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Middlemarch/Livre 1

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Traduction par M.-J. M.
Calmann Lévy (1p. 1-143).


LIVRE PREMIER



MISS BROOKE



CHAPITRE PREMIER


Miss Brooke avait ce genre de beauté que rehausse encore la simplicité de la mise. Elle avait la main et le poignet assez délicatement modelés pour porter avec grâce des manches tout unies, comme celles de la Vierge des peintres italiens ; son profil, aussi bien que sa taille et son maintien, semblait emprunter une dignité plus grande à la sévérité de son costume ; aussi toute sa personne offrait-elle, à côté des modes provinciales, le même contraste qu’une belle citation de la Bible, ou de nos vieux poètes, au milieu d’une colonne de journal. On parlait d’elle généralement comme d’une jeune fille remarquablement douée, mais on ajoutait que sa sœur Célia avait plus de bon sens.

Célia n’avait pas plus de recherche dans sa mise ; ce n’était qu’aux yeux des observateurs attentifs que sa robe différait de celle de son aînée et respirait dans ses plis comme un parfum de coquetterie. La simplicité de miss Brooke tenait, comme celle de sa sœur, à plusieurs causes. L’orgueil d’être des « ladies » y entrait pour quelque chose : si la famille des Brooke n’était pas précisément aristocratique, elles n’en étaient pas moins de bonne race, et en remontant à une ou deux générations, vous ne leur eussiez pas trouvé un ancêtre ayant manié l’aune ou ficelé des paquets, pas un d’un rang inférieur à celui d’homme d’Église ou d’officier de marine. Un de ces ancêtres notamment, gentilhomme puritain au service de Cromwell, avait été assez avisé pour se trouver, au sortir des troubles politiques, propriétaire d’un respectable domaine de famille. En raison de leur naissance, ces jeunes femmes, habitant une paisible maison de campagne et fréquentant une église de village à peine plus grande qu’un salon, considéraient la toilette comme une recherche bonne pour des filles de petit marchand, cherchant à se grandir. Une économie de bonne maison faisait alors du luxe de la toilette le premier article à supprimer d’un budget grevé des dépenses imposées par le rang et la situation de la famille. La simplicité de leur mise s’expliquait suffisamment ainsi en dehors de tout sentiment religieux ; pour miss Brooke, cependant, la religion aurait suffi à l’y décider, et Célia entrait doucement dans les sentiments de sa sœur, avec le bon sens qui lui était habituel et sans qu’il s’y mêlât la moindre singularité d’esprit. Dorothée savait par cœur des passages des Pensées de Pascal et de Jérémie Taylor ; et, à côté des destinées du genre humain, les soucis de la toilette lui semblaient une occupation digne de Bedlam. Elle ne pouvait concilier les préoccupations de la vie spirituelle et ses conséquences pour l’éternité avec un intérêt bien vif pour les colifichets et la parure. Elle avait l’esprit avide de théories et aspirait à une conception élevée du monde à laquelle elle eut souhaité d’adapter la paroisse de Tipton et sa propre conduite au sein de la paroisse ; éprise de grandeur et d’exaltation, prompte à embrasser tout ce qui lui apparaissait avec ce caractère, elle était faite pour aller au-devant du martyre, s’en détourner ensuite, et finir par le rencontrer du côté où elle ne l’avait pas cherché. De telles dispositions de nature chez une jeune fille à marier ne pouvaient manquer d’exercer une influence décisive sur son avenir ; le choix qu’elle ferait un jour ne dépendrait certainement pas des apparences, de la vanité, d’un sentiment banal ni de rien de ce qui décide la plupart du temps de la destinée d’une jeune fille. Et, avec cela, Dorothée, l’ainée des deux sœurs, n’avait pas vingt ans. Depuis la mort de leurs parents, il y avait six ou sept ans de cela, leur oncle et tuteur, célibataire, avait fait donner aux deux orphelines, d’abord au sein d’une famille anglaise, puis d’une famille suisse, à Lausanne, une éducation la fois étroite et mal ordonnée.

Il y avait un an à peine qu’elles étaient venues se fixer à Tipton-Grange chez leur oncle, homme d’une soixantaine d’années, d’un caractère facile, d’opinions flottantes, qui avait voyagé dans sa jeunesse et passait dans son comité pour avoir contracté une disposition d’esprit un peu vagabonde. Il était aussi difficile de pressentir les résolutions de M. Brooke que de prédire le temps ; ce qu’il était plus facile d’affirmer, c’est qu’il agirait toujours dans les meilleures intentions, quitte à dépenser le moins d’argent possible à leur exécution.

Chez M. Brooke, la sève héréditaire d’énergie puritaine était visiblement tarie, mais elle apparaissait chez sa nièce Dorothée, dans ses défauts comme dans ses qualités ; Dorothée éclatait parfois d’impatience contre les discours de son oncle et sa manière de « laisser aller les choses » dans la province, et aspirait de toutes ses forces au temps où elle serait majeure et aurait à sa disposition quelque argent à consacrer à des œuvres généreuses. On la considérait comme une héritière, car non seulement les deux sœurs jouissaient chacune de sept cents livres de rente qu’elles tenaient de leurs parents, mais encore si Dorothée se mariait et avait un fils, ce fils deviendrait l’héritier du domaine de M. Brooke, lequel rapportait environ trois mille livres par an. Un tel revenu paraissait la richesse à ces familles provinciales, qui en étaient encore à discuter la conduite récente de M. Peel dans la question catholique et qui ne savaient rien ni des futures mines d’or, ni de cette fastueuse ploutocratie qui a si noblement élevé les nécessités de la vie aristocratique. Et comment Dorothée, avec sa beauté et de telles espérances, ne se serait-elle pas mariée ? Rien ne pouvait s’y opposer, rien que son amour des partis extrêmes et sa volonté ferme de régler sa vie d’après certaines idées qui pouvaient faire réfléchir un homme prudent avant de lui offrir sa main, ou qui pouvaient la décider elle-même à refuser toutes les demandes. Une jeune femme riche et de bonne naissance qu’on voyait s’agenouiller tout à coup sur le carreau auprès d’un paysan malade et prier avec une ferveur digne du temps des Apôtres, — à qui il prenait parfois d’étranges fantaisies de jeûner comme une papiste ou de se lever la nuit pour étudier de vieux livres de théologie ! une telle femme était bien capable de vous réveiller un beau matin pour vous proposer un nouveau placement de son revenu peu d’accord avec l’économie politique et l’entretien de chevaux de selle ! Il était bien naturel qu’un homme réfléchît à deux fois avant de prendre une telle compagne !

L’opinion du voisinage et des paysans eux-mêmes était en général plus favorable à Célia, si aimable et à l’air si candide, tandis que les grands yeux de miss Brooke avaient, comme sa religion, quelque chose de trop insolite et de trop accentué. Pauvre Dorothée ! à côté d’elle et avec son air innocent, c’était la petite Célia qui avait l’expérience et la connaissance du monde, tant l’esprit humain est plus subtil que les frêles tissus qui l’enveloppent.

Pourtant ceux qui approchaient Dorothée, tout prévenus qu’ils pouvaient être par ces alarmants ouï-dire, lui trouvaient un charme qu’ils n’auraient pas cru conciliable avec cette sorte d’étrangeté. À cheval, les hommes la déclaraient irrésistible. Elle aimait l’air vif et les aspects variés de la campagne, et, quand ses yeux et ses joues étaient animés par le plaisir, elle avait vraiment bien peu l’air d’une dévote. L’équitation était une faiblesse qu’elle ne se permettait pas sans quelques scrupules de conscience, elle sentait qu’elle y prenait un plaisir tout physique (une sorte de jouissance païenne), et la pensée d’y renoncer lui était une satisfaction.

Elle était franche, ardente, exempte de tout amour-propre ; il y avait même quelque chose de touchant dans la façon dont son imagination parait sa sœur Célia de toutes sortes d’attraits supérieurs aux siens ; — et lorsqu’un jeune homme venait à la Grange pour tout autre motif que d’y voir M. Brooke, elle en concluait qu’il devait être amoureux de Célia : comme sir James Chettam, par exemple, dont elle ne s’occupait jamais que pour sa sœur, discutant en son for intérieur si elle ferait bien de l’accepter. Le regarder comme un prétendant pour elle-même lui eût paru une impossibilité ridicule. Dorothée, avec toute son avidité de connaître les grandes vérités de la vie, conservait sur le mariage des idées tout à fait enfantines ; elle eût sans aucun doute accepté le judicieux Hooker si elle était venue au monde assez tôt pour le sauver de l’erreur matrimoniale dans laquelle il tomba, ou Milton aveugle ou tout autre grand homme dont une sublime piété eût seule pu endurer les désagréables manies. Mais comment dans un beau et aimable baronnet qui répondait Amen à tout ce qu’elle pût dire, à ses observations, même les moins exactes, pouvait-elle voir un amoureux ? Le mari vraiment idéal, à ses yeux, devait être un personnage assez respectable pour lui tenir lieu de père ou assez érudit pour lui enseigner l’hébreu, si telle était sa fantaisie.

Ces particularités du caractère de Dorothée faisaient vivement blâmer M. Brooke par les familles du voisinage de ce qu’il ne cherchât pas pour ses nièces une dame d’un certain âge qui leur serait à la fois un guide et une compagne. Mais lui-même redoutait à un tel point l’espèce de femme supérieure que réclamait l’emploi, qu’il se laissa dissuader par les objections de Dorothée et montra dans cette occasion assez de courage pour braver l’opinion, et, à sa tête, mistress Cadwallader, la femme du recteur. Miss Brooke prit donc la direction de la maison de son oncle, et elle ne détestait nullement sa nouvelle autorité, non plus que les hommages qui en faisaient partie.

Sir James Chettam devait dîner, ce jour-là, à la Grange, avec un autre personnage encore inconnu des deux jeunes filles et dont l’arrivée tenait Dorothée dans une sorte d’attente respectueuse. C’était le révérend Édouard Casaubon, qui passait dans le pays pour un homme d’une science profonde et travaillait depuis plusieurs années à une grande œuvre sur l’histoire religieuse ; il jouissait en outre d’une fortune assez considérable pour donner un certain lustre à sa piété, et il avait sur toutes choses des idées qui lui étaient propres et qu’il devait fixer dans son livre.

Dorothée était rentrée de bonne heure de l’école enfantine qu’elle avait organisée au village et elle avait pris sa place habituelle dans le joli boudoir qui séparait les chambres des deux sœurs, occupée à terminer un plan de bâtisse, genre de travail qui était chez elle une passion, quand Célia, qui l’avait observée avec le tendre désir de hasarder une proposition, lui dit :

— Dorothée, ma chère, si tu veux bien, si tu as le temps, que dirais-tu si nous regardions ensemble les bijoux de maman pour nous les partager ? Il y a six mois déjà que mon oncle te les a donnés et tu ne les as pas même encore regardés.

Toujours un peu craintive vis-à-vis de sa sœur, Célia s’efforçait de dissimuler l’ombre de bouderie qui perçait sur sa figure. À son grand soulagement, les yeux de Dorothée brillaient de gaieté quand elle les leva de son ouvrage.

— Quel merveilleux petit almanach tu fais, Célia ! Sont-ce six mois du calendrier ou six mois lunaires ?

— Nous sommes aujourd’hui au dernier septembre et mon oncle te les a donnés le 1er avril ; tu sais bien qu’il a dit les avoir oubliés jusque-là, et je crois que tu ne les as pas seulement regardés depuis que tu les as serrés dans ce meuble.

— Eh bien, quoi ! chérie, ne sais-tu pas que nous ne les porterons jamais ?

Dorothée parlait d’un ton tout à fait amical, à la fois caressant et précis, sans cesser de crayonner.

Célia rougit et prit un air sérieux.

— Il me semble, ma chère, que nous manquons au respect dû au souvenir de maman en mettant de côté ses bijoux si légèrement. Et, ajouta-t-elle avec une certaine hésitation et un sanglot contenu de mortification, les colliers sont d’un usage tout à fait répandu à présent, et madame Poinçon, qui était plus stricte que toi en bien des choses, avait l’habitude de s’en parer, et tous les chrétiens aussi. Je suis sûre qu’il y a au ciel des femmes qui portaient des bijoux.

Ce n’était pas sans effort que Célia s’appliquait à trouver ces arguments.

— Tu aimerais à les porter ! s’écria Dorothée, un air de profonde surprise animant aussitôt tout son être, et avec un mouvement dramatique emprunté à cette même madame Poinçon, qui portait des bijoux. Oh ! mais alors nous allons les regarder. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ? Mais les clefs ! Oh les clefs ! Elle se pressa la tête de ses deux mains semblant désespérer de sa mémoire.

— Les voici, dit Célia qui avait depuis longtemps prévu et médité cette explication.

— Veux-tu ouvrir le grand tiroir de la console et en sortir la boîte à bijoux ?

La cassette fut aussitôt ouverte et les bijoux étalés devant elles formaient sur la table un brillant parterre. Il n’y en avait pas beaucoup ; mais quelques-uns étaient d’une beauté remarquable, entre autres un collier d’améthystes pourpres magnifiquement monté en or avec une croix de perles à cinq brillants. Dorothée prit le collier et le fixa au cou de sa sœur, où il s’ajusta comme un bracelet, il ornait à merveille la tête et le cou de Célia, dont le genre de beauté rappelait celui de la reine Henriette-Marie, et elle se voyait ainsi parée dans la glace du panneau en face d’elle.

— Tiens, Célia, tu pourras le porter avec ta robe de mousseline de l’Inde. Mais il faudra mettre la croix sur tes robes foncées.

Célia s’efforçait de ne pas sourire de plaisir.

— Oh ! Dodo ! il faut que tu gardes la croix !

— Non, non, chérie, non, dit Dorothée qui leva la main en signe de refus insouciant.

— Si, je le veux. Elle irait très bien sur ta robe noire, vois-tu ? Prends-la, je t’en prie.

— Pour rien au monde ! pour rien au monde ! Une croix surtout est le dernier bijou que je voudrais porter.

Dorothée frémit légèrement.

— Alors tu me blâmeras de la porter ! dit Célia mal à l’aise.

— Non, non, chérie, dit Dorothée en caressant la joue de sa sœur. Vois-tu, les âmes comme les visages ont leur teint : ce qui sied à l’une ne sied pas à l’autre.

— Mais tu pourrais aimer à la conserver en souvenir de maman.

— N’ai-je pas d’autres objets qui me viennent d’elle, sa cassette en bois de santal que j’aime tant et bien d’autres choses. Nous n’avons pas besoin de discuter davantage. Ils sont tous à toi, chérie ; tiens, emporte-les.

Célia se sentit légèrement blessée. Il y avait dans cette tolérance puritaine une forte marque de supériorité presque aussi pénible pour la délicate et blonde personne, pour la petite sœur dépourvue d’enthousiasme que la persécution puritaine.

— Mais comment veux-tu que je mette des bijoux si toi, l’aînée, tu n’en portes jamais ?

— Non, Célia, c’est trop demander, de vouloir que je me pare de bijoux pour que tu puisses t’en parer toi-même. Si je devais mettre un collier comme celui-ci je croirais en vérité que je viens de pirouetter sur moi-même, tout pirouetterait avec moi et il n’y aurait plus moyen de trouver mon chemin.

Célia avait ôté et déposé le collier d’améthystes.

— Il serait un peu étroit pour toi, quelque chose de tombant t’irait mieux, reprit-elle d’un air plus satisfait.

La conviction qu’à tous les points de vue ce collier ne pouvait aller à Dorothée, réconciliait tout à fait Célia avec la pensée de le posséder. Elle ouvrit des boîtes de bagues qui laissèrent voir une superbe émeraude enrichie de diamants ; et le soleil, sortant en ce moment de derrière un nuage, répandit un brillant rayon de lumière sur toute la table.

— Que ces pierres sont belles ! dit Dorothée emportée par un nouveau torrent de pensées aussi rapide que l’éclair. Quelle étrange fascination exercent parfois sur nous les couleurs comme les parfums ! C’est pour cela, je suppose, que les bijoux figurent comme emblèmes spirituels dans l’Apocalypse de saint Jean. Ils ont l’air de fragments de ciel. Je trouve cette émeraude plus belle que tout le reste.

— Et voici un bracelet pour l’assortir, dit Célia, nous ne l’avions pas vu d’abord.

— Qu’ils sont beaux ! répéta Dorothée passant le bracelet et la bague à son poignet et à son doigt finement modelés et les tenant à la hauteur de ses yeux dans la direction de la fenêtre. Sa pensée cherchait pendant ce temps à justifier le plaisir qu’elle prenait aux vives couleurs de l’émeraude, en l’associant à un sentiment de joie mystique et religieux.

— Aimerais-tu ces bijoux-là, Dorothée ? interrogea Célia avec une sorte d’hésitation, commençant à trouver à sa grande surprise que sa sœur montrait trace de faiblesse, et aussi que les émeraudes siéraient peut-être mieux à son teint que les améthystes pourpres. Prends au moins ce bracelet et cette bague. Mais vois ces agates, comme elles sont belles et tranquilles.

— Oui, dit Dorothée, je les garderai tous les deux. Puis, laissant retomber sa main sur la table, elle ajouta d’un ton de voix différent : Et ce sont pourtant de pauvres gens qui trouvent ces pierres, qui les travaillent et qui les vendent ! Elle s’arrêta encore et Célia pensa que sa sœur, en bonne logique, allait renoncer aux bijoux. Oui, chérie, je les garderai, répéta Dorothée, bien décidée cette fois. Mais, toi, emporte cette cassette dont le contenu t’appartient.

Elle prit son crayon sans ôter les bijoux qu’elle continuait d’admirer. Elle se disait qu’elle les aurait auprès d’elle pour abreuver ses yeux à ces petites sources de couleur pure.

— Les porteras-tu dans le monde ? demanda Célia qui l’observait réellement curieuse de bien connaître sa pensée.

Dorothée jeta un rapide regard à sa sœur. Au travers de tous les attraits dont son imagination parait ceux qu’elle aimait, perçait parfois une lucidité de discernement qui n’était pas sans causticité. Si jamais miss Brooke parvenait à une douceur parfaite, on ne pourrait pas l’imputer à un manque de feu intérieur.

— Peut-être, dit-elle avec un léger accent de dédain ; je ne saurais te dire jusqu’où je pourrai descendre.

Célia rougit et se sentit malheureuse. Elle vit qu’elle avait blessé sa sœur et, emportant le coffret, elle n’osa plus rien hasarder d’aimable à propos des bijoux dont celle-ci lui faisait don. Dorothée était également mécontente, et, tout en reprenant son travail, elle s’interrogeait sur la générosité de ses sentiments et de ses paroles dans la scène que ce petit différend venait de terminer.

En toute conscience, Célia ne se trouvait pas de torts. C’était chose bien naturelle et excusable à elle d’avoir fait cette question, et certainement la conduite de Dorothée était inconséquente : ou elle aurait dû prendre sa part de bijoux ou, après ce qu’elle avait dit, y renoncer tout à fait.

— Je suis sûre, pensait Célia, ou du moins je crois bien que cela ne nuira pas à mes prières, que je me pare de ce collier. Je ne vois pas pourquoi je me laisserais dominer par les idées de Dorothée, à présent que nous allons dans le monde ; qu’elle agisse pour son compte d’après ses convictions, mais Dorothée n’est pas toujours conséquente.

Ainsi pensait Célia, travaillant en silence à sa tapisserie, quand elle s’entendit appeler par sa sœur.

— Allons, Kitty, viens voir mon plan ; je me croirai un grand architecte si je n’ai pas tracé des cheminées et des escaliers impossibles !

Et, comme Célia se penchait pour voir le plan de sa sœur, celle-ci appuya doucement sa joue sur le bras de Célia, qui comprit ce mouvement. Dorothée avouait tacitement qu’elle avait eu tort et Célia lui pardonna. Elles purent toutefois se rappeler plus tard qu’il y avait eu un mélange de critique et de déférence dans l’attitude de Célia vis-à-vis de sa sœur aînée. Célia avait toujours porté un joug ; mais, de toutes les créatures portant un joug, en est-il une qui ne garde par devers elle ses libres opinions ?


CHAPITRE II


Sir Humphrey Davy ? dit M. Brooke après le potage, de son ton affable et souriant, relevant une remarque de sir James Chettam sur la Chimie agricole de Davy. J’ai dîné avec lui il y a plusieurs années chez Cartwright, et Wordsworth était là aussi… vous savez, le poète Wordsworth. — Il s’est passé quelque chose de singulier. J’étais à Cambridge en même temps que Wordsworth, et je ne l’avais pas rencontré une seule fois depuis ; vingt ans plus tard, je me retrouve avec lui à dîner chez Cartwright. Il y a maintenant du bizarre en toutes choses. — Mais Davy était là et lui aussi était poète. Wordsworth était le poète numéro un et Davy le poète numéro deux, on peut le dire de toute manière, vous savez…

Dorothée se sentit mal à l’aise. Elle s’étonnait qu’un homme comme M. Casaubon pût supporter de telles banalités ; ses manières lui paraissaient pleines de dignité ; avec ses cheveux gris et ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites il ressemblait au portrait de Locke. Il avait la maigreur et le teint pâle qui conviennent à un homme voué à l’étude, aussi éloigné que possible du type de l’Anglais florissant et à favoris roux représenté par sir James Chettam.

— Je suis en train de lire la Chimie agricole, dit cet excellent baronnet, décidé que je suis à m’occuper moi-même de l’une de mes fermes, et faire l’essai d’un nouveau mode d’exploitation au milieu de mes fermiers. M’approuvez-vous, miss Brooke ?

— C’est une grande erreur, Chettam, interrompit M. Brooke, que de vouloir électriser vos terrains de cette manière et faire un salon de votre étable. Vous n’arriverez à rien. J’ai moi-même beaucoup étudié cette science autrefois mais j’ai reconnu qu’il était inutile de s’y acharner. Cela ne mène à rien. Et je vous conseille d’avoir l’œil à tout, avec votre exploitation fantaisiste ; car c’est bien le hochet le plus coûteux que vous puissiez vous payer. C’est encore plus cher que des meutes.

— Comment ! dit Dorothée ; ne vaut-il pas mieux dépenser son argent à chercher pour les hommes le meilleur profit à tirer de la terre qui les porte qu’a entretenir des chiens et des chevaux pour y galoper ? Ce n’est pas un tort de s’appauvrir par des expériences entreprises pour le bien général.

Elle parlait avec plus d’énergie qu’on n’en attend d’ordinaire d’une si jeune personne ; mais sir James en avait appelé à elle, elle y était habituée de sa part ; et elle pensait souvent qu’elle pourrait le pousser à beaucoup de bonnes œuvres le jour où il serait devenu son beau-frère.

M. Casaubon tourna ses regards d’une façon très marquée sur Dorothée et parut l’observer avec une curiosité nouvelle.

— Les jeunes filles n’entendent rien à l’économie politique, voyez-vous, dit M. Brooke, se tournant avec un sourire vers M. Casaubon. Je me souviens du temps ou nous lisions tous Adam Smith. Ah ! pour le coup, c’est là un livre ! J’ai embrassé là à la fois toutes les idées nouvelles… la perfectibilité humaine, vous savez… D’après d’autres opinions, toutefois, l’histoire procéderait plutôt par cycles ; et cette théorie peut se soutenir. Le fait est que la raison humaine peut vous emporter un peu trop loin… au delà des bornes… elle m’a entraîné assez loin pendant un temps, mais j’ai bien vu que cela ne pouvait aller, j’y ai renoncé… pas tout à fait cependant… J’ai toujours aimé un peu de théorie. Mais, en fait de livres, nous avons la Guerre péninsulaire de Southey, que je lis le matin. Connaissez-vous Southey ?

— Non, dit M. Casaubon, qui ne pouvait suivre les errements impétueux de l’esprit de M. Brooke et qui ne pensait qu’au livre de Southey. J’ai peu de loisirs pour étudier ce genre de littérature. Je me suis beaucoup fatigué les yeux dans ces derniers temps à déchiffrer de vieux caractères. Le fait est que j’aurais bien besoin d’un lecteur le soir ; mais je suis difficile et ne puis souffrir d’entendre mal lire. Cela est fâcheux à quelques égards. Je me nourris trop exclusivement aux sources intérieures de l’âme, je vis trop avec les morts. Mon esprit me fait l’effet du fantôme d’un homme de l’antiquité errant sur le monde et tâchant mentalement de le réédifier tel qu’il était autrefois, en dépit des ruines, des changements et des troubles qui s’y sont opérés. Mais je considère comme une nécessité de prendre le plus grand soin de mes yeux.

C’était la première fois que M. Casaubon parlait aussi longtemps de suite. La netteté saccadée et rythmée de sa parole, qu’accompagnait un mouvement de tête, offrait un frappant contraste avec le négligé et le désordre des discours du bon M. Brooke.

Dorothée pensa que M. Casaubon était bien l’homme le plus intéressant qu’elle eût jamais vu, sans en excepter même M. Liret, le pasteur vaudois, dont elle avait suivi les conférences.

Reconstruire tout un monde passé, en vue sans doute d’arriver aux plus hautes conceptions de la vérité ! — quelle gloire que d’assister à l’édification d’une telle œuvre, d’y contribuer, pour la plus humble part, rien qu’en servant modestement de porte-flambeau ! — Cette noble pensée l’éleva au-dessus de l’ennui qu’elle avait ressenti de voir critiquer son ignorance en économie politique : cette science qu’on ne lui expliquait jamais et qu’on jetait comme un éteignoir sur toutes les lumières de son esprit.

— Mais vous aimez beaucoup monter à cheval, miss Brooke, dit tout à coup sir James, profitant d’un moment opportun. J’ai pensé que vous aimeriez aussi à faire connaissance avec les plaisirs de la chasse. Voulez-vous me permettre de vous envoyer, pour en faire l’essai, un alezan qui a été dressé pour dames. Je vous ai vue galoper samedi le long de la colline sur un cheval qui n’était pas digne de vous. Mon groom vous amènera Corydon tous les jours, si vous voulez bien indiquer seulement l’heure qui vous conviendra le mieux.

— Merci, vous êtes bien bon, mais je veux renoncer à l’équitation, je ne monterai plus à cheval, répondit Dorothée poussée à cette brusque déclaration par une certaine crainte que sir James ne retînt son attention qu’elle voulait réserver tout entière à M. Casaubon.

— Non, ce serait trop dur, dit sir James d’un ton de reproche qui laissait voir un intérêt profond. Votre sœur a fait vœu de pénitence, n’est-ce pas ? continua-t-il en se tournant vers Célia, qui était assise à sa droite.

— Je le crois, dit Célia, redoutant de dire quelque chose qui déplût à sa sœur et rougissant de la manière la plus charmante au-dessus de son collier ; elle aime à s’imposer des privations.

— Si cela était, Célia, mes privations ne seraient qu’une faiblesse de plus envers moi-même, répliqua Dorothée, et non une mortification. Mais on peut avoir de bonnes raisons pour ne pas faire ce qui vous est agréable.

M. Brooke parlait en même temps, mais il était clair que M. Casaubon observait Dorothée et elle le sentait.

— Précisément, dit sir James ; c’est par quelque motif grand et généreux que vous renoncez à vos plaisirs.

— Non, vraiment, non. Je n’ai pas dit cela de moi, répondit Dorothée en rougissant.

À l’opposé de Célia, elle rougissait rarement et seulement lorsqu’elle éprouvait de la colère ou une joie très vive. Elle était impatientée contre sir James, ce traître. Pourquoi ne faisait-il pas attention à Célia et ne la laissait-il pas, elle, s’occuper de M. Casaubon ?

Ah ! si ce savant homme daignait seulement prendre la parole, au lieu de laisser continuer M. Brooke, se disait Dorothée.

M. Brooke était précisément en train de lui révéler que la réforme avait une signification ou n’en avait pas, que lui-même était protestant de cœur, mais que le catholicisme était un fait et qu’il était absurde de refuser un acre de son terrain pour y bâtir une chapelle romaine.

— Tout homme a besoin d’être maintenu par le frein de la religion, disait-il ; et, à proprement parler, ce frein n’est autre chose que la crainte de l’au-delà.

J’ai beaucoup étudié la théologie autrefois, dit M. Brooke, je connais un peu toutes les écoles. J’ai vu Wilberforce dans ses beaux jours connaissez-vous Wilberforce ?

— Non, répondit M. Casaubon.

— Eh bien, peut-être Wilberforce n’était-il pas un grand penseur, mais, si j’entrais au Parlement comme on me l’a offert, j’irais m’asseoir au banc de l’opposition, ainsi que l’a fait Wilberforce pour m’y occuper de questions philanthropiques.

M. Casaubon s’inclina et fit observer que le champ était vaste.

Oui, reprit M. Brooke avec son bon sourire ; mais j’ai des documents là-dessus, il y a longtemps que je me suis mis à les collectionner. Il faudrait maintenant les mettre en ordre. Lorsqu’une question me frappait, j’écrivais et on me répondait… mon dossier est bourré de documents. Comment classez-vous vos documents ?

— En grande partie dans un casier, dit M. Casaubon, faisant comme un effort pour rassembler ses esprits.

— Ah ! je n’aime pas le casier ; j’ai voulu m’en servir, mais tout se brouille dans les cases et je ne sais jamais si tel papier se trouve à la lettre A ou à la lettre Z.

— Je voudrais que vous me permissiez d’arranger vos papiers, mon oncle, dit Dorothée. Je les classerais par ordre alphabétique et sous chaque lettre je ferais une liste des matières.

M. Casaubon fit un grave sourire d’approbation et dit à M. Brooke :

— Vous avez sous la main un excellent secrétaire, à ce que je vois.

— Non, je n’aime pas que les jeunes filles touchent à mes papiers. Les jeunes filles sont trop étourdies.

Dorothée se sentit froissée. M. Casaubon pouvait penser que son oncle avait quelque raison particulière pour émettre une telle opinion, tandis que, dans l’esprit de M. Brooke, cette remarque n’avait fait que passer, plus légère que l’aile brisée d’un insecte ; c’était un pur effet du hasard qui l’avait fait tomber sur elle.

Quand les deux jeunes filles furent seules au salon, Célia s’écria :

— Dieu ! que M. Casaubon est laid !

— Célia, c’est un des hommes des plus distingués d’apparence que j’aie jamais vus. Il ressemble d’une manière frappante au portrait de Locke ; il a les mêmes orbites profondes.

— Locke avait-il aussi ces deux petites loupes blanches garnies de poils ? Et son teint, il est absolument blafard !

— Ce n’est que mieux. Tu admires sans doute les hommes qui ont un teint de cochon de lait ?

— Dodo ! s’écria Célia, la regardant avec surprise, je ne t’ai jamais entendue faire une comparaison comme celle-là.

— Pourquoi l’aurais-je faite si l’occasion ne s’en présentait pas ? C’est une très heureuse comparaison, la ressemblance est parfaite.

Miss Brooke s’oubliait cette fois et Célia en fit intérieurement la réflexion.

— Je m’étonne que tu montres tant d’humeur, Dorothée.

— C’est une malheureuse disposition de ton esprit, Célia, de ne vouloir toujours considérer les gens que comme des singes habillés, et de ne jamais lire une grande âme sur le visage d’un homme.

— Est-ce que M. Casaubon a une grande âme ?

Célia ne manquait pas d’une certaine malice naïve.

— Oui, je le crois, dit Dorothée d’un accent pleinement convaincu. Tout ce que je vois en lui est d’accord avec l’œuvre dont il s’occupe.

— Il parle très peu, observa Célia.

— Il n’a personne à qui parler.

Dorothée méprise absolument sir James Chettam ; je crois qu’elle ne l’accepterait pas, pensa Célia ; et c’est dommage.

Elle ne s’était jamais abusée sur l’objet des attentions du baronnet. Quelquefois, sans doute, elle s’était dit que Dodo pourrait bien ne pas rendre heureux un mari qui n’aurait pas sa manière de voir et elle avait au fond de son cœur la ferme conviction que sa sœur était trop religieuse pour amener un confort parfait dans le cercle de famille. Ses idées et ses scrupules étaient comme autant d’aiguilles répandues partout et bien gênantes pour marcher, pour s’asseoir, pour manger…

Quand miss Brooke fut assise à la table à thé, sir James vint prendre sa place auprès d’elle ; il n’avait rien trouvé de blessant dans sa manière de lui répondre au repas. Il lui paraissait tout naturel que miss Brooke eût de l’affection pour lui ; il faut déjà que les manières d’être des autres vis-à-vis de nous soient bien accentuées pour que nous cessions de les interpréter dans le sens de nos préventions, favorables ou non.

C’était une excellente pâte d’homme que sir James, et il avait le rare mérite de n’être nullement infatué de sa valeur ni de croire que son influence pût jamais mettre le feu au plus petit coin de la province ; aussi était-il heureux à la pensée d’avoir une femme qu’il pourrait consulter à propos de tout, une femme capable en toute circonstance de tirer son mari d’embarras avec de bonnes raisons. Quant à la piété exagérée qu’on reprochait à miss Brooke, il ne savait que très imparfaitement en quoi elle consistait, et il pensait qu’elle disparaîtrait avec le mariage. En un mot, il trouvait Dorothée tout à fait charmante, il sentait son amour bien placé et était tout disposé à se laisser dominer, puisqu’après tout un homme, quand il lui plaît, peut toujours s’affranchir de cette domination-là.

Sir James n’avait pas l’idée qu’il pût être jamais las du joug de cette belle jeune fille dont l’esprit le ravissait. Pourquoi l’eût-il pensé ? L’esprit d’un homme, quel qu’il soit, a toujours cet avantage sur celui d’une femme qu’il est du genre masculin, comme le plus petit bouleau est d’une espèce supérieure au palmier le plus élevé, et son ignorance même est de plus haute qualité.

— J’espère que vous n’avez pas dit votre dernier mot à propos de l’équitation, miss Brooke, dit son persévérant admirateur. Je vous assure que l’exercice du cheval est le plus salutaire que vous puissiez prendre.

— Je le sais, dit Dorothée froidement ; je crois que cela ferait du bien à Célia si elle voulait s’y mettre.

— Mais vous, qui montez si parfaitement…

— Je vous demande pardon, j’ai encore bien peu de pratique et je serais facilement renversée.

— Raison de plus pour continuer. Toute femme devrait être bonne écuyère, afin de pouvoir accompagner son mari dans ses promenades.

— Voyez combien nous différons, sir James ! Mon parti est pris de n’être jamais une parfaite écuyère ; aussi ne répondrai-je jamais à votre idéal de femme.

Dorothée regardait droit devant elle, parlant d’un ton de brusquerie froide avec quelque chose de l’air d’un beau garçon, ce qui offrait un contraste amusant avec l’humble amabilité de son admirateur.

— Et quelles peuvent être vos raisons pour prendre une résolution si cruelle ? Quel mal pouvez-vous trouver à l’équitation ?

— Je puis la condamner pour moi.

— Oh ! pourquoi cela ? insista sir James d’un ton de douce remontrance.

M. Casaubon s’était rapproché de la table à thé, sa tasse à la main et prêtant l’oreille à la conversation des jeunes gens

— Il ne faut pas vouloir pénétrer trop avant dans les motifs, prononça-t-il de son air mesuré et tranquille. Miss Brooke n’ignore pas combien ils perdent de leur valeur à être exprimés. La pureté de l’arôme s’altère au seul contact de l’air grossier. Il faut conserver le grain en germe à l’abri de la lumière.

Dorothée rougit de plaisir et leva des yeux reconnaissants sur M. Casaubon. Voilà donc enfin un homme capable de comprendre la vie plus élevée de l’âme, et avec qui l’on peut entrer dans une sorte de communion spirituelle, un homme capable par son savoir étendu de répandre sur l’aridité des principes une véritable lumière, un homme dont les connaissances pouvaient être considérées comme une preuve de tout ce qu’il avançait.

Les conclusions de Dorothée paraîtront peut-être bien promptes mais, en réalité, la vie aurait-elle jamais pu subsister à n’importe quelle époque sans cette facilité à conclure qui a singulièrement favorisé le mariage au milieu des difficultés de la civilisation ? Et, d’ailleurs, a-t-on jamais saisi dans son extrême ténuité le fragile réseau des liens existant avant le mariage entre deux êtres destinés à s’unir ?

— Certainement, dit le bon sir James, je n’insisterai pas pour faire dire à miss Brooke ce qu’elle préfère ne pas dire. Je suis bien convaincu que ses raisons lui font honneur.

Il ne ressentait pas la moindre jalousie de l’intérêt avec lequel Dorothée avait regardé M. Casaubon. Il ne lui venait pas à l’idée que cette jeune fille, à laquelle il se disposait à offrir sa main, pût se préoccuper d’un vieil érudit desséché approchant de la cinquantaine, autrement que sous le rapport religieux, comme on peut s’intéresser à un pasteur de distinction.

Cependant lorsque miss Brooke eut engagé la conversation avec M. Casaubon sur le clergé vaudois, sir James s’adressa à Célia et lui parla de sa sœur ; il parla aussi d’une maison à la ville ; il s’informa si miss Brooke aimait Londres. Quand Célia n’était pas avec Dorothée, elle causait facilement et sir James se dit que la seconde miss Brooke était certainement fort agréable et fort jolie, sans être, pour cela, comme le prétendaient certaines gens, plus avisée et plus sensible que sa sœur aînée. Il sentait que celle des deux qu’il avait choisie était supérieure à l’autre sous tous les rapports et un homme est toujours flatté de penser qu’il possédera ce qu’il y a de meilleur. — Il serait l’oiseau rare des célibataires, celui qui ne nourrirait pas cet espoir.


CHAPITRE III


S’il était réellement venu à l’esprit de M. Casaubon de songer à miss Brooke comme à une épouse faite pour lui, d’un autre côté les raisons qui pouvaient décider celle-ci à accepter la main de M. Casaubon avaient pris racine dans son cœur ; et déjà, dans la soirée du lendemain, elles avaient germé et fleuri. Ils avaient eu ensemble dans la matinée une longue conversation, tandis que Célia, qui n’aimait pas la compagnie des deux loupes blanches et du teint blafard avait couru au presbytère jouer avec les enfants du pasteur.

Dorothée avait mis ce temps à profit pour pénétrer dans le réservoir insondable de l’esprit de M. Casaubon ; elle y avait trouvé réfléchies d’une façon insaisissable et mystérieuse toutes les qualités qu’elle-même portait dans son cœur ; elle lui avait dit tout ce qu’elle savait du monde et elle connut enfin de lui le but de son long travail, véritable labyrinthe d’une étendue vertigineuse et incommensurable dans ses profondeurs.

Il se montra aussi plein de science que « l’archange affable » de Milton, et ce fut avec quelque chose de non moins « archangélique » qu’il lui expliqua comment il avait entrepris de démontrer que tous les systèmes mythiques et les fragments de mythes répandus sur le monde, n’étaient que les corruptions d’une tradition révélée à l’origine. D’autres, sans doute, avaient déjà tenté cette œuvre, mais jamais avec cette absolue impartialité dans les rapprochements, et cette netteté de composition que M. Casaubon s’efforçait d’atteindre. Une fois maître du terrain, après avoir pris pied solidement, le vaste champ des monuments de la fable éclairés les uns par les autres devenait pour lui non seulement intelligible, mais lumineux. Mais ce n’était une œuvre ni facile ni de courte haleine que de glaner dans cette riche moisson de vérités. Les notes seules constituaient déjà toute une formidable rangée de volumes ; il fallait maintenant condenser cet amas toujours croissant de résultats et les réduire, comme la fleur de cette récolte hippocratique, à n’occuper qu’un petit rayon de bibliothèque. Tel devait être le couronnement de l’édifice.

M. Casaubon entretenait Dorothée de ce grave sujet à peu prés comme il s’en fût entretenu avec un confrère, n’ayant pas à sa disposition deux manières de parler ; il est vrai de dire que, lorsqu’il se servait d’une phrase grecque ou latine, il la traduisait en anglais avec une scrupuleuse exactitude.

Dorothée fut absolument séduite par la vaste étendue de cette conception. Il y avait là, en vérité, quelque chose de plus élevé que les simples aperçus de la littérature à l’usage des jeunes filles ! Un Bossuet vivant, qui allait concilier dans son œuvre la science la plus haute avec une ardente piété, un moderne saint Augustin qui réunissait dans sa personne la gloire du docteur et celle du saint !

La sainteté chez lui ne semblait pas au-dessous de la science ; car, lorsque Dorothée fut amenée à lui ouvrir son âme sur certain sujet dont elle ne pouvait s’entretenir avec personne à Tipton-Grange, elle trouva en M. Casaubon un auditeur qui la comprit d’emblée.

Elle lui dit combien les formes ecclésiastiques et la lettre des articles de foi lui paraissaient chose secondaire à côté de cette religion toute spirituelle, de cet anéantissement du soi dans l’union avec la perfection divine que lui semblaient clairement exprimer les livres religieux des temps anciens.

Elle fut heureuse quand M. Casaubon lui assura qu’il était bien d’accord avec elle du moment que sa manière de voir était suffisamment tempérée par une sage soumission ; et il lui cita des exemples historiques qu’elle ignorait.

Il pense avec moi, se dit Dorothée, ou plutôt sa pensée représente tout un monde auprès duquel la mienne n’est qu’un misérable miroir de quatre sous. Et ses sentiments, et son expérience… Quel Océan, comparé à ma pauvre petite mare !

Son langage et sa manière d’être suffisaient à miss Brooke pour le juger de cette façon absolue dont sont coutumières les jeunes filles. Les signes extérieurs n’ont en eux-mêmes qu’une importance relative, mais les interprétations qu’on leur donne sont sans limites, et, chez les jeunes filles d’une nature à la fois douce et ardente, le moindre signe apparent a le pouvoir d’évoquer tout un monde de ravissements nouveaux, d’espoir, de foi où la réalité n’entre que pour une bien faible part. Ces sortes d’illusions ne sont pas toujours absolument déçues.

Si miss Brooke était prompte à mettre sa confiance en M. Casaubon, ce n’était pas une raison pour que M. Casaubon en fût indigne.

Il séjourna Tipton un peu plus longtemps qu’il n’en avait l’intention, sur une légère instance de M. Brooke, qui n’avait pourtant d’autres distractions à lui offrir que ses documents sur les accidents de machines et sur les incendies des meules de foin, le journal des voyages de sa jeunesse, la Grèce, Rhamnus, les ruines de Rhamnus, et l’Hélicon, et le Parnasse !

M. Casaubon représentait à lui seul un auditoire plein de dignité, mais d’assez triste figure ; il s’inclinait au bon endroit, évitant, autant que possible, d’examiner tout ce qui était document, sans toutefois manifester d’impatience ni de dédain. Il n’oubliait pas que ce décousu était intimement associé aux institutions de la province, et que celui qui faisait faire à son esprit cette course désordonnée n’était pas seulement un hôte aimable mais un propriétaire foncier, custos rotulorum. Sa patience tenait peut-être aussi à cette réflexion que M. Brooke était l’oncle de Dorothée.

Il semblait évidemment de plus en plus enclin à faire parler la jeune fille et à l’amener à s’ouvrir à lui, ainsi que Célia en fit la remarque ; souvent aussi, quand il la regardait, sa figure s’éclairait d’un sourire semblable à un pâle rayon de soleil d’hiver.

La veille de son départ, en se promenant le matin avec miss Brooke le long de la terrasse, il lui avait fait entendre qu’il souffrait des tristesses de la solitude, qu’il sentait le besoin de cette joyeuse intimité de la jeunesse qui anime et éclaire par sa présence les travaux fatigants de la maturité. Il dépeignit cette situation avec une parfaite précision digne d’un envoyé diplomatique, convaincu à l’avance du succès de son langage ; et Dorothée écouta et retint chacune de ses paroles avec l’intérêt passionné d’une jeune et ardente nature pour qui chaque pas fait dans le domaine de l’expérience marque une époque nouvelle.

Il était trois heures de l’après-midi quand, par un beau jour d’automne que rafraîchissait une douce brise, M. Casaubon partit en voiture pour son rectorat de Lowick, situé à cinq milles seulement de Tipton.

Dorothée s’en était allée courir à travers le parc, pour être plus libre de s’abandonner à ce rêve d’un avenir possible auquel elle aspirait d’un tremblant espoir, et dont la vision flottait devant ses yeux.

Sans autre compagnie que Monk, le grand chien du Saint-Bernard, gardien habituel des jeunes filles dans leurs promenades, elle marchait rapidement dans l’air pur et vif de la lisière du bois, la couleur montait à ses joues et son chapeau de paille qui étonnerait un peu nos contemporains par sa forme de panier antique, glissa en arrière sur ses épaules. Elle portait ses cheveux bruns ramenés à plat par derrière, de façon à laisser voir tout le contour de la tête, ce qui ne manquait pas alors d’une certaine hardiesse, le sentiment public exigeant qu’on dissimulât les formes de la nature par de hauts édifices de boucles et de rubans dont l’art n’a jamais été surpassé par d’autres grandes races que celle des Fidjis… C’était là un trait de l’ascétisme de miss Brooke. Rien d’ascétique d’ailleurs dans l’expression de ses yeux brillants et grands ouverts tandis qu’elle regardait droit devant elle, sans rien voir à la vérité, mais absorbant dans toute l’intensité de son cœur la gloire solennelle de cette soirée avec les longues traînées de lumière qui s’étendaient au loin entre les rangées des hauts tilleuls dont les ombres se touchaient.

Tous ceux qui l’auraient vue alors, vieux ou jeunes, l’auraient observée avec un intérêt d’autant plus vif qu’ils eussent attribué l’éclat de ses yeux et de ses joues à ces images nouvelles qu’éveille en un jeune cœur le premier sentiment de l’amour à peine éclos.

Les illusions de Chloé sur le compte de Stréphon ont été suffisamment consacrées par la poésie. L’amour de miss Pippin pour le jeune Pumpkin, ses rêves d’un long avenir commun de bonheur sans mélange faisaient le sujet d’un petit drame qui n’ennuya jamais nos pères et nos mères. Que Pumpkin eût la taille assez bien faite pour supporter les désavantages de l’habit étriqué « à queue de morue », on ne lui en demandait pas davantage et on trouvait non seulement naturel, mais indispensable à la perfection du sexe féminin qu’une belle jeune fille fût à l’instant éprise et convaincue de la vertu du jeune homme, de ses facultés exceptionnelles et surtout de sa parfaite sincérité. Mais peut-être personne alors, et certainement personne dans le voisinage de Tipton, n’eût compris et approuvé les rêves d’une jeune fille dont l’enthousiasme exalté n’envisageait travers le mariage que le but final de la vie, enthousiasme brûlant qui se nourrissait de son propre feu et où n’entraient pour rien ni les élégances d’un trousseau, ni un joli modèle de vaisselle, ni même les honneurs et les douces joies d’une heureuse mère de famille.

Il était venu soudain à l’esprit de Dorothée que M. Casaubon pourrait bien souhaiter de la prendre pour femme et cette idée la toucha jusqu’à lui inspirer une sorte de gratitude respectueuse.

N’était-ce pas comme si un messager ailé allait soudain lui apparaître sur son chemin et lui tendre une main secourable ! — Longtemps elle s’était sentie oppressée par l’irrésolution qui, semblable à une épaisse brume d’été, planait sur son esprit et y retenait captif son désir de donner à sa vie une activité utile et bienfaisante. — Que pouvait-elle, que devait-elle faire ?… elle, à peine femme encore, mais se sentant néanmoins dans l’âme une aspiration que ne pouvait satisfaire l’instruction ordinaire des jeunes filles, comparable dans sa portée aux jugements et aux critiques d’une souris raisonneuse.

Avec une dose moyenne d’imagination bornée, elle eût pu trouver l’idéal de vie d’une jeune femme chrétienne ayant de la fortune, dans les charités à distribuer au village, le patronage du bas clergé, l’étude approfondie des Femmes de l’Écriture, tout occupée elle-même du soin de son âme, le soir, dans son boudoir, penchée sur sa broderie ; enfin, au bout de tout cela, la perspective d’avoir un mari moins scrupuleux qu’elle sans doute, religieusement parlant, qu’elle pourrait un peu prêcher à l’occasion et qui lui permettrait de prier pour lui.

Ce genre de satisfactions était lettre close pour la pauvre Dorothée. L’intensité de ses croyances religieuses, la contrainte qu’elles exerçaient sur sa vie n’étaient qu’un des côtés de sa nature à la fois ardente, raisonnante et logique dans les choses de l’intelligence. Avec cette nature en lutte contre les chaînes d’une instruction incomplète, comprimée dans ses élans par une vie sociale composée, comme un labyrinthe, de petits tournants et d’un fouillis d’étroits sentiers qui ne menaient à rien, avec une telle nature, il fallait s’attendre à un dénouement que le monde ne manquerait pas de juger déraisonnable. Elle voulait bien connaître et voir clairement ce qu’il était le mieux de faire et ne se contentait pas de vivre dans une prétendue obéissance à des principes qu’on ne suivait même pas. Toute la passion de sa jeunesse s’était jusqu’alors concentrée dans cette avidité de son âme ; l’union qui l’attirait à présent la délivrerait de cette soumission enfantine à sa propre ignorance et lui donnerait la liberté d’obéir volontairement à un guide qui l’emporterait avec lui dans les régions élevées de la vie.

Que de choses j’apprendrais alors, se disait-elle, marchant toujours rapidement dans le sentier étroit de la forêt. Ce serait mon devoir de m’instruire afin de pouvoir le mieux aider dans son grand travail. Rien de vulgaire dans notre vie. Les choses de chaque jour représenteraient pour nous les choses les plus sublimes. Ce serait comme d’épouser Pascal. J’apprendrais à voir la vérité sous le jour même où les grands hommes l’ont contemplée. Et je saurais alors à quoi employer ma vieillesse, je verrais comment on peut ici, en Angleterre, mener une vie noble et utile. Maintenant à peine suis-je jamais sûre de pouvoir faire quelque bien en dehors de mes constructions de bonnes chaumières. — Là, il n’y a pas de doute. — Oh ! j’espère pouvoir bien loger tous mes pauvres de Lowick !

Dorothée s’arrêta subitement, se reprochant dans son cœur la façon présomptueuse dont elle comptait avec des événements incertains. Mais tout l’effort, dont elle eût eu besoin pour donner un autre cours à ses pensées, lui fut épargné par l’apparition d’un cavalier lancé au galop à un tournant de la route. Le cheval alezan au poil luisant, et deux superbes chiens couchants ne permettaient pas de douter que le cavalier ne fût sir James Chettam. Il aperçut Dorothée, sauta à bas de son cheval dont il remit la bride à un groom et s’avança vers elle portant dans son bras quelque chose de blanc qui faisait aboyer avec fureur les deux chiens à ses côtés.

— Quel bonheur de vous rencontrer, miss Brooke, dit-il en ôtant son chapeau et laissant voir les boucles flottantes de ses cheveux blonds. Je n’espérais pas avoir le plaisir de vous voir aussitôt.

Miss Brooke était contrariée de cette interruption à ses pensées. L’aimable baronnet, qui faisait un mari charmant pour Célia, exagérait la nécessité de se rendre agréable à la sœur aînée. Il ne vint pas à l’esprit de Dorothée que ce fût à elle-même que s’adressât manifestement sa cour. Elle était alors en proie à de bien autres réflexions ! Mais, pour le moment, sir James était positivement importun et ses mains à fossettes tout à fait désagréables à voir. L’humeur irritée de la jeune fille la fit rougir, tandis qu’elle lui rendait son salut avec une certaine hauteur.

Sir James donna à sa rougeur l’interprétation la plus flatteuse, et se dit qu’il n’avait jamais vu miss Brooke aussi belle.

— J’ai apporté un petit solliciteur, dit-il, ou plutôt je l’ai apporté pour voir s’il sera agréé avant de présenter sa supplique.

Il montra l’objet blanc qu’il portait, un tout petit chien maltais, vrai joujou de la nature.

— Il est triste de voir ces pauvres créatures qu’on n’élève que pour en faire des jouets, dit Dorothée dont l’opinion se formait à la minute (comme se forment le plus souvent les opinions) dans la chaleur de son irritation.

— Oh ! pourquoi ? dit sir James, marchant à côté d’elle.

— Je crois qu’on ne les rend pas plus heureuses en les dorlotant comme on le fait. Une belette ou une souris en liberté est plus intéressante. J’aime à penser que les animaux qui nous entourent ont des âmes un peu comme les nôtres et qu’ils peuvent se suffire à eux-mêmes, ou être des compagnons pour nous, comme Monk que voici. Ces créatures-là sont des parasites.

— Je suis ravi d’apprendre que vous ne les aimez pas, dit le bon sir James, jamais je n’en élèverais pour moi. Mais les dames aiment généralement ces petits chiens maltais. Tenez, John, prenez ce chien.

La petite bête, dont le museau et les yeux étaient également noirs et expressifs, fut ainsi mise de côté, puisque miss Brooke avait décidé qu’elle eût mieux fait de ne pas naître. Mais elle sentit la nécessité de s’expliquer.

— Ne jugez pas, je vous prie, des sentiments de Célia d’après les miens. Je crois qu’elle aime ces petits chiens-là. Elle avait autrefois un petit terrier qu’elle adorait. Cela me rendait très malheureuse, j’avais toujours peur de marcher dessus. J’ai la vue un peu basse.

— Vous avez sur toutes choses une opinion à vous, miss Brooke, et c’est toujours une opinion excellente.

Que répondre à un si stupide compliment ?

— Savez-vous que je vous envie cette faculté, dit sir James, tandis qu’il continuait de marcher au pas quelque peu brusque de Dorothée.

— Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.

— Votre aptitude à vous former une opinion. Je puis bien, quant à moi, me former une opinion sur les gens, c’est-à-dire que je sais quand ils me plaisent. Mais savez-vous qu’en d’autres matières, j’ai souvent de la peine à me décider. Combien de fois n’entend-on pas énoncer des opinions opposées et qui sont également raisonnables !

— Ou qui en ont l’air. Nous ne voyons peut-être pas toujours clair entre la raison et la déraison.

Dorothée s’apercevait qu’elle était un peu dure.

— Précisément, dit sir James. Mais vous me semblez avoir la faculté du discernement.

— Au contraire. Je suis souvent incapable de prendre une décision. Mais cela tient à mon ignorance. La conclusion vraie existe toujours, quoique je ne sache pas la discerner.

— Peu de personnes, je crois, le feraient aussi rapidement que vous. Savez-vous ce que Lovegood me disait hier ? que vous aviez pour faire des plans de chaumières des notions excellentes tout à fait remarquables chez une jeune fille, disait-il. Pour me servir de son langage, vous avez pour cela un véritable génie. Il me disait aussi que vous vouliez engager M. Brooke à faire bâtir un nouveau groupe d’habitations. Mais il croyait peu probable que votre oncle y consentît. Savez-vous que c’est une chose que j’aurais envie de faire sur mon domaine. Je serais très heureux de me servir de vos plans, si vous me permettiez de les consulter. C’est naturellement de l’argent placé à fonds perdu et c’est pour cela que beaucoup de propriétaires y résistent. Les laboureurs ne peuvent pas payer un loyer suffisant pour que cela rapporte. Mais, après tout, cela vaut la peine d’être fait.

— Oh ! oui, certainement, affirma Dorothée avec énergie, oubliant ses petites contrariétés de tout à l’heure. Nous mériterions véritablement d’être chassés à coups de verge de nos belles maisons, nous tous qui laissons vivre nos fermiers dans des étables comme celles que nous voyons autour de nous. La vie des chaumières pourrait être plus heureuse que la nôtre, si ces chaumières étaient de véritables demeures dignes d’êtres humains dont nous réclamons services et affection.

— Voulez-vous me montrer votre plan ?

— Oui, certainement. Il est sans doute très défectueux, mais j’ai examiné toutes les dispositions de chaumières dans le livre de Loudon et j’en ai pris ce qui m’a paru le mieux. Quel bonheur de pouvoir en faire l’essai près d’ici et de mettre à bas ces misérables huttes, de vraies étables à porcs, qui sont à la porte du parc comme Lazare à la porte du mauvais riche !

Dorothée avait repris toute sa bonne humeur. Sir James, devenu son beau-frère, bâtissant dans son domaine des chaumières modèles, en bâtir peut-être d’autres ensuite à Lowick sur le même plan, que peu à peu on imiterait au dehors… ce serait comme si l’esprit d’Oberlin venait planer au-dessus de ces paroisses pour embellir la vie du pauvre.

Sir James examina tous les plans et en prit un pour le discuter avec Lovegood. Il emporta aussi l’impression agréable qu’il faisait de grands progrès dans la bonne opinion de miss Brooke. Le petit chien maltais ne fut pas offert à Célia, ce que Dorothée remarqua plus tard avec un peu d’étonnement, se le reprochant à vrai dire ; c’était elle qui avait accaparé sir James.

Célia était présente pendant qu’ils s’entretenaient ensemble et elle vit bien les illusions que se faisait le baronnet.

Il s’imagine que Dodo s’intéresse à lui et elle ne s’intéresse qu’à ses plans. Je ne suis pourtant pas sûre qu’elle le refuserait si elle pensait avoir avec lui la possibilité de tout diriger et de mettre à exécution toutes ses idées. Comme ce serait gênant et désagréable pour sir James ! Je ne puis souffrir les chimères !

Célia n’avait pas confessé ouvertement à sa sœur sa répugnance pour ces sujets. À quoi bon s’entendre dire qu’elle était toujours opposée au bon et à l’utile ? Mais, quand l’occasion était propice, elle avait une manière détournée de faire agir sur Dorothée sa sagesse négative et de la faire descendre de son ton dogmatique en lui rappelant que ses auditeurs ne l’écoutaient pas, qu’ils étaient trop abasourdis pour cela. Célia n’agissait pas par impulsion spontanée ; ce qu’elle avait à dire pouvait attendre et sortait toujours de ses lèvres avec la même égalité brève et tranquille.

Peu de jours après, M. Casaubon vint un matin faire visite à Tipton, et on l’invita à venir dîner et coucher la semaine suivante.

Dorothée eut avec lui trois nouvelles conversations et elle put se convaincre de la justesse de ses premières impressions. Il était bien tout ce qu’elle s’était imaginé dès le premier jour ; tout ce qu’il disait ressemblait à un précieux fragment arraché à une mine profonde ou à une inscription gravée sur la porte d’un musée destiné à vous faire connaître tous les trésors de l’antiquité. Cette foi qu’elle avait dans sa richesse d’esprit pénétrait d’autant plus profondément les sentiments de Dorothée qu’il était bien clair maintenant qu’il ne venait à Tipton que pour elle. Cet homme accompli consentait à s’abaisser au niveau d’une jeune fille, prenait la peine de causer avec elle, non pas en la nattant de compliments ridicules, mais en faisant appel à son intelligence, quelquefois même la reprenant pour l’instruire. Quelle union délicieuse ce serait là !

M. Casaubon paraissait si étranger à toutes les trivialités de la vie ! Il ne tombait jamais dans cette conversation banale, propre aux esprits lourds, aussi agréable qu’un vieux gâteau de noces sentant l’armoire d’où on le tire ! — Il parlait de ce qui l’intéressait et le touchait ; autrement il gardait le silence et s’inclinait avec une politesse grave.

Aux yeux de Dorothée, c’était une sincérité adorable, et elle ne pouvait trop admirer qu’il s’abstînt régulièrement de tous ces propos superficiels où l’âme s’use dans les efforts qu’elle fait pour paraître. L’élévation religieuse de M. Casaubon, bien au-dessus de la sienne, lui inspirait autant de respect que son intelligence et son savoir. Il donnait son approbation aux sentiments pieux exprimés par Dorothée et parfois il se servait d’une citation appropriée pour faire comprendre que, lui aussi, avait traversé dans sa jeunesse plus d’une crise de conscience.

Dorothée enfin crut avoir trouvé dans cet homme éminent l’esprit qui la comprendrait, la sympathie dont elle avait soif et une direction salutaire. Elle ne fut désappointée que sur un point, à propos d’un de ses sujets préférés. M. Casaubon ne paraissait pas s’intéresser du tout à la construction des chaumières et il amena la conversation sur l’exiguïté des demeures chez les anciens Égyptiens, comme pour arrêter la conception d’un idéal trop élevé.

Après son départ, cette indifférence laissa Dorothée un peu anxieuse, et son esprit surexcité lui suggéra une foule d’arguments empruntés à la différence des climats qui changent nécessairement les besoins de l’homme, et à la méchanceté reconnue des despotes païens. Pourquoi n’essayerait-elle pas de ces arguments quand M. Casaubon reviendrait ?… Mais elle se dit qu’après tout, il serait trop présomptueux de prétendre réclamer encore son attention sur un tel sujet ; elle serait toujours libre de s’en occuper à ses moments perdus, alors que d’autres femmes s’occupent de leurs robes et de leurs broderies. — Il ne le lui défendrait pas quand… Dorothée se sentit presque honteuse d’avoir été si loin déjà dans tous ces calculs. Mais son oncle avait été invité à aller passer deux jours à Lowick était-il raisonnable de penser que M. Casaubon se plût dans la société de M. Brooke uniquement pour l’agrément qu’il lui apportait, avec ou sans documents ?

Toutefois, ce petit désappointement lui fit prendre d’autant plus de plaisir à l’obligeance de sir James Chettam, qui lui offrait de mettre à exécution les améliorations qu’elle souhaitait. Il venait beaucoup plus souvent que M. Casaubon, et Dorothée cessa de le trouver désagréable du moment qu’il se montra tout à fait sérieux ; car il était déjà entré avec beaucoup de sens pratique dans les idées de Lovegood, et il se montrait délicieusement docile. Elle proposa de bâtir deux nouvelles chaumières pour y loger deux familles qui quitteraient leurs vieux réduits ; on abattrait ceux-ci et on en construirait d’autres sur le même emplacement.

Sir James répondit : « Précisément ! » et, cette fois, elle supporta le mot avec une patience remarquable.

… Certainement, ces hommes peu riches de leur propre fonds d’idées pouvaient devenir des membres utiles de la société sous une bonne direction féminine… et surtout s’ils étaient heureux dans le choix de leurs belles-sœurs ?…

Pourquoi Dorothée s’obstinait-elle à s’aveugler ainsi sur les véritables sentiments de sir James et à ne pas admettre qu’il la considérât autrement que comme une future belle-sœur ? C’est que sa vie était alors pleine d’espoir et d’activité : elle ne pensait pas seulement à ses plans, elle cherchait aussi des livres sérieux dans la bibliothèque, et se hâtait de faire toute espèce de lectures afin d’être un peu moins ignorante quand elle aurait à causer avec M. Casaubon. Elle faisait aussi des examens de conscience, se demandant si elle n’estimait pas au-dessus de leur valeur ses pauvres efforts, et si elle ne les regardait pas avec ce contentement de soi-même qui est le comble de l’ignorance et de la folie.



CHAPITRE IV


— Sir James paraît décidé à faire tout ce que tu voudras, dit Célia, tandis qu’elles revenaient en voiture d’une visite au nouvel emplacement des chaumières.

— C’est un bon garçon et plus intelligent qu’on ne le croirait, répondit Dorothée étourdiment.

— Tu veux dire qu’il a l’air d’un niais.

— Non, non, dit Dorothée, redevenant attentive, et posant sa main sur celle de sa sœur ; mais il ne s’exprime pas sur tous les sujets avec la même éloquence.

— Cette qualité, je crois, est le propre des gens désagréables, dit Célia de son petit ton renfrogné. Et ce doit être horrible de vivre avec eux. Figure-toi cela, Dorothée ! à déjeuner, et partout et toujours !…

Dorothée se mit à rire.

— Oh ! Kitty ! tu es une drôle de créature, dit-elle en pinçant le menton de Célia.

Dans la disposition d’esprit où elle était alors, Dorothée trouvait sa sœur tout à fait aimable et charmante, faite pour être un éternel chérubin et, à vrai dire, n’ayant pas plus besoin de se préoccuper de son salut qu’un écureuil.

— Sans doute, continua-t-elle, les gens ne sont pas tenus de toujours bien parler. Mais c’est quand ils essayent de bien parler que l’on peut juger de la valeur de leur esprit.

— Tu entends par là que sir James essaye et ne réussit pas ?

— Je parle de tout le monde, en général. Pourquoi me catéchises-tu à propos de sir James. Le but de sa vie n’est pas de me plaire ?

— Voyons, Dodo, penses-tu réellement ce que tu dis ?

— Certainement. Il voit en moi une future sœur, voilà tout.

C’était la première fois que Dorothée faisait allusion à cette perspective ; par suite d’une certaine timidité mutuelle qui tenait les deux sœurs réservées sur ce chapitre, elle avait attendu qu’une circonstance décisive lui donnât l’occasion d’en parler.

Célia rougit, mais ajouta bien vite :

— Je t’en prie, Dorothée, il est temps que tu saches enfin où tu en es. L’autre jour, pendant que Tantripp me coiffait, elle m’a dit tenir du domestique de sir James, instruit lui-même par la femme de chambre de mistress Cadwallader que sir James épouserait l’aînée des misses Brooke.

— Comment peux-tu permettre à Tantripp de tels commérages, Célia ? s’écria Dorothée indignée, et d’autant plus vexée que certains détails endormis dans sa mémoire se réveillaient soudain pour confirmer cette révélation désagréable. Tu l’as questionnée, sans doute ; c’est honteux.

— Je ne vois pas de mal à ce que Tantripp me cause. Il vaut toujours mieux écouter ce que les gens ont à dire. Tu vois quelles erreurs tu commets en ne t’attachant jamais qu’à tes idées, à toi. Je suis sûre que sir James a l’intention de t’offrir sa main, et il croit que tu l’accepteras, surtout depuis qu’il t’a vue si bien disposée pour lui à propos de tes plans. Et mon oncle aussi ; il s’y attend, je le sais. Il est facile d’ailleurs de voir que sir James est très amoureux de toi.

Ce bouleversement inattendu de toutes ses idées fut si pénible à Dorothée que les larmes lui montèrent aux yeux et tombèrent abondamment. Voilà mes chers plans écroulés, se dit-elle, et elle pensa avec horreur que sir James s’était certainement imaginé qu’elle voyait en lui un amoureux. — Elle en voulait aussi à Célia.

— Comment a-t-il pu le croire ? s’écria-t-elle avec son impétuosité ordinaire, je n’ai jamais été d’accord avec lui en rien, excepté à propos des chaumières ; jusque-là, je n’ai été que tout juste polie et pas du tout aimable.

— Mais, depuis, tu t’es si bien entendue avec lui qu’il commence à être convaincu que tu l’aimes…

— Que je l’aime ! Célia, comment peux-tu te servir de telles expressions ? dit Dorothée avec feu.

— Mon Dieu, Dorothée ! Il me semble qu’il serait bien à toi d’aimer l’homme que tu accepteras comme époux.

— Sir James s’imaginer que je l’aime ! Mais c’est offensant de t’entendre dire cela ! d’ailleurs aimer ne peut exprimer le sentiment que je prétends avoir pour l’homme que j’épouserai.

— Eh bien, j’en suis peinée pour sir James. J’ai pensé qu’il serait bien de t’avertir afin que tu n’ailles pas comme tu fais toujours, sans regarder où tu marches. Tu vois toujours ce que les autres ne voient pas ; il est impossible de te satisfaire et pourtant ce qui est évident pour tous t’échappe toujours ; c’est ton habitude, Dodo.

Qu’est-ce qui donnait à Célia le courage de parler ainsi à la sœur qui la tenait habituellement en respect ? Mais qui peut dire toutes les justes critiques que fait peut-être à part lui le Chat Murr sur nous autres créatures supérieures ?

— C’est très fâcheux, dit Dorothée, subitement attristée. Je ne pourrai plus m’occuper de ces nouvelles chaumières. Il faudra être impolie avec sir James et lui dire que je ne veux plus rien avoir à faire avec tout cela. C’est bien pénible !

Ses yeux se remplirent encore de larmes.

— Attends encore un peu, penses-y bien. Tu sais qu’il va aller voir sa sœur pendant un jour ou deux.

Célia ne pouvait s’empêcher de s’attendrir.

— Pauvre Dodo, continua-t-elle de son aimable petite voix rythmée, c’est très dur, en effet. C’est ton dada favori, de dessiner des plans.

— Un dada !… crois-tu donc que ce soit par fantaisie puérile que je m’occupe de l’habitation de mes semblables ? Je puis très bien commettre des méprises. Comment jamais accomplir œuvre noble et chrétienne au milieu de gens qui n’ont que de futiles préoccupations !

Elles n’en dirent pas davantage. Dorothée était trop froissée pour retrouver son sang-froid et pour témoigner qu’elle reconnaissait son erreur. Elle accusait l’étroitesse intolérable et l’aveuglement de la société qui l’entourait.

Célia ne lui semblait plus un éternel chérubin, mais une véritable épine dans son cœur, un de ces lutins blancs et roses pires que des monstres. « Un dada de dessiner des plans ! » Qu’était-ce donc que la vie ? quelle foi conserver si tout s’écroulait misérablement ainsi ?

Ses joues étaient pâles et ses yeux rouges quand elle descendit de voiture, ses traits empreints d’une profonde tristesse : et son oncle, qui la rencontra dans le vestibule, s’en serait alarmé si Célia ne s’était montrée à côté d’elle avec son air si calme et si gracieux, qu’il rattacha les larmes de Dorothée à son excessive piété. Il était revenu en leur absence d’un voyage au chef-lieu de la province où il avait été présenter une pétition en faveur d’un condamné.

— Eh bien, mes chéries, dit-il tendrement, tandis qu’elles l’embrassaient, j’espère que rien de désagréable ne vous est arrivé pendant mon absence.

— Non, mon oncle, dit Célia, nous avons été à Freshitt voir les nouvelles bâtisses. Nous pensions que vous seriez de retour pour le déjeuner.

— J’ai été déjeuner à Lowick, en passant ; vous ne saviez pas que je reviendrais par Lowick. J’ai rapporte deux brochures pour vous, Dorothée ; elles sont dans la bibliothèque, sur la table.

On eut dit qu’un courant électrique traversait le cœur de Dorothée, la portant en un instant du désespoir à l’espérance. C’étaient des brochures sur la primitive Église. L’oppression que venaient de lui causer Célia, Tantripp, sir James, fut comme oubliée ; et, pendant que Célia montait à sa chambre elle courut à la bibliothèque, ou M. Brooke la retrouva bientôt après, assise et tout absorbée dans une brochure qui portait en marge quelques notes de la main de M. Casaubon. Elle en aspirait le contenu avec autant d’avidité qu’elle eût aspiré le parfum d’un frais bouquet après une course aride et fatigante.

Elle quittait Tipton, Freshitt et la triste incertitude de sa route pour se rendre à la Nouvelle-Jérusalem.

M. Brooke s’installa dans son fauteuil, étendit ses jambes devant le feu de bois qui n’était plus, entre les chenets qu’un amas de braise ardente et commença à se frotter doucement les mains l’une contre l’autre en attachant sur Dorothée un regard tendre, mais avec un air neutre et désintéressé de ce qui la concernait, comme s’il n’avait rien eu à lui dire de particulier. Aussitôt que Dorothée s’aperçut de la présence de son oncle, elle ferma la brochure et se leva comme pour s’en aller.

— Je suis revenu par Lowick, vous savez, dit M. Brooke sans aucune intention apparente de la retenir, mais sans doute par tendance naturelle à répéter ce qu’il avait déjà dit. (Ce principe fondamental de tout langage humain était très accentué chez M. Brooke.) — Oui, j’ai déjeuné chez Casaubon, j’ai vu sa bibliothèque et autres choses intéressantes. L’air est bien vif aujourd’hui pour sortir en voiture découverte. Ne voulez-vous pas vous asseoir, ma chérie ; on dirait que vous avez froid.

Quand la façon légère de parler et de raisonner de son oncle n’était pas exaspérante, elle avait plutôt quelque chose de calmant. Dorothée ôta son chapeau et son manteau et s’assit en face de lui, jouissant de la chaleur de la braise, mais tenant ses deux belles mains levées devant son visage en guise d’écran. Ce n’étaient pas de petites mains délicates, c’étaient des mains puissantes, féminines, maternelles tout ensemble. Elle semblait, en les tenant ainsi, demander grâce au ciel pour son désir passionné de savoir et de connaître, désir qui n’aboutissait, avec des ennemis ligués à Tipton et à Freshitt, qu’à des pleurs et à des yeux rouges. Elle se souvint alors du pauvre condamné.

— Quelles nouvelles avez-vous de ce voleur de moutons, mon oncle ?

— Quelles nouvelles de ce pauvre Bunch ? Eh bien, il était dit que nous ne pourrions le tirer d’affaire. Il sera pendu.

Le visage de Dorothée prit une expression de reproche et de pitié.

— Pendu, vous savez ! reprit M. Brooke avec un signe d’assentiment résigné. Pauvre Romilly ! Il nous aurait aidés. Je connaissais Romilly, mais Casaubon ne le connaissait pas. Il est un peu enterré dans ses livres, vous savez, Casaubon ?

— Quand un homme se livre à de graves études, se voue à une grande œuvre, il doit nécessairement renoncer à voir beaucoup de monde. Comment pourrait-il aller à droite et à gauche faire des connaissances ?

— C’est juste. Mais un homme finit par s’ennuyer, vous savez. Moi aussi, j’ai toujours été célibataire mais, par une heureuse disposition d’esprit, je n’ai jamais senti l’abattement, j’avais l’habitude d’aller un peu partout et de m’intéresser à tout ; je n’ai pas connu l’ennui, moi, mais je vois bien que Casaubon s’ennuie. Il désirerait une société… une société, vous savez.

— Ce serait un honneur pour qui que ce soit de lui tenir compagnie, dit Dorothée avec énergie.

— Plaît-il ? eh ! fit M. Brooke sans montrer de surprise ni d’émotion. Eh bien, voilà dix ans que je connais Casaubon, depuis qu’il est venu s’installer à Lowick. Mais je n’ai jamais rien tiré de lui, pas une idée, vous savez. Pourtant c’est un grand homme. Il pourrait bien devenir évêque un jour ou obtenir quelque dignité équivalente si Peel reste au ministère. Et il a une très haute opinion de vous, ma chère.

Dorothée ne pouvait parler.

— Le fait est qu’il a sérieusement une très haute opinion de vous ; et il s’exprime admirablement, Casaubon. Il s’est adressé à moi parce qu’il sait que vous n’êtes pas encore majeure. En un mot, j’ai promis de vous parler, quoique je l’aie averti qu’il ne me paraissait pas avoir beaucoup de chances. Il fallait bien lui dire cela, et que ma nièce était encore très jeune, etc… etc… Toutefois je n’ai pas trouvé nécessaire d’entrer dans trop de détails… Enfin, le mot de l’énigme, c’est qu’il m’a demandé l’autorisation de vous adresser une demande en mariage…, en mariage, vous savez, dit M. Brooke avec son petit signe de tête explicatif. J’ai pensé qu’il valait mieux vous le dire, ma chère Dorothée.

La physionomie de M. Brooke ne trahissait pas la moindre anxiété, et pourtant il désirait sincèrement connaître ce qui se passait dans l’esprit de sa nièce et lui donner, si besoin était, un bon conseil. Le sentiment qu’il éprouvait pour elle en ce moment à travers tout le décousu de ses idées était celui d’une tendresse sans mélange. Comme Dorothée ne répondait pas, il répéta :

— J’ai pensé qu’il valait mieux vous le dire, ma chérie.

— Merci, mon oncle, dit Dorothée, d’une voix claire et ferme. Je suis très reconnaissante à M. Casaubon. S’il me demande en mariage, j’accepterai. Je l’admire et je l’honore plus que pas un homme que je connaisse.

M. Brooke garda un instant le silence ; puis, d’une voix basse et hésitante il dit :

— Ah ! bien… C’est un bon parti sous certains rapports. Mais un beau parti, voyez-vous, c’est Chettam. Et nos domaines se touchent. Je ne m’opposerai jamais à vos désirs, ma chère enfant ; et, en matière de mariage, chacun a sa manière de voir… jusqu’à un certain point, bien entendu. Je voudrais vous voir bien mariée ; et j’ai de bonnes raisons de croire que Chettam désire vous épouser. Je vous le dis seulement, vous savez.

— Il n’est pas possible que j’épouse sir James Chettam, dit Dorothée. S’il songe à m’épouser, c’est une grande erreur qu’il commet là.

— Voilà ce que c’est, voyez-vous ! On ne peut jamais rien dire d’avance. J’aurais cru que Chettam était précisément le genre d’homme qui plairait à une femme.

— Ne me le présentez plus sous cet aspect, je vous prie, mon oncle, dit Dorothée, sentant renaître sa première irritation.

M. Brooke était tout étonné.

Les femmes, pensa-t-il, sont un sujet d’étude inépuisable. Croirait-on qu’à mon âge je ne puisse encore avancer à coup sûr en ce qui les concerne aucune prévision basée sur la science ! Voilà un beau gentilhomme comme Chettam sans aucune chance de plaire !

— Mais revenons à Casaubon ; rien ne presse… pour vous s’entend ; pour lui, il est bien certain que, chaque année, le marquera davantage. Il a plus de quarante ans, vous savez. Il est plus vieux que vous de vingt-sept ans comptés. Mais nous ne pouvons tout exiger non plus : si vous aimez l’étude, le travail, et autres choses du même genre !… Et enfin son revenu est bon. Il a une jolie propriété indépendamment de son église. Oui, son revenu est bon ; mais il n’est pas jeune, et je ne vous le cacherai pas, ma chère, sa santé n’est pas des plus fortes. Je ne sais rien de plus d’ailleurs qui soit contre lui.

— Je ne désire pas que mon mari soit d’un âge si rapproché du mien, dit Dorothée d’un ton de grave décision. Je désire surtout qu’il me soit supérieur en jugement et en savoir !

M. Brooke répéta encore son « Ah ! » d’acquiescement, et continua :

— Je croyais que vous aviez sur toute chose une opinion plus arrêtée que la plupart des jeunes filles. Je croyais que vous teniez à votre opinion, vous savez.

— Je ne croirais pas pouvoir vivre si je n’avais des opinions à moi ; mais je voudrais avoir de bonnes raisons de les concevoir, et je voudrais surtout que mon mari fût assez sage pour me guider sûrement et pour m’aider à conformer ma vie à ces principes.

— Parfaitement. Vous ne pouviez exposer plus clairement ce dont il s’agit. Mais il y a des choses bien étranges, poursuivit M. Brooke, qui était décidé dans sa conscience à faire tout ce qu’il pourrait en cette circonstance pour le bien de sa nièce. La vie n’est pas jetée dans un moule, n’est pas déterminée par des lignes et des règles. Je ne me suis jamais marié, moi ; et c’est tant mieux pour vous et les vôtres ; cela vous profitera plus tard. Le fait est que je n’ai jamais assez aimé une femme pour me fourrer dans un piège pour l’amour d’elle, car c’est un piège, vous savez ?… Quant au caractère… il faut aussi penser au caractère et un mari aime toujours à être maître chez lui.

— Je sais qu’il faut m’attendre à certaines épreuves, mon oncle. Le mariage est un état qui comprend les devoirs les plus sérieux. Je n’y ai jamais pensé comme à un simple agrément personnel, dit la pauvre Dorothée.

— Oui, vous ne tenez pas au luxe, à une grande maison, aux réceptions, aux bals, etc… Je vois que la vie de Casaubon pourrait bien vous convenir mieux que celle de Chettam. Vous ferez comme vous l’entendrez, ma chère enfant. Je ne m’oppose point à Casaubon, je l’ai dit tout de suite, car on ne peut savoir comment tout cela finira. Vos goûts sont différents de ceux des jeunes filles en général, et un homme qui est à la fois pasteur et érudit, et qui a des chances de devenir évêque, vous ira peut-être mieux que Chettam. Chettam est un brave garçon, un cœur excellent et loyal, vous savez. Mais il ne donne pas beaucoup dans les idées nouvelles, comme je le faisais quand j’étais jeune. D’un autre côté chez Casaubon, il y a les yeux. Je crois qu’il se les est gâtés à force de lire.

— Je serai d’autant plus heureuse si je puis lui venir en aide, dit Dorothée avec ardeur.

— Vous avez déjà votre parti pris, à ce que je vois. Eh bien, ma chère, le fait est que j’ai une lettre pour vous dans ma poche.

M. Brooke tendit la lettre à Dorothée et, comme elle se levait pour sortir, il ajouta :

— Rien ne presse, ma chère ; pensez-y bien, voyez-vous.

Dorothée le laissa bien convaincu de lui avoir parlé avec fermeté, de lui avoir exposé jusqu’à l’évidence tous les risques de ce mariage. C’était son devoir. Mais, quant à prétendre être sage pour les jeunes gens !… Nul oncle, eût-il fait des voyages sans fin dans sa jeunesse, eût-il embrassé toutes les idées nouvelles, dîné avec des célébrités disparues de ce monde, nul oncle ne pouvait avoir la prétention de juger quel genre de mariage avait le plus de chance de réussir pour une jeune fille qui préférait Casaubon à Chettam ! En résumé, la femme était un problème devant lequel M. Brooke se sentait interdit et qui ne lui semblait guère moins compliqué à résoudre que les révolutions d’un solide irrégulier.


CHAPITRE V


Voici la lettre de M. Casaubon :

« Ma chère miss Brooke,

» J’ai obtenu de votre tuteur la permission de vous parler d’un sujet qui me tient plus au cœur que tout autre. Je ne crois pas me tromper en voyant une coïncidence plus profonde et plus mystérieuse que celle de la date seule dans ce fait que j’ai senti et compris le vide de ma vie précisément à l’époque où je devais faire votre connaissance ; car, dès l’instant où je vous rencontrai, j’eus comme l’impression de votre aptitude éminente, exclusive peut-être, à remplir ce vide (vide, je puis le dire, lié à un intense besoin d’affection) que seraient impuissantes à constamment amortir mes justes préoccupations pour l’œuvre même à laquelle je me consacre. Chaque occasion nouvelle que j’ai eue de vous observer, a donné à ma première impression une base profonde, en me convaincant plus expressément de cette capacité que j’avais d’abord soupçonnée, et en laissant mieux voir en vous cette faculté d’affection dont je viens de parler. Je suppose que nos conversations vous ont suffisamment éclairée sur la portée de ma vie et de mes aspirations, portée sublime à mon avis, que des esprits d’un ordre plus vulgaire ne sauraient comprendre. Mais j’ai pu discerner en vous une élévation de pensée et une capacité de dévouement que je n’avais pas cru jusqu’ici compatibles avec le premier épanouissement de la jeunesse ni avec ces charmes du sexe susceptibles d’acquérir la vraie distinction lorsqu’ils se trouvent associés comme ils le sont en vous aux qualités de l’esprit que je viens de mentionner. C’était, je vous le confesse, au delà de mes espérances, de rencontrer cette rare combinaison d’éléments à la fois profonds et attrayants, propres à m’assister dans mes sérieux travaux et à répandre un charme inconnu sur mes heures de loisir.

» Je crois que notre rencontre (permettez-moi de le répéter) n’est pas une simple coïncidence avec les besoins antérieurs de mon âme, mais qu’elle y a été rattachée providentiellement comme l’échelon qu’il me fallait gravir encore pour atteindre à l’organisation parfaite de mon plan de vie. Sans cet heureux événement, j’aurais, sans doute poursuivi ma route jusqu’à la fin, sans chercher à éclairer ma solitude par une union matrimoniale.

» Tel est, ma chère miss Brooke, l’état exact de mes sentiments ; je m’en remets à votre bienveillance en osant vous demander maintenant jusqu’à quel point les vôtres sont de nature à confirmer mon heureux pressentiment. Je regarderais comme la faveur la plus élevée de la Providence de pouvoir devenir votre époux et le gardien de votre bonheur ici-bas. En retour, je puis vous offrir une affection qui du moins n’a pas été jusqu’ici follement dissipée, et vous consacrer une vie qui, malgré le peu de durée qu’elle a encore devant elle, ne contient pas dans son passé de pages capables de vous attrister ou de vous faire rougir si vous aviez l’idée de les tourner.

» J’attends l’expression de vos sentiments avec une anxiété que la sagesse m’ordonnerait d’apaiser, si je le pouvais, par un travail plus ardu que de coutume. Mais je suis resté jeune dans ce genre d’expérience, et je sens bien, à la pensée d’une réponse qui pourrait m’être défavorable, qu’il me serait plus difficile de me résigner à ma solitude après cet éclair passager d’espérance. Quoi qu’il en soit, je resterai votre sincèrement dévoué,

» Édouard Casaubon. »


Dorothée tremblait en lisant cette lettre ; quand elle l’eut achevée, elle tomba à genoux, cacha sa figure dans ses mains et sanglota ; elle ne pouvait prier ; sous le coup de cette émotion solennelle où toutes les pensées deviennent vagues et toutes les images flottantes et incertaines, elle ne pouvait que se réfugier avec la foi de l’enfant dans le sein d’une conscience divine, soutien de sa propre conscience. Elle demeura ainsi jusqu’à ce qu’il fût temps de s’habiller pour le dîner. Comment aurait-elle songé à analyser sa lettre ; à faire la critique de cette déclaration d’amour ? Toute son âme était possédée de cette idée qu’une vie plus complète s’ouvrait devant elle : elle était comme une néophyte sur le point d’être initiée à une tâche nouvelle ; elle allait avoir enfin l’emploi de l’énergie de son âme, de cette énergie qui n’avait jamais pu s’exercer qu’à grand’peine, comprimée entre l’obscurité de sa propre ignorance et les petites exigences du monde.

Elle pourrait se dévouer désormais à des devoirs élevés bien que définis, elle pourrait vivre continuellement dans la lumière d’une intelligence qu’elle révérerait et cet espoir se mêlait à l’épanouissement d’un bonheur triomphant, à la joyeuse surprise de la jeune fille qui se voit choisie par celui que son admiration avait aussi choisi. Toute la passion de Dorothée tendait à une vie idéale ; le rayonnement de sa jeunesse transfigurée se répandit sur tout ce qui l’entourait. Les petits incidents de ce jour qui avaient excité son mécontentement sur les conditions de sa vie présente ajoutèrent à l’impétuosité de ses sentiments et hâtèrent sa résolution définitive.

Après dîner, tandis que Célia exécutait au piano des variations, sorte de petit tapotement qui symbolisait la partie esthétique de l’éducation des jeunes filles, Dorothée monta à sa chambre pour répondre à la lettre de M. Casaubon. Pourquoi tarderait-elle à le faire ? Elle recopia trois fois sa réponse, non pour en changer les termes, mais parce que sa main tremblait, et elle ne voulait pour rien au monde que M. Casaubon trouvât son écriture mauvaise et illisible. Elle mit son amour-propre à écrire une réponse où chaque lettre fût parfaitement distincte et ne pût prêter à de fausses interprétations ; elle comptait bien d’ailleurs employer ce talent à soulager les yeux de M. Casaubon.

Elle écrivit donc trois fois les lignes suivantes :

« Mon cher monsieur Casaubon.

» Je vous suis bien reconnaissante de m’aimer et de me croire digne d’être votre femme. Je ne saurais aspirer à un bonheur plus parfait que celui qui ne fera qu’un avec le vôtre. Si j’en disais plus, ce ne serait jamais que la même chose répétée en d’autres termes, car je ne puis m’attacher à aucune autre pensée qu’à celle de rester, durant toute ma vie, votre dévouée,

 » Dorothée Brooke ».


Plus tard, dans la soirée, elle suivit son oncle dans la bibliothèque pour lui remettre sa lettre, afin qu’il la fît partir le lendemain matin. Il en fut surpris, et demeura quelques instants silencieux, remuant de côté et d’autre divers objets sur son bureau ; puis il vint s’appuyer le dos à la cheminée, les lunettes sur le nez, et regardant l’adresse de la lettre.

— Y avez-vous réfléchi, ma chérie ? dit-il enfin.

— Il n’était pas nécessaire d’y réfléchir longtemps, mon oncle. Je ne sais rien qui puisse me faire hésiter. Je ne pourrais changer d’avis que devant quelque chose de grave et de tout à fait nouveau pour moi.

— Ah !… Ainsi vous l’avez accepté ? Chettam n’a donc pas de chance ? Chettam vous a-t-il offensée, dites-moi ? Qu’est-ce donc que vous n’aimez pas en lui ?

— Il n’y a rien en lui que je puisse aimer, répondit Dorothée vivement.

M. Brooke fit en arrière un brusque mouvement de tête et d’épaules, comme s’il venait de recevoir un léger projectile. Dorothée eut un remords de ce qu’elle venait de dire et elle ajouta :

— J’entends, à le considérer comme mari. Il est très bon d’ailleurs et plein d’obligeance pour ses chaumières. Il est rempli de bonnes intentions.

— Mais il vous faut un savant ou quelque chose dans ce genre ? Eh bien, ce goût est un peu dans la famille ; j’ai eu moi-même cet amour de la science, cette avidité à tout connaître… un peu trop même, cela m’a entraîné trop loin… Pourtant cette disposition-là se trouve plus rarement dans la descendance féminine, ou bien elle y circule souterrainement, comme les rivières de la Grèce, vous savez, pour reparaître ensuite chez les fils. Tels fils, telles mères. Toutefois, ma chérie, j’ai pour principe qu’en cette matière, chacun doit agir comme il l’entend… jusqu’à un certain point, cela va de soi. Je ne saurais, en qualité de tuteur, consentir à un mauvais mariage. Mais Casaubon vit sur un bon pied, sa position est belle. Je crains cependant que Chettam n’en soit froissé… et mistress Cadwallader à coup sûr.

Ce soir-la, Célia ne se doutait guère de ce qui venait de se passer. Elle attribua l’air distrait de Dorothée et les traces de larmes récentes à l’humeur qu’elle avait ressentie à propos de sir James et des nouvelles bâtisses ; aussi prit-elle garde de ne pas la blesser davantage. Une fois dit ce qu’elle voulait dire, Célia n’avait aucun désir de revenir sur les sujets désagréables. Tout enfant déjà, sa nature ne la portait à se quereller avec personne, mais à s’étonner seulement de ce que les autres la querellassent ; après quoi elle ne demandait pas mieux que de jouer avec eux, s’ils en avaient envie. Quant à Dorothée, elle avait, au contraire, de tout temps trouvé quelque chose à reprendre à ce que disait sa sœur, bien que Célia eût la conviction d’établir toujours les choses dans leur exacte vérité, à laquelle son imagination, en effet, ne lui inspirait rien à ajouter. Mais Dodo avait cela de bon que jamais elle n’était fâchée pour longtemps. — Aussi, quoiqu’elles se fussent à peine adressé la parole de toute la soirée, quand Célia, se disposant à aller se coucher, mit de côté son ouvrage, ce qu’elle était toujours la première à faire, Dorothée, assise auprès d’elle sur un tabouret bas, et tout absorbée dans sa méditation, lui dit de sa voix musicale qui, dans les moments d’émotion à la fois profonde et calme, donnait à sa parole le timbre d’un beau récitatif :

— Célia, ma chère, viens m’embrasser.

Et elle lui ouvrit ses bras.

Célia s’agenouilla pour être à sa hauteur et lui donna son léger baiser de papillon, tandis que Dorothée, l’entourant doucement, appuyait ses lèvres sur chacune des joues de sa sœur.

— Ne veille pas ce soir, Dodo, tu es si pâle ! couche-toi bien vite, dit Célia de son ton réconfortant et sans ombre d’attendrissement.

— Non, chérie, je suis bien, bien heureuse, dit Dorothée avec ferveur.

Tant mieux ! pensa Célia ; mais comme Dodo passe rapidement d’un extrême à l’autre !

Le lendemain, au lunch, le domestique dit à M. Brooke, en lui remettant quelque chose :

— Jonas est revenu, monsieur, et il a rapporté cette lettre.

M. Brooke l’ouvrit, puis, se tournant vers Dorothée avec de petits signes de tête

— C’est de Casaubon, ma chère ; il sera ici pour le dîner, il a répondu tout de suite, tout de suite, vous savez.

Célia ne pouvait s’étonner qu’on annonçât à l’avance à sa sœur un hôte pour le dîner. Mais, ses yeux suivant la même direction que ceux de son oncle, elle fut frappée de l’effet particulier qu’avaient produit ces paroles sur Dorothée. On eût dit que le reflet d’une aile blanche et lumineuse venait de passer sur ses traits, laissant après elle une de ces rougeurs confuses qu’on y voyait si rarement. Pour la première fois, l’idée vint à Célia qu’il pourrait bien y avoir entre Dorothée et M. Casaubon quelque chose de plus que le plaisir qu’elle prenait à ses conversations savantes. Elle avait jusqu’ici classé l’admiration de sa sœur pour cet hôte laid et savant dans la même catégorie que son admiration d’autrefois pour M. Liret, de Lausanne, également laid et savant. Dorothée ne s’était jamais lassée de prêter l’oreille aux discours du vieux M. Liret, au lieu que Célia, assise auprès d’elle, se sentait les pieds absolument gelés, et trouvait atroce de regarder toujours son crâne chauve s’agiter dans tous les sens. Pourquoi son enthousiasme pour M. Casaubon serait-il d’une autre nature ? Et, en ce qui concernait Casaubon, il ne devait, comme tous les savants, regarder la jeunesse qu’avec des yeux de maître d’école. Cette fois, pourtant, elle tressaillit et le soupçon pénétra dans son cœur ; elle était rarement prise à l’improviste de cette façon ; sa rapidité à observer certaines choses la préparait généralement aux événements extérieurs qui pouvaient l’intéresser. Ce n’est pas qu’elle imaginât, qu’à ce moment déjà, M. Casaubon fût un prétendant accepté ; mais elle ne put se défendre d’une sorte de dégoût à la pensée que Dorothée aspirât à un pareil dénouement ! C’était vraiment à se fâcher contre Dodo : qu’elle refusât sir James Chettam, cela se comprenait, soit ! Mais qu’elle eût l’idée d’épouser M. Casaubon ! Le ridicule d’une telle idée la remplit d’une sorte de honte ! Mais peut-être y aurait-il encore moyen de dissuader Dodo de cette extravagance, s’il était vrai qu’elle fût sur le point de la commettre.

Célia savait par expérience qu’il fallait tenir compte de l’impressionnabilité de sa sœur. Le jour était brumeux et comme elles ne pouvaient se promener, elles montèrent toutes deux dans leur petit salon. Célia remarqua que Dorothée, au lieu de se mettre à une occupation quelconque avec son ardeur et son intérêt ordinaires, demeurait le coude appuyé sur son livre ouvert, regardant par la fenêtre le grand cèdre argenté par la brume.

Dorothée songeait qu’il serait bien d’apprendre à sa sœur le changement survenu dans leur situation respective depuis la dernière visite de M. Casaubon à la Grange, il n’était pas bien de sa part de la laisser plus longtemps dans l’ignorance de ce qui devait naturellement modifier son attitude envers lui ; mais comment ne pas hésiter à le lui dire ? Dorothée s’accusait de faiblesse dans sa timidité, elle trouvait odieux d’avoir de ces petites craintes et de faire de ces petits calculs à propos de ses actions ; mais en cet instant elle cherchait à se mettre le mieux en garde possible contre les arguments terre à terre de sa sœur.

Célia interrompit sa rêverie, et lui épargna la difficulté de prendre une décision en disant de sa voix légèrement gutturale et de son petit ton tranquille qui avait toujours l’air de faire une remarque indifférente ou de parler entre parenthèses :

— Attendons-nous à dîner quelque autre convive que M. Casaubon ?

— Pas que je sache.

— J’espère que s’il vient, au moins je ne l’entendrai pas manger sa soupe.

— Qu’y a-t-il donc de particulier dans sa manière de manger la soupe ?

— Vraiment, Dodo, n’entends-tu pas le bruit qu’il fait, en raclant sa cuiller avec ses dents ? Et puis il cligne toujours des yeux avant de parler. Je ne sais pas si Locke avait l’habitude de cligner ; mais, si tel était son cas, je plains les gens qui étaient assis en face de lui.

— Célia, dit Dorothée avec une solennelle gravité, ne fais plus d’observations de ce genre, je t’en prie.

— Pourquoi pas ? Elles sont absolument vraies, reprit Célia qui avait ses raisons de continuer, bien qu’une certaine crainte commençât à l’envahir.

— Mon Dieu ! que de choses vraies auxquelles les esprits vulgaires seuls font attention !

— Les esprits vulgaires me paraissent alors fort utiles, et je regrette que la mère de M. Casaubon n’ait pas eu un esprit plus vulgaire ; elle l’aurait peut-être mieux élevé.

Après avoir lancé cette légère flèche, Célia eut un peu peur et quelque envie de s’enfuir. Les sentiments de Dorothée s’étaient amoncelés sa fond de son cœur comme une avalanche et il ne pouvait plus y avoir de long prélude.

— Il faut que je te dise, Célia, que je suis fiancée à M. Casaubon.

Célia pâlit horriblement, et le bonhomme en papier qu’elle était en train de confectionner pour les enfants du pasteur risqua bien cette fois d’y laisser une de ses jambes ; mais Célia prenait toujours grand soin de ce qu’elle tenait entre ses doigts ; elle déposa bien vite le fragile objet et demeura immobile et silencieuse pendant quelques instants. Quand elle put parler, une larme brillait dans ses yeux.

— Oh ! Dodo !… Puisses-tu être heureuse !

Sa tendresse de sœur dominait tout autre sentiment, et ses craintes étaient les craintes de l’affection.

Dorothée était encore froissée et agitée.

— Est-ce donc tout à fait décidé ? demanda Célia d’une voix basse et craintive ; et mon oncle le sait-il ?

— J’ai accepté la demande de M. Casaubon. Mon oncle m’a apporté la lettre qui la contenait ; il le savait déjà auparavant.

— Je te demande pardon, Dodo, si j’ai dit quelque chose qui ait pu te blesser, reprit Célia avec un faible sanglot.

Elle n’eût jamais pensé qu’elle se sentirait émue comme elle l’était alors. Il y avait quelque chose de funèbre dans toute l’affaire, et M. Casaubon lui faisait l’effet du ministre officiant sur lequel il serait indécent de faire des remarques.

— Cela ne fait rien, Kitty, ne t’afflige pas. Jamais, vois-tu, nous n’admirerons les mêmes personnes ; moi aussi, j’ai souvent offensé les autres de la même manière. J’ai le tort de parler trop vivement des gens qui ne me plaisent pas.

En dépit du sentiment magnanime qu’elle venait d’exprimer, Dorothée ressentait encore une douleur cachée ; peut-être l’étonnement soumis de Célia y contribuait-il autant que ses légères railleries de tout à l’heure. Tout le voisinage de Tipton se montrerait sans aucun doute opposé à ce mariage. Dorothée ne connaissait personne qui partageât ses idées sur la vie et sur le but auquel il fallait tendre.

Néanmoins, avant la fin de la soirée, elle se sentait parfaitement heureuse. Dans un long tête-à-tête avec M. Casaubon, elle lui parla plus librement qu’elle n’avait encore fait, laissant même éclater sa joie à la pensée de se dévouer à lui, d’apprendre à participer à ses grands desseins et à les seconder. M. Casaubon fut saisi d’un ravissement inconnu (quel homme ne l’aurait pas été !) devant l’enthousiasme de cette ardeur juvénile ; mais il ne fut pas surpris (quel amoureux l’aurait été ! ) d’en être l’objet.

— Ma chère jeune amie, miss Brooke, Dorothée, dit-il prenant sa main dans les siennes, voici un bonheur plus grand que je n’en avais jamais rêvé pour l’avenir. La pensée que je pourrais rencontrer une âme et une personne si riches de toutes ces grâces diverses qui rendent le mariage désirable, était bien loin de moi, je vous assure. Vous avez toutes… non, plus que toutes ces qualités que j’ai toujours regardées comme les perfections caractéristiques de la femme. Le grand charme de votre sexe, c’est l’affection ardente, prête au sacrifice et au dévouement ; et nous voyons dans cette affection son aptitude à compléter en la perfectionnant notre propre existence. Jusqu’ici, je n’ai guère connu d’autres joies que celles de l’ordre le plus sérieux, mes plaisirs ont été ceux d’un érudit solitaire. J’étais peu disposé à chercher des fleurs qui se seraient fanées dans ma main, mais maintenant ce me sera une joie de les cueillir pour les poser sur votre sein.

Quel discours eut pu être plus complètement honnête dans ses intentions ? La froide rhétorique de la conclusion était sincère tout autant que l’aboiement d’un chien ou le croassement d’une corneille amoureuse, et ne serait-il pas téméraire de conclure que la passion est absente des sonnets à Délia parce qu’ils résonnent à nos oreilles comme la frêle musique d’une mandoline.

La foi de Dorothée suppléait à ce que les paroles de M. Casaubon semblaient sous-entendre. Quel croyant, je vous le demande, s’aperçoit de l’erreur qui pourrait troubler sa foi ? Le langage d’un prophète ou d’un poète s’embellit à nos yeux de ce que notre cœur a le don d’y ajouter et il n’est pas jusqu’à son mauvais style qui ne nous paraisse sublime.

— Je suis très ignorante, vous serez bien surpris de mon ignorance, dit Dorothée. J’ai tant d’idées qui sont peut-être absolument fausses ; et maintenant je pourrai vous les dire toutes et vous demander de m’éclairer. Mais, ajouta-t-elle avec une intuition rapide du sentiment qu’éprouvait probablement M. Casaubon, je ne vous imposerai pas l’ennui de m’entendre… seulement lorsque vous serez disposé à m’écouter. Dans le travail que vous poursuivez, vous devez être souvent fatigué de vos recherches. Pour moi, ce sera déjà beaucoup si vous voulez bien m’initier à votre œuvre.

— Comment pourrais-je désormais suivre aucun sentier sans vous ? dit M. Casaubon en baisant le front candide de Dorothée et convaincu que le ciel lui avait accordé une grâce qui répondait sous tous les rapports à ses besoins spéciaux.

Il subissait à son insu l’influence magique d’une nature absolument droite et incapable de concevoir un projet ou un calcul intéressé pour le présent ou pour l’avenir. C’était cette sincérité naïve qui donnait à Dorothée quelque chose de si jeune et, pour d’autres juges, de si stupide dans certaines occasions, malgré son intelligence reconnue, comme d’aller, par exemple, se jeter dans le cas présent aux pieds de M. Casaubon et de baiser les lacets de ses peu fashionables souliers, comme ceux d’un pape protestant. Elle ne le questionnait pas pour savoir s’il était digne d’elle, elle se demandait seulement avec inquiétude comment elle pourrait être digne de lui.

Le lendemain, avant son départ, on décida que le mariage aurait lieu dans six semaines. Il n’y avait pas de raison de le retarder davantage. L’habitation de M. Casaubon était prête. Ce n’était pas un presbytère, c’était une maison considérable dont beaucoup de terres dépendaient. Le presbytère même était habité par un vicaire qui faisait tout le service, sauf le sermon du matin.



CHAPITRE VI


Quand la voiture de M. Casaubon franchit la grille de la propriété, elle barra le passage à un poney-chaise, conduit par une dame avec un groom sur le siège de derrière. Tandis que M. Casaubon regardait distraitement devant lui, la dame, qui avait le coup d’œil rapide, lui fit un signe de tête, et, au moment où ils se croisèrent, lui lança un « Comment vous portez-vous ? »

En dépit de son chapeau fané et de son antique châle de l’Inde, il était clair, à voir son salut respectueux, que la portière ne la regardait pas moins comme une personne d’importance,

— Eh bien, mistress Fitchett, vos poules pondent-elles à présent ? dit la dame aux yeux noirs et au teint fortement coloré, d’un ton de voix clair et décidé.

— Cela va assez bien quant à la ponte, madame ; mais ne se sont-elles pas mises à manger leurs œufs ? Je ne puis avoir l’esprit en repos avec ces bêtes.

— Oh ! les cannibales ! Vous feriez mieux de les vendre tout de suite à n’importe quel prix ; combien demandez-vous pour une paire ? Ça ne vaut pas bien cher, des volailles d’un si mauvais naturel.

— Eh bien, madame, ce sera une demi-couronne ; je ne puis les laisser à moins.

— Une demi-couronne ?… où en sommes-nous, grand Dieu ! Allons, voyons ! Pour le bouillon de poulet du recteur, le dimanche. Il a déjà consommé tous les poulets de ma basse-cour ; et vous êtes à demi payée par le sermon, mistress Fitchett, ne l’oubliez pas. Prenez une paire de pigeons sauteurs en échange, de vraies merveilles. Il faudra venir les voir.

— Eh bien, madame, M. Fitchett, après son travail, ira les voir ; il s’intéresse beaucoup aux espèces nouvelles, et il ne demande pas mieux que de vous obliger.

— M’obliger ? Il n’aura jamais fait un si beau marché ! Une paire de pigeons d’Église pour une couple de volailles espagnoles qui mangent leurs œufs ! Ne vous en vantez surtout pas trop, vous et Fitchett, voilà tout !

Toute ladre et toute brusque de langage que se montrât la femme du recteur, les fermiers et les paysans de Tipton et de Freshitt auraient ressenti un grand vide dans leurs conversations s’ils n’avaient eu à se raconter les faits et gestes de mistress Cadwallader. Cette dame, de noble naissance, descendante de comtes inconnus parfaitement obscurs, qui, alléguant sa pauvreté, rognait les prix les plus bas, qui, en vous décochant les plaisanteries les plus familières, laissait toujours par un certain tour de langue deviner ce qu’elle était, une telle personne par ses condescendances avec les paysans de la contrée les rapprochait à la fois des rangs plus élevés de la société et de l’Église et diminuait apparemment l’amertume qu’il y avait pour eux à payer la dîme impermutable. Un caractère plus exemplaire avec plus de dignité simple ne les eût pas aussi bien aidés à comprendre les trente-neuf articles et eût certainement moins contribué à la paix sociale.

M. Brooke, qui appréciait à sa manière et à un autre point de vue les mérites de mistress Cadwallader, tressaillit légèrement lorsqu’on lui annonça sa visite dans la bibliothèque où il était seul.

— Je vois que vous avez eu ici votre Cicéron de Lowick, dit-elle en s’asseyant confortablement près de lui et en écartant son châle, qui laissa voir une taille fine, mais bien prise ; je vous soupçonne de tramer ensemble quelque mauvaise intrigue politique, sans quoi vous ne verriez pas si souvent cet homme-là en personne. J’informerai contre vous ; souvenez-vous que vous êtes suspects tous deux depuis que vous avez pris le parti de Peel dans la question catholique ; je répandrai partout que vous allez vous présenter comme candidat whig à Middlemarch, quand le vieux Pinkerton aura donné sa démission, et Casaubon travaillera pour vous sous main ; il corrompra les électeurs par des pamphlets qu’il distribuera dans les cabarets. Allons, confessez-vous !

— Rien de semblable, dit M. Brooke souriant et frottant le verre de ses lunettes, mais rougissant un peu à cette harangue. Nous ne causons pas beaucoup politique avec Casaubon. Il ne s’occupe guère des questions philanthropiques pas plus que des peines judiciaires et autres choses semblables. Il ne s’intéresse qu’aux affaires ecclésiastiques. Et ces dernières ne sont pas de mon ressort, vous savez…

— Je ne le sais que trop. J’ai entendu parler de ce que vous avez fait. Qui donc a vendu un morceau du terrain aux papistes de Middlemarch ? Je jurerais que vous l’aviez acheté exprès. Vous êtes un vrai Guy-Faux et nous verrons si vous ne serez pas brulé en effigie le 5 novembre prochain. Humphrey n’a pas voulu venir se quereller avec vous ; c’est moi qui me suis chargée de la mission.

— Bon ! il fallait bien m’attendre à être persécuté, du moment que je ne persécute pas, vous savez.

— Vous voilà parti ! C’est un de ces mots à effet que vous avez préparés pour l’assemblée électorale. Voyons, ne vous laissez pas leurrer à cette assemblée, mon cher monsieur Brooke. Un homme se range dans la catégorie des fous quand il se met à haranguer les électeurs, et il n’a d’excuse que s’il appartient à la bonne cause ; dans ce cas, il peut prier Dieu de bénir son galimatias. Vous vous perdrez, je vous en avertis et tout le monde vous tombera dessus.

— C’est précisément ce que j’espère, répondit M. Brooke, ne voulant pas laisser voir combien ce tableau prophétique lui plaisait peu. C’est ce que j’espère, en homme libéral. Quant aux whigs, un homme qui se range parmi les penseurs n’a guère de chance d’être agréé par n’importe quel parti. Il peut être d’accord avec eux jusqu’à un certain point. Mais c’est ce que vous autres, femmes, ne pouvez comprendre.

— Où est-il, votre certain point ? Je voudrais bien qu’on me dise comment un homme qui n’appartient à aucun parti, qui mène une vie de Juif errant, et qui ne fait jamais savoir son adresse à ses amis, peut avoir un point certain quelconque dans l’univers. Nul ne sait où ira Brooke ! Il ne faut pas compter sur Brooke ! Voilà ce qu’on dit de vous, à parler franchement ; allons, soyez donc plus sérieux. Quel agrément d’aller aux sessions quand chacun vous regardera en dessous et que vous arriverez avec une mauvaise conscience et la bourse vide ?

— Je ne prétends pas discuter politique avec une dame, dit M. Brooke d’un ton d’indifférence aimable, mais avec l’intuition peu agréable que mistress Cadwallader, par cette attaque, venait d’ouvrir la campagne dans laquelle il s’était engagé par quelques démarches trop hardies. Les personnes de votre sexe ne sont pas des penseurs, vous savez : Varium et mutabile semper… etc. Vous ne connaissez pas Virgile ; j’ai connu…

M. Brooke se souvint à temps qu’il n’avait pas connu personnellement le poète du siècle d’Auguste.

— J’allais dire le pauvre Stoddart, vous savez. Vous autres femmes, vous êtes toujours opposées à une attitude indépendante et vous blâmez les hommes qui ne s’occupent que de la recherche de la vérité et de ces graves sujets. Et il n’y a pas un coin de la province où l’on pense plus étroitement que chez nous. Je n’ai pas l’intention de jeter la pierre à mes voisins, vous savez. Mais il faut que quelqu’un entre dans la voie libérale, et, si ce n’est pas moi, qui sera-ce, je vous prie ?

— Qui ? Mais n’importe quel gueux parvenu, sans position et sans naissance. Les gens de condition devraient dépenser chez eux leur folie d’indépendance et ne pas la colporter au dehors. Et vous qui êtes sur le point de marier votre nièce, autant dire votre fille… à l’un de nos meilleurs gentilshommes !… Sir James en serait fort ennuyé ; il lui serait par trop pénible de vous voir changer de cause et servir de point de ralliement aux whigs.

M. Brooke frémit intérieurement, car les fiançailles de Dorothée n’avaient pas plutôt été décidées qu’il avait déjà pensé aux brocards que lui réservait sa voisine.

— J’espère que nous resterons toujours bons amis, Chettam et moi ; mais j’ai le regret de vous dire qu’il n’y a pas de projet de mariage entre lui et ma nièce, répliqua M. Brooke, fort soulagé d’apercevoir par la fenêtre Célia qui allait entrer.

— Et pourquoi pas ? dit mistress Cadwallader d’un accent surpris et légèrement contrarié. Il y a à peine quinze jours que nous en parlions, vous et moi.

— Ma nièce a choisi un autre prétendant, elle l’a choisi, vous savez… je n’y suis pour rien. J’aurais préféré Chettam et j’aurais parié que Chettam était précisément l’homme que toute jeune fille eût choisi. Mais il n’y a pas de calcul possible en ces matières. Votre sexe est capricieux, vous savez.

— Comment ! Voulez-vous dire que vous allez la laisser faire à sa tête ?

Et mistress Cadwallader passait rapidement en revue dans son esprit tous les partis possibles pour Dorothée.

Mais ici Célia entra, tout épanouie d’une promenade au jardin, et le bonjour qu’elle échangea avec mistress Cadwallader dispensa M. Brooke de répondre directement. Il se leva à la hâte en disant :

— J’ai à voir Wright pour les chevaux.

Et il s’esquiva de la chambre.

— Ma chère enfant, de quoi s’agit-il donc pour votre sœur ?

— Elle est fiancée à M. Casaubon, répondit Célia allant, comme toujours, droit au but, et enchantée de l’occasion de causer seule avec la femme du recteur.

— Mais que me dites-vous là ? c’est affreux ! Depuis quand est-ce décidé ?

— Je ne l’ai su qu’hier. Le mariage aura lieu dans six semaines.

— Eh bien, ma chère, je vous souhaite bien du plaisir avec votre beau-frère.

— J’en suis si fâchée pour Dorothée !

— Fâchée ! Je suppose que c’est elle qui le veut.

— Oui ; elle dit que M. Casaubon a une grande âme.

— Je ne demande pas mieux.

— Oh ! mistress Cadwallader, je ne puis croire qu’on soit heureuse parce qu’on épouse un homme qui a une grande âme.

— Eh bien, ma chère, c’est un avertissement pour vous. Vous en connaissez un maintenant, de ces hommes à grande âme ; quand il en viendra un autre pour vous, je pense que vous ne l’accepterez pas.

— Oh ! quant à cela, jamais !

— C’est assez d’un dans une famille. Votre sœur ne s’est donc jamais souciée de sir James ? L’auriez-vous aimé comme beau-frère ?

— J’en aurais été très heureuse. Je suis sûre qu’il eût fait un excellent mari. Seulement, ajouta Célia en rougissant un peu, je ne crois pas qu’il eût convenu à Dorothée.

— Pas assez élevé de pensées ?

— Dodo est très stricte, elle médite tant sur toutes choses et elle a une façon si particulière de juger tout ce qu’on dit ! Sir James n’a jamais paru lui plaire.

— Elle avait pourtant dû l’encourager, ce n’est pas très honnête.

— Ne soyez pas fâchée contre Dodo, je vous en prie ; elle ne fait pas attention à ces choses-là, et elle était si occupée de ses chaumières ! Souvent même elle s’est montrée dure pour sir James, mais il est si bon qu’il ne l’a jamais remarqué.

— Eh bien, conclut mistress Cadwallader mettant son châle et se levant, je vais aller tout droit communiquer la nouvelle à sir James. Sa mère doit être chez lui maintenant et il faut que j’y passe pour la voir. Votre oncle ne le lui dirait jamais. Nous voilà tous désappointés, ma chère. Les jeunes gens devraient penser à leur famille en se mariant. Pour ma part, j’ai donné un mauvais exemple. J’ai épousé un pauvre pasteur et j’ai fait de moi un objet de pitié pour tous les de Bracy ; obligée de faire de la diplomatie pour avoir du charbon, et de demander à Dieu de l’huile pour ma salade. Mais Casaubon a une assez belle fortune ; il faut lui rendre cette justice. Quant à sa famille, je suppose qu’elle a pour armoiries trois mollusques avec une devise rampante. À propos, avant de m’en aller, ma chère, j’aimerais bien à parler pâtisserie avec votre mistress Carter et lui envoyer ma jeune cuisinière pour qu’elle lui apprenne à la faire. De pauvres gens comme nous, avec quatre enfants, ne peuvent avoir la prétention de garder une fameuse cuisinière. Je suis sûre que mistress Carter me rendra ce service. La cuisinière de sir James est un véritable dragon.

En moins d’une heure, mistress Cadwallader avait circonvenu mistress Carter et arrivait à Freshitt-Hall, peu éloigné de son presbytère, son mari habitant Freshitt et ayant un vicaire à Tipton.

Sir James, de retour de son petit voyage, venait de changer d’habits, et se disposait à partir pour Tipton-Grange. Son cheval attendait devant la porte lorsque la voiture de mistress Cadwallader s’y arrêta, et il parut aussitôt lui-même, la cravache à la main. Lady Chettam n’était pas encore revenue, mais la communication de mistress Cadwallader ne pouvant se faire en présence des grooms, elle demanda à entrer dans la serre voisine sous prétexte de voir de nouvelles plantes.

Après une pause raisonnable :

— Ce n’est pas d’une chose indifférente, commença-t-elle, que j’ai à vous parler ; j’espère que vous n’êtes pas aussi amoureux que vous le prétendez.

Il ne servait à rien de protester contre la manière de dire les choses de mistress Cadwallader : mais la physionomie de sir James se contracta légèrement. Il eut comme un vague sentiment d’alarme.

— Je crois bien que Broche va, cette fois, se mettre en avant. Je l’ai accusé de vouloir représenter Middlemarch dans les rangs des libéraux ; il a pris un air benêt et ne l’a pas nié ; il a parlé du parti indépendant et il a débité ses bêtises ordinaires.

— Et c’est là tout ? dit sir James, grandement soulagé.

— Comment ! vous ne voulez pas dire, je pense, qu’il vous serait agréable de voir entrer dans la vie publique une girouette pareille ! Mais il y a, je crois, moyen de l’en dissuader. Il n’aimerait pas du tout les dépenses auxquelles cela l’entraînerait, c’est un point sur lequel il est accessible au raisonnement. Il y a toujours quelques grains de bon sens dans une once d’avarice. L’avarice est une qualité précieuse dans les familles ; c’est un solide point d’appui pour contre-balancer la folie. Et il doit y en avoir un petit grain dans la famille Brooke, autrement nous ne verrions pas ce que nous allons voir.

— Quoi ! la candidature de Brooke à Middlemarch ?

— Pis que cela. Il me semble vraiment que j’en suis un peu responsable. Je vous ai toujours dit que miss Brooke serait un beau parti, je savais qu’il y avait en elle pas mal d’extravagance, des idées puritaines sans consistance réelle, mêlées d’inconséquences ; ces choses-la passent ordinairement chez les jeunes filles, mais j’ai été stupéfaite de ce que je viens d’apprendre.

— Que voulez-vous dire ? fit sir James, tout en se demandant si Dorothée ne s’était pas enfuie pour aller rejoindre les Frères Moraves ou quelque autre secte extravagante, ignorée de la bonne société.

L’habitude de mistress Cadwallader de mettre toujours les choses au pire le rassurait pourtant un peu.

— Qu’est-il arrivé à miss Brooke ? Parlez, je vous en supplie.

— Eh bien, elle est fiancée…

Mistress Cadwallader s’arrêta un moment en remarquant l’expression profondément altérée du visage de son ami, qui s’efforçait de la dissimuler sous un sourire nerveux, tout en frappant sa botte de sa cravache.

— … Fiancée à Casaubon.

Sir James laissa tomber sa cravache et se baissa pour la ramasser ; son visage n’avait peut-être jamais exprimé un dégoût aussi profond que lorsqu’il se tourna vers mistress Cadwallader, en répétant : « Casaubon ! »

— Précisément. Voilà ce que j’avais à vous dire.

— Grand Dieu ! c’est horrible ! Mais cet homme n’est qu’une momie !

Il ne faut voir dans ce jugement que celui d’un rival aussi florissant que désappointé.

— Elle dit qu’il a une grande âme ! c’est-à-dire une grande vessie dans laquelle on peut secouer des pois secs.

— Qu’est-ce qu’un vieux célibataire comme lui a donc affaire de se marier ? dit sir James. Il a déjà un pied dans la tombe.

— Je suppose qu’il a l’intention de l’en retirer.

— Brooke ne devrait pas donner son consentement. Il devrait insister pour que Dorothée attendît sa majorité ; elle en jugerait mieux alors. À quoi sert donc d’avoir un tuteur ?

— Comme si on pouvait jamais faire prendre une résolution à Brooke !

— Cadwallader pourrait lui parler.

— Lui moins que personne. Il trouve tout le monde charmant. Je ne peux pas même l’amener à dire du mal de Casaubon. Il va jusqu’à parler avec estime de son évêque, quoique je lui dise que ce langage n’est pas naturel de la part d’un bénéficier. Que peut-on faire avec un pareil mari ? Allons, du courage ! soyez heureux d’être débarrassé de miss Brooke ! Cette fille aurait exigé de vous de voir les étoiles en plein midi. Entre nous, la petite Célia en vaut deux comme elle et elle finira par être le meilleur parti des deux ; car il vaudrait autant entrer dans un couvent que d’épouser Casaubon.

— Oh ! quant à ce qui me regarde !… C’est pour miss Brooke elle-même que ses amis devraient tâcher d’agir.

— Humphrey ne le sait pas encore. Mais vous pouvez compter que quand il sera au courant il dira : « Pourquoi pas ? Casaubon est un brave garçon et encore jeune, assez jeune… » Ces gens charitables ne distinguent jamais le vin du vinaigre jusqu’à ce qu’ils en aient avalé et pris la colique. Pourtant si j’étais homme je préférerais Célia, surtout après le départ de Dorothée. À vrai dire, vous avez fait la cour à l’une et captivé l’autre. J’ai bien pu voir qu’elle vous admirait autant qu’homme puisse s’attendre à l’être. De toute autre personne que moi, vous pourriez trouver ce langage exagéré ! Adieu !

Sir James accompagna mistress Cadwallader jusqu’à sa voiture, puis sauta sur son cheval. Il n’allait pas renoncer à sa course à cause des nouvelles désagréables que son amie venait de lui apporter, mais galoper au contraire à toute vitesse dans n’importe quelle direction autre que celle de Tipton-Grange.

Et maintenant, pour quel motif imaginable mistress Cadwallader avait-elle pris un intérêt si vif au mariage de miss Brooke ? puis, l’union à laquelle elle se flattait de contribuer étant rompue, pourquoi s’occupait-elle déjà de poser les préliminaires d’une autre ?

Tout ce qu’on pourrait dire, c’est que ces petites combinaisons matrimoniales rentraient dans les ingrédients dont la femme du recteur aimait à se composer une nourriture dont elle avait besoin. Sa vie rurale était toute simple, absolument exempte de toute espèce de mystérieuses machinations, et en dehors des grandes affaires du monde ; mais les affaires du monde ne l’en intéressaient pas moins, surtout lorsqu’elle les apprenait par des lettres de parents haut placés : la façon dont de beaux cadets de famille avaient pris le chemin de l’hôpital pour avoir épousé leurs maîtresses ; l’idiotisme de grand ton du jeune lord Tapir et les accès d’humeur morose du vieux et goutteux lord Mégathérium ; le croisement des généalogies qui avait fait passer une couronne de noblesse dans une branche nouvelle et donné carrière aux histoires scandaleuses ; tels étaient les sujets dont elle retenait les détails avec la plus minutieuse exactitude, et qu’elle resservait aux autres, assaisonnés d’excellents pickles d’épigrammes, dont elle se régalait elle-même. Elle croyait aussi fermement à la haute et à la basse extraction qu’elle croyait au gibier et à la vermine. Jamais la pauvreté ne lui aurait fait renier personne : dans la ruine d’un de Bracy réduit à manger son dîner dans une écuelle, elle n’eût vu qu’un exemple pathétique digne de louange et de glorification ; et je crains même que ses vices aristocratiques ne l’eussent que faiblement indignée. Mais elle éprouvait pour les bourgeois enrichis un sentiment qui ressemblait à une haine religieuse.

Inflammable comme le phosphore et toujours prête à saisir tout ce qui approchait d’elle sous une forme à sa convenance, comment mistress Cadwallader eût-elle pu supporter que les deux misses Brooke et leur avenir matrimonial restassent pour elle un sujet étranger quand, depuis des années, elle avait l’habitude de sermonner M. Brooke avec une amicale franchise et de lui donner à entendre en confidence qu’elle le regardait comme un pauvre sire. Depuis le jour de l’arrivée des jeunes filles à Tipton, elle avait combiné le mariage de Dorothée avec sir James, et, si ce mariage s’était fait, elle eût été convaincue que c’était grâce à elle ; mais le voir manquer après l’avoir conçu lui causait une irritation que comprendront tous les esprits réfléchis. Elle était la diplomate de Tipton et de Freshitt, et tout ce qui se produisait contre sa volonté lui semblait une irrégularité blessante. Pour des excentricités du genre de celle qu’allait commettre miss Brooke, mistress Cadwallader était absolument sans indulgence. La bonne opinion qu’elle avait eue de cette jeune fille, elle ne la devait qu’à l’influence de son mari, à son excessive bienveillance, elle s’en apercevait bien à présent ; ces lubies puritaines et cette affectation d’être plus religieuse que le recteur et le curé tout ensemble provenaient sans doute d’une maladie plus profonde et plus enracinée dans sa constitution qu’elle ne l’avait cru auparavant.

— Et maintenant, se dit à elle-même mistress Cadwallader, et elle le répéta ensuite à son mari, je l’abandonne à son sort ! En épousant sir James, il y avait une chance pour elle de devenir une femme sensée et raisonnable. Il ne l’eût jamais contredite, et une femme que l’on ne contredit pas n’a pas de raison pour persévérer obstinément dans ses absurdités. Mais à présent je lui souhaite bien du plaisir, avec son cilice de crin !

Mistress Cadwallader n’en avait pas moins à chercher un autre parti pour sir James, et, comme elle s’était mis dans la tête que ce serait maintenant la plus jeune des misses Brooke, rien ne pouvait être plus favorable au succès de son plan que l’allusion qu’elle venait de faire à l’impression produite par le baronnet sur le cœur de Célia. Car sir James n’était pas un de ces hommes qui se consument en vains regrets devant la pomme insaisissable de Sapho, « dont les charmes vous sourient comme la touffe de primevères au sommet du rocher que la main s’efforce en vain d’atteindre. »

Il ne faisait pas de sonnets. Le fait de n’avoir pas été agréé par la femme que lui-même avait choisie, ne pouvait le toucher agréablement. L’idée que Dorothée avait préféré M. Casaubon avait déjà meurtri son attachement pour elle et en avait comme relâché les liens. Sir James était un homme de sport, mais il avait pour les femmes des sentiments un peu différents de ceux qu’il pouvait éprouver pour les renards et les coqs de bruyère ; et il ne regardait pas sa future épouse comme une proie d’autant plus désirable que sa poursuite offrait plus d’émotions. Il avait, au contraire, cette aimable faiblesse qui nous attache à ceux qui nous aiment et nous éloigne de ceux qui ne se soucient pas de nous ; il y joignait une bonne et reconnaissante nature ; et la seule idée qu’une femme lui portait intérêt tissait entre son cœur et celui de cette femme comme de petits fils de tendresse.

Sir James, donc, après s’être lancé au galop pendant une demi-heure dans une direction opposée à Tipton-Grange, ralentit le pas de son cheval et finit par lui faire prendre un raccourci pour revenir à Freshitt. Partagé entre mille sentiments, il avait, après tout, le désir d’aller à la Grange comme si de rien n’était. Heureux malgré lui de n’avoir pas fait encore sa demande en mariage et par conséquent de n’avoir pas eu l’humiliation d’un refus, il sentait que la simple politesse de l’amitié l’obligeait à aller voir Dorothée pour causer avec elle des bâtisses, et mistress Cadwallader l’avait heureusement préparé à offrir au besoin ses félicitations sans trop de gaucherie. À dire vrai, cette perspective ne le séduisait pas ; il lui était pénible de renoncer à Dorothée ; mais il y avait, dans sa résolution de faire dès à présent cette visite et de vaincre tout marque apparente d’émotion, quelque chose qui lui faisait l’effet de la morsure d’une lime ou d’un excitant amer. Et puis enfin sans qu’il s’en rendît bien compte, la pensée qui le dominait, c’est que Célia serait là, et il se promettait de faire plus attention à elle qu’il n’avait fait encore.

Nous tous mortels, hommes et femmes, nous dévorons au dedans de nous plus d’un désappointement entre l’heure du déjeuner et celle du dîner ; nous retenons nos larmes, nos lèvres pâlissent, et aux questions des autres nous répondons : « Ce n’est rien ! » L’orgueil nous aide et l’orgueil n’est pas une mauvaise chose quand il nous force à cacher nos blessures au lieu de blesser les autres.



CHAPITRE VII


M. Casaubon, comme on le pense bien, passa une grande partie de son temps à la Grange durant les semaines suivantes ; interrompu dans son grand travail (la Clef de toutes les mythologies) par la cour assidue qu’il faisait à sa fiancée, il aspirait d’autant plus à l’heureux événement qui y mettrait fin. Mais il s’était soumis de propos délibéré à cette interruption dans son œuvre, ayant décidé que le temps était venu d’embellir sa vie des grâces d’une société féminine, d’éclairer les brouillards que la fatigue répandait jusque sur ses heures de loisir par les caprices de la fantaisie d’une femme, et enfin d’assurer à sa vieillesse la consolation de doux soins féminins. Aussi résolut-il de s’abandonner au courant du sentiment et il fut peut-être étonné de voir quel ruisseau peu profond c’était que ce courant. Ainsi que dans des régions arides le baptême par immersion ne peut être accompli que symboliquement, de même M. Casaubon éprouva qu’une légère aspersion était tout ce que son courant lui permettait, et il en conclut que les poètes avaient beaucoup exagéré la force de la passion chez les hommes. Il remarqua cependant avec plaisir que miss Brooke témoignait dans son affection une ardeur et une soumission qui promettaient de remplir ses plus agréables prévisions du mariage. Parfois cherchant à s’expliquer la modération de son attachement pour elle, il lui venait à l’esprit qu’il pouvait bien y avoir quelque imperfection dans le caractère de Dorothée ; mais il lui était impossible de discerner cette imperfection et même de se figurer une femme qui lui eût plu davantage.

— Ne pourrais-je pas me préparer dès à présent à vous être utile ? lui dit Dorothée un matin dans les premiers jours de leurs fiançailles. Ne pourrais-je pas apprendre à vous lire du latin et du grec ? Les filles de Milton lisaient à leur père sans savoir le grec plus que moi.

— Je crains que cela ne vous paraisse fatigant, répondit en souriant M. Casaubon, et, si je m’en souviens bien, cet exercice dans une langue étrangère était un sujet de rébellion contre le poète de la part des jeunes personnes que vous venez de citer.

— Oui ; mais d’abord c’étaient de méchantes filles ! sans quoi elles eussent été fières de venir en aide à un tel père ; et puis, si elles avaient pris la peine d’étudier pour arriver à comprendre ce qu’elles lisaient, c’eût été un travail intéressant. J’espère que vous ne me croyez ni méchante ni stupide.

— Je crois que vous êtes tout ce que peut être une jeune fille accomplie dans toutes les circonstances de la vie. Certes il me serait d’un grand avantage que vous pussiez copier les caractères grecs, et, dans ce but, il serait bon de commencer par le lire un peu.

Dorothée saisit cette phrase comme une précieuse autorisation. Elle n’eût pas demandé à M. Casaubon de lui enseigner dès à présent les langues mortes, craignant avant tout d’être importune au lieu d’être utile ; mais ce n’était pas uniquement par dévouement à son futur époux qu’elle désirait apprendre le grec et le latin : ces domaines de la science masculine lui semblaient un point d’appui d’où l’on pouvait mieux embrasser la vérité de toutes choses. Sentant son ignorance, elle était portée à douter constamment de la justesse de ses conclusions, comme elle en était venue maintenant à douter que les pauvres petites chaumières de ses rêves fussent pour la gloire de Dieu, puisque des hommes instruits dans les classiques semblaient concilier l’indifférence pour les chaumières du pauvre avec le zèle pour la gloire de Dieu. L’hébreu même pourrait lui être nécessaire ou tout au moins l’alphabet et quelques racines, pour arriver à connaître le fond des choses et à juger sainement des devoirs sociaux du chrétien : elle n’avait pas encore atteint ce degré de renoncement où elle se fût tenue pour satisfaite d’avoir un mari sage et éclairé ; elle prétendait devenir sage et éclairée elle-même.

Miss Brooke était bien naïve, la pauvre enfant, avec toute son apparence de sagesse. Célia, dont l’esprit n’avait jamais été considéré comme très puissant, voyait beaucoup plus vite le vide que cachaient souvent les prétentions des autres.

Cependant M. Casaubon consentait à écouter et à enseigner une heure de suite comme un véritable maître d’école ou plutôt comme un amoureux auquel l’ignorance élémentaire et les difficultés de sa maîtresse semblent un touchant à-propos. Peu de savants eussent trouvé déplaisant d’enseigner l’alphabet dans de telles conditions. Mais Dorothée était un peu froissée et découragée de sa stupidité, et les réponses qu’elle recevait à de timides questions sur la valeur des accents en grec, lui donnaient le soupçon attristant qu’il pouvait bien y avoir là des secrets trop au-dessus de la raison féminine.

Quant à M. Brooke, il n’avait aucun doute à cet égard, et il exprima son opinion avec sa vigueur ordinaire un jour qu’il entra dans la bibliothèque pendant la leçon de lecture.

— Eh bien, Casaubon, de si profondes études me semblent bien ardues pour une femme ; trop ardues, vous savez…

— Dorothée apprend simplement à lire les caractères, dit M. Casaubon éludant la question. Elle a eu la pensée très charitable de vouloir ménager mes yeux. — Ah ! fort bien ! sans comprendre, oui… ce n’est pas mal. Mais il y a une certaine légèreté dans l’esprit féminin ; la musique, les beaux-arts… voilà ce qui lui convient. Les femmes devraient toujours étudier les beaux-arts, mais superficiellement, vous savez. Une femme doit pouvoir se mettre au piano et vous jouer ou vous chanter n’importe quelle vieille chanson anglaise. Voilà ce que j’aime, moi, bien qu’a l’Opéra de Vienne j’aie entendu tout ce qu’on peut entendre, Gluck, Mozart et d’autres… Mais je suis conservateur en musique. Ce n’est pas comme en matière d’idées, vous savez. Je reste fidèle aux bonnes vieilles harmonies.

— M. Casaubon n’aime pas le piano et j’en suis bien aise, dit Dorothée. — Dorothée était excusable de ne pas aimer la musique de famille ni les beaux-arts à l’usage des femmes.

Elle sourit et leva vers son fiancé des yeux reconnaissants. Quel bonheur de n’avoir pas à lui jouer sans cesse la Dernière Rose d’été !

— Il n’y a, paraît-il, à Lowick, qu’un vieux clavecin tout couvert de livres, reprit-elle.

— Oh ! en ceci, ma chère, Célia vous est très supérieure. Célia joue fort joliment et elle est toujours prête à le faire. Mais, puisque Casaubon ne l’aime pas, je vous approuve, quoique je regrette ces petites récréations-là pour vous, Casaubon. L’arc toujours tendu, etc… etc… vous savez bien…

— Je n’ai jamais pu considérer comme un délassement d’avoir les oreilles agacées par des bruits rythmés et cadencés. Une chanson trop connue me fait l’effet d’une musique de danse, laquelle n’a rien d’agréable pour qui a passé l’adolescence. Quant aux genres plus nobles de la musique, dignes d’accompagner des cérémonies solennelles ou même d’agir sur l’âme et de l’élever, comme dans l’ancienne conception de cet art, je n’ai rien à en dire ; car ils ne nous concernent pas immédiatement.

— Non ; mais j’aimerais cette musique-là, dit Dorothée. En revenant de Lausanne, mon oncle nous a menées entendre les grandes orgues de Fribourg, et j’y ai sangloté.

— Cela n’est pas sain, ma chère, dit M. Brooke. À présent qu’elle va être entre vos mains, Casaubon, il faudra lui enseigner à prendre les choses plus tranquillement ; eh ! Dorothée ? — Et il acheva sa phrase par un sourire, ne voulant pas froisser sa nièce. Après tout, ne valait-il pas mieux pour elle qu’elle fût mariée de bonne heure à un personnage aussi rassis que Casaubon, puisqu’elle ne voulait pas entendre parler de Chettam.

— C’est étrange, pourtant, se disait-il en s’esquivant de la chambre, c’est étrange qu’elle l’ait aimé ! Mais c’est un bon mariage, et, quoi qu’en dise mistress Cadwallader, c’eût été agir contre mes propres intérêts que de m’y opposer. Il est presque certain qu’il deviendra évêque, ce Casaubon. Sa brochure sur la question catholique est venue fort à propos ; tout au moins il sera nommé doyen ; on le lui doit.



CHAPITRE VIII


Après avoir surmonté la peine et le dépit de voir Dorothée engagée à un autre, sir James Chettam s’étonna du plaisir qu’il trouvait encore à ses visites à la Grange. Sans doute la première fois qu’il en approcha, il lui sembla qu’un éclair fourchu le traversait de part en part, et, durant toute son entrevue avec elle, il éprouva comme un sourd malaise. Mais, en dépit de son bon naturel, avouons que ce malaise était quelque peu diminué par le fait qu’il ne se trouvait pas en présence d’un rival brillant et désirable. Il ne se sentait pas éclipsé par M. Casaubon, mais il était choqué de voir Dorothée sous l’empire d’une aussi triste illusion, et sa mortification perdait un peu de son amertume en s’associant à de la pitié !

Tout en comprenant que sa rupture avec Dorothée était sans retour, sir James ne pouvait encore envisager avec calme la pensée de son mariage avec M. Casaubon. La première fois qu’il les vit ensemble sous cet aspect nouveau de fiancés, il lui sembla qu’il n’avait pas pris l’affaire assez au sérieux. Brooke était réellement coupable ; il devait s’opposer. Qui pourrait lui parler ? N’y avait-il pas quelque tentative à faire encore, au moins pour retarder le mariage ?

En revenant de Freshitt, il entra au rectorat de M. Cadwallader, et fut introduit dans un cabinet d’étude où étaient suspendus toutes sortes d’attirails de pêche, et, de là, dans une petite pièce contiguë où le recteur était occupé à confectionner un dévidoir.

M. Cadwallader était un homme de haute taille, aux lèvres un peu épaisses et au sourire affable, très simple et rude dans son extérieur, mais possédant cette aisance, cette bonne humeur solide et imperturbable qui vous pénètre comme l’aspect ensoleillé de vastes collines herbeuses, et qui agit par contagion sur l’égoïsme irrité en le forçant à rougir de lui-même.

— Eh bien, comment vous portez-vous ? dit-il, tendant au baronnet une main assez peu présentable ; je suis fâché de vous avoir manqué l’autre jour. S’est-il passé quelque chose de particulier ? Vous avez l’air ennuyé.

Le baronnet parut exagérer à dessein le léger pli et le froncement de sourcils habituels à son visage, tandis qu’il répondait :

— C’est cette conduite de Brooke ; il faudrait lui parler sérieusement.

— Quelle conduite ? Parce qu’il veut se présenter à la députation ? dit M. Cadwallader continuant à arranger ses bobines. Je ne puis croire qu’il s’y décide, mais où serait le mal, si cela lui plaît ? Tous les adversaires des libéraux devraient se féliciter qu’ils ne mettent pas en avant leurs hommes les plus forts. Ce n’est pas avec la tête de notre ami Brooke comme batterie de campagne qu’ils démoliront la constitution.

— Ce n’est pas de cela que je veux parler, dit sir James qui s’était jeté dans un fauteuil, et examinait avec une profonde amertume la semelle de sa bottine. C’est du mariage que je parle et de la faiblesse avec laquelle il laisse cette belle jeune fille épouser Casaubon.

— Casaubon ? mais quoi ! je ne vois rien à reprendre en lui si cette jeune fille l’aime.

— Elle est trop jeune pour bien savoir ce qu’elle aime ! Son tuteur devrait intervenir et ne pas laisser la chose se conclure aussi précipitamment. Je m’étonne qu’un homme comme vous, Cadwallader, un homme qui a des filles, et un cœur comme le vôtre surtout, puisse considérer cette affaire avec indifférence. Songez-y sérieusement.

— Je ne plaisante pas, je suis aussi sérieux que possible, répondit le recteur avec un petit rire intérieur tout à fait provocant. Vous ne valez pas mieux qu’Éléonore. Elle voulait m’envoyer faire la leçon à Brooke ; mais je lui ai rappelé que ses amies avaient eu aussi une triste opinion de son mariage lorsqu’elle m’épousa…

— Mais voyez ce Casaubon ! Il a au moins cinquante ans et je ne crois pas qu’il ait jamais pu être autre chose que l’ombre d’un homme ! Voyez un peu ses jambes !

— Allez au diable, vous tous beaux jeunes gens qui croyez toujours pouvoir en faire à votre guise en ce monde ! Vous ne comprenez pas les femmes. Elles ne vous admirent pas la moitié autant que vous vous admirez vous-mêmes. Éléonore disait autrefois à ses sœurs qu’elle m’avait épousé pour ma laideur, « si amusante et si étrange, disait-elle, qu’elle avait absolument triomphé de sa prudence ».

— Vous ! il était bien facile de vous aimer. Mais, ici, ce n’est pas de beauté ou de laideur qu’il est question. Je n’aime pas Casaubon.

C’était la façon la plus énergique de sir James de faire entendre qu’il avait mauvaise opinion du caractère d’un homme.

— Pourquoi ? Que savez-vous contre lui ? demanda le recteur, déposant ses bobines et enfonçant ses pouces dans les entournures de son gilet d’un air attentif.

C’était toujours une difficulté pour sir James d’expliquer ses motifs.

— Voyons, Cadwallader, a-t-il seulement un peu de cœur ?

— Eh bien, oui. Je ne dis pas un cœur tendre, mais un bon noyau solide, soyez-en sûr. Il est très secourable pour sa famille, qui est peu fortunée. Il pensionne plusieurs de ses parentes et il fait élever un jeune homme à grands frais. Casaubon agit d’après son sens de la justice. La sœur de sa mère a fait, je crois, un mauvais mariage avec un Polonais ; elle s’est perdue, sa famille l’a reniée et abandonnée. Sans cet événement, Casaubon n’aurait eu que la moitié de la fortune qu’il possède aujourd’hui. Je crois qu’il a tâché de retrouver ses cousins et de voir ce qu’il pourrait faire pour eux. Tous les hommes ne rendraient pas un aussi beau son que celui-là, si vous essayiez leur métal. Vous, Chettam, c’est différent ; mais pas tous les hommes.

— Je ne sais pas, dit sir James rougissant fortement, je ne suis pas si sûr de moi. Il s’arrêta un instant, puis reprit : Casaubon a bien agi, mais un homme peut se bien conduire et n’en être pas moins une sorte de code en parchemin. Est-il certain qu’une femme soit heureuse avec lui ? Et je trouve que lorsqu’il s’agit d’une personne aussi jeune que miss Brooke, ses amis devraient intervenir, ou au moins essayer, pour l’empêcher de commettre une folie. Vous riez, vous pensez que, si j’exprime ces sentiments, c’est aussi un peu pour mon compte et par dépit. Mais, sur mon honneur, ce n’est pas cela. Je sentirais absolument de même si j’étais le frère ou l’oncle de miss Brooke.

— Très bien ; mais que feriez-vous ?

— Je dirais qu’il ne faut pas fixer le mariage avant sa majorité ; et, soyez-en sûr, dans ce cas-là, il n’aurait jamais lieu. Je voudrais que mon opinion fût la vôtre. Je voudrais vous voir parler à Brooke.

Sir James se leva alors pour saluer mistress Cadwallader, qui entrait tenant à la main sa plus jeune fille âgée de cinq ans. L’enfant courut tout droit se blottir sur les genoux de son père.

— Je sais de quoi il s’agit, dit mistress Cadwallader, mais vous ne ferez pas d’impression sur Humphrey. Aussi longtemps que le poisson se prendra à l’amorce, chacun de nous restera exactement ce qu’il est. Dieu vous bénisse ! Casaubon possède un ruisseau à truites et ne se soucie pas d’y pêcher lui-même. Croyez-vous qu’il existe un meilleur garçon ?

— Eh bien, il y a du vrai là dedans, dit le recteur avec son rire calme et silencieux. C’est une précieuse qualité pour un homme que d’avoir un ruisseau à truites.

— Mais, sérieusement, dit sir James dont l’irritation ne s’était pas encore entièrement dissipée, ne croyez-vous pas que le recteur pourrait quelque chose, s’il voulait parler ?

— Oh ! je vous ai prévenu d’avance de ce qu’il dirait, répondit mistress Cadwallader en levant les sourcils. J’ai fait ce que j’ai pu, je m’en lave les mains, de ce mariage !

— Premièrement, répliqua le recteur d’un air grave, il serait déraisonnable de s’attendre à ce que je puisse convaincre Brooke, et ensuite le faire agir en conséquence. Brooke est un excellent homme, mais il est mou ; il entrera dans n’importe quel moule, mais sans jamais en garder l’empreinte. Et puis, mon cher Chettam, pourquoi, je vous prie, userais-je de mon influence au préjudice de Casaubon, à moins d’être beaucoup plus sûr que je ne le suis d’agir dans l’intérêt de miss Brooke ! Je ne sais rien de défavorable à Casaubon. Je ne m’inquiète pas de ses Xisuthrus, Fee-fo-fum, etc. ; et il ne s’occupe pas davantage de mes engins de pêche. Il a toujours été poli avec moi et je ne vois pas pourquoi j’irais gâter son jeu. Et pour revenir à miss Brooke, elle pourra être aussi heureuse avec lui qu’avec tout autre homme !

— Humphrey ! vous me faites perdre patience ! Vous savez bien que vous aimeriez mieux dîner sous la haie qu’en tête à tête avec Casaubon. Vous n’avez jamais rien à vous dire.

— Cela n’a rien à faire avec le mariage de miss Brooke. Ce n’est pas pour mon plaisir qu’elle l’épouse.

— Il n’a pas une goutte de bon sang dans tout le corps, dit sir James.

— Certainement pas. On en a mis une goutte sous un verre grossissant et on n’y a trouvé que des virgules et des parenthèses, ajouta mistress Cadwallader.

— Que ne fait-il paraître son livre au lieu de se marier ? dit sir James rempli de dégoût.

— Il ne rêve que d’annotations et sa cervelle se brouille dans tout cela. On dit que, tout petit garçon, il fit une analyse de Saute sur mon pouce ! Et, depuis, il a toujours fait des analyses à propos de tout. Fi donc ! Et tel est l’homme avec lequel Humphrey s’obstine à dire qu’une femme peut être heureuse.

— Eh bien, si, tel qu’il est, il plaît à miss Brooke ? Je ne fais pas profession de comprendre les goûts de toutes les jeunes personnes.

— Mais si elle était votre fille ? dit sir James.

— Ce serait différent. Elle n’est pas ma fille et je ne me sens pas appelé à intervenir dans cette affaire. Casaubon n’est pas pire que la plupart d’entre nous. C’est un clergyman savant et il fait honneur à l’habit. Certain radical faisant un discours à Middlemarch a dit que Casaubon était le titulaire coupeur de paille instruit, Freke le titulaire brique et mortier, et moi le titulaire pêcheur. Et sur ma parole, je ne vois pas qu’il y en ait un meilleur ou pire que l’autre.

Le recteur voyait toujours le côté plaisant dans toute satire dirigée contre lui. Il avait la conscience large et facile, comme tout le reste de son individu, et détestait le tracas.

Sir James comprit avec tristesse que miss Brooke aurait pleine liberté de commettre sa folie. Un signe de l’heureux naturel du baronnet, c’est que son zèle à réaliser les projets de chaumières de Dorothée ne se ralentit pas pour cela ; et Dorothée put apprécier sa loyale persévérance dans l’accomplissement de ce devoir de propriétaire que la complaisance seule de l’amoureux lui avait d’abord fait entreprendre ; le plaisir qu’elle en ressentit fut assez grand même pour compter pour quelque chose dans son bonheur présent, au milieu des doux rêves de confiante admiration et de dévouement passionné que le savant gentleman avait éveillés dans son âme. Aussi, le bon baronnet, alors qu’il commençait, dans les visites suivantes, à rendre certaines petites attentions à Célia, retrouva-t-il de plus en plus de plaisir à la société de Dorothée. Elle était avec lui parfaitement naturelle sans plus témoigner d’agacement ; peu à peu il découvrit tout le charme qu’il peut y avoir dans une franche affection et dans une amicale intimité, d’homme à femme entre lesquels il n’y a pas d’amour à cacher ni à déclarer.



CHAPITRE IX


M. Brooke n’eut qu’à se louer des procédés de M. Casaubon dans la rédaction du contrat, et les préliminaires du mariage avançaient doucement. Encore faut-il que la fiancée prenne connaissance de sa future demeure et indique les changements qu’elle y désire. Avant le mariage, la femme commande ; c’est une manière de se préparer à la soumission plus tard.

Par une matinée de novembre d’un froid gris et sec, Dorothée se rendit en voiture à Lowick avec son oncle et Célia. L’habitation de M. Casaubon était le manoir de la paroisse. Tout proche s’élevait la petite église qu’on apercevait à travers les arbres du jardin, et, vis-à-vis, le vieux presbytère. M. Casaubon n’avait d’abord occupé que la cure, la mort de son frère ne l’ayant mis que plus tard en possession du manoir. De ce manoir dépendait un petit parc où s’élevait çà et là un vieux chêne isolé ; une avenue de tilleuls conduisait à la façade sud ouest de la maison ; le parc et le jardin n’étaient séparés que par une clôture basse, de manière que, des fenêtres du salon, le regard se prolongeait à perte de vue le long d’une pente de gazon vert jusqu’au point où les tilleuls descendaient au niveau des blés et des pâturages, et parfois semblaient se fondre comme dans un lac sous les rayons du soleil couchant. C’était le côté riant de la maison ; les façades du midi et du levant avaient, au contraire, un aspect de mélancolie, même par les matinées les plus radieuses. Les terrains s’y étendaient moins loin, les massifs de fleurs ne témoignaient pas d’un entretien très soigné, et d’épais groupes d’arbres composés surtout de sombres ifs s’étaient élevés à de grandes hauteurs à quelques mètres seulement des fenêtres. Le bâtiment de pierre verdâtre, construit dans le vieux style anglais, n’était pas absolument laid, mais percé de fenêtres étroites et d’un aspect triste : c’était une de ces maisons auxquelles il eût fallu de nombreux enfants, beaucoup de fleurs, de fenêtres ouvertes et des échappées sur de riants points de vue, pour avoir l’air d’une joyeuse demeure.

Par ce jour de fin d’automne, où les feuilles jaunes tombaient sans bruit au milieu du feuillage sombre des arbres verts, et dans une solitude sans soleil, la maison, comme le paysage, avait un air de déclin automnal, et M. Casaubon, lorsqu’il parut, n’avait lui-même aucun éclat susceptible d’être mis en relief par ce décor.

— Grand Dieu ! se dit Célia, Freshitt-Hall eût été autrement agréable.

Elle pensait à la pierre de taille blanche, au portique à colonnes, à la terrasse fleurie de Freshitt, et à sir James souriant dans ce beau domaine et apparaissant comme un prince des contes de fées au milieu d’un buisson de roses, en agitant un mouchoir embaumé des suaves pétales dont une métamorphose le faisait sortir, sir James qui causait si agréablement de choses qui avaient toujours le sens commun et jamais d’érudition ennuyeuse !

Dorothée trouva la maison et les jardins absolument conformes à ce qu’elle pouvait souhaiter. Elle considérait sans tristesse les sombres rayons de livres de la grande bibliothèque, les tapis et les rideaux aux couleurs adoucies par le temps, les vieilles cartes de géographie et les vues à vol d’oiseau pendues le long des murs du corridor où se montrait çà et là quelque vase antique ; elle trouvait cela tout aussi gai que les statuettes et les tableaux de la Grange rapportés par son oncle de ses voyages d’autrefois et qui faisaient probablement partie « des idées qu’il avait absorbées à une certaine époque de sa vie ». La pauvre Dorothée, avec ses idées puritaines, ne pouvait guère comprendre ces grandes nudités classiques et ces tableaux maniérés de la Renaissance imités du Corrège ; on ne lui avait d’ailleurs jamais appris comment elle pourrait d’une façon ou d’une autre les associer avec sa vie. Mais les propriétaires de Lowick n’avaient apparemment jamais aimé les voyages, et ce n’était pas de ce côté que M. Casaubon avait jamais cherché à compléter ses grandes études sur le passé.

Dorothée parcourut la maison avec une émotion délicieuse. Tout lui semblait sanctifié ! Cette maison allait devenir le home de sa vie de femme, et elle levait des regards pleins de confiance vers M. Casaubon lorsqu’il appelait son attention sur quelque changement, quelque arrangement, qu’elle pût souhaiter. Elle recevait avec reconnaissance cet appel fait à ses goûts, mais elle ne voyait jamais rien à changer. Les efforts de M. Casaubon pour arriver à une courtoisie parfaite et à des formes de tendresse ne laissaient rien à désirer à ses yeux. Elle en comblait les lacunes par des perfections imaginaires, interprétant son fiancé comme elle interprétait les œuvres de la Providence, et, si parfois elle croyait découvrir des discordances, elle les attribuait à sa propre surdité qui l’empêchait d’entendre les harmonies élevées. N’y a-t-il pas, durant les semaines de fiançailles, beaucoup de lacunes qu’une foi aimante sait combler par une heureuse confiance ?

— Maintenant, me ferez-vous le plaisir, ma chère Dorothée, de me désigner la chambre qui vous plairait le mieux pour en faire votre boudoir ? dit M. Casaubon montrant qu’il connaissait assez la nature des femmes pour comprendre ce genre d’exigence.

— Vous êtes bien bon d’y penser, dit Dorothée, mais je vous assure qu’il me serait plus agréable de voir toutes ces choses décidées sans moi. Laissez la maison telle qu’elle est et comme vous y viviez ; je l’aime bien mieux ainsi, ou décidez vous-même les changements qui vous semblent bons. Je n’ai pas de raison de désirer autre chose.

— Oh ! Dodo, dit Célia, ne veux-tu pas choisir pour ton boudoir la chambre à bow-window du premier étage ?

M. Casaubon les fit entrer dans cette pièce. Le bow-window donnait sur la longue avenue de tilleuls ; le mobilier en était d’un bleu fané, et sur l’un des murs se voyait un groupe de miniatures d’hommes et de femmes en cheveux poudrés. Un morceau de tapisserie recouvrant une porte, représentait un paysage bleu vert sur lequel se détachait un cerf aux couleurs pales. Les chaises et les tables aux longs pieds fragiles étaient faciles à renverser. On eût aisément évoqué dans cette chambre le fantôme d’une de ces anciennes châtelaines au corsage étroit revenant visiter le sanctuaire de son travail. Une petite étagère contenant des volumes in-douze de littérature choisie, complétait l’ameublement.

— Oui, dit M. Brooke, ceci ferait une jolie pièce en l’ornant de quelques nouveaux tableaux, de sofas et autres choses de ce genre. Pour le moment, elle est un peu nue.

— Non, mon oncle, dit Dorothée vivement, ne parlez pas de changer quoi que ce soit, je vous en prie. Il y a tant d’autres choses en ce monde qui auraient besoin d’être changées ! Je voudrais que l’on ne touchât à rien à cause de moi ; c’est aussi votre sentiment, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en regardant M. Casaubon. Cette chambre était peut-être celle de votre mère quand elle était jeune.

— Précisément, fit-il en inclinant lentement la tête.

— Et voici votre mère, dit Dorothée qui s’était mise à examiner les miniatures. Ce portrait ressemble à celui que vous m’avez apporté, mais il me paraît meilleur. Et cet autre en face, qui est-ce ?

— La sœur aînée de ma mère. Elles étaient, comme vous et votre sœur, les seuls enfants de leurs parents, dont les portraits sont au-dessus des leurs. Les voyez-vous ?

— La sœur est jolie, dit Célia, laissant voir qu’elle avait une opinion moins favorable de la mère de M. Casaubon.

Célia découvrait, non sans quelque surprise, qu’il descendait d’une famille dont les membres avaient été jeunes dans leur temps et où les dames portaient des colliers.

— Elle a un visage très particulier, reprit Dorothée la regardant de plus près. Ces yeux gris profonds, un peu rapprochés… ; ce nez irrégulier et délicat avec une sorte de petite ride et toutes ces boucles poudrées qui retombent par derrière… ; elle me semble, à bien considérer, plutôt étrange que belle. Je ne trouve même pas de ressemblance de famille entre elle et votre mère.

— En effet ; et leurs destinées ne se sont pas ressemblées davantage.

— Vous ne m’en aviez jamais parlé, dit Dorothée.

— Ma tante a fait un fâcheux et malheureux mariage. Je ne l’ai jamais vue.

Dorothée s’étonna un peu, mais sentant qu’il y aurait de l’indiscrétion à faire des questions auxquelles M. Casaubon ne semblait pas désireux de répondre, elle se tourna du côté de la fenêtre pour admirer le paysage. Le soleil venait de percer les nuages, et les tilleuls de l’avenue projetaient leurs ombres alentour.

— N’irons-nous pas au jardin, maintenant ? proposa Dorothée.

— L’église vous intéressera, dit M. Brooke ; c’est une drôle de petite église. Et le village ! il tiendrait tout entier dans une coquille de noix. Soit dit en passant, cela vous plaira, Dorothée, car les chaumières ont l’air d’une rangée d’hospices avec leurs jardinets fleuris de giroflées et autres choses semblables.

— Oui, si vous le voulez bien, reprit Dorothée s’adressant à M. Casaubon. Tout cela m’intéressera.

Il ne lui avait rien dit des habitations de Lowick sinon qu’elles n’étaient « pas mal ».

Ils furent bientôt dans une allée sablée passant entre des bordures de gazon et des groupes d’arbres ; c’était le chemin le plus direct pour aller à l’église. On s’arrêta un moment à la petite porte qui menait au cimetière, pendant que M. Casaubon allait à la cure chercher la clef. Célia, qui s’était un peu attardée, les rejoignit bien vite dès que M. Casaubon se fût éloigné et dit de son petit ton rythmé et saccadé qui semblait éloigner toute intention malicieuse :

— Sais-tu, Dodo, j’ai vu quelqu’un de jeune qui marchait le long d’une allée ?

— Est-ce donc si étonnant, Célia ?

— C’est peut-être un jeune jardinier, vous savez ; pourquoi pas ? dit M. Brooke. J’ai dit à Casaubon qu’il ferait bien de changer de jardinier.

— Non, ce n’était pas un jardinier, dit Célia, c’était un monsieur avec un album à dessin et avec de longs cheveux châtain clair. Je ne l’ai vu que de dos, mais il était tout jeune.

— Le fils du pasteur peut-être, dit M. Brooke. Ah ! voici Casaubon et Tucker avec lui. Vous ne connaissez pas encore Tucker ?

M. Tucker était un de ces pasteurs entre deux âges appartenant au clergé inférieur et généralement pourvus d’un bon nombre de fils. Mais, la présentation faite, il ne fut pas question de la famille du révérend, et la fugitive vision de jeunesse de tout à l’heure fut oubliée de tous, excepté de Célia. Elle ne pouvait croire que les boucles châtain clair et la taille svelte du jeune homme eussent quelque rapport avec M. Tucker, lui qui était juste aussi vieux et d’apparence aussi engourdie que devait l’être le vicaire de M. Casaubon. C’était sans doute un excellent homme et digne d’aller au ciel (Célia n’aurait pas voulu passer pour une personne sans principes), mais les coins de sa bouche étaient bien désagréables ! Célia ne pouvait se représenter sans mélancolie le temps qu’elle aurait à passer comme demoiselle d’honneur à Lowick, où le vicaire ne devait même pas avoir de jolis petits enfants dont elle pût s’occuper.

M. Tucker leur fut d’une utilité inappréciable durant leur promenade : le vicaire était en état de répondre à toutes les questions de Dorothée sur les paysans et les autres paroissiens. Il lui assura que tout le monde était heureux à Lowick, qu’il n’y avait pas un habitant dans ces doubles rangées de chaumières à petit loyer qui n’élevât un cochon, et que les petits coins de jardins derrière les maisons étaient tous bien soignés. Les petits garçons étaient vêtus d’excellent velours de coton, et les petites filles, bien tenues, allaient se placer aux environs ou tressaient de la paille à la maison. Il n’y avait pas d’industrie, pas de dissidents non plus et en somme pas trop de vice dans la population, quoique ces braves gens fussent plus occupés en général de leurs intérêts temporels que de ceux de leur âme. Il y avait tant de poules à Lowick que M. Brooke en fit la remarque.

— Vos fermiers, dit-il, laissent un peu d’orge à glaner pour les femmes ! Les pauvres gens pourraient avoir ici leur poule au pot comme le bon roi de France le souhaitait à son peuple. Les Français mangent pas mal de volailles, des volailles maigres, vous savez…

— C’était là un souhait à bon marché, s’écria Dorothée. Les rois sont-ils donc de tels monstres, qu’il faille regarder un souhait pareil comme une vertu royale.

— Si c’était des volailles maigres qu’il leur souhaitait, dit Célia, cela n’était pas si beau ; mais peut-être était-ce des volailles grasses ?

— Oui ; mais le mot ne se trouve pas dans la phrase, ou peut-être était-il subauditum, c’est-à-dire présent dans l’esprit du roi et non prononcé, ajouta M. Casaubon en souriant et en inclinant la tête vers Célia, qui s’empressa de se reculer un peu, car elle ne pouvait souffrir que M. Casaubon la regardât en clignotant.

Dorothée devint silencieuse en reprenant le chemin de la maison. Elle sentait avec une sorte de désappointement humiliant, qu’il n’y avait rien à faire pour elle à Lowick, et dans les quelques minutes qui suivirent, elle songeait déjà qu’elle eût préféré trouver sa future demeure dans une paroisse plus largement dotée de toutes les misères de ce monde afin d’y trouver elle-même plus de devoirs actifs à remplir. Puis, revenant à l’avenir qui s’ouvrait devant elle, elle se fit l’image d’une vie plus complètement dévouée à l’œuvre de son mari, jusqu’au jour où de nouveaux devoirs s’imposeraient à elle. Quelques-uns se révéleraient peut-être alors à son intelligence agrandie et élevée au contact de celle de M. Casaubon.

M. Tucker les quitta bientôt ; quelque affaire professionnelle ne lui permettait pas de rester à déjeuner au manoir ; comme ils revenaient au jardin par la petite porte, M. Casaubon prit la parole :

— Vous me paraissez un peu triste, Dorothée ne seriez-vous pas satisfaite de ce que vous venez de voir ?

— Ce que je ressens est peut-être mal ou insensé, répondit Dorothée avec sa franchise ordinaire ; je souhaiterais presque que les pauvres gens d’ici fussent plus nécessiteux. J’ai eu si rarement l’occasion de me rendre utile ! Sans doute mes notions d’utilité ici-bas sont bien imparfaites, et je sens que j’ai, dans cette voie, tout un apprentissage à faire.

— Sûrement, dit M. Casaubon. Toute position comporte ses devoirs particuliers. La vôtre, comme maîtresse de Lowick, ne manquera pas, je l’espère, de combler toutes vos aspirations.

— Oh ! j’en suis bien sûre ; ne croyez pas que je sols triste.

— Voilà qui est bien. Mais, si vous n’êtes pas fatiguée, nous prendrons pour revenir un autre chemin.

Dorothée n’était nullement fatiguée, et on fit un petit détour jusqu’à un if superbe, gloire héréditaire de la propriété. Comme ils s’en rapprochaient, une forme se détachant sur un fond de verdure sombre, apparut assise sur le banc, en train de dessiner le vieil arbre. M. Brooke, qui marchait devant avec Célia, se retourna pour demander qui était ce jouvenceau.

— C’est un jeune parent à moi, répondit M. Casaubon, un petit-cousin au fait, ajouta-t-il en regardant Dorothée, c’est le petit-fils de la dame dont vous avez remarqué le portrait, de ma tante Julia.

Le jeune homme avait déposé son album et s’était levé. Les boucles touffues de ses cheveux châtain clair et sa grande jeunesse rappelèrent aussitôt la vision entrevue par Célia.

— Dorothée, permettez que je vous présente mon cousin, M. Ladislaw. — Will, miss Brooke !…

Le cousin de M. Casaubon était alors si près d’eux, que, lorsqu’il ôta son chapeau, Dorothée put voir distinctement deux yeux gris très rapprochée, un nez fin et irrégulier traversé par une petite ride et une abondante chevelure rejetée en arrière ; mais la bouche et le menton étaient d’une forme plus accentuée et pour ainsi dire plus farouche que sur le portrait de sa grand’mère. Le jeune Ladislaw ne trouva pas nécessaire de sourire comme s’il se fût trouvé charmé de cette présentation à sa future cousine ; son visage exprima au contraire un mécontentement visible.

— Vous êtes artiste, à ce que je vois, dit M. Brooke prenant l’album et le feuilletant de sa façon familière.

— Non, ce sont de petits croquis qui m’amusent à faire ; il n’y a rien de joli dans cet album, répondit le jeune Ladislaw rougissant peut-être plus encore de mécontentement que de modestie.

— Oh ! voyez cela ! Voici pourtant un joli petit morceau. J’ai travaillé un peu dans cette branche, moi aussi autrefois, vous savez… Regardez-moi cela : c’est, par ma foi, une jolie chose et enlevée, comme nous disions, avec « brio ».

M. Brooke présentait aux deux jeunes filles une grande esquisse à l’aquarelle, représentant un sol pierreux, des arbres et un étang.

— Je suis mauvais juge en ces matières, dit Dorothée non pas avec froideur, mais comme pour protester contre l’appel fait à son goût. Vous savez bien, mon oncle, que je n’admire pas ces tableaux que vous dites si vantés ! Ils ont un langage que je ne comprends pas. Il y a, je suppose, entre la nature et les reproductions de la nature, quelque rapport que je suis trop ignorante pour saisir, de même qu’un vers grec ne me dit rien, alors que vous en comprenez parfaitement le sens.

Dorothée regarda M. Casaubon qui inclina la tête vers elle tandis que M. Brooke continuait avec son sourire nonchalant :

— Dieu me bénisse ! comme on se ressemble peu ! Votre éducation, ma chère enfant, a été fort incomplète sous ce rapport, car c’est précisément ce que vous dédaignez qui convient aux jeunes filles : le dessin, les beaux-arts, etc., etc… Mais vous vous êtes mise à dessiner des plans ; vous ne comprenez pas la morbidezza et ces choses-là. J’espère que vous viendrez chez moi et je vous montrerai ce que j’ai fait dans cette branche, poursuivit-il en s’adressant au jeune Ladislaw, lequel jusque-là observait Dorothée avec une attention profonde.

Ladislaw s’était mis dans la tête que ce devait être une déplaisante personne, puisqu’elle allait épouser Casaubon, et ce qu’elle venait de dire de sa stupidité à propos des tableaux l’aurait confirmé dans son opinion, si même il l’avait crue sincère. Il ne vit pour le moment dans les paroles de Dorothée qu’une critique dissimulée et il se tint pour assuré qu’elle trouvait son esquisse détestable. Il y avait trop de finesse dans sa réponse ! Elle se moquait de lui et de son oncle. Mais quelle voix ! C’était comme la voix d’une âme ayant vécu jadis dans une harpe éolienne. Quelle inconséquence de la nature ! Il n’y avait pas place pour la passion chez une jeune fille qui se décidait à épouser Casaubon ! Cependant il se détourna d’elle et remercia M. Brooke de son invitation.

— Nous verrons ensemble mes gravures italiennes, poursuivit cet excellent homme. J’ai une quantité innombrable de ces choses que j’ai mises de côté depuis bien des années. On se rouille dans ce coin de la province, vous savez… excepté vous, Casaubon, qui persévérez dans vos études ; quant à moi, mes meilleures idées arrivent à être au-dessous de tout… hors d’usage, vous savez… Vous autres, jeunes gens bien doués, gardez-vous-de l’indolence ; c’est l’indolence qui m’a perdu ; sans quoi, il fut un temps ou j’aurais pu réussir à tout !…

— Voilà une petite admonition opportune, dit M. Casaubon ; mais, à présent, nous allons rentrer, de peur que ces jeunes dames ne soient fatiguées de rester debout.

Quand ils se furent éloignés, le jeune Ladislaw se remit à son dessin ; tout en travaillant, sa figure prenait une expression croissante de gaieté et d’animation ; se renversant enfin, la tête en arrière, sur le banc, il partit d’un éclat de rire. C’était l’accueil fait à son œuvre artistique, c’était l’idée de son grave cousin amoureux de cette jeune fille, le commentaire de M. Brooke sur la place qu’il eût pu occuper dans la société sans l’obstacle de son indolence ! Le sentiment du ridicule que possédait Will Ladislaw animait agréablement ses traits : c’était la pure jouissance du comique sans nul mélange de ricanement ou de vanité personnelle.

— À quoi se destine votre neveu, Casaubon ? dit M. Brooke tout en marchant.

— Mon cousin, vous voulez dire, et non pas mon neveu.

— Oui, oui, cousin… mais je veux parler de la carrière, vous savez…

— Je ne puis malheureusement vous répondre d’une façon précise. En quittant Rugby, il a refusé d’entrer dans une université anglaise où je l’aurais mis volontiers, et il a préféré aller étudier à Heidelberg, ce qui n’est pas, à mon avis, un acheminement à une carrière régulière. Aujourd’hui, il désire retourner à l’étranger sans autre but spécial que le vague projet d’acquérir ce qu’il appelle de la culture, préparation à quelque chose qu’il ignore lui-même. En somme, il se refuse à choisir une profession.

— Il n’a, je suppose, d’autres moyens que ceux que vous lui fournissez ?

— Je lui ai toujours donné à entendre ainsi qu’à ses amis que je lui fournirais, dans des limites modestes, ce qui était nécessaire à son éducation littéraire et pour le mettre dans le monde sur un pied convenable. Je suis tenu de remplir les espérances que je lui ai données, dit M. Casaubon en exposant sa conduite sous le jour de la plus simple rectitude ; trait de délicatesse que Dorothée ne manqua pas de remarquer et d’admirer.

— Il a soif de voyager ; peut-être deviendra-t-il un jour un Bruce ou un Mungo-Park, dit M. Brooke, Moi aussi, j’ai eu cela dans ma jeunesse.

— Non, il n’a de goût ni pour l’exploration ni pour le développement de notre géognosie ; si c’était chez lui un goût bien prononcé, je pourrais l’approuver, sans toutefois le féliciter, de choisir une carrière qui se termine si souvent par une mort violente ou prématurée. Mais il est si éloigné d’aspirer à une connaissance plus parfaite de notre surface terrestre, qu’il préférerait, dit-il, ne pas connaître les sources du Nil et qu’il existât encore certaines régions inconnues réservées comme des terrains de chasse à l’imagination poétique.

— Eh bien, il y a du vrai là dedans, vous savez, dit M. Brooke qui, certainement, avait l’esprit impartial.

— Je l’attribuerais plutôt à l’instabilité de son caractère, toujours opposé à la perfectibilité en toutes choses, ce qui serait de mauvais augure pour lui dans n’importe quelle profession, laïque ou sacrée, à supposer qu’il veuille se soumettre à la règle ordinaire au point d’en choisir une.

— Peut-être a-t-il des scrupules fondés sur son inaptitude, dit Dorothée qui s’attachait à trouver une explication favorable. Le droit et la médecine sont des professions sérieuses, n’est-il pas vrai, puisque la vie et la fortune de nos semblables en dépendent ?

— Sans doute ; mais je crains que mon jeune parent Will Ladislaw ne soit rebelle à ces sortes de carrières par l’aversion qu’il a de toute application continue et de ces connaissances exactes qui en sont l’indispensable instrument, mais qui ne sauraient flatter des goûts indépendants ni fixer un esprit indulgent à soi-même ! Je lui répète souvent ce qu’Aristote a établi avec une si admirable concision, c’est-à-dire que l’accomplissement d’un travail quelconque, pris pour but, réclame d’abord l’exercice de beaucoup d’énergies ou de capacités acquises d’un ordre secondaire, exercice qui demande de la persévérance. Je lui ai montré mes propres volumes manuscrits représentant le travail de plusieurs années, simple travail préparatoire pour une œuvre non encore accomplie ; mais je n’ai rien obtenu. Il ne répond à ces sages raisonnements qu’en se qualifiant de « Pégase » et appelant toute espèce de travail régulier « un harnais ».

Célia se mit à rire, étonnée que M. Casaubon pût dire quelque chose de tout à fait amusant.

— Eh bien, vous savez, il se pourrait qu’il devînt un jour un Byron, un Chatterton, un Churchill, etc., rien n’est impossible, dit M. Brooke. Le laisserez-vous voyager en Italie ou dans n’importe quel pays de son choix ?

— Oui, nous sommes convenus que je lui en fournirais les moyens dans des limites raisonnables pour une année environ ; il n’en demande pas davantage. Je le laisserai faire l’épreuve de sa liberté.

Dorothée regarda M. Casaubon avec ravissement.

— C’est bien à vous, dit-elle, c’est noble. Après tout, il se peut bien, n’est-ce pas ? que les hommes aient en eux quelque vocation qui ne leur apparaisse pas clairement à eux-mêmes. Nous les croyons paresseux et indécis, tandis qu’ils sont en voie de développement. Nous devons, je crois, être très patients les uns envers les autres.

— C’est sans doute ton état de fiancée qui te fait considérer la patience comme une bonne chose, dit Célia, dès qu’elles se trouvèrent seules occupées à se débarrasser de leurs manteaux.

— Tu veux dire que j’en manque, Célia ?

— Oui, quand les autres ne font pas et ne disent pas absolument ce que tu veux.

Célia avait beaucoup moins peur de parler franchement à Dorothée depuis ses fiançailles ; l’érudition lui semblait plus digne de pitié que jamais.


CHAPITRE X


Le jeune Ladislaw s’abstint d’aller voir M. Brooke, et, à quelques jours de là, M. Casaubon mentionna en passant le départ de son jeune cousin pour le continent, semblant indiquer son désir d’éviter les questions. Will, d’ailleurs, donnait libre carrière à sa fantaisie dans la vaste arène de l’Europe, sans préciser le lieu ou le but qui l’attirait davantage. Le génie, pensait-il, doit avant tout s’affranchir de toute entrave : assuré d’un libre essor, il peut laisser venir à lui ces messagers de l’univers qui le pousseront à l’œuvre pour laquelle il est désigné, et attendre les chances sublimes qui s’offriront à lui. Mais il est différentes manières d’attendre, et, si Will en avait de bonne foi essayé plus d’une, il faut croire que les circonstances propres à éveiller tout d’un coup son génie n’étaient pas encore venues, l’univers ne lui avait pas encore fait signe. La fortune de César lui-même n’avait été à une certaine époque qu’un vaste pressentiment. Nous n’ignorons pas que des organismes actifs peuvent se cacher sous des embryons impuissants. Le monde est, en somme, rempli d’analogies grosses d’espérances et de jolis œufs de réussite douteuse appelés possibilités.

Will voyait assez clairement chez Casaubon les résultats misérables d’une longue incubation qui n’avait jamais rien fait éclore ; et, sans la gratitude à laquelle il était tenu, il eût ri de ce travail soutenu, de ces inutiles rangées de manuscrits, de ce triste flambeau de théorie savante qui semblaient donner raison à sa propre conduite et l’encourager dans son généreux abandon aux intentions de l’univers à son égard. Il regardait cet abandon à la destinée comme une preuve de génie et ce n’est pas non plus une preuve du contraire ; car le génie ne consiste ni dans l’orgueil ni dans l’humilité, mais dans la faculté d’accomplir non pas toutes choses en général, mais une certaine œuvre en particulier. Laissons donc partir Ladislaw pour le continent sans nous prononcer sur son avenir. Entre toutes les formes d’erreurs, méfions-nous surtout de celle qui consiste à prophétiser. Mais gardons-nous d’un jugement précipité vis-à-vis de M. Casaubon tout autant que de son jeune cousin ; gardons-nous également de toute prévention. Ne tenons compte que dans une certaine mesure du dédain de mistress Cadwallader pour la prétendue grandeur d’âme de son voisin l’homme d’Église, de la triste opinion qu’avait sir James Chettam des jambes de son rival, de la difficulté de M. Brooke à faire jaillir les idées de l’esprit de son hôte et enfin des critiques de Célia sur le physique de cet érudit d’un âge mûr.

D’ailleurs, si M. Casaubon se servait, en parlant, d’une rhétorique un peu froide, il n’est pas certain qu’il n’y eût en lui quand même un fond solide et de beaux sentiments. Un immortel naturaliste, interprète d’hiéroglyphes, n’a-t-il pas écrit des vers détestables ? Sont-ce des manières gracieuses et le don de la conversation qui ont contribué aux progrès de la théorie du système solaire ? Laissons donc de côté les jugements superficiels pour reporter notre attention sur l’idée qu’un homme se fait de lui-même, de sa vie et de ses facultés, pour essayer de comprendre à travers quels obstacles il poursuit ses travaux journaliers, pour voir ce que les années ont inscrit au fond de son cœur d’espérances trompées ou ce qu’elles y ont enraciné d’illusions.

M. Casaubon était pour lui-même le centre de son monde à lui : Si l’auteur d’une Clef de toutes les mythologies était trop disposé à ne considérer les autres qu’au point de vue de sa convenance personnelle et comme providentiellement créés à son usage, n’oublions pas que ce trait de caractère ne nous est pas tout à fait étranger, et qu’il réclame comme toutes les autres espérances trompeuses des mortels, un peu de notre pitié.

Après tout, l’affaire de son mariage avec miss Brooke le touchait de plus près que pas une des personnes que nous avons vues s’en occuper pour le désapprouver ; et, dans la situation présente j’éprouve plus de tendre compassion pour l’expérience qu’il fait du bonheur que pour le désappointement de l’aimable sir James ; car, en vérité, l’approche du jour de son mariage n’excitait chez M. Casaubon aucune ardeur nouvelle, et ce jardin du mariage dont les sentiers, selon tous les usages reçus, devaient être bordés de fleurs, persistait à ne pas se montrer à lui sous un aspect plus enchanteur que les voûtes antiques sous lesquelles, jusqu’ici, il avait erré seul, le flambeau de la science à la main. Il ne s’avouait pas à lui-même, encore moins eût-il avoué à un autre son étonnement de ce qu’ayant conquis une jeune fille charmante et de noble cœur, il n’eût pas conquis en même temps cette joie parfaite de l’âme qu’il avait toujours regardée comme un objet accessible aux efforts persévérants.

L’infortuné M. Casaubon s’était imaginé que sa longue et laborieuse vie de célibat avait accumulé en sa faveur un intérêt composé de joies et de plaisirs et aussi qu’on lui saurait toujours gré de la part d’affection qu’il donnerait aux autres. Et, dans ces circonstances de vie presque trop heureuses, il ne savait à quoi attribuer une certaine froideur de sentiment qui l’envahit au moment même où sa joie impatiente eût dû être la plus vive, au moment où il échangeait la tristesse habituelle de sa bibliothèque de Lowick pour des visites à la Grange. C’était là une pénible expérience qu’il était condamné à subir dans la solitude, comme il avait déjà traversé seul aussi ces désespoirs qui l’avaient parfois envahi, tandis qu’il travaillait péniblement à se faire jour dans les marais de la littérature, sans voir le but se rapprocher de lui. Et sa solitude était la pire de toutes, car elle fuyait toute sympathie. Il souhaitait que Dorothée le crût aussi heureux qu’il convenait de l’être à son prétendant accepté ; pour ce qui regardait ses travaux, il s’appuyait sur la naïve confiance et le respect d’enfant que Dorothée avait pour lui ; il aimait à l’exciter encore par ses récits, et il s’encourageait ainsi lui-même à espérer. En lui parlant, il lui exposait son œuvre et ses intentions pour l’avenir avec la confiance réfléchie d’un pédagogue ; et, dans ces moments-là, il se débarrassait du froid auditoire imaginaire qui peuplait d’ordinaire les heures pénibles de son travail d’un brouillard confus d’ombres élyséennes.

Quant à Dorothée, que de perspectives nouvelles lui ouvraient ses conversations avec M. Casaubon sur son grand ouvrage, elle qui ne connaissait guère autre chose que la plate Histoire universelle mise à la portée des jeunes filles ! Ce sentiment de tout ce qui se révélait à elle, cet étonnement de se sentir mise en relation plus proche avec les anciens stoïciens et les philosophes de l’époque alexandrine, dont les idées ne différaient pas absolument des siennes, tenait en éveil son ardente aspiration à découvrir une règle de conduite définie, qui mettrait sa vie et sa doctrine à elle en rapport intime avec cette antiquité merveilleuse dont l’influence se communiquerait à ses actions. Elle acquerrait certainement cette science complète. M. Casaubon lui apprendrait tout ; elle se réjouissait d’avance à la pensée d’être initiée aux idées les plus élevées, comme elle se réjouissait à la pensée de son mariage, confondant dans son cœur les vagues notions qu’elle avait de cette double initiation. On aurait tort de croire que Dorothée, en ambitionnant de participer à la science de M. Casaubon, n’eût en vue qu’un simple et secondaire accroissement de connaissances. À Freshitt et à Tipton, l’opinion, il est vrai l’avait déclarée une personne de mérite ; mais, si cette épithète ne s’applique qu’à une certaine capacité d’apprendre et d’agir, étrangère au caractère même, elle n’était pas faite pour elle.

Toute son acidité d’apprendre venait chez elle d’un courant intérieur de mobiles sympathiques qui entraînait habituellement toutes ses idées et toutes ses impulsions. Elle ne demandait pas à faire étalage de sa science ni à s’en servir en dehors du champ matériel de ses actions ; si elle avait écrit un livre, elle l’aurait fait, comme sainte Thérèse, sous l’impulsion d’une puissance supérieure contraignant sa conscience. Mais elle aspirait à je ne sais quoi d’indéfini qui pourrait remplir sa vie d’une tâche à la fois rationnelle et passionnée ; or, comme le temps des visions célestes et des voix d’en haut était passé, comme la prière élevait ses aspirations sans pour cela l’instruire davantage, quelle autre lampe conductrice lui restait-il que la science ? c’étaient évidemment les hommes instruits qui possédaient l’huile de cette lampe, et quel homme était plus instruit que M. Casaubon ?

Ainsi, durant ces courtes semaines, la confiance joyeuse et reconnaissante de Dorothée ne faiblit pas un instant, et, si son amoureux ressentit parfois une sorte de lassitude ou d’affaissement, il ne put jamais l’attribuer à un relâchement dans l’intérêt affectueux que lui portait sa fiancée.

La saison était assez belle encore pour les encourager dans leur projet de pousser jusqu’à Rome leur voyage de noces, et M. Casaubon, désirant consulter certains manuscrits du Vatican, y tenait beaucoup.

— Je regrette pourtant que votre sœur ne vous accompagne pas, dit-il un matin, quelque temps après qu’il eut été prouvé que Célia se refusait à être du voyage et que Dorothée ne le souhaitait pas davantage.

— Vous aurez bien des heures de solitude, Dorothée ; car je serai forcé d’utiliser le plus possible le temps de notre séjour à Rome, et je me sentirais plus libre si je vous savais une compagne.

Ces mots : « Je me sentirais plus libre » retentirent douloureusement au cœur de Dorothée. Pour la première fois en parlant à M. Casaubon, elle rougit de mécontentement.

— Il faut que vous m’ayez bien mal comprise, dit-elle, si vous pensez que je ne saurais pas apprécier la valeur de votre temps, si vous pensez que je ne renoncerais pas volontiers à tout ce qui serait un obstacle au but que vous vous proposez.

— C’est bien aimable à vous, ma chère Dorothée, dit M. Casaubon sans remarquer le moins du monde qu’elle fût blessée ; mais, si vous aviez auprès de vous une dame ou une amie pour vous tenir compagnie, je pourrais vous confier toutes deux aux soins d’un cicerone, et nous accomplirions ainsi deux tâches dans le même temps.

— Ne me parlez plus de cela, je vous en prie, répliqua Dorothée avec quelque hauteur. — Mais, craignant aussitôt d’avoir eu tort, et se tournant vers lui, elle posa sa main sur la sienne, ajoutant d’un ton de voix adouci :

— Ne vous préoccupez pas de moi, j’aurai tant de choses pour remplir ma pensée et mes heures quand je serai seule, et Tantripp, d’ailleurs, me suffira parfaitement. Célia s’ennuierait et je ne voudrais pour rien au monde qu’elle m’accompagnât.

Il était temps de s’habiller. On donnait, ce jour-là, un grand dîner, le dernier des dîners de cérémonie, préliminaires obligés du mariage, qui avaient eu lieu à la Grange ; Dorothée fut ravie d’avoir une raison de s’esquiver au premier son de la cloche, comme si elle eût eu besoin pour se préparer de plus de temps que d’habitude. Il lui répugnait de se sentir irritée pour un motif qu’elle ne pouvait même pas bien s’expliquer ; car, malgré qu’elle n’eût pas voulu manquer de sincérité, sa réponse à M. Casaubon n’avait pas touché le véritable point sensible qui avait été froissé en elle. Les paroles de M. Casaubon avaient été tout à fait raisonnables, et pourtant elles avaient fait naître dans l’âme de Dorothée comme un vague sentiment d’éloignement entre elle et lui.

— Il faut que je sois dans un état d’esprit étrangement faible et égoïste, se dit-elle. Comment puis-je ne pas comprendre qu’un mari qui m’est tellement supérieur ait moins besoin de moi que je n’ai besoin de lui !

S’étant convaincue que M. Casaubon était absolument dans le vrai, elle reprit sa tranquillité d’esprit, et, lorsqu’elle parut au salon dans sa robe gris d’argent, elle offrait une charmante image de dignité sereine avec les simples bandeaux de ses cheveux bruns partagés sur le front et ramenés par derrière en masses épaisses, conservant toujours dans ses manières et dans son expression une simplicité étrangère à toute recherche d’effet. Lorsque Dorothée se trouvait au milieu du monde, elle semblait parfois respirer un air de repos et de calme, comme une image de sainte Barbara contemplant du haut de sa tour la pure atmosphère autour d’elle. Mais ces intervalles de quiétude faisaient d’autant plus remarquer l’énergie de ses paroles et la force de son émotion lorsque quelque appel extérieur l’avait touchée.

Elle fut, naturellement, le sujet de maintes observations, ce soir-la ; car le dîner était nombreux et composé d’éléments plus variés (dans la partie masculine de la société) qu’aucun de ceux qu’on eût encore donnés à la Grange depuis l’arrivée des miss Brooke chez leur oncle. On y remarquait M. Vincy, manufacturier, récemment élu maire de Middlemarch, son beau-frère, banquier philanthrope doué dans la ville d’une grande notoriété, méthodiste pour les uns, hypocrite aux yeux des autres. La présence de plusieurs personnes de professions variées donna à mistress Cadwallader l’occasion de regretter le temps où les divers rangs de la société ne se confondaient pas ainsi et de déclarer que les invitations trop étendues de M. Brooke marquaient bien le relâchement de mœurs qu’il avait contracté dans ses voyages, en même temps que son habitude d’entrer beaucoup trop vite dans toutes les idées nouvelles.

À peine miss Brooke avait-elle, le dîner fini, franchi le seuil de la salle à manger, que des exclamations se tirent entendre.

— Une belle femme, cette miss Brooke, une femme remarquablement belle, par Dieu ! prononça d’une voix forte et profonde M. Standish, le vieil avoué, qui, à force de fréquenter la noblesse territoriale, était devenu lui-même propriétaire foncier et se plaisait à marquer ses discours d’une empreinte distinguée en rapport avec sa position.

Il paraissait s’être adressé à M. Bulstrode, le banquier ; mais celui-ci, qui n’aimait ni le grossier ni le profane, se contenta de s’incliner. La remarque fut relevée par M. Chichely, célibataire entre deux âges, aux cheveux rares, arrangés avec soin, renommé comme homme de sport, dont le teint se rapprochait de la couleur d’un œuf de Pâques, et dont le maintien impliquait qu’il avait conscience de son apparence distinguée.

— Oui, dit-il, mais ce n’est pas mon genre de femme. J’aime les femmes qui se dépensent un peu pour nous plaire. Il devrait toujours y avoir chez la femme un peu de coquetterie, ce genre de provocation nous est agréable et nous sommes d’autant plus heureux qu’elles se donnent plus de peine pour nous séduire.

— Cela est assez vrai, dit M. Standish, de joyeuse humeur. Eh ! par Dieu ! n’est-ce pas ce qu’elles font d’ordinaire ? Je présume que c’est pour répondre à quelques sages desseins cachés que la Providence les a faites ainsi, eh ! Bulstrode.

— Pour moi, répliqua M. Bulstrode, je vois autre chose dans la coquetterie ; c’est au démon plutôt que je l’attribuerais.

— Eh ! assurément ! Il y a toujours un petit démon dans une femme, dit M. Chichely, dont la théologie avait un peu souffert de l’intérêt qu’il portait au beau sexe ; je les aime blondes avec une certaine démarche et un col de cygne. Entre nous, la fille du maire est plus à mon goût que miss Brooke et que miss Célia sa sœur. Si j’étais à marier, je choisirais miss Vincy de préférence aux deux autres.

— Eh bien, faites votre cour ! faites votre cour ! dit en riant M. Standish ; vous voyez que ce sont les hommes entre deux âges qui sont les maîtres du jour.

M. Chichely secoua la tête d’une façon significative. Il ne s’agissait pas de courir le risque de se faire accepter par la femme de son choix.

Cette miss Vincy, qui avait l’honneur d’être l’idéal de M. Chichely, n’était pas du dîner, bien entendu ; car M. Brooke, toujours soucieux de ne rien compromettre, n’eût pas aimé que ses nièces se rencontrassent avec la fille d’un industriel de Middlemarch autrement qu’en public et par hasard. Personne parmi les dames invitées qui ne pût agréer à lady Chettam ou à mistress Cadwallader. Mistress Renfrew, veuve d’un colonel, était une personne d’une éducation irréprochable, et qu’une maladie avait rendue particulièrement intéressante, une maladie à laquelle les médecins n’entendaient rien et qui, en dépit de leur art et de leur science, semblait ne plus pouvoir attendre de secours que d’un charlatan. Lady Chettam, qui attribuait sa remarquable santé à des amers préparés chez elle, combinés à des soins médicaux constants, comprit admirablement tous les symptômes de la maladie de mistress Renfrew, et l’inutilité absolue dans son cas de tous médicaments fortifiants.

— Que font donc de leur savoir tous ces médecins, ma chère, dit la douce autant que majestueuse douairière, en se tournant d’un air réfléchi vers mistress Cadwallader, tandis que l’attention de mistress Renfrew était dirigée d’un autre côté. Son mal doit être de l’hydropisie ; il n’y a pas encore d’enflure, mais elle est à l’intérieur. Ne pensez-vous pas comme moi que ce qu’elle devrait prendre, ce sont des remèdes desséchants, ou des bains d’air chaud et sec ?

— Qu’elle essaye donc alors des brochures d’un certain personnage, murmura mistress Cadwallader, tandis que les hommes revenaient au salon. Il n’a pas besoin d’être desséché, celui-là !

— Qui donc, ma chère ?

— Le fiancé, Casaubon. Et certainement, depuis ses fiançailles, il s’est encore desséché davantage… La flamme de la passion, je suppose…

— Je le crois bien éloigné d’avoir une bonne constitution, dit lady Chettam en baissant encore la voix. Et puis ses études sont si sèches, comme vous dites.

— Réellement, à côté de sir James, il a l’air d’une tête de mort recouverte d’un peu de peau pour la circonstance. Retenez bien mes paroles. Dans un an d’ici, elle le détestera. À présent, elle le regarde comme un oracle, peu à peu elle en viendra à l’autre extrême. Que de légèreté, mon Dieu !

— C’est tout à fait choquant ; je crains qu’elle ne soit entêtée. Mais, dites-moi, vous savez tout ce qui le concerne ? Y a-t-il quelque chose de vraiment laid ? Quelle est la vérité ?

— La vérité ? Il est aussi mauvais qu’un faux remède, désagréable à prendre et sûr d’incommoder !

— C’est bien ce qu’il pouvait y avoir de pire, dit lady Chettam avec une conception si nette de ce faux remède qu’il lui semblait avoir appris sur les vilains côtés de M. Casaubon quelque chose de parfaitement clair. Et pourtant James ne veut rien entendre contre miss Brooke ; il dit qu’elle est toujours la plus parfaite des femmes.

— C’est un généreux sentiment. Mais, comptez-y, il préfère la petite Célia et elle l’apprécie. Je pense que vous aimez ma petite Célia ?

— Certainement ! elle a plus de goût pour les géraniums et elle paraît plus docile, quoiqu’elle n’ait pas la beauté élégante de sa sœur. Mais, puisque nous parlons médecine, dites-moi donc quelque chose de ce jeune médecin, M. Lydgate ? On le dit remarquablement habile ; il en a certainement l’air ; quel beau front, en vérité !

— C’est un gentleman ; je l’ai entendu causer avec Humphrey, il cause bien.

— Oui, je sais par Bulstrode qu’il est des Lydgate du Northumberland ; il est réellement fort bien apparenté. On ne s’y attendait pas chez un praticien de cette espèce. Pour ma part, je préfère qu’un médecin reste autant que possible sur le même pied que les inférieurs ; il n’en est souvent que plus habile. Rappelez-vous ce pauvre Hicks ! je ne l’ai jamais vu se tromper ; il était un peu grossier et avait des manières de boucher, mais il connaissait ma constitution. Sa mort si prompte a été une grande perte pour moi. Grand Dieu ! quelle conversation animée entre miss Brooke et ce M. Lydgate.

— Elle parle chaumières et hôpitaux avec lui, dit mistress Cadwallader, qui avait l’oreille prompte et la faculté d’interprétation rapide. Je crois que c’est une espèce de philanthrope ; aussi fera-t-il bien l’affaire de Brooke.

— James, dit lady Chettam s’adressant à son fils, amenez-moi M. Lydgate et présentez-le-moi. Il faut que je me rende un peu compte de lui.

L’aimable douairière se déclara ravie de cette occasion de faire la connaissance de M. Lydgate, ayant entendu parler de sa nouvelle manière de traiter la fièvre.

M. Lydgate possédait ce don professionnel d’avoir toujours l’air parfaitement sérieux et attentif, quelques absurdités qu’on lui débitât, et le regard concentré de ses yeux noirs en faisait un auditeur incomparable. Il ressemblait aussi peu que possible au regrettable Hicks, surtout par un certain ravinement d’élégance négligée qu’on remarquait à la fois dans sa mise et dans son langage. Il sut cependant gagner en grande partie la confiance de lady Chettam. Il confirma l’opinion de cette dame que son propre tempérament était très particulier, plus particulier même que bien d’autres. Il n’approuvait pas un traitement trop débilitant avec application de ventouses inutiles, ni d’autre part un usage constant de porto et de quinquina. Il avait une manière de répondre : « Je le pense aussi, » si pleine de déférence pour l’idée que la malade s’était faite de son état, qu’elle conçut la meilleure opinion de ses talents.

— Je suis tout à fait charmée de votre protégé, dit-elle à M. Brooke au moment de s’en aller.

— Mon protégé ?… Mon Dieu ! qui est-ce donc ?… dit M. Brooke.

— Ce jeune Lydgate, le nouveau médecin ; il me paraît entendre admirablement son métier.

— Oh ! Lydgate ! Ce n’est pas mon protégé, vous savez ! Mais je connaissais un de ses oncles qui m’a écrit à son sujet. Pourtant je le crois capable de devenir un médecin de premier ordre ; il a étudié à Paris comme Broussais ; il a des idées, vous savez, il veut élever le niveau de sa profession. Lydgate a beaucoup d’idées très neuves sur la ventilation, la diète et autres choses encore, conclut M. Brooke après avoir été reconduire lady Chettam et revenant se joindre par politesse à un groupe de messieurs de Middlemarch.

— Qu’on me pende, mais pensez-vous qu’il soit bien raisonnable de renverser l’ancienne médecine qui a fait les Anglais ce qu’ils sont ? observa M. Standish.

— La science médicale est restée jusqu’ici parmi nous à un degré bien inférieur, dit M. Bulstrode qui parlait d’une voix faible et avait l’air maladif. Pour ma part, je salue avec joie l’arrivée de M. Lydgate. J’espère trouver de bonnes raisons pour confier à ses soins le nouvel hôpital.

— Tout cela est bel et bien, dit M. Standish, qui n’aimait pas beaucoup M. Bulstrode ; si vous tenez à ce qu’il fasse ses expériences sur les malades de votre hôpital, et à ce qu’il tue quelques personnes par charité, je n’y fais pas d’objection. Mais je n’ai aucune envie d’ouvrir ma bourse pour que l’on tente des expériences sur ma personne, j’aime les traitements dont on a déjà fait l’épreuve.

— Je serais, quant à moi, satisfait de n’importe quel traitement qui me guérirait sans me réduire à l’état de squelette, comme ce pauvre Crainger, dit le maire, M. Vincy, homme florissant qui eût pu poser pour une étude de chair en contraste frappant avec le teint de moine franciscain de M. Bulstrode. C’est une chose particulièrement dangereuse que de rester exposé sans aucune ouate pour vous garantir, aux atteintes de la maladie, comme l’a dit quelqu’un et je trouve cela absolument vrai.

M. Lydgate s’était retiré de bonne heure, et il eût trouvé cette soirée parfaitement ennuyeuse, sans la nouveauté de certaines présentations, et en particulier sans la connaissance qu’il venait de faire de miss Brooke. Sa brillante jeunesse, son mariage prochain avec un vieil érudit fané et l’intérêt qu’elle prenait aux questions d’utilité publique donnaient à cette jeune femme l’attrait piquant d’une réunion de qualités assez rares à rencontrer.

— C’est une généreuse créature que cette belle jeune fille, mais un peu trop sérieuse, pensa-t-il. Il est fatigant de causer avec de telles femmes. Elles veulent toujours des raisons à tout, et avec cela elles sont trop ignorantes pour comprendre les véritables raisons d’aucune question et elles finissent par en revenir à leur sens moral pour régler toutes choses selon leur goût.

Miss Brooke n’était évidemment pas le genre de femme de M. Lydgate, pas plus que celui de M. Chichely. Aux yeux de ce dernier, déjà mûr, elle semblait être une erreur de la nature, faite pour renverser sa confiance dans les causes finales, sa conviction étant que les belles jeunes femmes étaient faites pour les célibataires à face rouge. Mais Lydgate était moins mûr d’esprit, et l’avenir pouvait bien lui réserver encore des expériences qui lui feraient juger différemment des qualités les plus parfaites de la femme.

Aucune de ces personnes ne revit plus cependant miss Brooke sous son nom de jeune fille. Peu de temps après cette soirée, elle était devenue mistress Casaubon et elle était en route pour Rome.



CHAPITRE XI


Le fait est que Lydgate se sentait déjà fasciné par une femme entièrement différente de miss Brooke ; il ne croyait en aucune façon avoir perdu son équilibre ni être devenu amoureux, mais il avait dit de cette femme : « Elle est la grâce personnifiée, c’est une jeune fille accomplie et vraiment adorable ; toutes les femmes devraient être ainsi, comparables à une exquise musique. » Il regardait les femmes, en général, comme tout autre fait sérieux de la vie, qu’il fallait juger en philosophe et pénétrer par la science. Mais Rosemonde Vincy semblait posséder le vrai charme mélodieux qu’il aimait, et du moment qu’un homme rencontre la femme de ses rêves, n’eût-il nullement l’intention de se marier, la question de savoir s’il restera ou non célibataire dépendra en général de la volonté de la jeune fille beaucoup plus que de la sienne. Lydgate ne songeait pas au mariage quant à présent. Il lui fallait d’abord se tracer un bon et sûr sentier en dehors de la grande voie frayée ouverte à tous. Il avait vu miss Vincy apparaître et s’élever à son horizon dans le même temps à peu près qu’il avait fallu à M. Casaubon pour se fiancer et pour se marier ; mais ce savant gentleman était en possession d’une fortune considérable ; il avait amassé des notes volumineuses et s’était acquis cette sorte de réputation qui précède l’accomplissement d’une œuvre et qui souvent forme la plus grande partie de la renommée d’un homme. Il prenait une femme pour orner la dernière étape de la course de sa vie, pour être auprès de lui comme une petite lune qui n’apporterait pas de changement fâcheux dans ses habitudes. Lydgate était jeune, pauvre, ambitieux ; il avait devant lui son demi-siècle de vie, et il était venu à Middlemarch pour accomplir une tâche qui n’était pas précisément propre à faire sa fortune ni même à lui assurer un fameux revenu. Prendre femme dans ces conditions, est quelque chose de plus qu’une simple question d’agrément, quelque importance qu’ait l’agrément en cette affaire, et Lydgate était disposé à lui assigner la première place entre toutes les qualités de la femme. À son goût, et il n’avait pu en juger que par une seule conversation, miss Brooke, malgré son incontestable beauté, devait manquer de cette sorte de charme.

Elle n’envisageait pas les choses au point de vue essentiellement féminin ; en compagnie d’une pareille femme, on ne rencontrait, pour se reposer de son grand labeur, qu’un nouveau travail à accomplir, en rentrant, au lieu de se trouver transporté dans un véritable paradis avec de doux rires pour remplacer le chant des oiseaux et des yeux bleus en guise de ciel.

Rosemonde Vincy avait un goût parfait en matière de toilette ; elle possédait cette taille de nymphe et ce teint des blondes qui permettent une très grande variété de choix dans la coupe et la couleur des étoffes. On la regardait comme la fleur de la pension de mistress Lemon, la première pension du comté, où l’instruction comprenait tout ce qui peut former une femme accomplie dans toutes les branches, voire même la manière de monter en voiture et d’en descendre.

Mistress Lemon, elle-même, avait toujours proposé miss Vincy en exemple ; pas une élève, disait-elle, ne surpassait cette jeune personne comme qualités d’esprit et facilité de conversation ; et quant à son exécution au piano, elle était tout à fait hors ligne. Nous ne pouvons empêcher les gens de parler de nous comme ils l’entendent. Mais il suffisait de la seule apparition de Rosemonde pour dissiper toutes les préventions qu’eussent pu faire concevoir contre elle mistress Lemon et ses louanges.

Il était impossible que Lydgate demeurât plus longtemps à Middlemarch sans apercevoir cette vision charmante et sans faire la connaissance de la famille Vincy ; car, bien que M. Peacock, dont il avait acheté la clientèle, n’eût pas été leur médecin, il avait beaucoup de malades parmi leurs parents et leurs amis. Quelle personnalité importante de Middlemarch n’était pas apparentée ou liée avec les Vincy ?

Ces Vincy étaient d’anciens manufacturiers, à la tête d’une bonne et grande maison depuis trois générations, pendant lesquelles il s’était fait, naturellement, plusieurs mariages entre eux et leurs voisins plus ou moins distingués. La sœur de M. Vincy avait fait un riche mariage en acceptant M. Bulstrode qui, étranger il la ville et d’origine peu connue, avait eu le bon goût de s’allier avec une vraie famille de Middlemarch ; d’autre part, M. Vincy avait un peu dérogé en épousant la fille d’un aubergiste, mais on avait de ce côté une brillante perspective de fortune, car la sœur de mistress Vincy, seconde femme de M. Featherstone, était morte sans enfants, depuis bien des années déjà, et il était à croire que ses neveux et nièces gagneraient l’affection du riche et vieux Featherstone.

Or, il se trouva que M. Bulstrode et M. Featherstone, deux des plus notables clients de Peacock, avaient, pour des raisons différentes, fait un accueil exceptionnellement aimable à son successeur ; celui-ci avait, en s’installant à Middlemarch, excité bien des oppositions, mais gagné aussi beaucoup de partisans. M. Wrench, le médecin de la famille Vincy, ne se gêna pas pour traiter légèrement la science professionnelle de Lydgate, et il n’y avait pas d’histoire sur lui qui ne fût rapportée dans tous ses détails chez les Vincy, où l’on recevait beaucoup.

Rosemonde souhaitait tout bas que son père invitât M. Lydgate. Elle était lasse des individus et des visages qu’elle avait, tous les jours, sous les yeux, des profils plus ou moins irréguliers, des façons et des propos de tous ces jeunes gens de Middlemarch qu’elle avait connus enfants. Elle s’était trouvée en pension avec des jeunes filles d’une position supérieure à la sienne et dont les frères (elle n’en doutait pas) l’eussent intéressée bien plus que ses camarades forcés de Middlemarch.

M. Vincy était, de son côté, plus disposé à vivre en bons termes avec tout le monde, qu’à prendre parti pour ou contre les gens ; un alderman sur le point de devenir maire est tenu d’étendre le cercle de ses relations ; mais rien ne le pressait de faire si vite la connaissance d’un nouveau venu, il avait pour le moment bien assez d’hôtes à sa table toujours abondamment servie. Cette table restait souvent couverte des reliefs du déjeuner de famille longtemps après que M. Vincy était parti pour son bureau avec son second fils, et que dans la salle d’étude miss Margan avait commencé ses leçons du matin avec les filles cadettes. La table attendait le flâneur éternel de la famille, qui trouvait beaucoup moins désagréable de causer un dérangement aux autres que de se lever quand on l’appelait.

Tel était l’état des choses par une matinée de ce même mois d’octobre où nous avons vu dernièrement M. Casaubon faire une visite à la Grange. Malgré la chaleur suffocante d’un grand feu qui avait fait fuir l’épagneul au bout de la chambre, Rosemonde, pour quelque raison sans doute, demeurait assise là plus longtemps que d’habitude avec sa broderie, se secouant légèrement de temps à autre et posant son ouvrage sur ses genoux pour l’examiner d’un air de fatigue et d’ennui. Sa mère, en revenant d’une tournée à la cuisine, s’était assise de l’autre côté de la petite table à ouvrage avec une expression de placidité complète ; lorsque la pendule annonça par un léger bruit l’heure qui allait sonner, elle leva ses yeux de la dentelle dont le raccommodage occupait ses doigts potelés et tira le cordon de la sonnette.

— Pritchard, allez frapper encore à la porte de M. Fred, et dites-lui que dix heures et demie ont sonné.

Ceci fut dit sans qu’il parut la plus légère altération sur le visage enjoué de mistress Vincy, visage où quarante-cinq années n’avaient creusé ni rides ni sillons ; et, rejetant en arrière les rubans roses de son bonnet, elle laissa son ouvrage reposer sur ses genoux, tandis qu’elle regardait sa fille avec admiration.

— Maman, dit Rosemonde, quand Fred descendra, ne lui permettez pas, je vous prie, de demander du hareng saur ; je ne puis souffrir que l’odeur s’en répande dans la maison, surtout à ce moment de la journée.

— Oh ! ma chère ! comme Vous êtes dure pour vos frères ! c’est la seule chose que je puisse vous reprocher. Vous avez le caractère le plus doux du monde, mais vous êtes bien bourrue avec vos frères.

— Pas bourrue, maman. Vous ne m’entendez jamais parler d’une façon qui ne soit pas délicate et tout à fait convenable à une jeune fille bien élevée.

— Sans doute ; mais vous voulez toujours les priver de ce qu’ils aiment.

— Les frères sont si désagréables !

— Oh ! ma chère, passez donc quelque chose aux jeunes gens. Il faut être reconnaissant dès qu’ils ont bon cœur. Une femme doit savoir supporter beaucoup de petits désagréments. Songez que vous serez mariée un jour.

— Pas à quelqu’un comme Fred.

— Ne dites pas de mal de votre frère, ma chérie. Il y a moins à dire contre Fred que contre la plupart des jeunes gens, bien qu’il n’ait pu prendre ses degrés à l’Université, et je ne puis vraiment comprendre pourquoi, car il me semble bien intelligent. Et vous le savez vous-même, on le regardait au collège comme étant au niveau de la meilleure société. Si particulières que soient vos idées, ma chère, je m’étonne que vous ne soyez pas heureuse d’avoir pour frère un jeune homme aussi distingué. Vous trouvez toujours Bob en faute parce qu’il n’est pas Fred.

— Oh ! non maman, seulement parce qu’il est Bob.

— Eh bien, ma chère, vous ne trouverez pas un jeune homme de Middlemarch auquel il n’y ait quelque chose à reprendre.

— Mais… et ici la figure de Rosemonde s’épanouit en un sourire qui révéla aussitôt deux fossettes ; ne se trouvant pas embellie par ces fossettes, elle souriait rarement en société. Mais, dit-elle, je n’épouserai pas un jeune homme de Middlemarch.

— Cela se voit, mon amour ; car vous en avez déjà refusé, ou à peu près, toute la crème ; et, s’il y a mieux à attendre, je suis bien sûre que nulle jeune fille ne le mérite mieux que vous.

— Pardon, maman, je voudrais bien que vous ne vous servissiez pas de ce terme : la crème des jeunes gens.

— Comment ! n’est-ce point cela ?

— Je veux dire, maman, que l’expression est un peu vulgaire.

— Très probablement, ma chère ; je n’ai jamais eu un langage recherché. Comment devrais-je dire ?

— Les mieux d’entre eux.

— Eh bien, cela me semble tout aussi ordinaire et aussi commun. Si j’avais pris le temps de réfléchir, j’aurais dit les jeunes gens de qualité supérieure. Mais, avec votre éducation, vous devez savoir ces choses mieux que moi.

— Qu’est-ce que Rosy doit savoir, ma mère ? dit Fred qui s’était glissé inaperçu dans la chambre par la porte entr’ouverte, et qui vint s’appuyer le dos à la cheminée, chauffant la semelle de ses pantoufles, tandis que les deux femmes étaient penchées sur leur ouvrage.

— S’il est bien de dire « les jeunes gens de qualité supérieure » dit mistress Vincy en tirant le cordon de la sonnette.

— Oh ! il y a tant de thés et de sucres de qualité supérieure à présent. Le mot supérieur est en train de faire partie de l’argot des épiciers.

— Allez-vous donc commencer à faire fi de l’argot ? dit Rosemonde avec une douce gravité.

— Du mauvais genre d’argot, seulement. Tout choix de mots constitue un argot. C’est à cela qu’on reconnaît les différentes classes de la société.

— Il y a l’anglais correct, qui n’est pas un argot.

— Je vous demande pardon. L’anglais correct est l’argot des fats qui écrivent des essais et de l’histoire. Et l’argot, le plus argot de tous, c’est celui des poètes.

— Je ne sais ce que vous n’iriez pas inventer, Fred, pour en arriver à vos fins.

— Eh bien, dites-moi si c’est de la poésie ou de l’argot d’appeler un bœuf « un tourne-jambe » ?

— Sans doute, cela peut s’appeler poésie, si l’on veut.

— Ah ! ah ! miss Rosy, vous ne distinguez pas la langue d’Homère de l’argot ! J’inventerai un nouveau jeu, j’écrirai sur des petits papiers des fragments de poésie et des expressions d’argot et je vous les donnerai à démêler.

— Mon Dieu ! que c’est donc amusant d’écouter la conversation des jeunes gens, dit mistress Vincy dans un élan d’admiration.

— N’avez-vous rien d’autre pour mon déjeuner, Pritchard, dit Fred au domestique qui apportait du café et des rôties ; et il faisait le tour de la table examinant le jambon, le bœuf salé et les autres restes froids avec l’air de s’en soucier médiocrement.

— Monsieur désire-t-il des œufs ?

— Des œufs ? non. Apportez-moi une côtelette grillée.

— En vérité, Fred, dit Rosemonde après que le domestique fut sorti, s’il vous faut absolument des plats chauds pour votre déjeuner, vous pourriez descendre plus tôt. Vous savez fort bien vous lever à six heures quand il s’agit d’aller à la chasse. Je ne puis comprendre pourquoi, les autres jours, vous trouvez si difficile de vous lever.

— Voilà précisément votre manque de compréhension, Rosy ! Il m’est facile de me lever de bonne heure pour aller à la chasse, parce que c’est une chose que j’aime.

— Que penseriez-vous de moi si je descendais deux heures après tout le monde et si je me commandais des côtelettes grillées ?

— Je dirais que vous êtes exceptionnellement avancée pour votre âge, dit Fred, mangeant sa rôtie avec le plus grand sang-froid.

— Je ne puis comprendre pourquoi les frères se rendraient plus désagréables que les sœurs.

— Je ne me rends pas désagréable ; c’est vous qui me trouvez ainsi. Désagréable est le mot qui exprime vos sentiments et non pas ma conduite.

— Je trouve qu’il exprime l’odeur de la côtelette grillée ?

— Point du tout. Il exprime dans votre petit nez une sensation associée à certaines idées affectées qui sont devenues classiques au pensionnat de mistress Lemon. Voyez ma mère : elle ne trouve à redire à rien, excepté à ce qu’elle fait elle-même. Elle est, pour moi, le type de la femme agréable.

— Que Dieu vous bénisse tous deux, mes enfants, et ne vous disputez plus, dit mistress Vincy avec une cordialité toute maternelle. Voyons, Fred, parlez-nous donc de ce nouveau médecin ; votre oncle en est-il satisfait ?

— Mais assez satisfait, à ce que je crois… Il fait à Lydgate toutes sortes de questions, puis il scrute attentivement sa physionomie tout en écoutant ses réponses, comme si elles lui pinçaient les doigts de pied. C’est sa manière… Ah ! voici ma côtelette.

— Mais pourquoi êtes-vous resté dehors si tard, mon cher enfant ? Vous aviez dit que vous n’alliez que chez votre oncle.

— Oh ! j’ai dîné chez Plymdale. On a fait un whist, Lydgate y était aussi.

— Et que pensez-vous de lui ? Il doit être tout à fait gentleman ; on le dit d’une très bonne famille, apparenté au meilleur monde du comté.

— Oui, répondit Fred. Il y avait chez John un Lydgate qui dépensait sans y regarder des sommes folles. J’ai découvert qu’il était son petit-cousin. Mais les hommes riches ont souvent pour petits cousins de bien pauvres diables.

— Cela fait toujours une différence, cependant, d’être d’une bonne famille, dit Rosemonde d’un ton décidé qui montrait qu’elle avait réfléchi sur la matière. Rosemonde sentait qu’elle eût été plus heureuse de ne pas être la fille d’un fabricant de Middlemarch. Elle détestait tout ce qui lui rappelait que le père de sa mère avait été aubergiste. Et, en effet, toute personne qui s’en serait souvenue aurait pu trouver à mistress Vincy l’air d’une belle et joviale hôtesse accoutumée aux exigences les plus capricieuses des gentlemen.

— C’est dommage qu’il se nomme Tertius, reprit la matrone au visage rayonnant ; c’est naturellement un nom qu’on porte dans sa famille. Mais parlez-nous maintenant un peu de l’homme ; comment est-il ?

— Oh ! grand, noir, intelligent, parlant bien, un peu poseur, à ce qu’il me semble.

— Je ne sais jamais ce que vous entendez au juste par poseur, dit Rosemonde.

— Un homme qui veut montrer qu’il a des opinions à lui.

— Eh bien, mon cher, il faut que les médecins aient leurs opinions, dit mistress Vincy. Pourquoi y en aurait-il, si ce n’est pour cela ?

— Oui, ma mère, les opinions pour lesquelles on les paye. Mais un poseur est un homme qui vous fait toujours présent de ses opinions.

— Je crois que Mary Garth admire assez M. Lydgate, insinua doucement Rosemonde.

— Je ne saurais le dire, en vérité, répliqua Fred avec une certaine mauvaise humeur en se levant de table ; et, prenant un roman qu’il avait descendu, il se jeta dans un fauteuil. Si vous êtes jalouse d’elle, allez vous-même plus souvent à Stone-Court et éclipsez-la.

— Je voudrais bien que vous ne fussiez pas si vulgaire, Fred ; si vous avez fini, sonnez, s’il vous plaît.

— C’est pourtant vrai, ce que disait votre frère, Rosemonde, dit mistress Vincy quand le domestique eut débarrassé la table. Il est mille fois regrettable que vous n’ayez pas la patience d’aller voir plus souvent votre oncle, lui qui est si fier de vous et qui désirerait tant vous avoir à demeure avec lui. On ne sait pas tout ce qu’il aurait fait pour vous et pour Fred. Dieu sait si je suis heureuse de vous avoir à la maison auprès de moi ; mais j’aurais le courage, dans l’intérêt de mes enfants, de me séparer d’eux. Et maintenant il est clair que votre oncle Featherstone fera quelque chose pour Mary Garth.

— Mary Garth se résigne à l’ennui de vivre à Stone-Court, parce qu’elle aime encore mieux cela que d’être institutrice, dit Rosemonde pliant son ouvrage. Je préférerais, quant à moi, qu’on ne me laissât pas un sou, plutôt que d’endurer, pour le gagner, la toux de mon oncle et toute sa vilaine parenté.

— Il ne peut plus être longtemps de ce monde, ma chère ; je ne voudrais pas hâter sa mort, mais que peut-on attendre de bon avec son asthme et sa maladie interne ? Espérons qu’un sort meilleur lui est réservé dans l’autre monde. Je ne suis pas mal disposée du tout pour Mary Garth, mais il faut penser à la justice. La première femme de M. Featherstone ne lui a apporté aucune fortune. Ses neveux et nièces ne peuvent avoir les mêmes droits que ceux de ma sœur. Et je vous avoue que je trouve cette Mary Garth bien insignifiante ; c’est bien une fille faite pour être institutrice.

— Tout le monde ne serait pas d’accord avec vous, là-dessus, ma mère, dit Fred qui semblait capable de lire et d’écouter tout à la fois.

— Je vous entends, mon cher, dit mistress Vincy, contournant adroitement le sujet. Mais, si même elle avait plus tard quelque fortune… vous savez, un homme épouse toujours plus ou moins les parents de sa femme, et les Garth sont si pauvres et mènent une si petite vie… Mais je vais vous laisser à vos études, mon chéri ; il faut que j’aille faire quelques emplettes.

— Les études de Fred ne sont pas bien profondes, dit Rosemonde se levant avec sa mère. Il lit un roman.

— Bien, bien. Peu à peu il ira retrouver son latin et ses livres, dit doucement mistress Vincy en caressant la tête de son fils. Il y a un bon feu dans le fumoir, tout exprès. C’est le désir de votre père, vous savez, Fred, mon enfant ; et moi, je lui dis toujours que vous serez raisonnable et que vous retournerez au collège prendre vos degrés.

Fred porta à ses lèvres, sans répondre, la main de sa mère.

— Je ne pense pas que vous sortiez à cheval, aujourd’hui ? demanda Rosemonde s’attardant un peu après le départ de sa mère.

— Non, pourquoi ?

— Papa a dit que je pourrais monter l’alezan à présent.

— Vous pourrez sortir avec moi, demain, si vous voulez. Seulement rappelez-vous que je vais à Stone-Court.

— J’ai tellement envie d’une promenade à cheval, qu’il m’est absolument égal d’aller n’importe où.

En réalité, c’était précisément une course à Stone-Court que Rosemonde avait en tête.

— Oh ! dites donc, Rosy, ajouta Fred au moment où elle sortait de la chambre, si vous allez à votre piano, laissez-moi jouer quelques airs avec vous.

— Ne me le demandez pas ce matin, s’il vous plaît.

— Pourquoi pas ce matin ?

— En vérité, Fred, que je voudrais vous voir laisser votre flûte ! Un homme a l’air horriblement niais quand il joue de la flûte ; et puis vous jouez si faux !

— Quand on viendra vous faire la cour un de ces jours, miss Rosemonde, je dirai à ce prétendant combien vous êtes aimable.

— Pourquoi serait-ce à moi de vous faire plaisir en vous écoutant jouer de la flûte, au lieu de me faire plaisir vous-même en n’en jouant pas ?

— Et pourquoi serait-ce à moi à vous emmener promener à cheval ?

La question amena un accommodement, car Rosemonde avait mis dans sa tête qu’elle ferait la promenade à cheval.

C’est ainsi que Fred put jouir pendant une heure entière de l’étude d’Ar hid y nos — Ye banks and bræs et autres airs favoris de son « École du flûtiste », exercice des poumons où il mettait beaucoup d’ambition et des espérances sans limites.



CHAPITRE XII


La promenade à Stone-Court, que Fred et Rosemonde firent le lendemain matin, traversait une jolie campagne, des prés et des pâturages bordés de haies touffues qui offraient aux oiseaux leurs fruits de corail rouge. Chaque prairie avait sa physionomie particulière, grâce à ces menus détails, chers aux yeux qu’ils ont frappés depuis l’enfance, et qui constituent pour les êtres nés à la campagne, comme une vraie gamme de joie dans un paysage. Dans un coin du champ, entourée d’herbes humides, la mare sur laquelle les arbres se penchent avec un bruissement mystérieux ; le grand chêne abritant une place aride au milieu du pâturage ; le banc de gazon où croissent les frênes ; la pente abrupte de la vieille marnière faisant un fond rouge à la bardane verte ; les meules et les toits pêle-mêle de la ferme, à laquelle ne mène aucun chemin tracé ; la petite porte et la clôture grise sur la lisière du bois profond ; la cabane éloignée avec son vieux chaume moussu, où la lumière et l’ombre se jouent en étranges ondulations.

La route était excellente, les chemins de traverse également ; Lowick n’était pas une de ces paroisses pleines de sentiers boueux et de tenanciers pauvres ; et c’était dans la paroisse de Lowick que Fred et Rosemonde entraient après une course à cheval de deux milles ; un autre mille devait les amener à leur but. Ils n’en avaient pas fait la moitié que déjà la maison de Stone-Court apparaissait semblable à un château de pierre arrêté dans sa croissance, au moment où il allait s’achever, par un groupe de bâtiments de fermes qui l’avaient réduit à n’être autre chose que la solide demeure d’un propriétaire rural. Ils distinguèrent bientôt sur la terrasse, devant la porte d’entrée, un objet semblable à un cabriolet.

— Grand Dieu ! s’écria Rosemonde, pourvu que nous ne trouvions pas chez mon oncle quelque visite désagréable.

— Il y en a précisément une ; car voici le cabriolet de mistress Waule, le dernier survivant de tous les cabriolets jaunes. Quand j’y vois mistress Waule, je comprends que le jaune ait été porté autrefois comme couleur de deuil. Ce cabriolet me paraît plus funèbre qu’un corbillard. Mais aussi mistress Waule a toujours du crêpe noir. Comment fait-elle donc, Rosy ? Elle ne peut avoir constamment des amis qui meurent.

— Je n’en sais rien du tout, et elle n’est pas évangélique le moins du monde, dit Rosemonde gravement, comme si cette qualification eût justifié un crêpe perpétuel ; ni pauvre non plus ! ajouta-t-elle après un moment de silence.

— Non, par saint Georges Ils sont tous riches comme des juifs, ces Waule et ces Featherstone ! pour des gens comme eux, s’entend, qui n’ont pas de besoins. Et pourtant ils s’accrochent à mon oncle comme des vautours, de peur de voir leur famille frustrée d’un centime. Mais je crois qu’il les déteste tous.

Cette mistress Waule, qui était si loin de paraître charmante à ses parents éloignés, était assise au foyer de son frère, de son propre frère, ainsi qu’elle en fit la remarque d’une voix sourde, voilée, passant comme à travers de la ouate ; elle avait été Jane Featherstone vingt-cinq ans avant de devenir Jane Waule, ce qui l’autorisait à parler, quand ceux qui n’en avaient pas le droit abusaient à leur profit du nom de ce frère.

— À quoi voulez-vous en venir ? demanda M. Featherstone, qui tenait sa canne entre ses genoux et qui, rajustant sa perruque, lui lança un regard acéré dont le contre-coup, comme une bouffée d’air froid, le fit tousser.

Lorsqu’il fut calmé, que Mary Garth lui eut administré une cuillerée de sirop, il se remit alors à frotter la pomme d’or de sa canne, tout en fixant amèrement ses yeux sur le feu.

— Les médecins, dit mistress Waule, ne peuvent venir à bout de cette toux, mon frère ; c’est absolument comme moi, car je suis bien votre sœur et je vous ressemble par la constitution et par tout le reste. Mais, comme je le disais, il est malheureux que cette famille Vincy ne sache pas mieux se conduire.

— Sottise ! Ce n’est pas de cela que vous parliez ; vous disiez que quelqu’un avait abusé de mon nom.

— Et je ne disais que ce qui peut être prouvé, si ce que chacun dit est vrai. Je tiens de mon frère Salomon que, dans tout Middlemarch, on parle de la conduite dérangée du jeune Vincy ; il ne fait que jouer au billard depuis qu’il est revenu chez ses parents.

— Niaiserie que tout cela ! Une partie de billard ! C’est un jeu honnête et digne d’un gentleman ; et le jeune Vincy n’est pas un rustre. Si votre fils John se mettait à jouer au billard à présent, on dirait qu’il est fou.

— Votre neveu John n’a jamais joué au billard ni à aucun autre jeu, mon frère, et il est loin de perdre, comme le jeune Vincy, des centaines de livres qui, au dire de chacun, sortent probablement d’une autre poche que de celle de M. Vincy. Car on dit qu’il n’a cessé de perdre de l’argent depuis des années ; personne ne s’en douterait cependant à le voir continuer ses chasses et tenir toujours table ouverte. Et j’ai entendu dire que M. Bulstrode blâmait mistress Vincy de sa légèreté et de ce qu’elle gâtait ainsi ses enfants.

— Et que m’importe Bulstrode ? Il n’est pas mon banquier.

— Oui, mais mistress Bulstrode est la propre sœur de M. Vincy, et on dit que M. Vincy spécule surtout avec l’argent de la banque, et vous devez comprendre vous-même, mon frère, que, lorsqu’une femme de plus de quarante ans porte des rubans roses flottants et rit comme elle étourdiment à tout propos, tout cela est très peu convenable. Mais gâter ses enfants est une chose et trouver de l’argent pour payer ses dettes en est une autre ; et l’on dit hautement que le jeune Vincy a spéculé sur certaines espérances d’héritage. Je ne vous dirai pas quel héritage. Miss Garth me comprend et elle sera la bienvenue si elle veut parler. Je sais que les jeunes gens se tiennent toujours.

— Non, je vous remercie, mistress Waule, dit Mary Garth. Je déteste trop le scandale pour vouloir le répéter.

M. Featherstone frottait toujours la pomme de sa canne, poussant un petit éclat de rire convulsif, et, les yeux fixés sur le foyer, il reprit :

— Et qui prétend dire que Fred Vincy n’a pas de belles espérances ? un aussi beau jeune homme, et si spirituel, peut bien y prétendre.

Après un instant de silence, mistress Waule, d’une voix qui semblait humide de larmes, mais le visage parfaitement sec, répondit :

— Qu’il ait raison ou non, mon frère, il nous est naturellement pénible, à moi et à mon frère Salomon, d’entendre abuser de votre nom et, votre maladie étant de nature à vous emporter subitement, cela nous chagrine de voir des gens qui ne sont pas plus Featherstone que les Merry Andrew de la foire calculer d’avance ce que vous leur laisserez de votre bien. Et moi votre sœur ? Et Salomon votre frère ?… Oh ! s’il en devait être ainsi, dans quel but alors le Tout-Puissant a-t-il institué les familles ? Ici, les larmes de mistress Waule coulèrent modérément sur ses joues.

— Arrivez au but, Jane, dit M. Featherstone en la regardant. Vous voulez dire que Fred Vincy a emprunté de l’argent à quelqu’un sur ce qu’il prétend savoir de mon testament, eh ?

— Je n’ai jamais dit cela, mon frère. Je l’ai appris hier soir par mon frère Salomon, qui est entré chez moi en revenant du marché, pour me donner des conseils à propos de mon vieux froment ; car je suis veuve, hélas et mon fils John, tout rangé qu’il est, n’est qu’un garçon de vingt-trois ans. Et Salomon tenait ce qu’il m’a dit d’autorités irrécusables et de plusieurs côtés.

— Sornettes que tout cela ! Je n’en crois pas un mot. C’est une histoire inventée. Allez à la fenêtre, missy, et voyez si c’est le docteur qui vient. J’ai cru entendre un cheval.

— Ce n’est pas moi qui ai inventé l’histoire, ni Salomon, qui, en dépit de ses bizarreries, et je ne nie pas qu’il en ait, a fait son testament et a partagé son bien également entre les familles auxquelles il se rattache ; quoique, pour ma part, je pense qu’il y a des moments où les uns devraient être considérés plus que les autres. Mais Salomon ne fait pas mystère de ses intentions.

— Il n’en est que plus fou, dit M. Featherstone, que reprit un violent accès de toux.

L’accès durait encore, quand Rosemonde, relevant son amazone avec infiniment de grâce, entra dans la chambre. Elle s’inclina cérémonieusement devant mistress Waule, fit de la tête en souriant un petit signe à Mary et resta debout sans bouger jusqu’à ce que la toux de son oncle, s’étant calmée, lui permît de la remarquer.

— Eh ! vous voilà, miss ? dit-il enfin. Vous avez de belles couleurs. Où est Fred ?

— Il s’occupe de nos chevaux. Il va venir.

— Asseyez-vous, asseyez-vous. — Mistress Waule, vous feriez aussi bien de vous en aller.

Les voisins mêmes qui appelaient Pierre Featherstone un vieux renard, ne l’avaient jamais accusé de fausse politesse, et sa sœur était très habituée à cette absence complète de formes qui témoignait de sa manière de comprendre les rapports de famille. Se levant lentement et sans aucun signe de ressentiment, elle dit de son ton monotone et sourd :

— Mon frère, j’espère que le nouveau médecin pourra quelque chose pour vous. J’entends dire par Salomon qu’on se loue beaucoup de son habileté. Je vous assure que je souhaite de tout mon cœur de vous voir guéri. Et personne n’est plus disposé à vous soigner que votre propre sœur et vos propres nièces, vous n’auriez qu’à dire un mot. Il y a Rébecca, et Jeanne, et Élisabeth, vous savez ?…

— Eh ! je m’en souviens. Vous verrez que je me suis souvenu d’elles toutes, oui, toutes, laides et brunes. — Elles auront besoin de quelque fortune, eh ? Il n’y a jamais eu la moindre beauté chez les femmes de notre famille ; mais les Featherstone ont toujours eu de la fortune et les Waule aussi. Il avait de l’argent, et de la chaleur aussi, Waule, eh ! eh ! Adieu, mistress Waule.

Ici, M. Featherstone tira sa perruque sur ses oreilles comme s’il voulait se rendre sourd et sa sœur partit en ruminant ce petit discours. Si jalouse qu’elle fût des Vincy et de Mary Garth, il y avait au fond de son esprit borné comme une conviction que son frère Pierre Featherstone ne laisserait jamais sortir le principal de son bien des mains de sa famille. Pourquoi sans cela le Tout-Puissant lui eût-il enlevé ses deux femmes, toutes deux sans enfants, après qu’il avait gagné tant d’argent dans ses heureuses spéculations ? Et pourquoi y avait-il une église dans la paroisse de Lowick ? et pourquoi les Waule et les Powderell se trouvaient-ils tous assis dans les mêmes stalles depuis tant de générations, avec la stalle des Featherstone à côté, si le dimanche, après la mort de son frère Pierre, tout le monde allait apprendre que sa fortune était sortie de la famille ?

À l’entrée de Fred, le vieillard le regarda avec un clignotement particulier. Le jeune homme l’interpréta à son avantage, et, de fait, l’oncle prenait plaisir à considérer dans tout ce qu’elle avait de satisfaisant la personne de son neveu.

— Et vous, jeunes demoiselles, retirez-vous aussi, dit M. Featherstone. J’ai à parler à Fred.

— Venez dans ma chambre, Rosemonde, si vous ne craignez pas le froid pour un petit moment, dit Mary.

Les deux jeunes filles se connaissaient depuis l’enfance ; elles avaient été élevées à la même école provinciale, Mary pour se préparer à l’enseignement, en sorte qu’elles avaient beaucoup de souvenirs communs ; et elles aimaient toutes deux à se trouver ensemble. Ce tête-à-tête rentrait d’ailleurs dans le plan de Rosemonde en venant à Stone-Court.

Le vieux Featherstone ne voulut pas entamer la conversation avec son neveu avant que la porte fut refermée. Il continua de regarder Fred avec le même clignotement et avec une grimace qui lui était particulière, ouvrant et fermant la bouche alternativement ; et, quand il parla, ce fut d’un ton bas qui ressemblait plutôt à celui d’un dénonciateur désireux de se faire fermer la bouche à prix d’argent qu’à celui d’un vieillard offensé.

— Ainsi, monsieur, commença-t-il, vous avez payé dix pour cent d’intérêt en empruntant de l’argent que vous avez promis de rendre plus tard en hypothèque sur mes terres, quand je serai mort et enterré, eh ? Vous me donnez encore une année de vie, n’est-ce pas ? Mais je puis encore changer mon testament.

Fred rougit. Il n’avait pas contracté d’emprunt semblable et pour de bonnes raisons. Mais il se rappelait avoir parlé avec quelque confiance, peut-être avec plus de confiance qu’il ne s’en souvenait exactement, de ses espérances d’hériter des biens de Featherstone comme d’un moyen de payer plus tard ses dettes présentes.

— Je ne sais à quoi vous faites allusion, monsieur. Je n’ai certainement jamais emprunté d’argent sur de telles garanties. Veuillez bien vous expliquer.

— Non, monsieur, c’est à vous de le faire. Je puis encore changer mon testament, je vous l’ai dit. Je suis sain d’esprit, je suis encore de force à calculer des intérêts composés et à me rappeler le nom de tous les fous de ce monde aussi bien qu’il y a vingt ans. Et que diable !… je suis au-dessous de quatre-vingts. Je dis que vous devez démentir cette histoire.

— Je l’ai déjà démentie, monsieur, répliqua Fred avec un peu d’impatience, mais je la nie encore. Cette histoire n’est qu’un stupide mensonge.

— Cela ne veut rien dire ! Apportez-moi des preuves. Je sais la chose d’autorité.

— Nommez-moi cette autorité, et faites-lui dire quel est l’homme dont j’ai emprunté de l’argent ; et alors je serai en mesure de réfuter cette histoire.

— C’est une autorité compétente, je le crois, un homme qui sait tout ce qui se passe à Middlemarch. C’est ce bon, ce religieux, ce charitable homme qui est votre oncle. Allez maintenant !

Ici, M. Featherstone éprouva ce petit tressaillement intérieur qui provenait chez lui d’une satisfaction intime.

— M. Bulstrode ?

— Et quel autre que lui, hein ?

— Alors toute l’origine de ce gros mensonge sera, sans doute, dans quelques paroles édifiantes qui lui auront échappé à mon sujet. Dit-on aussi qu’il ait nommé la personne qui m’aurait prêté de l’argent ?

— Si cet homme existe, Bulstrode le connaît, soyez-en sûr. Mais supposez que vous eussiez seulement tâché de vous faire prêter de l’argent, sans y réussir. Bulstrode le saurait également. Apportez-moi un écrit de Bulstrode où il atteste ne pas croire que vous ayez jamais promis de payer vos dettes avec mes biens. Je vous attends là !

Fred se sentit dans une cruelle alternative.

— Vous voulez sans doute plaisanter, monsieur. M. Bulstrode, comme tant d’autres, ajoute foi à un tas de choses qui ne sont pas vraies, et il a des préventions contre moi. Il me serait facile de lui faire attester par écrit qu’il ne connaît rien à l’appui de ce que vous dites, mais cela pourrait nuire à nos rapports. Vraiment je ne pourrais guère lui demander de mettre par écrit ce qu’il croit ou ce qu’il ne croit pas à mon sujet.

Fred s’arrêta un instant, puis il ajouta, comme faisant un appel diplomatique à la vanité de son oncle :

— C’est une chose qu’un gentleman ne saurait demander.

— Eh ! je vous comprends. Vous m’offenseriez plus volontiers que Bulstrode. Et qu’est-il, lui ? Il n’a pas de terres ici près, que je sache. C’est un spéculateur ! Mais il pourra bien sombrer quelque jour, quand le diable cessera de le soutenir. Et savez-vous ce que signifie sa religion ? Il voudrait faire du Dieu tout-puissant son associé. Mais il y a une chose que je suis, moi, arrivé à démêler assez clairement, du temps que j’allais à l’église : c’est que le Dieu tout-puissant s’attache à la terre. Il promet des terres et il donne des terres ; c’est avec du blé et du bétail qu’il enrichit les hommes. Mais vous prenez, vous, l’autre côté de la question et vous préférez Bulstrode et ses spéculations à Featherstone et à ses terres.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit Fred d’un ton boudeur en se levant et allant s’appuyer le dos à la cheminée. Je n’aime ni Bulstrode ni les spéculations.

— Bien, bien. Vous pouvez vous passer de moi, cela est assez clair, dit le vieux Featherstone, secrètement mécontent de ce que Fred pût montrer la moindre indépendance. Vous n’avez pas besoin de terres pour faire de vous un squire au lieu d’un ecclésiastique affamé, et une centaine de livres vous gêneraient apparemment (ceci soit dit en passant). Quant à moi, cela m’est égal. Je puis ajouter cinq codicilles à mon testament, et je garderai mes billets de banque dans un nid chaud pour qu’ils en produisent d’autres. Cela m’est égal.

Fred rougit de nouveau. Featherstone lui avait rarement donné de l’argent, et, pour le moment, il lui semblait presque plus pénible de dire adieu à la perspective immédiate des billets de banque qu’à la perspective plus éloignée de l’héritage.

— Je ne suis pas ingrat, monsieur. Je n’ai jamais voulu me montrer dédaigneux des bonnes intentions que vous pouviez avoir pour moi.

— Très bien. Prouvez-le donc, alors. Apportez-moi une lettre de Bulstrode, disant qu’il ne croit pas que vous ayez été vous vanter de payer un jour vos dettes avec mes terres ; et alors, admettant que vous soyez dans quelque embarras, nous verrons si je puis ou non faire quelque chose pour vous. Allons, c’est un marché fait. Là, donnez-moi votre bras. Je vais essayer de faire le tour de la chambre.

Fred, tout irrité qu’il fût, avait en lui assez de sensibilité pour plaindre ce vieillard auquel personne ne portait ni affection ni respect, et qui, marchant péniblement avec ses jambes enflées, semblait plus digne de pitié que jamais. Tout en lui donnant le bras, il se trouvait heureux de n’être pas lui-même un vieillard épuisé, à la santé détruite ; il s’arrêta de bonne grâce, d’abord devant la fenêtre pour entendre les remarques habituelles de son oncle sur les pintades et sur la girouette, puis devant la petite étagère à livres dont les gloires principales étaient : Josephus, Culpepper, la Messiade de Klopstock et quelques volumes du Gentleman’s Magazine.

— Lisez-moi les titres des livres ; allons, mon ami, vous avez été au collège, vous.

Fred lui lut les différents titres.

— Quel besoin missy avait-elle de nouveaux livres ? Pourquoi lui en apportez-vous toujours de nouveaux ?

— Pour la distraire. Elle aime la lecture.

— Elle l’aime trop. Elle voulait se mettre à lire quand elle était auprès de moi ; mais j’y ai coupé court. Elle me lit mon journal à haute voix tous les matins, et cela suffit pour la journée, à ce qu’il me semble. Je ne puis souffrir la voir lire pour elle-même. Retenez bien ce que je vous dis, et ne lui apportez plus de livres, entendez-vous ?

— Oui, monsieur, j’entends.

Fred avait déjà reçu la même dépense auparavant, et y avait secrètement désobéi. Il comptait bien y désobéir encore.

— Sonnez, Fred, dit M. Featherstone. Je désire que Mary descende.

La conversation de Rosemonde et de Mary avait eu plus d’animation que celle de leurs amis de l’autre sexe. Sans songer à s’asseoir, elles restèrent debout près de la fenêtre et Rosemonde, ôtant son chapeau devant la table de toilette, rajusta son voile et lissa doucement du bout des doigts ses cheveux d’un blond idéal, qui n’était ni jaune ni couleur de lin. En contraste avec la franche simplicité de Mary Garth le miroir renvoyait à Rosemonde l’image d’une nymphe la regardant avec des yeux d’un bleu céleste, assez profonds pour renfermer toutes les admirables pensées qu’un témoin ingénieux eût voulu y mettre, et assez profonds aussi pour cacher les pensées peut-être moins admirables de leur propriétaire. Il y avait peu d’enfants à Middlemarch qui parussent blonds à côté de Rosemonde et la taille svelte que dessinait son amazone avait des ondulations délicates.

Le fait est que la plupart de hommes à Middlemarch (ses frères exceptés), regardaient miss Vincy comme la meilleure fille du monde, et quelques-uns même l’appelaient un ange. Mary Garth, au contraire, avait l’apparence d’une pécheresse ordinaire ; elle était brune, ses cheveux noirs, frisés, étaient durs et rebelles ; elle était petite, et il ne serait pas vrai de dire comme antithèse à ces défauts qu’elle possédait toutes les vertus. La laideur comme la beauté a ses tentations et ses vices ; elle ne sait pas toujours feindre l’amabilité et elle est capable de montrer désagréablement sa mauvaise humeur ; il est bien permis cependant à la compagne d’une charmante créature d’éprouver une impression peu agréable à s’entendre toujours traiter de laideron à côté d’elle. À l’âge de vingt-deux ans, Mary n’avait certainement pas acquis encore cette parfaite sagesse et ces fermes principes que l’on recommande d’ordinaire aux jeunes filles peu favorisées du sort, comme s’il était possible de les absorber en doses toutes préparées avec le parfum de résignation nécessaire. Sa finesse était empreinte d’une teinte d’amertume satirique qui reparaissait toujours et ne la quittait jamais complètement, sauf lorsqu’un courant irrésistible de gratitude faisait déborder son cœur envers ceux qui, au lieu de lui dire qu’elle devait se trouver heureuse, faisaient quelque chose pour son bonheur.

Sa figure sans beauté avait gagné avec l’âge et appartenait à cette bonne médiocrité que les femmes de notre race ont portée de tous temps, et sous toutes les latitudes, ornée d’une coiffe plus ou moins seyante. Rembrandt eût aimé à la peindre et à mettre en relief sur la toile ses traits un peu rudes avec leur honnêteté intelligente ; car l’honnêteté et la sincérité étaient les vertus dominantes de Mary ; elle n’essayait ni de faire naître des illusions sur son compte, ni de s’en créer à ses propres yeux, et, quand elle était de bonne humeur, elle avait assez d’esprit pour se moquer d’elle-même. En se trouvant avec Rosemonde soudain réfléchie dans la glace, elle s’écria en riant :

— Quelle tache noire je fais à côté de vous, Rosy ! Vous êtes pour moi la plus désavantageuse des amies !

— Oh non, personne ne songe à votre extérieur, vous êtes si bonne et si utile ! La beauté est réellement une chose bien secondaire, dit Rosemonde tournant la tête vers Mary, tout en cherchant des yeux à suivre dans la glace cette nouvelle attitude de son cou.

— Vous voulez dire ma beauté, répliqua Mary d’un ton légèrement sardonique.

Vraiment cette pauvre Mary, pensa Rosemonde, prenait de travers les choses les plus tendres.

Elle ajouta à haute voix :

— Qu’avez-vous fait ces derniers temps ?

— Moi ? Oh je me suis occupée de la maison, j’ai versé des tisanes, j’ai eu l’air d’être aimable et contente et je suis arrivée à me faire une fâcheuse opinion des autres.

— C’est une triste vie que vous avez là.

— Non, dit Mary sèchement. Je préfère ma vie à celle de votre miss Morgan.

— Oui ; mais miss Morgan pst si peu intéressante, et puis elle n’est plus jeune.

— Elle est intéressante à ses propres yeux, je suppose, et je ne suis pas sûre que tout devienne plus facile à mesure qu’on vieillit.

— Non, dit Rosemonde, pensive et distraite ; on se demande comment peuvent vivre de telles personnes sans nul avenir devant elles ; à vrai dire, il y a la religion qui leur est certainement d’un grand secours. Mais, ajouta-t-elle en souriant, mais votre situation à vous, Mary, est toute différente et il se pourrait bien que l’on vous demandât en mariage.

— Quelqu’un vous en a-t-il annoncé l’intention ?

— Non, sans doute. Je veux dire que quelqu’un, vous voyant à peu près tous les jours, pourrait bien devenir amoureux de vous.

Il se produisit sur la figure de Mary un changement d’autant plus marqué qu’elle s’était promis de ne rien laisser paraître.

— Est-ce de se voir tous les jours qui fait que l’on devient amoureux ? répliqua-t-elle avec insouciance ; il me semble que c’est tout aussi souvent une raison d’apprendre à se détester.

— Pas lorsque les gens sont intéressants et agréables, comme est, dit-on, M. Lydgate.

— Oh ! M. Lydgate dit Mary passant visiblement à l’indifférence la plus complète. Vous désirez savoir quelque chose de lui.

— Je voudrais seulement savoir comment vous l’aimez ?

— Il n’est pas question d’aimer pour le moment. Mon affection a toujours besoin d’un peu de tendresse pour s’allumer. Je ne suis pas assez magnanime pour aimer les gens qui me parlent sans avoir l’air de me regarder.

— Est-il si dédaigneux ? reprit Rosemonde avec une satisfaction croissante. Vous savez qu’il est d’une très bonne famille…

— Non, il ne m’a pas fait valoir cet avantage.

— Quelle étrange fille vous êtes, Mary ! Mais comment est-il de sa personne ? dépeignez-le-moi.

— Comment peut-on dépeindre un homme ? Voici, si vous y tenez, un inventaire de sa personne : des sourcils épais, des yeux noirs, le nez droit, des cheveux noirs et abondants, les mains grandes, fortes, blanches et… voyons… qu’a-t-il encore ?… Ah ! oui, un délicieux mouchoir de batiste. Mais vous le verrez, du reste. Vous savez que c’est à peu près le moment de sa visite.

Rosemonde rougit légèrement, puis ajouta d’un air pensif :

— J’aime assez les manières hautaines, je ne puis souffrir les jeunes gens communicatifs.

— Je n’ai pas dit que M. Lydgate fut hautain, mais il y en a pour tous les goûts, comme disait notre petite Mamselle française ; et, s’il est permis à une jeune fille de choisir le genre de vanité qui lui plaît, il me semble que c’est bien à vous, Rosy.

— Le dédain n’est pas de la vanité. Un vaniteux, c’est Fred.

— Je voudrais que personne ne dît jamais pire que cela de lui. Il ferait bien d’être un peu plus sur ses gardes. Mistress Waule a été dire à mon oncle que Fred était très peu rangé.

Mary parlait comme emportée par une impulsion de jeunesse qui faisait taire son jugement. Un certain malaise s’associait pour elle à ces mots peu rangé, et elle espérait que la réponse de Rosemonde pourrait peut être le dissiper. Mais elle se garda cependant de mentionner l’insinuation plus précise de mistress Waule.

— Oh ! Fred est abominable ! dit Rosemonde.

Avec nulle autre que Mary, elle ne se fût permis un mot si malséant.

— Qu’entendez-vous par « abominable » ?

— Il est si paresseux, il donne tant de soucis à papa, et il dit qu’il ne veut pas entrer dans les ordres.

— Je trouve que Fred a tout à fait raison.

— Comment pouvez-vous dire qu’il a raison, Mary ? Je vous croyais plus de religion.

— Il n’est pas fait pour être pasteur.

— Mais il devrait l’être.

— Eh bien, alors, il n’est pas ce qu’il devrait être. Je connais d’autres personnes qui sont dans le même cas.

— Aussi ne les approuve-t-on pas. Je ne voudrais pas épouser un pasteur. Mais il faut bien qu’il y en ait.

— Est-ce là une raison pour que Fred le devienne ?

— Mais puisque papa a fait la dépense de le faire élever pour cela ? Et supposez seulement qu’il n’ait plus tard aucune fortune ?

— Je puis très bien le supposer, dit Mary sèchement.

— Alors, je m’étonne que vous défendiez Fred, répliqua Rosemonde tenant à insister sur ce point.

— Je ne le défends pas, dit Mary en riant ; mais je ne conseillerais pas à une paroisse de le prendre pour pasteur.

— Il est évident que, pour être pasteur, il devrait changer beaucoup.

— Oui, il serait un grand hypocrite et il ne l’est pas encore.

— Il n’y a rien à vous dire, Mary ; vous prenez toujours le parti de Fred !

— Pourquoi ne le prendrais-je pas ? dit Mary s’animant tout à coup. Lui aussi prendrait le mien. Il est la seule personne qui se soucie un peu de me faire plaisir.

— Vous me mettez fort mal à l’aise, Mary, dit Rosemonde avec sa douceur la plus grave ; je ne voudrais pas dire cela à maman pour rien au monde.

— Qu’est-ce que vous ne voudriez pas lui dire ? s’écria Mary en colère.

— Ne vous mettez pas en fureur, je vous prie, Mary, dit Rosemonde toujours aussi doucement.

— Si votre maman a peur que Fred ne demande ma main, dites-lui que je ne l’épouserais pas, lors même qu’il me le demanderait. Mais je ne crois pas qu’il y songe, Il ne m’en a certainement jamais dit un mot.

— Vous êtes toujours si violente, Mary !

— Et vous toujours si exaspérante !

— Moi ? Que pouvez-vous me reprocher ?

— Oh ! les gens à qui l’on n’a jamais rien à reprocher sont toujours les plus exaspérants. Mais voici que l’on sonne, je crois qu’il nous faut descendre.

— Je n’avais pas l’intention de me quereller avec vous, Mary, dit Rosemonde en remettant son chapeau.

— Nous quereller ? Quelle sottise ! Nous ne nous sommes pas querellées ! Si on ne pouvait se mettre en colère quelquefois, où serait l’avantage d’être amies.

— Faut-il que je répète ce que vous avez dit ?

— Comme vous voudrez. Je ne dis jamais rien qu’on ne puisse répéter. Descendons À présent.

M. Lydgate était en retard, ce jour-là ; mais les visiteurs de Stone-Court y demeurèrent assez longtemps pour le voir, car M. Featherstone ayant prié Rosemonde de chanter, elle fut assez aimable pour lui proposer une de ses romances favorites : Passe, passe, brillante rivière, après avoir chanté Home, sweet home, qu’elle détestait. Ce vieil hypocrite, qui aimait la romance sentimentale, applaudissait encore le dernier morceau quand le cheval de M. Lydgate s’arrêta devant la fenêtre. Il venait tous les matins à Stone-Court, et la morne perspective de cette visite quotidienne à un vieux malade désagréable, s’en prenant au médecin de ce que la médecine ne le guérissait pas, jointe au peu de charme qu’il trouvait à Middlemarch, lui faisait envisager sa situation présente sous un assez sombre jour. La brillante apparition de Rosemonde l’éclaira d’un éclat d’autant plus vif.

Le vieux Featherstone s’empressa de la lui présenter officiellement comme sa nièce, bien qu’il n’eût jamais cru nécessaire de lui parler de Mary Garth au même titre. Rien n’échappa à Lydgate dans la conduite pleine de grâce de Rosemonde. Il vit avec quelle douce gravité elle détournait l’attention que le manque de tact du vieillard avait attirée sur elle, ne laissant voir ses fossettes que pour parler à Mary ; elle s’adressa à celle-ci avec un si affectueux intérêt que Lydgate, ayant examiné Mary plus attentivement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, découvrit dans les yeux de Rosemonde une adorable tendresse. Mary, toutefois, pour quelque raison ignorée, paraissait en colère.

— Miss Rosy m’a chanté une romance ; vous n’avez rien contre, eh ! docteur, dit M. Featherstone ; je préfère cela à votre médecine.

— Et moi, j’ai oublié que le temps passait, dit Rosemonde se levant pour prendre son chapeau, qu’elle avait ôté avant de se mettre au piano. Et sa tête, semblable à une fleur délicate sur sa tige blanche, se dessinait dans toute sa perfection au-dessus de son amazone. — Fred, il est grand temps de partir.

— Très bien, dit Fred, qui avait ses raisons d’être de mauvaise humeur et qui désirait s’en aller.

— Miss Vincy est musicienne ? dit Lydgate la suivant des yeux.

Chaque nerf et chaque muscle de Rosemonde étaient tendus sous l’impression qu’elle éprouvait en se sentant regardée. Elle était, de nature, une admirable actrice dans tous les rôles qui faisaient partie de son extérieur ; elle savait même si bien se faire un caractère de convention qu’elle ignorait si ce n’était pas vraiment le sien.

— La meilleure musicienne de Middlemarch, je le parierais, dit M. Featherstone, quelle que soit d’ailleurs la seconde. Eh ! Fred ! parlez pour votre sœur.

— Je crains d’être ici hors de cause, monsieur. Mon témoignage ne prouverait rien.

— Middlemarch n’a pas un idéal de musique très élevé, mon oncle, dit Rosemonde avec une gracieuse insouciance, allant prendre sa cravache qui était posée un peu plus loin.

Lydgate fut prompt à la devancer ; s’emparant le premier de la cravache, il s’avança pour la lui présenter. Elle s’inclina et le regarda. Il la regardait aussi, leurs yeux se rencontrèrent de cette façon toute particulière à laquelle l’effort n’atteint jamais, et qui semble une soudaine et divine éclaircie au milieu d’un brouillard. Je crois bien que Lydgate pâlit un peu, mais Rosemonde rougit visiblement et éprouva une sorte de surprise. Puis elle se sentit réellement très pressée de partir, et, tout en prenant congé de son oncle, elle ne comprit pas quelles stupidités il lui débitait.

En attendant, ce résultat qu’elle considérait comme significatif de part et d’autre, et qui veut dire « tomber amoureux », était précisément ce que Rosemonde avait prévu et souhaité. Depuis l’importante arrivée de Lydgate à Middlemarch, elle avait tissé tout un petit roman d’avenir dont le début obligatoire ressemblait assez à la scène qui venait d’avoir lieu. Les étrangers ont toujours le prestige de l’imprévu aux yeux des jeunes filles dont l’esprit est blasé sur le mérite de ceux qui les entourent, que ces étrangers apparaissent comme de pauvres naufragés échappés à la tempête, ou comme des personnages de marque, accompagnés d’un bagage respectable. Et il fallait un étranger au roman sentimental de Rosemonde, un amoureux et un fiancé qui ne fût pas de Middlemarch et n’eût que des relations étrangères aux siennes. Depuis quelque temps déjà, elle échafaudait son rêve sur un titre de baronnet. Maintenant qu’elle avait rencontré l’étranger, la réalité lui semblait bien plus émotionnante encore que l’attente, et Rosemonde ne pouvait douter d’être arrivée à l’heure décisive de sa vie. Elle jugeait que les symptômes qu’elle éprouvait étaient ceux d’un amour naissant, et trouvait beaucoup plus naturel encore que M. Lydgate fût tombé amoureux d’elle à première vue. Ces choses-là arrivaient si souvent au bal, pourquoi n’arriveraient-elles pas aussi à la lumière du matin, alors que le teint apparaît dans toute sa fraîcheur ? Rosemonde, sans être plus vieille que Mary, était assez habituée à ce qu’on devînt amoureux d’elle ; mais, pour sa part, elle était toujours restée indifférente, pleine d’ironique dédain pour les beaux jeunes gens et les célibataires fanés. Et voilà tout à coup ce M. Lydgate qui se trouvait répondre à son idéal, absolument étranger à Middlemarch, avec un air de distinction, marque d’une bonne naissance, et des relations de famille ouvrant des portes sur ce paradis de la classe moyenne qu’on appelle « l’aristocratie » ; c’était en outre un homme de valeur qu’il serait particulièrement délicieux de rendre esclave ; un homme enfin qui avait touché son cœur d’une façon toute nouvelle et apporté dans sa vie un intérêt ardent, plus doux que tous les projets imaginés déjà en opposition avec sa vie actuelle.

Le frère et la sœur, en revenant à cheval, étaient ainsi tous deux préoccupés et disposés au silence. Si le rêve de Rosemonde avait reposé sur une base fragile comme celle de tous les rêves, maintenant que les fondements en étaient jetés, son imagination devint des plus positives et entra dans les plus minces et les plus prosaïques détails ; ils n’avaient pas fait un mille que déjà elle était en plein dans les toilettes et les présentations de sa vie de femme ; elle avait choisi sa maison à Middlemarch, prévu les visites qu’elle ferait au dehors aux parents nobles de son mari dont elle s’approprierait les manières distinguées, comme elle avait acquis à sa pension les talents d’agrément ; — se préparant ainsi à des grandeurs inconnues qui pourraient bien venir plus tard. Il n’y avait ni soucis d’argent ni calculs sordides dans ses prévisions. Elle se préoccupait de ce qu’on appelle les raffinements du luxe et non de ce qui devait les payer.

D’une autre part, l’esprit de Fred était tourmenté d’une inquiétude que sa disposition naturelle à l’optimisme était insuffisante à apaiser. Il ne voyait pas de moyen d’éluder la stupide demande de Featherstone sans encourir des conséquences qui lui plaisaient encore moins que de faire la démarche. Son père était déjà mal disposé pour lui et il le serait davantage encore s’il devenait la cause d’un nouveau refroidissement entre sa famille et les Bulstrode. Enfin il détestait l’obligation d’aller lui-même trouver son oncle Bulstrode, et qui sait ? Peut-être avait-il un jour, après dîner, débité quelques folies sur la propriété de Featherstone, folies qui avaient été embellies et grossies par les bavardages. Fred sentait qu’il jouait là un misérable rôle ; se vanter de ses espérances d’hériter d’un vieil avare comme Featherstone pour aller ensuite, par ordre de ce vieil avare, quêter des certificats ! Mais — ces espérances !… il les caressait en réalité, et, en y renonçant, il n’avait pas devant lui d’alternative bien agréable ; et puis il venait de contracter une dette qui le tourmentait et que le vieux Featherstone avait presque promis de payer. Tout cela se réduisait à peu de chose : ses dettes aussi bien que ses espérances. Fred connaissait des hommes à qui il eût rougi de confesser la mesquinerie de ses dépenses. Ces réflexions l’amenèrent à une sorte d’amère misanthropie. C’était bien la peine d’être le fils d’un manufacturier de Middlemarch pour n’avoir à hériter de quoi que ce soit !… pendant que tant d’autres ! Ah ! certes la vie était une triste affaire pour qu’un jeune homme, spirituel, aimable, disposé à goûter le meilleur de toutes choses, n’eût devant lui qu’un aussi pauvre avenir !

Il n’était pas venu à l’esprit de Fred que l’introduction du nom de Bulstrode dans l’affaire pût n’être qu’une invention du vieux Featherstone ; mais ceci même n’eût rien changé à la situation. Ce qui était clair pour Fred, qui croyait pénétrer jusqu’au fond de l’âme de son oncle Featherstone, c’est que le vieillard voulait user de son pouvoir en le tourmentant un peu et se donner en même temps la satisfaction de le mettre en mauvais termes avec Bulstrode. Et maintenant, la question était de savoir s’il parlerait à son père, ou s’il essayerait de se tirer d’affaire tout seul. C’était mistress Waule (il n’en doutait pas) qui avait fait ces rapports sur lui, et si Mary Garth avait répété ses propos à Rosemonde, il était sûr que l’affaire arriverait aux oreilles de son père, — et tout aussi sûr que celui-ci l’interrogerait. Comme ils ralentissaient le pas de leurs chevaux, Fred dit à Rosemonde :

— Rosy, Mary vous a-t-elle dit que mistress Waule eût répété quelque chose sur mon compte ?

— Oui, certainement.

— Et quoi donc ?

— Que vous étiez un jeune homme fort dissipé.

— Est-ce là tout ?

— Il me semble que cela suffit, Fred.

— Êtes-vous sûre qu’elle n’ait rien dit de plus ?

— Mary ne m’a point parlé d’autre chose. Mais vraiment, Fred, n’êtes-vous pas honteux ?

— Hein ! quoi ?… Ne me faites pas la leçon ; qu’en a dit Mary ?

— Je ne suis pas forcée de vous le dire. Vous vous inquiétez fort de ce que dit Mary — et vous êtes trop grossier pour me laisser parler.

— Certainement, je m’inquiète de ce que dit Mary. C’est la meilleure fille que je connaisse.

— Je n’aurais jamais cru qu’on put devenir amoureux d’elle.

— Quelle prétention avez-vous de savoir comment les hommes deviennent amoureux ? Les filles ne le savent jamais.

— Au moins, Fred, permettez-moi un conseil. Tâchez de ne pas vous éprendre d’elle car elle m’a dit qu’elle ne vous épouserait pas, quand même vous le lui demanderiez ?

— Elle pouvait attendre que je le lui eusse demandé.

— Je savais que cela vous vexerait, Fred.

— Pas du tout. Elle ne l’aurait pas dit si vous ne l’y eussiez provoquée.

Avant d’arriver à la maison. Fred prit le parti de raconter toute l’affaire aussi simplement que possible à son père ; celui-ci prendrait peut-être sur lui la tâche désagréable de parler à Bulstrode.