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Micromégas/Chapitre III

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Micromégas
MicromégasGarniertome 21 (p. 110-112).
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CHAPITRE III.
VOYAGE DES DEUX HABITANTS DE SIRIUS ET SATURNE.


Nos deux philosophes étaient prêts à s’embarquer dans l’atmosphère de Saturne avec une fort jolie provision d’instruments mathématiques, lorsque la maîtresse du Saturnien, qui en eut des nouvelles, vint en larmes faire ses remontrances. C’était une jolie petite brune qui n’avait que six cent soixante toises, mais qui réparait par bien des agréments la petitesse de sa taille. « Ah ! cruel ! s’écria-t-elle, après t’avoir résisté quinze cents ans, lorsque enfin je commençais à me rendre, quand j’ai à peine passé cent[1] ans entre tes bras, tu me quittes pour aller voyager avec un géant d’un autre monde ; va, tu n’es qu’un curieux, tu n’as jamais eu d’amour : si tu étais un vrai Saturnien, tu serais fidèle. Où vas-tu courir ? Que veux-tu ? Nos cinq lunes sont moins errantes que toi, notre anneau est moins changeant. Voilà qui est fait, je n’aimerai jamais plus personne. » Le philosophe l’embrassa, pleura avec elle, tout philosophe qu’il était ; et la dame, après s’être pâmée, alla se consoler avec un petit-maître du pays.

Cependant nos deux curieux partirent ; ils sautèrent d’abord sur l’anneau, qu’ils trouvèrent assez plat, comme l’a fort bien deviné un illustre habitant de notre petit globe[2] ; de là ils allèrent de lune en lune. Une comète passait tout auprès de la dernière ; ils s’élancèrent sur elle avec leurs domestiques et leurs instruments. Quand ils eurent fait environ cent cinquante millions de lieues, ils rencontrèrent les satellites de Jupiter. Ils passèrent dans Jupiter même, et y restèrent une année, pendant laquelle ils apprirent de fort beaux secrets qui seraient actuellement sous presse sans messieurs les inquisiteurs, qui ont trouvé quelques propositions un peu dures. Mais j’en ai lu le manuscrit dans la bibliothèque de l’illustre archevêque de…, qui m’a laissé voir ses livres avec cette générosité et cette bonté qu’on ne saurait assez louer. Aussi je lui promets un long article dans la première édition qu’on fera de Moréri, et je n’oublierai pas surtout messieurs ses enfants, qui donnent une si grande espérance de perpétuer la race de leur illustre père.

Mais revenons à nos voyageurs. En sortant de Jupiter, ils traversèrent un espace d’environ cent millions de lieues, et ils côtoyèrent la planète de Mars, qui, comme on sait, est cinq fois plus petite que notre petit globe ; ils virent deux lunes qui servent à cette planète, et qui ont échappé aux regards de nos astronomes. Je sais bien que le père Castel écrira, et même assez plaisamment, contre l’existence de ces deux lunes ; mais je m’en rapporte à ceux qui raisonnent par analogie. Ces bons philosophes-là savent combien il serait difficile que Mars, qui est si loin du soleil, se passât à moins de deux lunes. Quoi qu’il en soit, nos gens trouvèrent cela si petit qu’ils craignirent de n’y pas trouver de quoi coucher, et ils passèrent leur chemin comme deux voyageurs qui dédaignent un mauvais cabaret de village, et poussent jusqu’à la ville voisine. Mais le Sirien et son compagnon se repentirent bientôt. Ils allèrent longtemps, et ne trouvèrent rien. Enfin ils aperçurent une petite lueur : c’était la terre : cela fit pitié à des gens qui venaient de Jupiter. Cependant, de peur de se repentir une seconde fois, ils résolurent de débarquer. Ils passèrent sur la queue de la comète, et, trouvant une aurore boréale toute prête, ils se mirent dedans, et arrivèrent à terre sur le bord septentrional de la mer Baltique, le cinq juillet mil sept cent trente-sept, nouveau style.


  1. L’édition de 1775 est la première qui porte cent ; toutes les éditions précédentes portent : deux cents. (B.)
  2. Huygens. Voyez tome XVII, page 261.