Jack qu’elle connaît, et cela aussi longtemps que le sort ne les séparera pas. C’est-à-dire pendant une quinzaine de jours encore, Et puis après, elle fera attention…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant dans la coursive un homme guette, depuis longtemps déjà. Un lieutenant apparaît qui se dirige vers lui.

— Alors ? interroge en anglais celui qui attendait.

— C’est fait, mon vieux… tu peux y aller… Mais quel comédien je suis ! J’en étais honteux… La petite a marché à fond. Naturellement je lui ai demandé de ne te rien dire de ma disgrâce… Et sur ce, bonne chance… heureux mortel… car elle est délicieuse ta petite amie, tu sais… il a fallu que ce soit toi pour que je me sacrifie comme cela…

Les deux hommes se séparent et Jack revient près de Michette.

— Alors… heu ?… il a filé… l’ami ? demande-t-il à la jeune femme qui fait la moue pour répondre.

— Oui, il est parti… pour son service… je ne sais quoi… Et puis, tu sais, il est beaucoup moins bien que je ne pensais…

_ Puis s’étirant un peu et montrant une bouche rose et nacrée dans un bâillement :

« Viens-tu au dodo, mon chéri ? J’ai envie de dormir avec toi, mon beau petit gosse chéri…

Et c’est ainsi que Jack, cadet d’Angleterre, se rendit aux Indes en passant par le septième ciel.


vii


Un tonnerre d’applaudissements fait trembler le grand théâtre de Calcutta, dans lequel s’achève le deuxième acte d’Adolphe et son Minet. Les auteurs de la scène finale : Irma Frodytte et Cémoa Quévla s’inclinent en souriant devant cet hommage légitime rendu à leur talent (mais oui : à leur talent. La pièce ? Est-ce que ça compte ?) C’est la deuxième représentation déjà que la troupe d’Yvan Boccoudoff donne ici, et l’accueil est des plus chaleureux. Enfin l’enthousiasme se calme et les deux protagonistes peuvent regagner leurs loges vers lesquelles se précipite un flot d’admirateurs. Celle d’Irma est littéralement assiégée et Michette, notre aimable héroïne ne sait plus où donner de la tête pour bien seconder sa patronne, pour placer les corbeilles de fleurs, les fruits, les bonbons qui arrivent à tout instant. Les fracs, les smoking, les robes décolletées des femmes voisinent avec les costumes brodés et les bijoux des notables indigènes… des aigrettes sans prix se balancent sur des turbans…

— Mademoiselle Michette… ne vous sauvez pas… J’ai attendu longtemps pour vous voir…

Michette qui sortait avec précipitation de la loge d’Irma s’arrête, surprise. Un Hindou est devant elle, barrant de son gros ventre et de sa corpulence l’étroit couloir où elle allait s’engager.

— Oui, mademoiselle Michette, reprend-il avec un fort accent qui le fait zézayer, et en cherchant ses mots, j’ai pris une passion pour vous, et… je…

Mais Michette l’interrompt :

— Ben, mon vieux coco, tu peux la rengainer ta passion… Pour qui me prends-tu ?… À ton âge ! Et avec un ventre comme ça ! fait-elle avec une moue dégoûtée en pointant du doigt l’abdomen de l’infortuné. Allons, va porter ton bouquet à la patronne et fiche-moi la paix…

— Mademoiselle Michette… écoutez !… La patronne ? J’aime pas… J’aime… Michette… heu… Hier… j’ai aimé tout de suite… Maintenant, je veux donner beaucoup… mes richesses pour Michette. Je vous prie !

Et il joint les mains devant l’insensible enfant qui se met à rire de tout son cœur.

— Oh ! là ! là ! ce que tu peux être rigolo, mon bonhomme ! Non, mais, regardez-le avec ses mains jointes et ses yeux ronds, Allons, calme-toi, mon bouddha et pense à autre chose… Je te l’ai déjà dit. Moi, je ne couche qu’avec des types qui me plaisent. Ce qui veut dire que je ne coucherai jamais avec toi… jamais ! J’ai dit… et laisse-moi passer !

— Oh ! fait le gros homme douloureusement, mais sans bouger d’un pas. Oh !… jamais ? ! Pourtant je donnerais ma fortune, mon palais, mes bijoux. Je ferais la vie superbe. J’épouserais, ajoute-t-il la main solennellement posée à la place du cœur.

— Et quoi encore ? gouaille Michette. J’épouserais… voilà… Il a tout dit… J’épouserais. Et tu crois que ça m’irait, à moi… moi, Michette, de Paris, tu crois que ça m’irait d’entrer au harem et de faire la… quel numéro, à propos combien as-tu de femmes ?

— Quatre-vingt-deux.

— … Alors, je ferais la quatre-vingt-troisième ? Ben, on ne doit pas souvent coucher avec le patron dans ton… truc, surtout qu’à te voir, mon pauvre type… oui, enfin… ça doit être rare ! ! Je comprends que les poules d’ici s’arrangent entre elles ! Mais très peu pour moi !

— Oh ! réplique un peu offusqué le maharajah, je couche seulement avec une ou deux. Les autres… c’est des femmes pas riches qui veulent entrer au harem, ou des cousines, des tantes, des grand’mères… Je peux pas refuser parce que je suis riche et je dois… Mais je enverrai tout ça loin dans une maison à moi, et tu seras ma houri, ma femme et la seule princesse… Dis que tu veux bien ?

Tout de même, malgré son insouciance, Michette balance un peu… Le luxe fabuleux des princes hindous, que ses lectures sur les Indes lui ont dévoilé, la perspective de devenir princesse et maîtresse d’un de ces magnifiques palais qu’elle a pu admirer depuis qu’elle a mis le pied sur cette terre mystérieuse et séduisante, font chavirer son imagination. Mais elle se reprend… Qu’est-ce qu’elle y fera dans ce palais, à côté de ce gros ventru… Et toutes ces splendeurs… Il faudra qu’elle les paie de sa liberté… et de sa personne… Et son Panam, son vieux Panam… Adieu, sans doute… Bast, on n’a pas besoin de tant d’argent sur la terre pour être heureux… Et aucun trésor ne vaut l’indépendance… la chère, l’admirable, la merveilleuse indépendance pour une nature comme celle de Michette.

— C’est oui ? interroge le maharajah qui sent l’hésitation de Michette et qui croit l’avoir conquise.

Eh bien… c’est non ! non, non et non. Tu es un type épatant et généreux. Ça me touche, je t’assure mais je ne peux pas… La cage a beau être dorée, l’oiseau s’ennuie ! Et puis nous ne sommes ni du même patelin, ni du même âge, et ça… ça s’oublie difficilement.

Le maharajah allait continuer ses supplications et ses promesses, mais Irma Frodytte paraissant à la porte de sa loge s’exclama :

— Eh bien, Michette, encore là ?! Vous allez me faire rater mon entrée… Et ma commission ? Pas faite ? Mais à quoi songez-vous, mon petit ?

— C’est la faute à ce gros là, madame ! s’écrie Michette furieuse. Il m’embête depuis un quart d’heure pour que j’entre dans son harem. Il m’empêche de passer pour me raconter des bêtises…

Et tandis que le maharajah, décontenancé, s’empresse de disparaître, Irma répète :

— Dans son harem, vous ! dans son harem…

— Oui, madame, ponctue Michette, dans son harem… ! Il me promet les richesses de la reine de Saba… et de balancer toutes ses femmes… Mais qu’est-ce que j’irais faire dans cette galère… si dorée qu’elle soit !

— Vous y feriez du joli ! conclut en souriant Irma qui connaît bien sa secrétaire… mais c’est égal… femme d’un maharajah, ma petite !!! Ce n’est pas rien…

— Peuh ! fait Michette, tout est relatif… Allons, patronne, pensons à vous…


viii


— C’est honteux ! C’est dégoûtant ! Bande de brutes ! Voulez-vous ouvrir ! Goujats ! Ouvrez !…

C’est Michette, ébouriffée et rouge d’indignation qui frappe d’un poing rageur, la porte hermétiquement close qui vient de se refermer sur elle.

— Je veux m’en aller. Si vous ne me lâchez pas de votre plein gré, on viendra bien me chercher… J’ai des amis, moi, qui ne m’abandonneront pas… Et alors je vous ferai tous arrêter… Bande de fripouilles !… Ouvrez !… Ouvrez !… Ouvrez !…

En vain… La pauvre Michette s’épuise en rage impuissante. La grande salle où on vient de l’introduire est d’un calme, d’un silence que troublent seuls les cris et les objurgations de la jeune femme qui, finissant par se rendre compte de l’inanité de ses efforts, se laisse tomber sur un divan et éclate en sanglots entrecoupés d’imprécations.

Enfin elle se calme un peu, et elle se prend à envisager la situation plus froidement. A-t-elle peur ? Elle ne veut pas se l’avouer, cependant le mystère de son aventure l’angoisse quand même, malgré qu’elle se répète que « ces sauvages » risqueraient trop à maltraiter une européenne. Mais que peuvent-ils lui vouloir ?!!… Elle se promenait bien tranquillement hier dans la ville pour faire un peu de footing ; elle avait pris une rue déserte, mais délicieusement ombragée et elle admirait l’harmonie que formaient le chemin sablé de rouge et les larges feuillages verts, lorsqu’une auto à laquelle elle n’avait pas pris garde s’arrêta à sa hauteur et, avant même qu’elle ait pu faire « ouf ! » deux hindous en sautaient et se précipitaient sur elle, l’immobilisant et lui entourant le visage d’une longue écharpe pour étouffer ses cris… Et, en moins de deux secondes, elle se retrouvait au fond de la voiture. Elle n’avait pu voir le chemin suivi mais il ne devait pas être long, car maintenant qu’elle pouvait voir à nouveau, elle se rendait compte que la nuit n’était pas encore venue.

Les rayons du soleil couchant dorent et rougissent la pièce où Michette se trouve, une pièce bizarre, presque carrée mais très haute, très vaste ; un divan en fait presque complètement le tour, des coussins s’y trouvent à profusion semés ; à terre de gros poufs servent de sièges, des petites tables sont disposées ici et là. Mais ce qui frappe surtout Michette c’est que cette pièce ne prend jour que par le haut d’un des panneaux, des ouvertures de forme élégante sont placées l’une à côté de l’autre, et leur base se trouve à environ trois mètres du sol, de sorte qu’il est impossible de voir au dehors. Elle regarde ici et là, curieuse, son habituelle combativité revenant peu à peu et sa confiance en sa bonne étoile. Elle se lève pour explorer la pièce, voir s’il n’y a pas d’autre issue que celle qu’elle connaît… Justement ici, dans un renfoncement, cette portière… Après une petite hésitation elle soulève l’étoffe soyeuse et… elle aperçoit un groupe de femmes vêtues, ou plutôt dévêtues, sous de longs voiles aux couleurs variées, causant, bavardant, riant ou chantant en un idiome inconnu de Michette et qui, à sa vue, se lèvent effrayées ou surprises. Michette fait deux ou trois pas, puis s’arrête. Une des femmes, plus hardie, se rapproche de notre amie, regardant curieusement le costume tailleur blanc qui la vêt. Ses longs yeux fardés expriment l’admiration, ses bras cerclés d’anneaux se lèvent et ses mains s’agitent… elle se rapproche plus encore de Michette qui commence à se demander ce que cette houri peut bien lui vouloir… Mais les autres femmes, petit à petit, avancent aussi vers elle ; elles se bousculent l’une l’autre en poussant des exclamations, dans un cliquetis d’anneaux et de médailles. Bientôt Michette est complètement entourée par une foule parfumée qui la regarde avec des yeux excités, et qui lui parle avec véhémence.

— Kama-Soutra… Çafi Smihya… Ghouez !…

Et les beaux corps ambrés se cambrent, les pointes des seins repoussent les voiles qui les couvrent…

Michette ne comprend rien. Elle essaye de leur exprimer qu’elle voudrait bien s’en aller…

— Moi… partir… dit-elle avec insistance en tapant le dessus de sa main droite contre la paume de sa main gauche, moi… sortir…

Mais les houris éclatent de rire et répètent son geste avec amusement… Leurs longs yeux noirs brillent et leurs lèvres volupteuses murmurent des mots à peu près pareils, « ghousz ghousz !… jteuh-veuh !… Ça fi Smihya… Sah-vous-reuh… Et leurs yeux se ferment en répétant « Sah-vous-reuh, » leurs hanches roulent, leurs joues rosissent…

Michette qui commence à deviner, regarde ce lubrique troupeau féminin avec effarement.

— « Ah ! non, zut, alors… Si c’est pour ça qu’on m’a fait enlever !… » s’écrie-t-elle, j’aurais encore mieux aimé coucher avec le vieux maharajah… ?

— Maharajah… Maharajah… Ah… a… a… ah ! répètent les houris qui ont saisi le mot et qui rient à gorges déployées. Et elles lui font comprendre par des gestes expressifs que le maharajah n’est plus… bon à rien…

Nichette ouvre de grands yeux.

— Ah ça ! pense-t-elle, est-ce que je serais chez lui, par hasard ? Et ne serait-ce pas tout son harem qui court après moi. Ses quatre-vingt-deux bonnes femmes… non… il n’y en a qu’une trentaine. Mais ça ne fait rien, les autres ce sont les grand’mères qu’il m’a dit… Elles doivent être ailleurs… Ah ! quelle histoire !…

Mais voici qu’une des femmes se met à se dévêtir ; elle enlève ses voiles un à un, mettant peu à peu son beau corps à nu. Alors aussitôt toutes ses compagnes l’imitent… Les seins jaillissent blancs ou ambrés, ronds ou pointus, agrémentés de la délicieuse petite fraise ; les ventres dodus apparaissent, les cuisses galbeuses, les reins cambrés et souples qui se tordent amoureusement ; toutes, laissent deviner le mystère de leur être secret, soigneusement épilé… Michette totalement éberluée cherche à se dégager, à s’en aller… mais les femmes l’entourent, l’étourdissant de paroles inconnues sur lesquelles surnagent toujours ces phrases étranges :

— Ghousz !… Çafi Smihya sah-vous-Reuh…

Elles s’enhardissent de plus en plus… L’une d’elles accroupie, caresse les jambes gaînées de soie de Michette… remonte vers les cuisses roses obstinément serrées. Une autre plonge sa main dans le pull-over, à la recherche des doux fruits qui palpitent d’émoi et d’indignation ; une troisième veut


Et la première colle son œil à la fente (page 42).

à toute fin embrasser la jolie bouche de Michette qui vocifère furieusement !

— Voulez-vous me laisser… Saligaudes… Tas de chiennes en folie… ! Vous n’avez pas honte !… Voulez-vous finir !

Mais les femmes déchaînées n’entendent pas. Elles entraînent maintenant, vers un divan, Michette qui ne peut résister à la force du nombre et qui se prépare, mentalement, aux pires extrémités. Elles la jettent sur les coussins… et Michette voit d’innombrables visages aux yeux brillants, aux lèvres humides qui se penchent vers elle, des quantités de mains qui se tendent vers le petit corps apeuré, objet de leurs vœux et qu’elles ont déjà à moitié déshabillé…

Alors tout à coup, la vue de ces femmes nues, agitées comme des bacchantes ou enlacées lubriquement, criant, disputant, se bousculant pour avoir les premières places, inspire à la pauvre petite gosse une terreur panique. Perdant le contrôle d’elle-même, oubliant qu’elle ne doit attendre ici aucune protection, elle se met à hurler :

— Au secours ! Au secours !… Elles vont me faire mourir… Au secours ! Ah ! les brutes… les folles… Bande d’hystériques… voulez-vous me laisser… Ah !… Au secours !

Michette crie, se débat comme une possédée contre les femmes qui, prises de peur, essayent de la faire taire en l’étouffant sous des coussins…

Soudainement toute la bande s’éparpille avec prestesse, comme une troupe d’oiseaux surpris… cherchant les portes pour s’échapper, les coins pour se cacher, piaillant de crainte… Michette, libérée, regarde, tout étonnée de ce changement de tableau. Elle ne comprend pas tout d’abord, mais des phrases rauques émises sur un ton terrible lui font tourner la tête vers une porte qu’elle n’avait pas aperçue, et sur le seuil de laquelle se tient un grand diable cuivré, à l’air féroce.

— Daneh-pu tiynsah-lhté !! Garhla triyck !!! crie-t-il, et il court de ci, de là, après les femmes qui poussent des cris effrayés et finissent par disparaître toutes de la pièce.

Alors l’eunuque — car c’en est un — s’approche de Michette, met galamment genou en terre et dans un français très correct lui dit :

— Pardonnez-moi, sourire du firmament, de ne pas être venu plus tôt vous délivrer de ce troupeau stupide qui vint troubler votre repos comme la chauve-souris trouble le rêve du rossignol. Veuillez me suivre dans les appartements que mon maître vous a réservés.

— Que votre maître m’a réservés ? à moi ?… De quel droit ?! qui est donc votre maître ? interroge Michette.

— Mon maître, répond l’eunuque en s’inclinant respectueusement jusqu’à terre, c’est le maharajah du Kankiyanha-Plhu-Yianah-Angkor, le puissant prince de la province de Thurmet-Çah, celui à qui personne ne peut se permettre de dire « non ».

— Ah ! ben mon vieux, tu parles si je vais lui dire non ! moi ! s’écrie Michette. D’abord qu’est-ce qu’il me veut ce vieux dégoûtant. Car il est vieux, n’est-ce pas ?

— Mon maître n’est pas vieux, dit l’eunuque, car un maharajah ne vieillit jamais. Mais il a vu beaucoup d’années… Quant à ce qu’il vous veut, parure du ciel ?… Il veut vous honorer de son amour, et il m’a mis à votre disposition pour que je fasse en tout votre volonté.

— Ma volonté ! s’écrie Nichette, c’est bien simple, ouvre-moi la porte qui donne sur la rue, que je me trotte et rejoigne mes amis…

— Ah !… çà… (et l’eunuque fait un grand geste qui signifie impossible), c’est la seule chose que je ne puisse faire…

— … La seule chose que je ne puisse faire… répète Michette en imitant son geste… Allons, il y a encore une chose que tu ne pourrais faire, même si tu le voulais.

— … Quoi donc ? demanda l’homme bronzé.

— … Eunuque ! va ! laisse tomber Michette avec une petite moue méprisante,

Les yeux de l’homme brillent, il regarde la jeune femme avec une drôle d’expression avide et tendre… quelques secondes… puis, comme avec efforts, les paupières s’abaissent, les yeux s’éteignent…

— Hélas ! dit-il, le sort m’a été contraire et cruel, quel tristesse que d’être privé de la chose la plus douce qui soit au monde ! une femme. J’ai eu des regrets terribles… puis le calme est venu. Mais aujourd’hui que je vous vois… toute mon amertume se réveille… Vous êtes si délicieuse, si fine, si jolie !

Michette regarde ce beau garçon si admirablement découplé, à la figure expressive, et que le bronze clair de sa peau fait ressembler à une statue. Et un regret monte aussi en elle… Mais soudain elle s’avise que son interlocuteur manie joliment bien la langue française. Curieuse, elle demande :

— Mais comment se fait-il que tu parles si bien le français ?

— Parure du ciel, répond-il en s’inclinant, j’ai combattu pour sauver l’Angleterre pendant la guerre, et je suis resté trois ans en France j’ai pu apprendre votre splendide langage.

— Ah ! fait Michette avec une nuance d’admiration, c’est bien, tu es un brave, tous mes compliments.

Et tandis que l’eunuque la guide vers les appartements qui doivent être les siens, elle lui jette des regards où se lit une sympathie attendrie. Il est intelligent, ce garçon, pense-t-elle, c’est bien le diable si je ne le décide pas à m’aider à me sauver de là…


ix


Affalé sur les coussins, le maharajah de Kankiyanha-Plhu-Yanah-Angkor, regarde ses houris exécuter leurs danses les plus voluptueuses. Hélas ! depuis que, après avoir au grand théâtre, reçu un refus catégorique de Michette, il a fait enlever l’objet de sa flamme, il n’a pu arriver à… dévorer sa proie. Plusieurs fois déjà il a cru pouvoir… mais il a dû déchanter pour deux raisons : la résistance obstinée de Michette et la pénurie de ses propres moyens. En homme expérimenté, il estime que le plus grand obstacle gît en lui… ; pour le reste, un bon eunuque viendra à bout de la mauvaise volonté de Michette en immobilisant la victime pour le sacrifice. Le grand prêtre lui a préparé les mixtures les plus savantes, les boissons les plus aphrodisiaques et a fait pour la réussite de son maître deux jours de jeûne et de macérations. Le maharajah s’est imposé la lecture des livres les plus suggestifs tels que le Kama-Soutra, la Bible, la Garçonne, etc. Et maintenant, l’imagination excitée au plus haut point, il sent ses désirs se préciser… Les mouvements langoureux de ses danseuses versent leur passion dans le corps de l’impatient patient. Des frissons voluptueux le parcourent, la douce image de Michette se substitue à celles de ses danseuses pour ses yeux énamourés… C’est elle qu’il voit évoluer demi-nue devant lui… frappant en cadence les anneaux de ses chevilles, courbant et relevant son corps languissamment, frémissant tout à coup ou s’arrêtant, comme défaillant sous la caresse… C’est elle, elle, Michette, l’adorable dédaigneuse qu’il va enfin punir de son dédain… Le sortilège le prend de plus en plus, Michette est là, devant lui, il tend les bras, il l’étreint en pensée, il sent la chaleur, la douceur de son petit corps charmant… Un feu, longtemps oublié, coule dans les veines du vieux maharajah dont l’œil se ranime… Les houris tournent toujours dans la lumière voilée, dans l’air lourd de parfums.

… Soudain le maître quitte sa pose abandonnée, un sourire de victoire extatique éclaire son visage écarlate. Et le voici qui se lève, plaque tout son monde féminin qui s’arrête interdit et file vers l’endroit où niche la jeune Michette. Enfin ! Enfin ! Il a vaincu le premier obstacle, le plus terrible. Autour de la douce ennemie, maintenant… Il pénètre dans la chambre en criant de sa voix rauque et douce :

— Mah pouhlan Sukr… Jheumdohn… Aviainh ! Mais il s’arrête… Où est Michette… Il ouvre la porte qui donne sur le grand corridor et que voit-il ? Michette bavardant et riant, provocante, avec le chef de ses eunuques, Salim, qui a l’air prodigieusement intéressé et amusé par les propos et le manège de la petite femme. Ils ne l’ont pas entendu, aussi le vieux maharajah peut les observer et les écouter.

— Ah ! dit Michette, c’est si drôle de penser qu’avec toi il n’y a… pas moyen… et cependant de te voir si tendrement, attentionné…

— Hélas ! soupire l’eunuque, ça n’a rien de drôle, je vous assure…

— Oui… je voulais dire… enfin je ne voulais pas dire que ce fût drôle… Mais est-ce que… est-ce que… tu éprouves des désirs malgré ton… impossibilité de les satisfaire… ou bien est-ce que tous les phénomènes moraux de l’amour ont été abolis au moment… de… de l’opération ? interroge Michette curieuse et sensuelle… Ainsi, quand je m’approche de toi comme ceci, fait-elle en posant sa tête sur la poitrine de l’homme bronzé, les fleurs de ses lèvres presque offertes, que sens-tu ? Es-tu troublé ? regrettes-tu que ton corps ne puisse plus obéir ? Dis ?

Et câline elle se frôle comme une petite chatte au grand corps qui tressaille…

— Réponds ! exige-t-elle.

Mais l’homme regarde fixement le joli visage qui s’offre à lui, il semble lutter désespérément contre l’impulsion qui le pousse vers les délicieuses lèvres entr’ouvertes sur la nacre des dents, ses mâchoires se serrent, ses mains tremblent. Enfin il repousse presque violemment Michette.

— Pourquoi me torturer ainsi, reproche-t-il d’une voix altérée… vous voyez bien que je désire, que je vous désire, plutôt, car les autres femmes je m’en balance, et comment ! mais vous… vous voyez bien que je souffre, que je souffre terriblement… de… de ne plus… être… un homme… Et encore, vous attisez le feu… cruelle… vous décuplez mes regrets, sans pitié pour moi… !

L’ardeur des sens du maharajah est poussée à son extrême limite par cette scène… Il ne peut plus attendre… il lui faut Michette tout de suite… Michette… Michette… Michette…

Justement la voici qui revient vers ses appartements… Prestement le maharajah se dissimule sous la tenture qui masque la porte… La proie qu’il convoite est difficile, il ne faut pas l’effaroucher, il faut la prendre au piège presque…

La voix de Michette lui parvient :

— Pardon… dit-elle, pardon. J’ai été méchante… mais j’étais surtout curieuse… Pardonnez-moi… Et elle ajoute : Je vais faire une petite sieste… il fait si chaud dans ce patelin-là !

Elle pénètre dans sa chambre, elle enlève la robe légère et le peu de lingerie qui la couvre… La voici nue… Elle s’étend sur son lit de repos, forme blanche, svelte et palpitante sur les coussins sombres… Le vieux maharajah suffoque de désir… mais Michette semble vouloir s’endormir. Il attendra qu’elle soit assoupie et alors elle sera à lui… à lui… sans lutte… Ah… Il surveille avec adoration les paupières de Michette qui bientôt cligne des yeux et s’abîme dans le royaume des songes. Alors, le grand maître du Thurmet Çah sort doucement de sa cachette, laisse tomber la robe qui couvrait son affreuse nudité et les preuves de sa virilité si chèrement reconquises et, d’un bond savamment calculé, saute sur sa victime et l’immobilise dans la situation la plus propice à ses… desseins. Michette ouvre les yeux, comprend avec horreur ce qui se passe, ou plutôt ce qui va se passer… Elle veut se débattre, se défendre, se dégager… Impossible ! Elle est à la merci du vieux satyre… Elle sent avec horreur le contact de sa peau flétrie, de sa lèvre tremblante qui bave un peu… Non… non… ce n’est pas possible, l’affreuse chose n’aura pas lieu… Et cependant… si !! Michette succombe… Le vieux maharajah l’étreint de plus en plus étroitement… elle ne pourra bientôt plus dérober l’endroit secret et cher, le mystère de son être… Elle crie et maudit. Le maharajah pousse des rugissements de joie amoureuse. Mais soudain, au moment où il va enfin savourer sa victoire, un ouragan s’abat sur lui, sous la forme d’un coup de poing formidable asséné par un grand diable cuivré qui vient de pénétrer dans la pièce avec la rapidité de l’éclair. Le vieux satyre s’évanouit et du même coup Michette se trouve sauvée. Elle veut remercier le chef des eunuques, car c’est lui qui vient de faire ce beau travail, mais celui-ci ne lui en laisse pas le temps. Penché sur elle, il la supplie avec adoration :

— Michette… petite Michette vous avez fait un miracle… Voulez-vous que je vous prouve que je vous aime… Petite Michette jolie ?…

Mais déjà il tient dans ses bras la jeune femme qui râle de plaisir, et mêlant leurs admirables corps magnifiés par la volupté partagée, ils oublient le danger qui plane sur eux…


x


Au bout du long corridor apparaît une femme, puis une autre femme, puis une autre encore… toute une troupe féminine qui s’aventure avec circonspection. Allons, le chef des eunuques qui veillait devant la porte de la chambre de Michette a disparu… On peut y aller sans crainte, mais sans bruit… Et les formes voilées glissent, les yeux brillants…


— Beau chef, prends moi ! (page 42).

Il s’agit d’aller voir par une fente de la porte des appartements de la Parisienne, comme elles disent, ce que peut bien faire le maharajah, leur maître qui depuis de longues années ne leur a pas donné le plus petit signe de… vie. Quel événement s’il parvenait à… prouver sa flamme à la nouvelle venue ! Il faut aller voir ça !!! Et la première en tête colle son œil à la fente, mais elle pousse aussitôt une exclamation étouffée.

— Le… le… l’eunuque, bégaie-t-elle en hindoustani, l’ennuque qui…

Mais ses compagnes ne l’écoutent pas… Chacune veut voir… et chaque fois ce sont des exclamations, des étonnements sans borne… une effervescence inouïe règne dans le groupe parfumé,

— Il faut y aller ! décide enfin la plus hardie, j’en veux aussi, moi !!

— Moi aussi ! moi aussi ! il faut y aller, répondent-elles toutes en se ruant sur la porte qui cède, et les voici tournant, déchaînées autour de Michette et l’eunuque sans souci du maharajah étendu sur le tapis.

— À moi ! À moi, maintenant !! crient-elles toutes, assez assez pour la Parisienne, à mon tour !

— Non, c’est à mon tour !

— Non, non ! À moi d’abord !

— Beau chef, prends-moi !

— Laisse tomber cette bique de Pourgagha…

— Une bique… Moi ! Répète un peu, vieille guenon !

— Si tu ne me laisses pas passer, je t’arrache les yeux ! etc., etc… Ces aménités se croisent avec grâce et bientôt la mêlée devient furieuse et générale, les chevelures restées longues sont malmenées avec une férocité qui n’a d’égale que les vociférations des combattantes. Cet intermède laisse à Michette et à l’ennuque Salim une tranquillité relative qui leur permet de revêtir promptement leurs vêtements. Puis l’homme de bronze souffle à l’oreille de Michette :

— Si on filait ? ! Je suis brûlé ici maintenant et je ne veux plus te voir dans ce b…c là ! ! Regagnons Panam.

— Ah ! mon chéri, qu’est-ce que tu dis là ! s’exclame Michette, tremblante de joie. Vite, trottons-nous, j’en ai par-dessus la tête du harem !!

Les forcenées sont tellement occupées à s’exterminer qu’elles ne s’aperçoivent même pas de la sortie des deux objets de leur dispute. L’eunuque entraîne rapidement Michette à travers des corridors et des grandes salles. Partout on salue avec respect le chef qui passe avec la favorite… Salim, dans la chambre de son maître, rafle un peu d’argent et, dans les appartements des femmes, il ramasse quelques magnifiques pierres précieuses non encore montées. Il faut bien vivre ! Enfin ils arrivent près d’une porte formidable gardée par des hommes à l’air féroce, qui aussitôt s’inclinent devant eux, soumis.

— Ouvrez ! ordonne Salim.

Ils se précipitent, les battants tournent sur leurs gonds, lentement… Le ciel bleu apparaît, la route blanche… La liberté !!!


xi


Nos fugitifs, installés en un confortable wagon de 1re classe, filent maintenant vers Bombay où Michette doit retrouver la troupe du Prince Yvan Boccoudoff, car elle en connaît l’exacte itinéraire. Salim, l’étrange eunuque dont la peau a singulièrement blanchi depuis qu’il a abandonné le harem de Thurmet Çah est assis auprès de la jeune femme qu’il entoure de tendres soins, posant sur elle des regards pleins d’amour auxquels Michette n’est pas du tout indifférente. Elle y est même extrêmement sensible… Michette, la petite Michette qui n’a jamais eu que des caprices, des béguins, sent s’allumer en elle la flamme du grand, du véritable amour… de l’amour qui oriente définitivement une vie… Et, avec son insouciance habituelle, elle s’abandonne à ce sentiment si doux, et d’autant plus facilement qu’un phénomène analogue semble se passer dans le cœur de Salim… Pour l’instant, la tête appuyée sur l’épaule du jeune homme, elle l’interroge doucement :

— Mais enfin, dit-elle, tu es pour moi une énigme. Tu parles plus que le français, tu parles argot et sans aucun accent… Ce n’est pas en trois ans de temps que tu as pu acquérir ça ! D’autre part, tu m’as donné la preuve de… qualités nullement compatibles avec la situation d’eunuque et cependant je te découvre au fond d’un harem des Indes, remplissant les fonctions de chef de cette corporation dont je ne veux pas dire de mal puisque je te dois à elle… Mais tu avoueras qu’il y a de quoi sidérer !!!

Un sourire malicieux voltige sur les lèvres de Salim :

— Je vais faire ma confession à ma petite chérie, dit-il, enfin. D’abord, comme mon vocabulaire a pu te le faire supposer, je ne suis pas du tout né aux Indes, mais bien dans notre vieux Panam… rue Lepic pour préciser…

— Ah ! comme ça se trouve… s’écrie Michette, moi j’ai vu le jour place du Tertre !

— On a peut-être joué ensemble quand on était des Poulbots, s’attendrit Salim… Mais il reprend son histoire, Je n’ai pas fait de mauvaises études… je suis bachelier sciences, langues vivantes… mais je m’embêtais à gratter du papier chez un notaire tout en faisant un droit insipide et problématique. Et puis, je voulais des aventures… ou du moins voir du pays… J’appris un jour par la voix de la presse que des « situations » de groom à la Société des Nations étaient disponibles… Justement le frotteur qui entretenait les parquets de l’étude venait d’être élu député… J’obtins de lui une recommandation grâce à laquelle je fus accepté. Je troquai donc avec plaisir mon traitement de dix mille francs par an que m’octroyait largement maître Jeupran-Tampoursen, contre celui plus intéressant de soixante mille que me valaient mes nouvelles occupations. Quand je dis : occupations… En réalité je passai à Genève deux années délicieuses à ne rien faire… Mais tout a une fin, hélas ! Un jour, comme je revenais d’un petit voyage en Italie, on m’apprit que j’étais remercié… Le sort contraire avait voulu que pour une fois, une unique fois où l’on avait eu besoin de moi, je fusse justement absent !!! J’eus beau dire, beau faire, force me fut de regagner Paris, veuf de mon filon… et de me remettre en campagne pour découvrir une nouvelle situation. Ce n’était guère facile… Le cours de la livre avait monté dans l’intervalle, mais pas les émoluments ; les impôts enflaient avec rapidité comme les loyers, et je désespérais de me tirer d’affaires lorsqu’un journal anglais me tomba sous la main tout à fait par hasard, dans lequel je trouvai un article sur les eunuques. On disait que depuis que les Anglais avaient interdit aux Indes la castration des enfants, le recrutement était devenu presque impossible, aucun homme ne voulant se prêter volontairement à l’opération… Aussi les quelques rares types qui voulaient bien se livrer au sacrificateur étaient-ils traités magnifiquement. C’était pour eux la vie luxueuse et confortable, la fortune assurée… Cela me laissa rêveur. J’avais justement appris à baragouiner l’hindoustani pendant mon séjour à la S. D. N. « Voilà, me dis-je, un truc intéressant, seulement le prix qu’il faut y mettre est bien terrible. »

— Oh ! là, là, s’écrie Michette en le serrant dans son bras, si tu avais fait ça, mon grand chéri, quel malheur !

— Aussi, je n’en avais pas du tout envie, sourit Salim, mais à force d’y penser l’idée d’user d’un stratagème finit par s’imposer à moi. Je fis quelques essais et enfin, sûr de la réussite, je décidai de tenter la chance.

— Oh ! dis-moi d’abord ton stratagème, implore Michette,

— Hum… Ce n’est pas facile. Tu connais le conte de La Fontaine intitulé Les Lunettes ?

— Ma foi, je connais les contes, mais celui-ci m’échappe…

— Voyons… il est question d’un jeune jouvenceau qui s’introduit dans un couvent sous l’habit des nonnains… Mais un jour un enfant naît… Scandale ! La prieure soupçonne la ruse et ordonne à tout son monde de se déshabiller afin de savoir la vérité du cas. La feinte ouaille est désespérée. Cependant :

Nécessité, mère du stratagème
Lui fit, Eh bien ? Lui fit en ce moment
Lier… Eh quoi ? Foin ! Je suis court moi-même.
Où prendre un mot qui dise honnêtement
Ce que lia le père de l’enfant ?
Comment trouver un détour suffisant
Pour cet endroit…

— Devines-tu ? demande Salim (Jacques maintenant).

— Oui… oui répond Michette en riant joyeusement, et continuant le récit :

D’un brin de fil il l’attacha de sorte.
Que tout semblait aussi plat qu’aux nonnains…

et l’on devine très bien ce qu’attachait le brin de fil !!…

— Je fis donc le voyage pour me présenter au maharajah de Thurmet Çah devant qui je passai l’examen avec succès. Une fois entré, j’étais tranquille… Ça manquait bien un peu de femmes, bien que j’en eusse une tripotée sous mes ordres, mais ceci était largement compensé par cela : plus d’impôts, plus de soucis, large confortable, fortune rapide… J’y serais encore si tu n’étais venue, ma petite Michette jolie. Moi jusque là si indifférent devant les femmes, j’ai ressenti tout de suite le grand choc en te voyant. Aussi quand j’ai aperçu par la fente de la porte ce saligaud de maharajah qui allait te… Ah ! ça été plus fort que moi… il a fallu que je te défende et que je te garde, ma chérie (un long baiser…). Seulement maintenant qu’allons-nous faire ? Il faut vivre, ce que nous avons emporté du harem est assez intéressant, mais la livre monte toujours, tu sais…

Michette réfléchit quelques secondes, puis :

— Écoute, dit-elle, regagnons la troupe Boccoudoff, je suis assurée d’y gagner ma vie et la tienne jusqu’à notre retour en France. Après nous nous débrouillerons… Mais j’ai idée que nous aurions profit à ce que, pour tout le monde, tu restasses hindou, Salim, frotté à l’ocre et eunuque… C’est tellement original !

— Tu as peut-être raison, acquiesça Jacques, essayons !



ÉPILOGUE


Michette avait raison. Elle et son eunuque eurent un succès fou !! Chacun voulait connaître leur histoire… Rentrés à Paris, Jacques-Salim trouva immédiatement une magnifique situation chez un couturier de la place Vendôme, qui se désolait de voir l’anarchie régner dans son personnel féminin. Jacques, admirablement incarné dans son personnage, réussit si parfaitement à mettre l’ordre que d’autres maîtres-couturiers voulurent l’avoir chez eux… Son patron ne le garda qu’à prix d’or… Et Salim-Jacques en grand secret épousa la jolie Michette, dégoûtée des aventures et lui prouva le plus souvent possible qu’il n’avait d’eunuque que le nom.

Et c’est ainsi que Michette et Jacques purent vivre riches et heureux à Paris parce qu’ils étaient passés par les Indes.