Middlemarch/Livre 8

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Traduction par M.-J. M.
Calmann Lévy (2p. 367-491).


LIVRE VIII



SOLEIL COUCHANT ET SOLEIL LEVANT



CHAPITRE PREMIER


La généreuse impétuosité avec laquelle Dorothée s’était élancée sur l’heure à la tâche de justifier Lydgate, subit un mélancolique arrêt, quand elle en vint à considérer les circonstances à la lumière de l’expérience de M. Farebrother.

— C’est une entreprise délicate, lui dit-il. Comment pouvons-nous commencer nos informations sur l’affaire ? Ce sera ou publiquement, en mettant la justice à l’œuvre, ou bien secrètement, en interrogeant Lydgate. Dans le premier cas, il ne se trouve pas de terrain solide pour y marcher, sans quoi Hawley s’y fût mis ; et quant à aborder le sujet avec Lydgate, j’avoue que je reculerais devant la tentative. Il y verrait probablement une mortelle injure. Il est extrêmement difficile, j’en ai plus d’une fois fait l’épreuve, de lui parler d’affaires personnelles. Et il faudrait connaître à l’avance la vérité sur sa conduite, pour se sentir bien assuré d’un bon résultat.

— Je suis convaincue que sa conduite n’a pas été coupable : les gens, je crois, valent toujours mieux que leurs voisins ne le pensent, dit Dorothée.

Elle devait à la dure expérience qu’elle en avait faite, ces deux dernières années, une forte tendance à s’élever contre toute interprétation défavorable de la conduite d’autrui ; et pour la première fois, elle se sentit un peu mécontente de M. Farebrother. Elle n’aimait pas cette prudence à peser toutes les conséquences, là où elle n’aurait voulu que foi ardente dans les efforts de la justice et de la pitié, et dans le triomphe de leur force communicative. Deux jours plus tard elle l’avait à dîner, au manoir, avec son oncle et les Chettam, et quand le dessert, auquel personne ne touchait, fut sur la table, quand les domestiques eurent quitté la salle et que M. Brooke s’assoupit pour commencer sa sieste, elle reprit le sujet avec une certaine vivacité :

— M. Lydgate comprendrait que, si ses amis entendaient énoncer une calomnie sur son compte, leur désir dût être, avant tout, de le justifier. À quoi bon vivre, si ce n’est pas pour nous rendre la vie plus facile, les uns aux autres ? Je ne puis être indifférente aux peines d’un homme qui m’a conseillée dans ma peine et soignée dans ma maladie.

Il n’y avait pas dans le ton et dans les manières de Dorothée moins d’énergie qu’il n’y en avait déjà trois ans auparavant, lorsqu’elle présidait encore la table de son oncle, et depuis lors son expérience lui avait donné plus de droits d’exprimer une opinion arrêtée. Mais sir James Chettam n’était plus le soupirant timide et toujours prêt à s’incliner d’autrefois : c’était le beau-frère, plein de sollicitude, avec une pieuse admiration pour sa sœur, mais aussi avec une crainte constante de la voir retomber sous quelque nouvelle illusion presque aussi fâcheuse que celle d’épouser Casaubon. Quand il répondait : « Précisément », ce n’était plus avec le même sourire qu’autrefois, aux anciens jours de soumission, avant son mariage ; c’était souvent maintenant comme une préface à un avis différent, et Dorothée s’apercevait, à sa grande surprise, qu’elle devait prendre la résolution de ne pas avoir peur de lui, d’autant plus qu’il était réellement son meilleur ami. Dans le cas présent, il ne se trouva pas d’accord avec elle.

— Mais, Dorothée, dit-il, d’un ton de remontrance, vous ne pouvez pas entreprendre de diriger ainsi la conduite d’un homme, en son lieu et place. Lydgate doit savoir, ou du moins il en viendra bientôt à savoir où il en est. S’il peut se disculper, il le fera. C’est à lui d’agir pour lui-même.

— Je trouve que ses amis doivent attendre qu’une occasion se présente, ajouta M. Farebrother. Il n’est pas impossible que le fait soit vrai ; j’ai souvent senti tant de faiblesse en moi-même, que je puis concevoir un homme, même d’un caractère honorable, tel que j’ai toujours connu Lydgate, succombant à une tentation comme celle d’accepter de l’argent, qui lui était plus ou moins indirectement offert, comme prix de son silence sur des faits scandaleux d’ancienne date. Je dis que je puis le concevoir, s’il se trouvait alors sous l’étreinte poignante de circonstances particulières, s’il était à bout, en un mot, comme était Lydgate, j’en suis certain. Je ne croirais rien de pire sur son compte, avant d’en avoir la preuve rigoureuse. Mais la terrible Némésis est là, qui, pour quelques erreurs, vous poursuit de telle sorte qu’il est toujours possible à qui le veut d’interpréter vos erreurs comme des crimes : il n’y a pas de preuve en faveur de l’homme, en dehors de sa conscience et de sa propre affirmation.

— Oh ! que cela est cruel ! s’écria Dorothée en joignant les mains. Et ne voudriez-vous pas être la seule personne à croire à l’innoocence de cet homme, quand le reste du monde croirait à la calomnie ? Et puis, il y a le caractère antérieur d’un homme qui peut parler pour lui.

— Mais, ma chère mistress Casaubon, dit M. Farebrother, souriant doucement de son ardeur, le caractère n’est pas taillé dans le marbre, ce n’est pas quelque chose de solide et d’inaltérable. C’est quelque chose de vivant et de changeant, que la maladie peut atteindre, comme le corps.

— En ce cas, on peut le secourir et le guérir, dit Dorothée. Je ne craindrais pas de demander à M. Lydgate de me dire la vérité, afin de pouvoir l’aider. Pourquoi craindrais-je ? Puisque je n’aurai pas ces terrains, James, je pourrais faire ce que M. Bulstrode me proposait, et me charger à sa place de l’entretien de l’hôpital et j’aurai à consulter M. Lydgate pour savoir au juste quelles sont, en conservant les arrangements actuels, les perspectives de bien à faire. Ce sera pour moi la meilleure occasion de lui demander sa confiance, et pour lui le moyen de me dire des choses qui pourraient éclaircir toute l’affaire. Nous serions alors tous avec lui et nous le tirerions de peine. On glorifie toute espèce de courage, sauf le courage qu’on pourrait montrer vis-à-vis de ses voisins.

Les yeux de Dorothée brillaient d’un humide éclat, et les sons altérés de sa voix réveillèrent son oncle qui se mit à écouter.

— Il est bien vrai que la sympathie d’une femme peut tenter des efforts qui ne nous réussiraient guère, à nous autres, dit M. Farebrother, presque converti par l’ardeur de Dorothée.

— Ce qui est certain, c’est qu’une femme est tenue de se montrer prudente et d’écouter l’avis de ceux qui connaissent le monde mieux qu’elle, dit sir James avec son petit froncement de sourcils ; quoi que vous finissiez par faire, Dorothée, vous devriez en vérité vous tenir momentanément sur la réserve, et ne pas vous engager volontairement à aucun degré dans cette affaire de Bulstrode. Nous ne savons pas encore ce qui peut en résulter. Vous devez être d’accord avec moi conclut-il en regardant M. Farebrother.

— Je pense certainement qu’il vaudrait mieux attendre, répondit celui-ci.

— Oui, oui, ma chère, dit M. Brooke, sans savoir exactement à quel point en était arrivée la discussion, mais la rattrapant bientôt avec un afflux de paroles qui pouvait s’appliquer à tout en général ; il est facile d’aller trop loin, vous savez. Il ne faut pas permettre à vos idées de s’emporter avec vous. Et quant à se presser pour mettre de l’argent dans des œuvres, cela ne fait pas l’affaire, vous savez. Garth m’a entraîné dans des dépenses extraordinaires, avec des réparations des canaux d’irrigation, toutes ces choses-là ; je suis extraordinairement en perte avec une chose ou l’autre ; il faut que je me remonte. Vous, Chettam, vous dépensez une fortune avec ces clôtures en chêne autour de votre domaine.

Dorothée ne se soumettait qu’avec peine à ces conseils décourageants ; elle se rendit avec Célia dans la bibliothèque qui lui servait habituellement de salon.

— Voyons, Dodo, écoute donc ce que dit James, commença Célia, sans quoi tu te mettras dans un vrai pétrin. Cela ne t’a jamais manqué et ne te manquera jamais, quand tu t’entêteras à vouloir faire à ta tête. Et je trouve que maintenant c’est une bénédiction, après tout, que tu aies James pour penser pour toi. Il te laisse tes plans, seulement il ne t’y laisse pas prendre. Voilà l’avantage d’avoir un beau-frère au lieu d’un mari. Un mari ne te laisserait pas aussi libre.

— Comme si j’avais envie d’un mari, dit Dorothée. Tout ce que je désire, c’est de ne pas voir mes sentiments heurtés à chaque pas.

Et mistress Casaubon encore assez mal aguerrie fondit en larmes.

— Voyons, réellement, Dodo, tu es pleine de contradictions : c’est d’abord une chose et puis une autre. Tu avais l’habitude de te soumettre à M. Casaubon d’une façon tout à fait honteuse. Tu aurais, je crois, renoncé à jamais venir me voir, s’il te t’avait demandé.

— Sans doute, je lui étais soumise, mes sentiments m’en faisaient un devoir, dit Dorothée, regardant à travers le prisme de ses larmes.

— Alors, pourquoi ne peux-tu pas trouver que c’est ton devoir de te soumettre un peu à ce que James désire ? dit Célia avec le sentiment de la valeur de l’argument. Puisqu’il ne désire rien qui ne soit pour ton bien ! Et naturellement les hommes s’entendent bien mieux à toutes choses… excepté à celles auxquelles les femmes s’entendent mieux.

Dorothée rit et oublia ses larmes.

— Oui, je veux parler des bébés et de ces choses-là, expliqua Célia. Je ne céderais pas à James, si je savais qu’il eût tort, comme tu avais coutume de céder à M. Casaubon.



CHAPITRE II


Après avoir calmé l’inquiétude de mistress Bulstrode, en lui disant que son mari avait été pris de faiblesse à la réunion, mais qu’il ne doutait pas de son prompt rétablissement et reviendrait le voir le lendemain, Lydgate rentra directement chez lui, monta à cheval et fit trois milles en dehors de Middlemarch, afin de se mettre hors de portée.

Il sentait une violence déraisonnable le gagner, comme la rage qu’aiguillonne la douleur des piqûres ; il était prêt à maudire le jour où il était venu à Middlemarch. Tout ce qui lui était arrivé dans cette ville ne semblait être qu’une préparation à cette odieuse fatalité qui venait de s’abattre comme une flétrissure sur son honorable ambition, et qui, aux yeux de la morale la plus élémentaire, devait entacher son honneur d’une marque ineffaçable. Dans ces moments-là, un homme ne peut guère faire autrement que d’être dur aux autres. Lydgate se considérait comme la victime, et les autres étaient les agents ennemis de sa destinée. Il était arrivé avec l’idée que tout irait différemment, et puis d’autres s’étaient jetés au travers de sa vie et avaient dérangé ses projets. Son mariage lui faisait l’effet d’une calamité que rien ne pouvait adoucir, et il n’osait pas aller retrouver Rosemonde avant d’avoir soulagé son cœur par cette rage solitaire, de crainte que la seule vue de cette femme ne l’exaspérât et ne le portât à des actes inexcusables. Il y a, dans la vie de la plupart des hommes, des moments où leurs plus nobles qualités peuvent à peine adoucir d’une ombre les impressions de leur âme ulcérée ; de la tendresse de Lydgate, il n’existait plus en lui que la terreur de manquer à un sentiment si naturel à son cœur ; l’émotion tendre avait disparu. Il était bien malheureux. Ceux-là seuls qui connaissent la supériorité de la vie intellectuelle, de cette vie qui a en elle une semence de pensées et de nobles desseins, peuvent comprendre la douleur de l’homme qui tombe du haut de cette activité sereine dans la lutte absorbante, épuisante pour l’âme, contre les soucis vulgaires.

Pouvait-il continuer à vivre sans se justifier au milieu des gens qui le soupçonnaient de bassesse ! Pouvait-il quitter en silence Middlemarch, comme s’il se retirait devant une juste réprobation ! Et pourtant, comment s’y prendre pour se justifier ? Car cette scène du matin, dont il venait d’être témoin, sans lui avoir rien révélé de particulier, avait suffi pour rendre la situation parfaitement claire à ses yeux. Bulstrode avait certainement redouté des révélations scandaleuses de la part de Raffles ; et Lydgate pouvait se figurer maintenant toutes les probabilités de l’affaire : « Il craignait quelque révélation en ma présence ; tout ce qu’il voulait, c’était de me lier à lui par une puissante obligation ; voilà pourquoi il a passé subitement de la dureté à la libéralité. Et peut-être est-il intervenu dans le traitement du malade. Peut-être a-t-il désobéi à mes prescriptions. Je crains qu’il ne l’ait fait. Mais qu’il l’ait fait ou non, le monde croit qu’il a, d’une façon ou d’une autre, empoisonné cet homme et que, si je n’ai pas été complice du crime, j’ai dans tous les cas fermé les yeux. Et pourtant il se peut qu’il ne soit pas coupable de cette dernière faute ; il est possible, à la rigueur, que ce changement vis-à-vis de moi ait été un attendrissement véritable de son cœur, l’effet des réflexions venues après coup, comme il me l’a dit. Ce que nous appelons à la rigueur possible est quelquefois le vrai, et c’est ce qui est absolument faux que nous trouvons le plus facile à admettre. Dans ses derniers rapports avec cet homme, Bulstrode peut avoir gardé les mains pures de tout crime, en dépit de mes soupçons du contraire. »

Tout, dans cette cruelle situation, était fait pour le paralyser. Quand même, pour se justifier, il laisserait de côté toute autre considération, s’il ne rencontrait que des haussements d’épaules, des regards glacés, si on le fuyait comme un accusé, et s’il faisait alors un exposé public de tous les faits, tels qu’il en avait connaissance, qui parviendrait-il à convaincre ? Ce serait jouer le rôle d’un fou que d’offrir son propre témoignage en faveur de lui-même et de dire : « Je n’ai pas accepté l’argent comme un marché. » Les circonstances parleraient toujours plus haut que son assertion. Et puis, se mettre en avant, raconter tout ce qui le concernait lui-même, amènerait forcément des déclarations faites pour aggraver les soupçons contre Bulstrode. Il ne pourrait se dispenser de dire qu’il n’avait pas connaissance de l’existence de Raffles, lorsqu’il avait parlé pour la première fois à Bulstrode de son pressant besoin d’argent, et qu’il avait innocemment pris l’argent pour le résultat de cette communication, ne sachant pas qu’il pouvait y avoir un lien entre ce prêt et les soins donnés à Raffles. Et après tout, les soupçons sur les motifs de Bulstrode pouvaient être injustes.

Mais alors se présenta à son esprit la question de savoir si sa conduite eût été absolument la même, au cas où il n’eût pas accepté l’argent. Certes, si à son arrivée il avait trouvé Raffles encore vivant, en état de continuer le traitement, et qu’il eût pu imaginer quelque manquement à ses prescriptions, il eût fait une enquête sévère, et, si ses conjectures s’étaient trouvées vérifiées, il se fût retiré, en dépit de sa récente et lourde obligation. Mais en trouvant le malade mort, se serait-il, lui Lydgate, abstenu de toute enquête, dans le cas où sa main n’aurait pas reçu cet argent ? La crainte d’offenser Bulstrode, le doute qui pèse sur la justesse absolue de tout traitement médical, l’argument que sa méthode de traitement serait condamnée par la plupart de ses confrères, toutes ces considérations auraient-elles pesé du même poids sur sa conduite ?

C’était là le coin troublé de sa conscience, tandis que Lydgate passant en revue les derniers événements se raidissait contre tout reproche. Sur cette question du traitement d’un malade, avec la règle qu’il s’était imposée de faire toujours ce qu’il croyait le mieux pour la vie qui lui était confiée, sur cette question, s’il eût eu toute son indépendance, il se fût montré absolument intraitable. Tandis que, dans le fait, il s’était arrêté à cette équivoque que la désobéissance à ses ordres, de quelque façon qu’elle se fût produite, ne pouvait être regardée comme coupable, que l’obéissance à ses prescriptions avait pour l’opinion dominante tout autant de chances au contraire d’amener un dénouement fatal, et qu’il n’y avait dans tout cela qu’une simple affaire de convenance, lui qui, au temps où il était libre, n’avait cessé de faire ressortir la différence entre le doute scientifique et le doute moral, lui qui dans l’exercice le plus scrupuleux de ses devoirs professionnels n’avait jamais connu que la science et la conscience. Hélas ! sa conscience scientifique était tombée dans l’avilissante compagnie des obligations d’argent et des considérations égoïstes.

« Y a-t-il un seul médecin entre eux tous, à Middlemarch, qui s’interrogerait comme je le fais ? se disait le pauvre Lydgate dans un nouvel accès de révolte contre l’écrasement de sa destinée. Et cependant ils se sentiront tous autorisés à faire le vide entre eux et moi, me traitant en lépreux ! Ma clientèle et ma réputation sont absolument perdues. Quand même une évidence palpable pourrait me disculper, qu’est-ce que cela ferait aux heureux de la ville ? Ils m’ont mis de côté comme un être souillé, et je n’en resterais pas moins amoindri aux yeux de tous. »

Déjà auparavant des signes nombreux l’avaient intrigué : il s’était aperçu qu’au moment même où il payait ses dettes et se remettait gaiement sur pied, on l’évitait, on le regardait d’un air singulier, et, dans deux circonstances, il lui était revenu aux oreilles que tels de ses malades avaient appelé un autre médecin. Les raisons de tout cela n’étaient que trop claires maintenant. La calomnie avait déjà commencé partout.

Il n’est pas étonnant qu’avec la nature énergique de Lydgate, le sentiment désespéré d’une fausse interprétation se changeât facilement chez lui en une résistance opiniâtre. Le froncement menaçant qui se montrait parfois sur son front carré n’était pas un accident dénué de signification. À l’instant même où il rentrait en ville, après cette course à cheval faite dans ses premières heures de peine aiguë, il prenait la résolution de rester à Middlemarch en dépit de tout le mal qu’on pourrait lui faire. Il n’aurait pas l’air, en se retirant devant la calomnie, de l’accepter. Il lui ferait face jusqu’au bout, et aucun de ses actes ne montrerait qu’il eût peur. Ce fut par générosité de nature aussi bien que par énergie de défi qu’il résolut alors de ne pas craindre de montrer dans sa plénitude son sentiment de reconnaissance envers Bulstrode. Il était vrai que son association avec cet homme lui avait été fatale ; il était vrai que, s’il eût eu encore entre les mains les mille livres du banquier, avec toutes ses dettes impayées devant lui, il eût rendu l’argent à Bulstrode et accepté la misère plutôt que ce secours entaché du soupçon de corruption (car, ne l’oubliez pas, il était un des plus orgueilleux parmi les fils des hommes) ; mais malgré tout, il ne se détournerait pas, après en avoir reçu un service, de son semblable, accablé ; il ne ferait pas le plus misérable effort pour chercher son salut, en hurlant contre un autre. « Je ferai ce que je croirai bien et je n’expliquerai ma conduite à personne. On essayera de me réduire par la famine, mais… » et il poursuivait sa route avec une opiniâtre résolution. Cependant il approchait de la maison, et la pensée de Rosemonde s’imposa de nouveau, dans son cœur, à cette place, dont l’avaient chassé les luttes poignantes de l’honneur et de l’orgueil blessé.

Comment Rosemonde prendrait-elle tout cela ? De ce côté aussi il y avait une lourde chaîne à porter, et le pauvre Lydgate était dans une mauvaise disposition pour se soumettre à la domination muette de sa femme. Il n’éprouvait pas le besoin de lui confier le souci qui devait bientôt leur devenir commun à tous deux. Il aimait mieux attendre des événements la révélation accidentelle dont ils ne tarderaient pas à se charger.


CHAPITRE III


Une femme, à Middlemarch, ne pouvait pas ignorer longtemps que la ville avait mauvaise opinion de son mari. Pas une amie intime n’aurait poussé l’amitié assez loin pour préciser le fait désagréable imputé à tort ou à raison au mari ; mais quand une femme trouvait tout d’un coup, pour sa pensée très peu active à l’ordinaire, une occasion de l’employer à quelque chose de cruellement défavorable à ses voisins, une stimulante série d’impulsions morales entrait en jeu, qui tendaient toutes à lui faire révéler ce quelque chose, la candeur par exemple. Être naïve, dans la phraséologie de Middlemarch, c’était saisir la première occasion de faire savoir à vos amis que vous ne considériez pas à un point de vue réjouissant leur mérite, leur conduite ou leur position ; et une candeur robuste n’attendait jamais qu’on lui demandât son avis. L’amour de la vérité encore, grand mot, signifiant dans ce cas une vive répugnance à voir une femme se montrer plus heureuse que ne le comportait le rôle de son mari, ou manifester trop de satisfaction de son sort : il fallait, par une opportune insinuation, faire comprendre à cette pauvre créature que, si elle connaissait la vérité, elle prendrait moins de plaisir à son chapeau et aux petits plats de ses soupers. Enfin, et par-dessus tout, la considération du perfectionnement moral d’une amie, ce qu’on appelait quelquefois son âme, et qui devait, selon toute apparence, tirer le plus grand profit de certaines remarques, empreintes de mélancolie, prononcées avec accompagnement de regards pensifs jetés sur le mobilier, une manière d’être enfin indiquant que, si l’interlocutrice ne disait pas tout ce qu’elle avait dans l’esprit, c’était par égard pour les sentiments de celle qui l’écoutait. On pourrait dire en somme qu’une ardente charité était à l’œuvre, poussant les âmes vertueuses à faire pour son bien le malheur d’une voisine.

Il n’y avait guère de femmes à Middlemarch dont les infortunes conjugales eussent pu mettre en mouvement, de façons différentes, une plus grande dose de cette activité morale, que celles de Rosemonde et de sa tante Bulstrode. Mistress Bulstrode n’était pas un objet d’antipathie et n’avait jamais consciemment fait tort à aucun être humain. Les hommes l’avaient toujours regardée comme une jolie et agréable femme, et avaient porté au compte de l’hypocrisie de Bulstrode le choix qu’il avait fait d’une Vincy au sang rouge au lieu d’une personne pâle et mélancolique, appropriée à son peu d’estime pour les plaisirs terrestres. Quand la honte de son mari fut devenue publique, ils ne firent sur elle d’autres remarques que celle-ci « Ah ! pauvre femme ! Elle est aussi pure que le jour, elle n’a jamais rien soupçonné de mal en lui, vous pouvez en être sûr. » Les femmes qui étaient liées avec elle causèrent beaucoup ensemble de la « pauvre Henriette », se représentèrent ce que seraient ses sentiments lorsqu’elle saurait toute la vérité, et se mirent à former des conjectures sur ce qu’elle pouvait bien être arrivée à en savoir déjà. Aucune disposition hostile envers elle ; mais plutôt une active charité, anxieuse de décider pour elle ce qu’il serait bien de sentir et de faire dans la circonstance, de là pour toutes les imaginations matière à s’occuper de son caractère et de son histoire, depuis le temps où elle était Henriette Vincy jusqu’à ce jour. À la pensée de mistress Bulstrode et à l’analyse de sa situation, il était inévitable d’associer Rosemonde dont la destinée était pour le moment recouverte de la même flétrissure que celle de sa tante. On critiquait plus sévèrement Rosemonde, et on la plaignait moins, bien qu’elle aussi, en tant que membre de la bonne vieille famille Vincy, qu’on avait toujours connue à Middlemarch, fût regardée comme la victime de son mariage avec un intrus. Les Vincy avaient leurs faiblesses, mais elles n’étaient que de surface ; on ne pouvait jamais rien découvrir de mal sur leur compte. On défendait mistress Bulstrode de toute ressemblance avec son mari ; les fautes d’Henriette étaient ses fautes à elle.

— Elle a toujours aimé à paraître, dit mistress Hackbutt, en préparant le thé pour une petite réunion ; bien qu’elle ait pris l’habitude de mettre la religion en avant pour se conformer à son mari, elle a essayé de porter haut la tête au-dessus du niveau de Middlemarch, en faisant savoir qu’elle recevait des clergymen et Dieu sait qui encore, de Riverston et de ces endroits-là.

— Nous ne pouvons guère l’en blâmer, dit mistress Sprague, puisque peu de gens, parmi ce que la ville a de mieux, se souciaient de se lier avec Bulstrode, et qu’il fallait bien qu’elle eût quelqu’un à faire asseoir à sa table.

— M. Thesiger l’a toujours soutenu, dit mistress Hackbutt. Je pense qu’il doit en être fâché maintenant.

— Mais, au fond de son cœur, il ne l’a jamais aimé, autant qu’on le sache, repartit mistress Tom Toller. M. Thesiger ne va jamais dans les extrêmes. Il s’en tient à la vérité dans ce qui est évangélique. Les seuls clergymen qui aient jamais trouvé Bulstrode de leur goût sont, comme M. Tyke, ceux qui veulent se servir de livres de prières dissidents et qui donnent dans cette espèce de religion inférieure.

— J’ai appris que M. Tyke est en grande détresse avec lui, reprit mistress Hackbutt. Et il a de bonnes raisons pour cela ; on dit que les Bulstrode ont à moitié entretenu la famille Tyke.

— Et naturellement, c’est un discrédit pour ses doctrines, ajouta la vieille mistress Sprague. On ne se vantera pas d’ici à longtemps d’être méthodiste à Middlemarch.

— Je trouve que nous ne devons pas rapporter les mauvaises actions des gens à leur religion, observa mistress Plymdale, au visage de faucon, qui avait écouté en silence jusque-là.

— Oh ! ma chère, nous oubliions, dit mistress Sprague. Nous ne devrions pas parler de cela devant vous.

— Je n’ai certainement pas de raison de me montrer partiale, dit mistress Plymdale en rougissant. Il est vrai que M. Plymdale a toujours été en bons termes avec M. Bulstrode, et Henriette Vincy était mon amie longtemps avant de l’avoir épousé. Mais j’ai toujours conservé mes opinions, et lorsqu’elle avait tort, je le lui ai toujours dit, pauvre créature. Mais, pour ce qui est de la religion, je dois dire que M. Bulstrode aurait pu faire ce qu’il a fait, et pis encore, et être pourtant un homme sans religion. Je ne dis pas qu’il n’y en ait pas eu un peu trop chez lui ; pour moi, j’aime la modération. Mais la vérité est la vérité. Les hommes qui passent aux assises ne sont pas tous religieux à l’excès, je suppose.

— Eh bien, reprit mistress Hackbutt contournant adroitement le sujet, tout ce que je puis dire, c’est qu’à mon sens, elle devrait se séparer de lui.

— Je ne saurais dire cela, répliqua mistress Sprague ; elle l’a pris pour la bonne comme pour la mauvaise fortune, vous savez.

— Oui, mais la mauvaise fortune, cela ne peut jamais signifier la découverte que votre mari est digne de Newgate. Imaginez-vous ce que c’est que de vivre avec un tel homme ! Je m’attendrais à être empoisonnée.

— Oui, je trouve, quant à moi, que c’est un encouragement au crime, s’il faut encore que de tels hommes soient soignés et choyés par de bonnes femmes, dit mistress Tom Toller.

— Et la pauvre Henriette en a été une bonne femme, dit mistress Plymdale. Elle regarde son mari comme le premier des hommes. Il est vrai qu’il ne lui a jamais rien refusé.

— Eh bien, nous verrons ce qu’elle fera, conclut mistress Hackbutt. Elle ne sait rien encore, je suppose, la pauvre créature ! Je pense et j’espère ne pas la voir, car j’aurais une peur mortelle de laisser échapper quelque chose sur son mari. Croyez-vous qu’elle ait eu vent de quelque chose ?

— Je ne le pense guère, dit mistress Tom Toller. J’ai entendu dire qu’il était malade et n’était pas sorti de chez lui depuis la réunion de jeudi ; mais elle était hier à l’église avec ses filles ; elles avaient des chapeaux neufs, de paille d’Italie. Le sien était garni d’une plume. Je ne me suis jamais aperçue que sa religion jouât le moindre rôle dans sa toilette.

— Quant à savoir ce qui est arrivé, on ne pourra pas le lui cacher longtemps, dit mistress Hackbutt. Les Vincy le savent, car M. Vincy était à la réunion. Ce sera un grand coup pour lui. Il y a sa fille aussi bien que sa sœur.

— Oui, sans doute, opina mistress Sprague. Personne n’admet que M. Lydgate puisse continuer à tenir la tête haute à Middlemarch ; les circonstances de cet emprunt de mille livres qu’il a accepté tout juste après la mort de cet homme ont une tournure bien louche.

— Il faut que l’orgueil soit rabaissé, dit mistress Hackbutt.

— Je ne suis pas aussi fâchée pour Rosemonde Vincy telle qu’elle était, que je le suis pour la tante, insinua mistress Plymdale. Elle avait besoin d’une leçon.

— Je suppose que les Bulstrode s’en iront vivre quelque part à l’étranger, dit mistress Sprague. C’est ce qu’on fait généralement, quand il y a quelque chose de déshonorant dans une famille.

— Et ce sera pour Henriette un coup mortel, ajouta mistress Plymdale. Si jamais femme aura été anéantie par la douleur, ce sera elle. Je la plains de tout mon cœur. Et malgré toutes ses erreurs, il y a peu de femmes meilleures. Toute petite fille, elle avait déjà les manières les plus correctes, et elle a toujours eu bon cœur, elle était franche comme le jour. Vous pouviez regarder dans ses tiroirs, tant que vous vouliez, toujours de même. Et c’est ainsi qu’elle a élevé Kate et Hélène. Vous pouvez vous imaginer combien il lui sera dur d’aller vivre au milieu d’étrangers.

— Le docteur dit que c’est ce qu’il engagerait les Lydgate à faire, répéta mistress Sprague. Il trouve que Lydgate aurait dû rester avec les Français.

— Cela lui irait assez bien, à elle, il me semble, dit mistress Plymdale, avec la frivolité de son caractère. Mais c’est de sa mère qu’elle l’a prise ; ce n’est pas de sa tante Bulstrode, qui lui a toujours donné de bons conseils, et qui, d’après ce que j’en sais, eût préféré lui voir faire un autre mariage.

Mistress Plymdale était dans une situation de nature à causer quelque complexité dans ses sentiments. Non seulement son intimité avec mistress Bulstrode, mais encore de fructueux rapports d’affaires de la grande maison de teinturerie Plymdale avec M. Bulstrode, la portaient d’un côté à souhaiter que la connaissance de la vérité fût favorable à la conduite du banquier, mais d’un autre côté elle n’en craignait que davantage d’avoir l’air de pallier sa culpabilité. Et puis, la récente alliance de sa famille avec les Toller l’avait, à sa grande satisfaction, mise en relations avec le meilleur cercle de la ville. La conscience de cette petite femme rigide était quelque peu troublée parla combinaison de ces contrastes, par le mélange de chagrins et de satisfactions qu’elle avait éprouvés dans ces derniers événements, bien faits pour humilier sans doute ceux qui avaient besoin d’humiliation, mais aussi pour peser lourdement sur la vieille amie, dont elle eût préféré que les erreurs continuassent à se détacher sur un fond de prospérité.

La pauvre mistress Bulstrode n’avait pas ressenti à l’approche de la calamité de secousse particulière, sinon un mouvement plus actif de cette inquiétude secrète qui était toujours demeurée présente dans son cœur depuis la dernière visite de Raffles aux Bosquets. Que cet odieux personnage fût arrivé malade à Stone-Court et que son mari eût voulu y rester pour le soigner, elle en trouvait une explication suffisante dans ce fait qu’il avait déjà employé et secouru Raffles dans des temps plus anciens, et que cela créait de l’un envers l’autre, dans son état de dégradation, un lien de charité ; depuis lors, elle s’était innocemment réjouie des propos plus encourageants de son mari sur sa santé, sur la force qu’il se sentait de continuer à s’occuper de ses affaires. Ce calme fut troublé du jour où Lydgate lui ramena de la réunion le banquier malade, et, en dépit de son langage rassurant, pendant les quelques jours suivante, elle pleura en secret, avec la conviction que son mari ne souffrait pas seulement d’un mal physique mais de quelque affliction morale. Il ne voulait pas lui permettre de lui faire la lecture, à peine de lui tenir compagnie, alléguant une susceptibilité nerveuse pour tout bruit, toute agitation ; mais elle soupçonnait qu’en s’enfermant dans son cabinet, c’était pour s’occuper de ses papiers. Il était arrivé quelque chose, elle le sentait sûrement. Peut-être quelque grosse perte d’argent ? N’osant pas questionner son mari, elle s’adressa à Lydgate, le cinquième jour après la réunion, depuis laquelle elle n’était sortie que pour aller à l’église.

— Monsieur Lydgate, soyez franc avec moi, s’il vous plaît : j’aime à savoir la vérité. Est-il arrivé quelque chose à M. Bulstrode ?

— Un petit ébranlement nerveux, répondit Lydgate évasivement.

Il sentait que ce n’était pas à lui à faire la pénible révélation.

— Mais quelle en est la cause ? demanda mistress Bulstrode, le regardant en face, de ses grands yeux noirs.

— Il y a souvent quelque chose de malsain dans l’air des salles publiques, dit Lydgate. Les hommes forts peuvent le supporter, mais ceux dont l’organisme est plus délicat en sont affectés. Il est souvent impossible d’expliquer le moment précis d’une crise, ou plutôt de dire pourquoi les forces fléchissent à un moment plutôt qu’à un autre.

Cette réponse ne satisfit pas mistress Bulstrode. Elle demeura convaincue qu’il était arrivé à son mari un malheur qu’on voulait lui laisser ignorer, et il était dans sa nature de vouloir énergiquement sortir d’un tel mystère. Elle demanda pour ses filles la permission de tenir compagnie à leur père, et se rendit à la ville en voiture pour faire quelques visites, avec l’idée, si on avait connaissance d’un incident fâcheux dans les affaires de M. Bulstrode, d’en recueillir quelques indices dans ce qu’elle verrait ou entendrait.

Elle passa chez mistress Thesiger qui était sortie, puis se rendit chez mistress Hackbutt, de l’autre côté du cimetière. Mistress Hackbutt, d’une fenêtre d’en haut, la vit venir, et se rappelant sa première alarme à l’idée de rencontrer mistress Bulstrode, se sentit en conséquence presque tenue de faire dire qu’elle n’était pas chez elle ; mais, comme d’autre part elle avait aussi un vif désir de goûter le piquant d’une entrevue, dans laquelle elle était tout à fait décidée à ne pas faire la plus légère allusion à ce qu’elle avait en tête, on fit entrer mistress Bulstrode au salon, et mistress Hackbutt vint à elle en pinçant les lèvres et en se frottant les mains plus énergiquement encore qu’elle n’en avait l’habitude, c’était une précaution prise contre un trop grand laisser-aller de paroles. Elle était résolue à ne pas demander de nouvelles de M. Bulstrode.

— Je n’ai été nulle part qu’à l’église, depuis près d’une semaine, dit mistress Bulstrode après quelques propos préliminaires. M. Bulstrode est rentré tellement malade de la réunion de jeudi dernier que je n’aimais pas à quitter la maison.

Mistress Hackbutt, tout en se reprenant à frotter l’une contre l’autre les mains qu’elle tenait appuyées sur la poitrine, laissa errer ses regards sur le dessin du tapis de la cheminée.

— M. Hackbutt était-il à la réunion ? poursuivit mistress Bulstrode.

— Oui, il y était, dit mistress Hackbutt sans changer d’attitude. Le terrain sera acheté par souscription, je crois.

— Espérons qu’il n’y aura plus de cas de choléra à y enterrer, dit mistress Bulstrode. C’est une terrible visite. Mais je trouve toujours que Middlemarch est un endroit très sain. Cela vient, je suppose, de ce que j’y ai été habituée depuis l’enfance ; mais je n’ai jamais vu de ville où j’aimasse mieux à vivre, et surtout du côté que nous habitons.

— Certes, je serais heureuse que vous puissiez vivre toujours à Middlemarch, mistress Bulstrode, répliqua mistress Hackbutt avec un léger soupir. Cependant, il faut apprendre à nous résigner, quel que soit le lieu où le sort nous jette. Bien que je sois persuadée qu’il y aura toujours des gens dans cette ville, qui vous voudront du bien.

Mistress Hackbutt brûlait d’ajouter : « Si vous me consultiez, vous quitteriez votre mari », mais il lui paraissait clair que la pauvre femme ne savait rien de la foudre prête à éclater sur sa tête, et elle-même ne pouvait faire davantage que de la préparer doucement. Mistress Bulstrode se sentit tout à coup comme glacée et tremblante : il se cachait évidemment derrière ces paroles de mistress Hackbutt quelque chose d’extraordinaire ; mais bien qu’elle fût sortie avec l’intention de s’informer à fond, elle se trouva incapable maintenant de poursuivre son courageux dessein, et détournant la conversation par une question sur les jeunes Hackbutt, elle prit bientôt congé en disant qu’elle allait voir mistress Plymdale. Durant le trajet, elle essaya de s’imaginer qu’il y avait eu peut-être une discussion plus vive que d’habitude, à l’assemblée, entre M. Bulstrode et quelques-uns de ses adversaires ordinaires, peut-être M. Hackbutt. Cela expliquerait tout.

Mais dès qu’elle fut en conversation avec mistress Plymdale, cette explication rassurante cessa de lui paraître soutenable. Célina la reçut avec de pathétiques démonstrations d’affection, et une disposition à lui faire, sur les sujets les plus communs, des réponses édifiantes ne pouvant guère se rapporter à une discussion ordinaire, qui n’aurait pas eu d’autre conséquence qu’une perturbation momentanée dans la santé de M. Bulstrode. Mistress Bulstrode avait pensé d’abord qu’elle interrogerait plus volontiers mistress Plymdale que toute autre personne ; mais elle fut toute surprise de s’apercevoir qu’une ancienne amie n’est pas toujours la personne qu’il soit le plus facile de prendre pour confidente : il y avait entre elles comme barrière le souvenir d’une autre communication faite en d’autres circonstances, il y avait encore l’horreur de se faire renseigner et de se voir plaindre par une personne habituée depuis longtemps à lui céder la suprématie. Certaines paroles, se rattachant à quelque chose de mystérieux, que mistress Plymdale laissa échapper sur sa résolution de ne jamais tourner le dos à ses amis, convainquirent mistress Bulstrode qu’il avait dû arriver un malheur, et au lieu d’oser demander, avec sa franchise naturelle : « Qu’avez-vous donc dans l’esprit ? » elle se sentit anxieuse de partir avant d’avoir rien entendu de plus explicite. Vivement touchée de voir Célina éviter maintenant, tout juste comme mistress Hackbutt auparavant, de prendre garde à ce qu’elle disait de son mari, tout comme elles eussent évité de s’arrêter à une honte personnelle, elle commençait à acquérir la certitude troublante qu’il s’agissait d’un malheur plus grave qu’une simple perte d’argent.

Elle dit adieu avec une hâte fiévreuse et se fit conduire à l’entrepôt de M. Vincy. Pendant ce court trajet, le sentiment de son ignorance donna à son inquiétude un tel degré de force qu’à son entrée dans le cabinet de son frère, ses genoux tremblaient, et son visage ordinairement florissant était d’une pâleur mortelle. La vue de sa sœur produisit sur lui quelque chose d’analogue ; il se leva pour aller à sa rencontre, la prit par la main et s’écria, dans un mouvement soudain :

— Dieu vous aide, Henriette, vous savez tout !

Ce moment fut peut-être plus pénible que tout ce qui suivit. Il renfermait pour elle l’épreuve décisive où, dans les grandes crises d’émotion, se révèle le penchant d’une nature, et où se laisse pressentir l’acte final qui mettra fin à la lutte antérieure. Sans le souvenir de Raffles, elle aurait pu ne songer qu’à un désastre momentané, mais maintenant, sous le regard et à ces mots de son frère, entra dans son esprit l’idée de quelque coupable faute de son mari ; puis sous l’empire d’une terreur croissante l’image de ce mari déshonoré se présenta à elle ; puis, après un instant de honte cuisante, où elle sentit tous les regards du monde fixés sur elle, d’un seul bond de son cœur, elle fut aux côtés de son mari, s’associant tristement mais sans reproches à sa honte et à son isolement. Tout ceci se passa en elle en un instant rapide comme l’éclair, tandis qu’elle s’affaissait sur une chaise et levait les yeux vers son frère penché au-dessus d’elle.

— Je ne sais rien, Walter. Qu’est-ce qu’il y a ? murmura-t-elle.

Il lui dit tout, sans réticence, par fragments courts, lui faisant entendre que le scandale était allé bien au delà de ce qui était prouvé, surtout en ce qui touchait la mort de Raffles.

— Les gens jaseront toujours, dit-il, un homme peut être acquitté par le jury, ils jaseront encore ; ils remueront la tête et cligneront de l’œil, et au train dont va le monde, c’est souvent tout un pour un homme d’être coupable ou d’être innocent. C’est un coup d’assommoir, et il aplatit Lydgate aussi bien que Bulstrode. Qu’est-ce qu’il y a de vrai ? je ne prétends pas le dire. Je souhaiterais seulement que nous n’eussions jamais entendu parler de Bulstrode ni de Lydgate. Il aurait mieux valu pour vous rester une Vincy toute votre vie, et pour Rosemonde aussi.

Mistress Bulstrode ne répliqua rien.

— Mais, il faut vous soutenir, aussi bien que vous le pourrez, Henriette. On ne vous reproche rien. Et je serai avec vous, quelque parti que vous preniez, reprit son frère avec une affectueuse rudesse, pleine de sympathie.

— Donnez-moi votre bras jusqu’à la voiture, Walter, dit mistress Bulstrode. Je me sens très faible.

Et lorsqu’elle fut de retour chez elle, elle ne put que dire à sa fille :

— Je ne suis pas bien, ma chère ; il faut que j’aille me reposer, prenez soin de votre père. Laissez-moi dans la tranquillité. Je ne dînerai pas.

Elle s’enferma dans sa chambre. Elle avait besoin de temps pour s’accoutumer au froissement de ses sentiments, à sa propre vie blessée, avant de pouvoir marcher d’un pas ferme à la place qui lui était assignée. Une nouvelle et pénétrante lumière venait de tomber sur le caractère de son mari, et il lui était impossible de le juger avec indulgence : les vingt années pendant lesquelles elle avait cru en lui, le vénérant dans son ignorance, lui revenaient à l’esprit avec des particularités qui les faisaient ressembler à une longue et odieuse tromperie.

Il l’avait épousée, avec ce honteux passé dissimulé derrière lui, et elle n’avait plus la foi, maintenant, pour protester qu’il était innocent de ce qu’on lui imputait de pire. Sa nature honnête et en dehors lui rendait le partage d’un déshonneur mérité aussi amer qu’il pouvait l’être pour n’importe quelle créature mortelle.

Mais cette femme d’une instruction bornée, dont le langage et les habitudes formaient un assemblage baroque et décousu, portait en elle un cœur loyal. Cet homme dont elle avait partagé la prospérité pendant près de la moitié d’une vie, et qui l’avait constamment chérie, il ne lui était, d’aucune façon, possible de l’abandonner, maintenant que le châtiment l’avait frappé. Mais il y a un abandon qui s’assied toujours à la même table, repose sur la même couche que l’âme abandonnée, une fidélité sans amour, plus desséchante que l’éloignement. Elle savait, au moment où elle ferma sa porte à clef, qu’elle la rouvrirait bientôt, prête à descendre auprès de son mari malheureux, à épouser son chagrin, et à dire de sa conduite coupable : « Je pleurerai, mais je ne ferai pas de reproche. » Il lui fallut du temps pour rassembler ses forces ; elle avait besoin de laisser exhaler en sanglots ses adieux à toute la joie et à tout l’orgueil de sa vie. Lorsqu’elle se fut résolue à descendre, elle s’y prépara par quelques menues dispositions qui peuvent à la rigueur avoir l’air d’un simple enfantillage ; c’était sa manière de montrer à tous les spectateurs visibles ou invisibles, qu’elle avait commencé une nouvelle vie, où elle embrassait l’humiliation. Elle se dépouilla de toutes ses parures, passa une modeste robe noire, et à la place de son riche bonnet garni et de ses larges bandeaux, elle se fit une petite coiffure plate sous un tout simple bonnet qui la fit ressembler en un instant à une méthodiste primitive.

Bulstrode, qui savait que sa femme était sortie et qu’en rentrant elle avait dit n’être pas bien, avait passé ce temps dans une agitation égale à la sienne. Il avait prévu qu’elle apprendrait la vérité par d’autres, et s’était accommodé de cette probabilité, comme d’une chose plus facile à supporter pour lui qu’une confession. Mais, maintenant qu’il croyait le moment venu où elle savait tout, il en attendait les suites avec angoisse. Ses filles avaient dû consentir à le laisser seul, et bien qu’il se fût laissé apporter un peu de nourriture, il n’y avait pas touché. Il se sentait lentement périr dans une misère que nul ne plaindrait. Peut-être ne reverrait-il jamais sur le visage de sa femme une trace d’affection. Et s’il se tournait vers Dieu, il lui semblait n’y trouver d’autre réponse que la pression du châtiment.

Huit heures venaient de sonner lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit et que sa femme entra. Il n’osa pas la regarder. Il resta assis, les yeux baissés, et comme elle marchait à lui, il lui fit l’effet d’être plus petit, tant il paraissait desséché et réduit. Un nouveau mouvement de compassion et de tendresse l’envahit, semblable à une grande vague, et, posant une main sur celle de son mari qui reposait sur le bras du fauteuil, et l’autre sur son épaule, elle lui dit, avec une tendre gravité :

— Levez les yeux, Nicolas.

Il leva les yeux avec un léger tressaillement et la regarda, à demi étonné, pendant un instant : sa figure pâle, le changement produit par sa robe de deuil, le tremblement de sa bouche, tout disait : « Je sais ; » et ses mains et ses yeux reposaient doucement sur lui. Il éclata en sanglots et ils pleurèrent ensemble, elle assise à son côté. Ils ne pouvaient encore se parler de la honte qu’elle allait partager avec lui, ou des actes qui leur avaient attiré cette honte. Sa confession, à lui, fut muette, et muette aussi la promesse de fidélité de sa femme. Franche de cœur comme elle l’était, elle reculait cependant devant les paroles qui auraient exprimé leur sentiment mutuel, comme elle aurait reculé devant des étincelles de feu. Elle ne pouvait pas lui dire : « Qu’est-ce qui, dans tout cela, n’est que calomnie et injuste soupçon ? » et il ne dit pas : « Je suis innocent. »



CHAPITRE IV


Ses importuns créanciers payés, lorsque la maison n’eut plus à redouter l’apparition menaçante d’un agent de justice, Rosemonde eut un fugitif retour de gaieté. Mais ce c’était pas de la vraie joie : sa vie de femme n’avait répondu à aucune de ses espérances, à aucun des rêves caressés par son imagination. Durant ce court intervalle de calme, Lydgate, soucieux de tous les chagrins de Rosemonde et se rappelant ses fréquentes brusqueries, son irritabilité aux heures d’angoisse, s’était montré tendre et attentif pour elle ; mais lui aussi n’était plus tout à fait le même. Il sentait qu’il était encore nécessaire d’entretenir Rosemonde des économies à introduire dans leur manière de vivre comme d’une chose toute naturelle, essayant de la réconcilier peu à peu avec cette idée, et réprimant sa colère quand pour toute réponse elle énonçait le souhait d’aller vivre à Londres. Si elle s’abstenait de cette réponse, c’était pour l’écouter languissamment, en se demandant où étaient pour elle les jouissances qui valussent la peine de vivre. Les dures paroles de mépris qui étaient échappées son mari dans sa colère avaient vivement blessé cette vanité, qu’il avait été le premier à développer en elle jusqu’à un état de jouissance active et ce qu’elle regardait de la part de son mari comme une fausse manière d’envisager les choses, entretenait chez elle une répulsion secrète qui lui faisait recevoir toute la tendresse de Lydgate comme une pauvre compensation du bonheur qu’il n’avait pas réussi à lui donner. Ils n’étaient pas en bien bons rapports avec leurs voisins et il n’y avait non plus rien à attendre désormais du côté de Quallingham, plus d’espoir nulle part, lorsque arriva une lettre de Will Ladislaw.

Rosemonde s’était sentie froissée et déçue par la résolution de Will de quitter Middlemarch, car en dépit de ce qu’elle savait et devinait de son admiration pour Dorothée, elle s’attachait en secret à la conviction qu’il en viendrait tout naturellement à avoir beaucoup plus d’admiration pour elle-même ; Rosemonde était une de ces femmes aimant toujours à se flatter que tous les hommes qu’elles rencontrent les auraient préférées, pour peu que cette préférence n’eût pas été sans espoir. Mistress Casaubon était certainement fort bien, mais Will, lorsqu’il l’avait connue, ne connaissait pas encore mistress Lydgate. Rosemonde croyait voir dans la manière dont il lui parlait, mélange d’ironie badine et de galanterie hyperbolique, le déguisement d’un sentiment plus profond, et elle éprouvait en sa présence ce délicieux chatouillement de la vanité et ce sentiment de romanesque que la présence de Lydgate n’avait plus le pouvoir de créer. Elle s’imaginait même (que n’imaginent pas les hommes et les femmes en pareille matière ?) que Will, en exagérant son admiration pour mistress Casaubon, ne voulait que la piquer elle-même. C’est ainsi que la pauvre cervelle de Rosemonde avait activement travaillé avant le départ de Will. Il eût fait, pensait-elle, un mari bien mieux assorti pour elle que celui qu’elle avait trouvé dans Lydgate. C’était bien la plus fausse idée du monde, car la déception que Rosemonde avait trouvée dans son mariage tenait aux conditions mêmes du mariage, à ce qu’il exige d’oubli de soi-même et de tolérance, bien plus qu’au caractère de son mari ; mais elle aimait à se forger, dans un mieux imaginaire, un charme sentimental pour distraire son ennui. Elle bâtissait un petit roman qui devait varier l’uniformité de sa vie. Will Ladislaw ne se marierait pas, il resterait auprès d’elle pour être toujours sous sa main, lui vouant une passion qui n’aurait pas besoin, pour être comprise, d’être jamais tout à fait déclarée et qui jetterait de temps à autre dans des scènes pleines d’intérêt quelques flammes légères.

Son départ avait été pour elle un énorme désappointement et avait augmenté sa tristesse et sa lassitude de Middlemarch ; elle avait eu d’abord comme dérivatif à ces idées le rêve agréable des plaisirs qu’elle se promettait de ses relations avec Quallingham. Mais depuis, les soucis de sa vie conjugale étant devenus plus profonds, à défaut d’autres ressources, son imagination et ses regrets se reprirent à ce léger roman dont elle s’était nourrie pendant quelque temps. Hommes et femmes commettent de tristes erreurs dans leur manière d’interpréter quelques symptômes intérieurs, prenant leurs vagues et inquiètes aspirations parfois pour du génie, parfois pour de la religion et, plus souvent encore, pour une violente passion. Ladislaw avait écrit des lettres enjouées, s’adressant tantôt à elle tantôt à Lydgate et elle y avait répondu ; leur séparation, elle le sentait, ne serait probablement pas éternelle ; le changement auquel elle aspirait le plus maintenant était que Lydgate allât s’établir à Londres ; et elle s’était mise à l’œuvre avec la calme détermination d’y parvenir, quand, peu de temps avant le mémorable meeting de l’hôtel de ville, arriva une promesse soudaine et délicieuse qui lui rendit l’animation et l’espoir.

Ce n’était rien moins qu’une lettre de Ladislaw à Lydgate, où il l’entretenait surtout de l’intérêt nouveau qu’il prenait à des plans de colonisation, ajoutant incidemment qu’il pourrait trouver nécessaire de faire une visite à Middlemarch dans le courant des semaines suivantes, charmante nécessité, disait-il, presque aussi charmante que les vacances pour un écolier. Il espérait qu’il y avait toujours pour lui sa place d’autrefois sur le tapis de la cheminée, et beaucoup de musique en réserve. Mais il ne pouvait rien dire encore de l’époque précise de sa venue. Tandis que Lydgate lisait cette lettre à Rosemonde, la figure de celle-ci avait l’air d’une fleur renaissante à la vie : elle s’épanouissait plus jolie. Plus rien maintenant d’intolérable : les dettes étaient payées, M. Ladislaw allait revenir, et Lydgate se laisserait persuader de quitter Middlemarch, pour se fixer à Londres dont le séjour était si différent de celui d’une ville de province.

Ce fut une brillante éclaircie dans une matinée. Mais l’horizon redevint bientôt noir pour la pauvre Rosemonde. Une nouvelle cause de tristesse était survenue chez son mari, sur laquelle il gardait avec elle la plus profonde réserve, redoutant d’exposer ses sentiments ulcérés au sentiments passifs et aux faux jugements de Rosemonde. Elle ne tarda pas toutefois à en connaître les tristes motifs, bien étrangers cette fois à toutes ses idées anciennes sur ce qui pouvait troubler son bonheur. Revenue à des dispositions plus gaies, pensant que c’était simplement un accès d’humeur pire que de coutume qui empêchait Lydgate de répondre à ses remarques, et le tenait autant que possible éloigné d’elle, elle s’était décidée, quelques jours après le meeting, et sans en parler à son mari, à envoyer des cartes d’invitation pour une soirée, convaincue des avantages de cette démarche après avoir eu l’air de tenir leurs relations à distance depuis quelque temps. Les invitations acceptées, elle en parlerait à Lydgate et lui représenterait avec sagesse la manière dont un médecin doit se conduire avec ses voisins, car Rosemonde prenait les petits airs les plus graves du monde, lorsqu’il s’agissait des devoirs des autres. Mais toutes les invitations furent refusées et la dernière réponse tomba entre les mains de Lydgate.

— C’est l’écriture de Chichely. À propos de quoi vous écrit-il ? demanda Lydgate tout étonné en lui tendant le billet.

Elle fut obligée de le lui laisser voir, et la regardant sévèrement, il lui dit :

— Pourquoi, au monde, avez-vous envoyé des invitations sans m’en prévenir, Rosemonde ? Je prie et j’insiste pour que vous n’invitiez personne ici. Je suppose que vous en avez invité d’autres qui ont également refusé.

Elle ne répondit pas.

— M’entendez-vous ? cria Lydgate d’une voix de tonnerre.

— Oui, certes, je vous entends, dit Rosemonde, détournant la tête avec le gracieux mouvement d’un oiseau au long col.

Lydgate aussi agita la tête mais violemment et sans aucune grâce, et, se méfiant de sa colère, il sortit de la chambre. Rosemonde trouva qu’il devenait de plus en plus insupportable, il n’y avait certainement aucune raison pour prendre de ces façons autoritaires. La répugnance de Lydgate à confier à sa femme toute chose à laquelle il était sûr d’avance qu’elle ne s’intéresserait pas, devenait peu à peu une habitude instinctive, et elle ignorait tout ce qui avait trait aux mille livres, sauf que le prêt était venu de son oncle Bulstrode. Les odieux accès d’humeur de Lydgate et l’éloignement où leurs voisins semblaient vouloir se tenir d’eux dataient pour elle, sans qu’elle pût se l’expliquer, du moment où ils avaient été délivrés de leurs difficultés d’argent. Si les invitations avaient été acceptées, elle eût invité également sa mère et les autres personnes de sa famille qu’elle n’avait pas aperçues depuis plusieurs jours ; aussi mit-elle son chapeau pour aller s’informer de ce qu’ils étaient devenus, sentant tout à coup comme une conspiration qu’on aurait formée pour la laisser dans l’isolement avec un mari disposé à blesser tout le monde.

C’était après l’heure du dîner, elle trouva son père et sa mère assis tout seuls au salon. Ils la reçurent avec de mélancoliques regards, disant : « Eh bien ! ma chère », et rien de plus. Elle n’avait jamais vu à son père un visage aussi abattu, et s’asseyant près de lui, elle demanda :

— Y a-t-il donc quelque chose qui vous ennuie, papa ?

Ce fut mistress Vincy qui répondit :

— Oh ! ma chère, n’avez-vous rien appris ? Vous ne tarderez pas à le savoir, quoi qu’il arrive.

— S’agit-il de Tertius ? dit Rosemonde devenant très pâle.

L’idée d’un nouvel ennui se rattacha immédiatement pour elle à ce qu’elle n’avait pu s’expliquer dans la conduite de son mari.

— Oui, ma chère, oui ! Penser que vous vous êtes mariée pour entrer dans tous ces soucis ! C’était déjà assez triste avec les dettes, mais cela est bien pire.

— Arrêtez, arrêtez, Lucy, s’écria M. Vincy. Dites-moi, Rosemonde, ne savez-vous rien de votre oncle Bulstrode ?

— Non, papa, répondit la pauvre enfant saisie et épouvantée, comme si le souci ne lui était pas une chose habituelle, mais quelque puissance invisible à l’étreinte de fer, sous laquelle son âme faiblissait intérieurement.

Son père lui apprit tout, ajoutant à la fin :

— Il vaut mieux que vous le sachiez, ma chère enfant. Je crois que Lydgate sera obligé de quitter la ville. Il a eu les circonstances contre lui. Je sais bien qu’il n’y pouvait rien ; je ne l’accuse d’aucun mal, dit M. Vincy. Il avait toujours été disposé jusque-là à s’en prendre à Lydgate.

Le coup fut terrible pour Rosemonde. Il lui semblait que nulle destinée ne pouvait être aussi cruellement triste que la sienne. Avoir épousé un homme qui était devenu l’objet de soupçons infâmes ! Dans bien des cas, la honte vous apparaît comme ce qu’il y a de plus odieux dans le crime, et il eût fallu à Rosemonde beaucoup plus d’intelligente réflexion qu’il ne lui en était jamais entré dans la tête, pour pouvoir sentir à cette heure que son malheur était moindre que si son mari avait été justement convaincu de quelque chose de criminel. Elle ne voyait que la honte, et c’était là l’homme qu’elle avait innocemment épousé avec l’idée que lui et sa famille seraient une gloire pour elle ! Elle se montra comme d’ordinaire pleine de réserve vis-à-vis de ses parents et déclara seulement que, si Lydgate avait agi selon ses désirs, il aurait depuis longtemps quitté le pays.

— Elle supporte cela au delà de toute expression, dit sa mère après son départ.

— Ah ! Dieu merci ! fit M. Vincy qui était fort abattu.

Mais Rosemonde revint chez elle avec un sentiment de répulsion justifiée pour son mari. Qu’avait-il fait en réalité et comment avait-il agi ? Elle l’ignorait. Pourquoi ne lui avait-il pas tout dit ? Il ne lui parlait pas de ce sujet et naturellement ce n’était pas à elle à lui en parler. En ce moment l’idée lui vint de demander à son père de la laisser revenir à la maison paternelle ; mais, en y réfléchissant, cette perspective lui sembla horriblement triste : une femme mariée qui retourne vivre chez ses parents, qu’était-ce que la vie dans une situation pareille ? Elle ne pouvait pas s’y voir.

Les deux jours suivants, Lydgate observa un changement dans ses manières et crut qu’elle avait appris les mauvaises nouvelles. Lui en parlerait-elle ou s’obstinerait-elle à garder un silence qui semblait impliquer qu’elle le croyait coupable ? Rappelons-nous qu’il était dans un état d’esprit maladif où tout contact lui était une douleur. Certainement dans le cas présent Rosemonde avait autant de raisons de se plaindre de la réserve et du manque de confiance de son mari ; mais dans l’amertume de son âme il s’excusait lui-même. N’était-il pas justifié d’avoir reculé devant le devoir de lui tout dire, puisque, maintenant qu’elle connaissait la vérité, aucun mouvement ne la poussait à venir à lui ? Mais, au fond de sa conscience il était troublé par la pensée d’être en faute, et le silence qui régnait entre eux lui devenait intolérable ; ils étaient comme deux naufragés jetés à la dérive sur le même débris, qui se détourneraient l’un de l’autre.

« Je suis fou, se dit-il. N’ai-je pas renoncé à espérer rien au monde ? J’ai épousé le souci et non l’appui. »

Et, ce soir-la, il demanda :

— Rosemonde, avez-vous appris quelque chose qui vous afflige ?

— Oui, répondit-elle, en posant son ouvrage.

— Qu’avez-vous appris ?

— Tout, je suppose, papa m’a tout dit.

— Il vous a dit qu’on me regardait comme déshonoré ?

— Oui, dit Rosemonde faiblement, en reprenant machinalement son ouvrage.

Il y eut un silence. Lydgate pensait : « Pour peu qu’elle ait de confiance en moi, qu’elle ait l’idée de ce que je suis, c’est à elle à parler maintenant et à me dire qu’elle ne croit pas que j’aie mérité le déshonneur. »

Mais Rosemonde, de son côté, continuait à faire mouvoir ses doigts avec lenteur. Elle attendait que les explications vinssent de Tertius. Que savait-elle ? et s’il était innocent de toute faute, que ne cherchait-il à se justifier ?

Le silence de Rosemonde apporta un nouveau flot de tristesse à cette humeur amère dans laquelle Lydgate s’était dit que plus personne ne croyait en lui. Farebrother lui-même n’était pas venu au-devant de lui. Il avait commencé à interroger Rosemonde, espérant que leur conversation dissiperait le brouillard glacé qui s’était amassé entre eux, mais il se trouva arrêté dans sa résolution par un ressentiment désespéré. Ce chagrin même, aussi bien que tous les autres, elle semblait le considérer comme s’il n’atteignait qu’elle. À ses yeux, Lydgate était toujours un être à part, faisant ce qu’elle n’aimait pas. Il se leva avec un mouvement de colère et se promena par la chambre. Et pendant tout ce temps il avait la conviction intime qu’il lui faudrait maîtriser cette colère, tout dire à Rosemonde et la convaincre ; car il avait appris maintenant que c’était à lui à se plier à la nature de sa femme, et que moins elle avait de sympathie, plus il devait lui en donner.

Bientôt il revint à son intention de s’ouvrir à elle. Il ne fallait pas perdre l’occasion. S’il pouvait lui faire comprendre un peu sérieusement qu’il fallait affronter l’opprobre et non pas le fuir, et que toute cette détresse était venue de son besoin désespéré d’argent, ce serait le moment de lui inculquer profondément l’idée qu’ils devaient s’unir dans une résolution commune pour vivre avec le moins d’argent possible, afin de pouvoir traverser les temps difficiles sans perdre l’indépendance. Il indiquerait d’une manière précise les mesures nécessaires et l’amènerait à s’y mettre de bonne volonté. Il était tenu d’essayer et que pouvait-il faire d’ailleurs ?

Il ne savait pas depuis combien de temps il se promenait ainsi dans son agitation d’un bout de la chambre à l’autre ; mais Rosemonde trouvait que cela devenait long et désirait qu’il s’assît. Elle aussi avait réfléchi que c’était une occasion d’imposer à Tertius ce qu’il avait à faire. Quel que fût le vrai dans toutes ces misères, il y avait là quelque chose de terrible qui s’affirmait de soi-même. Lydgate s’assit enfin, non à sa place ordinaire, mais sur un siège plus rapproché de Rosemonde, et se penchant de son côté il la regarda gravement avant de reprends le triste sujet. Il était redevenu maître de lui-même et il allait parler, plein d’un sentiment solennel, comme si c’était une occasion qui ne dût pas se retrouver. Il avait déjà les lèvres ouvertes lorsque Rosemonde, laissant tomber ses mains, le regarda et commença :

— Assurément, Tertius…

— Eh bien ?

— Assurément, vous avez enfin abandonné aujourd’hui l’idée de rester à Middlemarch. Je ne puis continuer à vivre ici. Allons à Londres. Papa et tout le monde d’ailleurs dit que vous ferez mieux de partir. À quelque souffrance que je doive me soumettre, cela me sera plus facile loin d’ici.

Une fois encore Lydgate se sentit repoussé et vaincu dans son dessein. Au lieu de cet éclat et de cette résistance auxquels il avait mis toute son énergie à se préparer, il fallait de nouveau repasser par cette vieille histoire. Il ne put le supporter et avec un rapide changement de physionomie il se leva et quitta la chambre.

Peut-être, s’il eût été assez fort pour persister dans sa résolution de donner plus parce qu’elle donnait moins, cette soirée eût porté de meilleurs fruits. Si son énergie avait pu supporter ce coup, il aurait encore eu chance d’agir sur les idées et sur la volonté de Rosemonde. Il est impossible de dire, en effet, qu’il y ait des dispositions, si inflexibles et particulières soient-elles, dont ne puisse triompher l’influence d’un être supérieur en force. On peut les prendre par assaut et pour un instant les convertir, les forçant à s’unir à l’âme qui les entraîne dans l’ardeur de son mouvement. Mais le pauvre Lydgate était en proie à une douleur qui ébranlait tout son être, et son énergie était restée au-dessous de sa tâche.

Le commencement d’une entente et d’une résolution commune semblait aussi éloigné d’eux que jamais, et plus que jamais rendu impossible par le sentiment d’un effort malheureux. Ils continuèrent à vivre ainsi un jour après l’autre, chacun avec ses pensées, Lydgate allant à son travail dans une disposition de désespérance soumise, et Rosemonde trouvant non sans raison qu’il se conduisait cruellement. Il ne servait à rien de dire quoi que ce fût à Tertius, mais elle était résolue à tout dire à Will Ladislaw lorsqu’il reviendrait.

En dépit de sa réserve ordinaire, elle avait besoin de quelqu’un qui reconnût les torts qu’on avait eus envers elle.



CHAPITRE V


Quelques jours plus tard, Lydgate se rendait à cheval à Lowick-Manor où Dorothée l’avait prié de venir la voir. Ce n’était pas une invitation inattendue ; elle avait été précédée d’une lettre dans laquelle M. Bulstrode lui disait qu’il avait continué ses dispositions en vue de quitter Middlemarch, et qu’il devait rappeler à Lydgate et confirmer ses communications antérieures à propos de l’hôpital. Il était de son devoir, avant de faire de nouvelles démarches, de revenir sur ce sujet avec mistress Casaubon qui désirait d’abord en causer avec Lydgate. « Il est possible que vos projets aient subi quelque changement, écrivait M. Bulstrode ; mais, dans ce cas encore, il est désirable que vous vous en expliquiez avec elle. »

Dorothée attendait impatiemment son arrivée. Bien que, par déférence pour ses conseillers masculins, elle se fût abstenue de ce que sir James appelait « se mêler de l’affaire Bulstrode », l’injustice de la situation faite à Lydgate était constamment présente à sa pensée, et quand Bulstrode revint s’adresser à elle à propos de l’hôpital, elle sentit que l’occasion qu’on l’avait empêchée de provoquer était venue pour elle. Dans sa demeure somptueuse, se promenant sous les ombrages des grands arbres de ses jardins, sa pensée errante s’attachait au sort des autres, et les mouvements de son cœur demeuraient emprisonnés. L’idée de quelque bien à faire à sa portée la hantait comme une passion, et une fois que le secours réclamé par un de ses semblables s’était présenté à elle sous une forme définie, il s’imposait à son désir avec une ardeur et un espoir d’y remédier, qui lui rendaient insipide la facilité de sa vie. Elle était pleine de confiance dans cette entrevue avec Lydgate, ne tenant nul compte de ce qu’on disait de la réserve personnelle de l’homme, et ne s’arrêtant pas à l’idée qu’elle était une très jeune femme. Rien n’eût semblé plus déplacé à Dorothée que de s’occuper de sa jeunesse et de son sexe, alors qu’elle était poussée par ce puissant mobile de la sympathie humaine.

Comme elle était assise à l’attendre dans la bibliothèque, elle en vint tout naturellement à se rappeler toutes les scènes passées qui avaient amené Lydgate dans ses souvenirs. Elles se rapportaient toutes à son mariage et aux soucis de son mariage. Il y avait cependant deux circonstances où l’image de Lydgate était venue s’associer péniblement à celle de sa femme et d’une autre personne encore. La peine que Dorothée en avait ressentie s’était calmée, non sans lui laisser un soupçon toujours en éveil de ce que le mariage de Lydgate pouvait être pour lui, et une extrême promptitude à saisir la moindre allusion qu’on faisait à Rosemonde. Ces pensées étaient pour elle comme un drame qui donnait de l’éclat à ses yeux et à tout son corps une attitude d’attente, tout en regardant, par la fenêtre de la sombre bibliothèque, le gazon du jardin et les bourgeons verts et brillants se détachant en relief sur les sapins noirs.

À l’entrée de Lydgate, elle fut presque saisie du changement qui s’était produit en sa personne, depuis plusieurs mois qu’elle ne l’avait vu. Ce n’était pas le changement qu’amène le dépérissement, mais celui qui se remarque bien vite même sur de jeunes visages et qui tient à la présence continuelle du ressentiment et du désespoir. Le regard cordial de Dorothée, lorsqu’elle tendit la main à Lydgate, rendit moins amère l’expression de son visage, n’y laissant que de la mélancolie.

— Il y a longtemps que je souhaitais vivement de vous voir, monsieur Lydgate, commença Dorothée, quand ils furent assis en face l’un de l’autre, mais j’ai retardé le moment de vous parler jusqu’à ce que M. Bulstrode se fût de nouveau adressé à moi pour l’hôpital. Je sais que l’avantage d’en conserver la direction séparée de celle de l’hospice dépend de vous, ou au moins du bien que vous pouvez espérer faire si vous restez à la tête. Et je suis sûre que vous ne refuserez pas de me dire exactement ce que vous en pensez.

— Vous voulez décider par quel secours généreux vous viendrez en aide à l’hôpital ? dit Lydgate. Je ne puis en conscience vous rien conseiller, en tant que cela puisse dépendre de moi. Je serai peut-être obligé de quitter la ville.

Il parlait brièvement, en proie à une souffrance de désespoir, dans l’impossibilité où il était de s’arrêter à aucun projet auquel Rosemonde se fût opposée.

— Non, parce qu’il n’y a personne pour croire en vous ? dit Dorothée, prononçant clairement les paroles qui s’échappaient de son cœur débordant. Je sais les malheureuses méprises qui pèsent sur vous. Depuis le premier moment, je savais que ce n’était que méprises. Vous n’avez pas commis de bassesse, vous ne feriez rien que d’honorable.

Cette assurance qu’on croyait en lui venait pour la première fois aux oreilles de Lydgate. Il prononça « Merci » avec un profond soupir. Il ne put en dire davantage ; c’était quelque chose de très nouveau et de très étrange dans sa vie que ces quelques paroles de bonté de la part d’une femme fussent tant pour lui.

— Je vous supplie de me dire comment tout cela est arrivé, reprit Dorothée sans crainte. Je suis sûre que la vérité vous justifierait, si on la connaissait.

Lydgate se leva brusquement de sa chaise et alla vers la fenêtre, oubliant où il se trouvait. Il avait si souvent réfléchi en vain à la possibilité de tout expliquer sans aggraver des apparences peut-être injustement défavorables à Bulstrode, et si souvent il s’était décidé à ne pas parler, il s’était si souvent répété que ses assertions ne changeraient pas les impressions d’autrui, que les paroles de Dorothée résonnèrent à son oreille comme pour le tenter de faire ce que de sang-froid il avait condamné.

— Dites-moi tout, je vous en prie, insista Dorothée. Nous pourrons alors nous consulter ensemble. Ce n’est pas bien de laisser les autres penser injustement du mal de quelqu’un quand on pourrait l’empêcher.

Lydgate se retourna, se rappelant où il était, et vit la figure de Dorothée qui le regardait avec une gravité douce et confiante. La présence d’une nature élevée, généreuse dans ses désirs, ardente dans sa charité, change pour nous la lumière. Nous recommençons à voir les choses dans leur ensemble plus vaste et plus calme, et à croire que, nous aussi, on pourra nous voir et nous juger dans la plénitude de notre caractère. Cette influence commença à agir sur Lydgate qui depuis bien des jours considérait la vie comme un effort incessant et acharné au milieu de la foule. Il revint s’asseoir, retrouvant, en présence de quelqu’un qui croyait en lui, la libre possession de lui-même.

— Je ne voudrais pas, dit-il, charger Bulstrode dont j’ai reçu de l’argent qui m’était nécessaire, et que j’aimerais mieux maintenant ne pas avoir reçu. Bulstrode est accablé et malheureux, et sa santé est compromise. Mais j’aimerais à vous tout dire. Ce sera pour moi un soulagement de parler là où la confiance a devancé mes paroles, et où je n’aurai pas l’air de me faire le propre garant de mon honneur. Vous apprécierez ce qui est favorable à un autre comme ce qui m’est favorable.

— Ayez confiance en moi, dit Dorothée. Je ne répéterai rien sans que vous m’y autorisiez ; mais au moins pourrai-je dire que vous avez éclairci pour moi toutes les circonstances, et que je sais que vous n’êtes coupable à aucun degré ; M. Farebrother me croirait, et mon oncle et sir James Chettam. Il y a même quelques personnes à Middlemarch chez qui je pourrais aller, bien qu’elles ne me connaissent pas beaucoup ; elles me croiraient, bien certaines que je n’ai en vue pour agir que la vérité et la justice. Je mettrai tous mes efforts à vous disculper. J’ai si peu de chose dans ma vie. Et que pourrais-je faire de mieux au monde ?

On eût pu croire, à entendre Dorothée, tandis qu’elle traçait comme un enfant ce tableau de ce qu’elle voudrait faire, qu’elle pourrait en effet l’accomplir. La tendresse pénétrante de ses accents féminins semblait se dresser comme une barrière devant le zèle des accusateurs. Que ce fût une entreprise à la don Quichotte, comment Lydgate y aurait-il songé ? Pour la première fois de sa vie il s’abandonnait au sentiment délicieux de s’appuyer entièrement sur une sympathie généreuse, sans être retenu par une orgueilleuse réserve. Il lui raconta tout, depuis le moment où, sous la pression de ses difficultés, il avait adressée à contre-cœur, son premier appel à Bulstrode ; arrivant graduellement, dans le soulagement qu’il éprouvait à parler, à mieux exprimer ce qui s’était passé dans son esprit, insistant sur ce fait qu’il avait traité le malade à sa manière et en opposition avec la méthode générale, exprimant les doutes survenus à la fin, l’idéal qu’il s’était fait du devoir médical, et le malaise qu’il éprouvait à l’idée que l’argent accepté de Bulstrode, sans rien changer à l’accomplissement étroit de son devoir, avait pu modifier de façon ou d’autre sa première manière de voir et sa conduite professionnelle.

— J’ai appris depuis, ajouta-t-il, que Hawley avait fait interroger la femme de charge de Stone-Court, et qu’elle avait dit avoir donné au malade tout le flacon d’opium que j’avais laissé là, plus une forte dose de brandy. Mais cela n’était pas contraire aux prescriptions habituelles en pareil cas des médecins même les plus autorisés. Les soupçons contre moi n’ont pas eu de prise de ce côté : ils reposent sur le fait connu que j’ai accepté de l’argent, que Bulstrode avait des motifs puissants pour désirer la mort de cet homme, et que cet argent était le salaire de ma complicité dans je ne sais quelles menées illicites contre le malade, que, dans tous les cas, j’avais accepté le prix de mon silence. Ce sont là justement les soupçons qui s’attachent le plus obstinément parce qu’ils ont leur siège dans la disposition naturelle des hommes et qu’on ne peut les réfuter. Comment on en est venu à désobéir à mes prescriptions, c’est là une question à laquelle je ne puis répondre. Il est encore possible que Bulstrode ait été innocent de toute intention criminelle, possible même qu’il ait été étranger à cette désobéissance et qu’il se soit simplement abstenu d’en parler. Mais tout cela n’a rien à faire avec la conviction publique. C’est un de ces cas où l’homme est condamné en gros ; sans en avoir la certitude absolue, on croit qu’il a commis un crime, et on le croit uniquement parce qu’il avait un motif de le commettre ; et je me suis trouvé dans l’accusation de Bulstrode parce que j’ai accepté son argent. Je suis bel et bien flétri, comme un épi gâté. La chose est faite et ne peut être défaite.

— Oh ! cela est dur, dit Dorothée. Je comprends combien il vous est difficile de vous justifier vous-même. Mais je ne puis supporter l’idée que le mal soit irrévocable. Et dire que tout cela vous est arrivé à vous qui aviez rêvé d’une vie plus haute que le vulgaire, qui vouliez vous attacher à la recherche de voies nouvelles et meilleures. Je sais que tels étaient vos desseins. Je me rappelle ce que vous m’avez dit quand vous m’avez parlé pour la première fois de l’hôpital. Il n’y a pas de chagrin auquel j’aie plus réfléchi que celui-là : Aimer ce qui est grand, essayer de l’atteindre, et échouer.

— Oui, dit Lydgate, sentant qu’il y avait assez de largeur chez elle pour comprendre sa douleur dans toute son étendue. J’avais de l’ambition, je comptais que tout marcherait autrement. Je me croyais plus d’énergie et de puissance sur moi-même. Mais les plus terribles obstacles sont tels que personne ne peut les voir, excepté soi-même.

— Supposons, dit Dorothée d’un air méditatif, supposons que nous conservions l’hôpital avec les arrangements actuels et que vous restiez ici grâce à l’amitié et à l’appui de quelques-uns, le mauvais esprit qui règne contre vous se dissiperait peu à peu. Telles circonstances viendraient où beaucoup de ceux qui ont été injustes envers vous seraient forcés de reconnaître leur injustice en voyant combien votre but était pur. Vous pourrez acquérir encore la renommée des Louis et des Laënnec dont je vous ai entendu parler, et nous serons tous fiers de vous, conclut-elle avec un sourire.

— Peut-être si j’avais encore mon ancienne confiance en moi-même, dit Lydgate tristement. Rien ne me répugne plus que l’idée de me dérober et de fuir devant ce scandale en le laissant debout derrière moi. Cependant je ne puis demander à personne de mettre beaucoup d’argent dans une œuvre qui dépend du parti que je prendrai.

— Ce serait une chose faite pour moi, répondit Dorothée simplement. Je suis fort embarrassée de l’emploi de mon argent, parce qu’on me dit que je n’en ai pas assez pour une grande œuvre du genre que je préférerais, et cependant j’en ai trop et je ne sais qu’en faire. J’ai sept cents livres de rente de ma fortune particulière, dix-neuf cents que M. Casaubon m’a laissées, et encore trois ou quatre mille livres disponibles à la banque. Je voudrais, au moyen d’un emprunt que je rembourserais peu à peu sur mon revenu dont je n’ai pas besoin, acheter des terres et y fonder un village qui serait une école d’industrie ; mais sir James et mon oncle m’ont persuadée que le risque à courir serait trop grand. Ainsi vous voyez que ce qui me réjouirait le plus serait d’employer ma fortune à quelque chose d’utile, à rendre d’autres vies plus heureuses. Il me peine de penser que je dispose de tant d’argent dont je n’ai pas besoin.

Un sourire vint percer la mélancolie du visage de Lydgate. Il y avait dans l’ardeur ingénue et l’expression pleine de gravité avec laquelle parla Dorothée quelque chose d’irrésistible, formant un ensemble adorable avec sa rapide compréhension des plus hautes questions ; avec une expérience plus vulgaire, celle qui joue un si grand rôle dans le monde, la pauvre mistress Casaubon n’avait que des rapports bien vagues, et bien restreints auxquels son imagination ne pouvait guère suppléer. Elle prit le sourire de Lydgate pour un encouragement.

— Vous voyez à présent, je crois, que vous aviez trop de scrupules, dit-elle d’un ton persuasif. L’hôpital serait un bien, et ce serait un bien aussi de donner à votre vie son complément et de lui rendre le bonheur.

Le sourire de Lydgate avait disparu.

— Vous avez la bonté aussi bien que l’argent, qui pourraient faire tout cela, si cela pouvait être fait, dit-il. Mais…

Il hésita un instant, regardant vaguement du côté de la fenêtre, tandis que Dorothée restait assise silencieuse et dans l’attente. Enfin il se tourna vers elle et reprit impétueusement :

— Pourquoi ne vous le dirais-je pas ? Vous savez ce que c’est que le lien du mariage. Vous comprendrez tout.

Dorothée sentit son cœur battre plus vite. Avait-il aussi ce chagrin-là ? Mais elle avait peur de parler et il continua aussitôt :

— Il m’est impossible maintenant de rien faire, de prendre une décision sans avoir égard au bonheur de ma femme. La seule chose qui me conviendrait, si j’étais seul, m’est interdite aujourd’hui. Je ne puis voir Rosemonde malheureuse. Elle m’a épousé sans savoir ce qui pouvait l’attendre, et il eût peut-être mieux valu pour elle de ne m’avoir pas épousé.

— Je sais… je sais… à moins d’être contraint et forcé vous ne voudriez pas lui faire de la peine, dit Dorothée avec le souvenir cuisant de sa propre vie.

— Et elle s’est mis dans la tête de ne pas rester à Middlemarch. Elle veut partir. Les soucis qu’elle a eus ici l’ont lassée, dit Lydgate, s’arrêtant de nouveau de peur d’en dire trop.

— Mais si elle voyait le bien que vous pourriez faire en restant ?

Il ne répondit pas tout de suite.

— Elle ne le verrait pas, dit-il enfin brièvement, ce qui rendait toute autre explication superflue, et en vérité j’ai perdu toute envie de poursuivre mon existence ici.

Il s’arrêta un moment, puis sous l’impulsion qui le portait à laisser Dorothée pénétrer plus profondément dans les difficultés de sa vie, il ajouta :

— Le fait est que ce dernier coup est tombé sur elle d’une façon accablante. Nous n’avons pu en parler ensemble. Je ne sais pas au juste ce qu’elle en pense. Elle craint peut-être que j’aie réellement commis quelque bassesse. C’est ma faute, je devrais être plus communicatif, mais j’ai cruellement souffert.

— Puis-je aller la voir ? demanda vivement Dorothée. Accepterait-elle ma sympathie ? Je lui dirais que vous n’avez été à blâmer au jugement de personne qu’au vôtre. Je lui dirais que tous les esprits équitables vous rendront justice. Je réjouirais son cœur. Voulez-vous lui demander si je puis aller la voir ? Déjà une fois, je l’ai vue.

— Certainement, vous le pouvez. Elle se sentirait honorée, ranimée, j’en suis sûr, par la preuve que vous au moins avez pour moi quelque estime. Je ne lui parlerai pas de votre visite afin qu’elle ne la rattache en aucune façon à mes désirs. Je sais fort bien que je n’aurais pas dû lui laisser tout apprendre par d’autres. Mais…

Il s’arrêta et il y eut un instant de silence. Dorothée se retenait de dire ce qui était dans sa pensée, à quel point elle savait quelles insaisissables barrières peuvent s’élever entre un mari et une femme pour les empêcher de parler. C’était un point où la sympathie elle-même eût pu faire une blessure. Elle en revint au côté plus extérieur de la situation de Lydgate en reprenant gaiement :

— Et si mistress Lydgate savait qu’il y a des amis prêts à croire en vous et à vous appuyer, peut-être alors serait-elle contente que vous restiez où vous êtes, que vous retrouviez vos espérances et que vous réalisiez vos projets. Peut-être alors verriez-vous qu’il était sage de conserver, comme je vous le proposais, vos fonctions à l’hôpital. Il est même certain que vous les conserveriez si vous aviez encore foi dans les services que votre science y peut rendre.

Lydgate ne répondit pas, et elle vit qu’il délibérait avec lui-même.

— Il n’est pas nécessaire de vous décider tout de suite, dit-elle doucement. Dans quelques jours il sera assez tôt pour envoyer une réponse à M. Bulstrode.

Lydgate attendit encore, puis enfin il se retourna, et de son ton le plus décisif :

— Non, dit-il, je préfère ne pas laisser de délai à l’hésitation. Je ne suis plus assez sûr de moi, je veux dire de ce qu’il me serait possible de faire dans les conditions très changées de ma vie. Il ne serait pas honorable de laisser les autres s’engager dans une affaire sérieuse qui dépendrait de moi. Je serai peut-être forcé de partir, après tout ; je vois peu de chances pour qu’il en arrive autrement ; au moins est-ce trop problématique. Je ne puis consentir à être cause que votre bonté soit perdue. Non, laissez réunir le nouvel hôpital au vieil hospice, et que tout aille comme si je n’étais jamais venu. Depuis que je m’en occupe, j’ai tenu un registre précieux, et je l’enverrai à un homme qui s’en servira, conclut-il amèrement. D’ici à longtemps il m’est interdit de songer à autre chose qu’à gagner ma vie.

— Cela me peine beaucoup de vous entendre parler avec si peu d’espoir, dit Dorothée. Ce serait un bonheur pour vos amis qui croient à votre avenir, aux grandes choses que vous pourrez accomplir, si vous leur permettiez de vous épargner cela. Songez à tout l’argent dont je dispose, ce serait véritablement me débarrasser d’un poids que de m’en prendre un peu chaque année, jusqu’à ce que vous soyez délivré de ce besoin de gagner votre vie qui est pour vous une entrave. Pourquoi ne ferait-on pas ces choses-là ? Il est si difficile de rendre les parts un peu égales, ce serait une manière de s’en rapprocher.

— Dieu vous bénisse, mistress Casaubon, prononça énergiquement Lydgate en se levant d’une impulsion soudaine et appuyant son bras sur le dossier de la grande chaise de cuir où il était assis. Il est beau d’avoir de tels sentiments. Mais je ne suis pas homme à me permettre d’en profiter. Je ne vous ai pas donné de garanties suffisantes. Du moins ne faut-il pas que je tombe assez bas pour me faire pensionner en vue d’un travail que je ne mènerais jamais à terme. Je le vois très clairement, je n’ai devant moi qu’une seule issue, c’est de quitter Middlemarch aussitôt qu’il me sera possible. Je ne serai pas en état, d’ici à longtemps, en mettant les choses au mieux, de gagner de quoi vivre ici, et il est facile dans un endroit nouveau d’apporter certaines réformes nécessaires. Il me faudra faire ce que font tant d’autres, songer à plaire et à réussir, chercher une petite ouverture dans la grande foule de Londres et me pousser moi-même ; m’établir dans une ville d’eaux ou dans quelque ville du Midi où il y a beaucoup d’Anglais oisifs, et me faire mousser. C’est dans une coquille de cette espèce que je dois entrer et qu’il me faudra tâcher de conserver mon âme vivante.

— Eh bien ! ce n’est pas courageux, fit Dorothée, de renoncer à la lutte.

— Non, ce n’est pas courageux, fit Lydgate. Mais quand un homme redoute les approches de la paralysie ?

Puis, d’un autre ton :

— Cependant vous avez apporté un grand changement dans mon courage en croyant en moi. Tout me semble plus supportable depuis que je vous ai parlé et si vous parvenez à me justifier auprès de quelques autres, et surtout dans l’esprit de Farebrother, je vous serai profondément reconnaissant. Je désire seulement que vous laissiez de côté le fait de la désobéissance à mes ordres. Il serait bientôt dénaturé. Après tout, il n’y a pas d’autre évidence en ma faveur que l’opinion qu’on avait de moi auparavant.

— M. Farebrother me croira, et d’autres me croiront, répondit Dorothée. Ce que j’ai à dire de vous rendra stupide la supposition que vous ayez pu être payé pour commettre une infamie.

— Je ne sais pas, dit Lydgate d’une voix au fond de laquelle il y avait comme un gémissement. Je n’ai pas accepté d’argent dans un marché de corruption. Mais il y a un pâle reflet de la corruption qu’on appelle quelquefois la chance. Vous aurez donc pour moi une autre grande bonté encore, et vous viendrez voir ma femme ?

— Oui, j’irai ; je me rappelle combien elle est jolie, dit Dorothée dans l’esprit de laquelle toutes les impressions se rapportant à Rosemonde avaient laissé une empreinte profonde. J’espère qu’elle m’aimera.

Tandis qu’il s’éloignait à cheval, Lydgate pensait : « Cette jeune créature a un cœur assez large pour une Vierge Marie. Ce dont elle se préoccupe le moins c’est de son propre avenir, elle se déferait sur-le-champ de la moitié de sa fortune comme si elle n’avait besoin de rien pour elle-même que d’une chaise pour s’asseoir, d’où elle abaisserait son pur regard sur les pauvres mortels qui lui adressent leurs prières. Elle semble avoir ce que je n’ai jamais vu jusqu’ici chez aucune femme, une source d’amitié pour les hommes. On peut se faire d’elle une amie. Casaubon a dû réveiller en elle quelque hallucination héroïque ? Je me demande si elle pourrait éprouver aucune espèce de passion pour un homme ? Ladislaw !… Certainement il y avait entre eux un sentiment particulier, et Casaubon a dû en avoir l’idée. Eh bien, son amour pourrait aider un homme plus encore que son argent. »

Dorothée, de son côté, avait immédiatement formé le projet d’affranchir Lydgate de son obligation envers M. Bulstrode, qui, elle en était sûre, entrait pour quelque chose dans l’oppression douloureuse qu’il subissait. Elle s’assit aussitôt, sous l’inspiration de la fin de leur entretien, et écrivit un court billet, où elle établissait qu’elle avait plus de droits que M. Bulstrode lui-même à s’accorder la satisfaction de fournir les fonds nécessaires à Lydgate, qu’il y aurait de l’ingratitude de sa part à lui refuser le moyen de lui venir en aide en cette circonstance, que la faveur serait toute et entièrement pour elle, qui avait si rarement des occasions clairement indiquées de faire usage de son superflu. Qu’il l’appelât son créancier ou de tout autre nom, peu lui importait, pourvu que ce nom impliquât qu’il lui accordait sa demande. Elle mit sous enveloppe un chèque de mille livres et résolut de se charger elle-même de la lettre le lendemain en allant voir Rosemonde.



CHAPITRE VI


Lydgate devait le lendemain aller à Brassing et il prévint Rosemonde qu’il serait absent jusqu’au soir. Elle n’était depuis ces derniers temps sortie de la maison et du jardin que pour aller à l’église et une fois chez son père. « Si Tertius s’en va, lui avait-elle demandé, vous nous aiderez pour le déménagement, n’est-ce pas, papa ? Nous aurons, je crois, très peu d’argent. Je compte et j’espère qu’on nous aidera. » Et M. Vincy avait répondu : « Oui, mon enfant, je ne regarderai pas à une ou deux centaines de livres ; je puis aller jusque-là. » En dehors de cette demande, Rosemonde, mélancolique et languissante, était restée chez elle, attendant ; elle s’attachait à l’arrivée de Will Ladislaw comme au seul point d’intérêt et d’espoir dans sa vie. Elle associait à cette circonstance quelque nouveau moyen de décider Lydgate à prendre ses dispositions pour quitter promptement Middlemarch, et sans voir aucunement de quelle manière, elle finit par se persuader à elle-même que cette arrivée serait pour eux une puissante raison de hâter leur départ pour Londres.

Tel était le cours des idées qui occupaient la pauvre Rosemonde, tandis qu’elle rangeait tous les objets autour d’elle avec le même soin qu’auparavant, seulement avec plus de lenteur, s’asseyant au piano avec l’intention de jouer, puis changeant d’idée et s’attardant sur le tabouret, ses doigts blancs suspendus à l’extrémité des touches, regardant devant elle dans un ennui rêveur. Sa mélancolie était devenue si visible que Lydgate éprouvait devant elle une étrange timidité, comme devant un perpétuel et silencieux reproche, et cet homme fort, maîtrisé par la vivacité de ses sentiments pour cette blonde et fragile créature dont il semblait avoir en quelque sorte meurtri la vie, reculait devant son regard et quelquefois tressaillait à son approche ; la crainte qu’il avait d’elle et la crainte qu’il avait pour elle le ressaisissaient avec une nouvelle force après l’apaisement de l’exaspération qui les avait momentanément bannies.

Dans la matinée de ce jour, Rosemonde descendit de sa chambre d’en haut (où elle restait parfois assise tout le jour quand Lydgate était sorti) toute prête et habillée pour aller en ville. Elle avait une lettre à faire partir, une lettre pour M. Ladislaw, écrite avec une réserve charmante, mais avec l’intention évidente, en faisant allusion à certains soucis, de hâter son arrivée. La servante, leur seule domestique maintenant, la vit descendre l’escalier dans sa robe de promenade et elle se dit : « Jamais chapeau n’a abrité plus jolie créature pauvre ! »

Pendant ce temps l’esprit de Dorothée était tout à son projet d’aller voir Rosemonde et à la foule de pensées appartenant à la fois au passé et à l’avenir probable qui se groupaient autour de cette visite. Jusqu’à la veille encore où Lydgate lui avait laissé entrevoir quelque chose des chagrins de sa vie conjugale, l’image de mistress Lydgate était restée associée pour elle à celle de Will Ladislaw. Même à ses heures de plus grand trouble, même en écoutant les bavardages aussi pénibles que pittoresques de mistress Cadwallader, ses efforts, son premier mouvement, plutôt encore sa plus forte impulsion avaient toujours été de défendre Will de tous soupçons fâcheux ; et quand, plus tard, au début de son entretien avec lui, elle avait cru voir dans ses paroles comme une allusion à un sentiment pour mistress Lydgate, auquel il était résolu à ne pas se laisser aller, elle avait eu pour excuser Will une rapide et triste vision du charme que devaient offrir ces continuelles occasions d’intimité avec cette jolie créature, qui probablement partageait tous ses goûts comme elle partageait ses jouissances musicales. Mais il avait prononcé ses paroles d’adieu, ces paroles passionnées où il avait laissé entendre que l’objet de cet effort d’amour c’était elle-même, qu’à elle seule allait cet amour, qu’il était résolu à ne pas déclarer, mais à emporter avec lui dans l’exil. Depuis ce moment, Dorothée croyant à l’amour de Will pour elle-même, croyant avec un orgueilleux ravissement à son délicat sentiment de l’honneur, à sa résolution de ne jamais justifier les accusations de personne, s’était senti le cœur tout à fait tranquille. Quel que fût le sentiment qui pût l’attacher à mistress Lydgate, elle ne doutait plus qu’il fût irréprochable.

Il est des natures dont l’amour nous donne l’impression d’une sorte de baptême et de consécration. Elles nous commandent, par leur confiance en nous, de nous attacher uniquement à ce qui est droit et pur ; nos fautes deviennent pour elles cette pire espèce de sacrilège qui détruit l’autel invisible de la confiance.

Dorothée était une de ces natures : ses défauts, qui tenaient à son âme passionnée, se montraient au grand jour de son caractère ardent ; en même temps qu’elle était pleine de pitié pour les fautes visibles des autres, son expérience ne possédait encore pour le mal caché nuls matériaux à l’usage des combinaisons subtiles du soupçon. Mais cette ingénuité qui élevait en elle un idéal pour les autres, dans la conception confiante qu’elle s’en faisait, était une des grandes forces de sa nature de femme. Et cette force, dès le premier moment, avait agi avec toute sa puissance sur Will Ladislaw. Il sentait, en la quittant, que les quelques mots si courts, par lesquels il avait essayé de lui faire comprendre son amour et l’abîme que sa fortune créait entre eux, ne pourraient que gagner à avoir été si courts, à l’heure où Dorothée aimerait à les interpréter. Il sentait qu’elle lui avait donné la plus haute place dans son estime.

Et sur ce point il ne se trompait pas. Durant les mois qui s’étaient écoulés depuis leur séparation, Dorothée avait ressenti une triste mais délicieuse tranquillité dans la fidélité sans tache de leurs mutuels rapports. Elle avait au dedans d’elle une force active de résistance, quand il s’agissait de défendre les intentions ou les personnes auxquelles elle avait foi ; le tort que Will avait éprouvé du fait de son mari, les conditions extérieures qui le rendaient pour d’autres un objet de mépris, ne faisaient que fortifier son affection et exalter son estime. Et maintenant que les révélations sur le compte de Bulstrode venaient de jeter un jour nouveau sur les origines de Will, ce sentiment de résistance intérieure ne faisait que grandir encore chez Dorothée, en face de tout ce qui se disait contre lui dans cette partie de son univers contenue entre des clôtures de parcs.

À Lowick, à Tipton, à Freshitt, dans toutes les conversations sur l’affaire Bulstrode, c’était toujours sur ce jeune Ladislaw, petit-fils d’un juif, prêteur sur gages et voleur, qu’on appuyait, en collant l’affront au dos du pauvre Will, comme un placard autrement terrible que « l’Italien, marchand de souris blanches ». Le loyal sir James Chettam voyait avec satisfaction ses préventions personnelles justifiées, quand il songeait non sans complaisance qu’à la distance déjà énorme qui séparait Ladislaw de Dorothée une distance nouvelle venait de s’ajouter, le délivrant de ce côté de toute inquiétude, désormais trop absurde. Et peut-être avait-il éprouvé un certain plaisir à diriger l’attention de M. Brooke sur ce vilain point de la généalogie de Ladislaw, comme pour lui faire voir ses illusions à la lumière de ce nouveau flambeau. Dorothée avait remarqué avec quelle animosité on avait plus d’une fois rappelé ce qui dans cette terrible histoire avait trait à Will ; mais elle avait gardé un silence absolu ; il ne lui était plus aussi facile de parler de Will depuis qu’un lien plus profond existait entre eux, un lien consacré par le mystère même qui devait à jamais l’envelopper. Mais ce silence accrut encore, dans leur ténacité, l’ardeur de ses sentiments ; et ce malheur dans la destinée de Will, dont d’autres se réjouissaient, à ce qu’il semblait, de lui jeter l’opprobre au visage, ne fit qu’exalter l’enthousiasme de la pensée toujours fidèle de Dorothée.

Elle ne nourrissait pas le rêve d’une union plus intime avec lui, mais elle n’avait pas pris pour cela l’attitude du renoncement. Elle avait accepté très simplement tout ce qui l’avait attachée à Will, comme faisant partie des soucis de son mariage et se fût reproché d’entretenir en elle-même un chagrin intérieur de ce qu’elle n’était pas complètement heureuse ; elle était bien plutôt disposée à se plaindre des superfluités de son sort. Il lui suffisait alors que les plus grandes joies de sa tendresse fussent toutes dans le souvenir ; et l’idée du mariage ne se présentait à elle que sous la mention désagréable de quelque prétendant dont elle ne savait rien, mais dont les mérites bien établis aux yeux de sa famille ne seraient pour elle qu’une cause de tourments.

— Quelqu’un qui gouvernera votre fortune pour vous, ma chère, telle était la forme attrayante donnée par M. Brooke à ses indications sur le caractère qui pourrait le mieux lui convenir dans son futur époux.

— J’aimerais à avoir moi-même la direction de ma fortune, si je savais qu’en faire, dit Dorothée.

Elle demeurait ainsi inébranlable dans sa résolution de ne jamais se remarier ; mais dans la longue vallée de sa vie qui semblait si monotone et si dénuée de tous points lumineux, tandis qu’elle marcherait le long de la route au milieu de ses compagnons de voyage, une main amie viendrait à elle pour l’aider à se diriger. C’était dans ses sentiments pour Will Ladislaw qu’elle s’absorbait à ses heures de veille, et depuis qu’elle s’était décidée à aller voir mistress Lydgate, l’image de Rosemonde se détachait sur cet arrière-plan habituel de ses préoccupations, sans que rien gênât l’élan de sa compassion et de son intérêt. Il y avait, à n’en pas douter, quelque séparation morale, quelque barrière empêchant une confiance absolue entre cette épouse et ce mari qui s’était cependant fait une loi du bonheur de sa femme. C’était là un chagrin auquel nulle tierce personne ne pouvait directement toucher. Mais Dorothée songeait avec une profonde pitié à la solitude dans laquelle avait dû être laissée Rosemonde depuis les soupçons dont son mari avait été victime ; il lui serait doux certainement de voir qu’il existait encore du respect pour Lydgate et de la sympathie pour elle.

« Je lui parlerai de son mari, » se disait Dorothée comme sa voiture l’emportait vers la ville. La claire matinée de printemps, la senteur de la terre humide, les feuilles fraîches entr’ouvrant leurs gaines juste assez pour laisser pointer leurs trésors de verdure encore enroulés en plis serrés, tout semblait faire partie de l’heureuse impression qu’elle emportait d’une longue conversation avec M. Farebrother ; le vicaire avait accueilli avec joie la justification de la conduite de Lydgate. « Je porterai de bonnes nouvelles à mistress Lydgate, et peut-être aimera-t-elle à causer avec moi et à me prendre pour amie. »

Dorothée avait une autre course à faire dans Lowick-Gate elle voulait une jolie cloche neuve pour la maison d’école ; et comme elle était descendue de voiture très près de chez Lydgate, elle traversa la rue à pied pour se rendre chez lui. La porte de la rue était ouverte et la servante profitait de la circonstance pour examiner la voiture arrêtée à quelques pas lorsqu’elle vit venir elle « la dame de la voiture ».

— Mistress Lydgate est-elle chez elle ? demanda Dorothée.

— Je n’en suis pas sûre, milady ; je vais aller voir, si vous voulez vous donner la peine d’entrer, dit Marthe un peu confuse de son tablier de cuisine, mais encore assez calme pour être sûre que le mot « Madame » n’eût pas été le titre qu’il fallait pour cette jeune veuve à l’air de reine qui avait une voiture et une paire de chevaux ; veuillez vous donner la peine d’entrer et j’irai voir.

— Dites que c’est mistress Casaubon, dit Dorothée, comme Marthe prenait les devants pour la faire entrer au salon.

Elles traversèrent le corridor d’entrée dans sa partie la plus large et prirent le passage qui menait au jardin. La porte du salon était entr’ouverte. Marthe la poussa sans regarder à l’intérieur, et attendit avant de s’éloigner que mistress Casaubon fût entrée ; la porte avait ainsi été ouverte et refermée sans bruit.

Dorothée, ce jour-là, était moins disposée encore que de coutume à faire attention aux choses extérieures, tout occupée qu’elle était à se représenter ce qui avait eu lieu et ce qui allait avoir lieu. Elle se trouva dans la chambre sans d’abord apercevoir rien de particulier ; mais presque aussitôt elle entendit une voix parlant bas, qui la fit tressaillir comme avec le sentiment qu’elle rêvait tout éveillée : et, s’avançant d’un ou deux pas au delà du rayon en saillie d’une bibliothèque, elle vit, à la terrible lumière d’une certitude qui éclaira pour elle tous les contours du tableau, quelque chose qui la fit s’arrêter immobile sans avoir assez d’empire sur elle-même pour parler.

Elle vit de dos Will Ladislaw assis, sur un sofa adossé au mur du même côté que la porte par laquelle elle était entrée tout près de lui, le visage regardant son visage avec une rougeur fiévreuse et des larmes dans les yeux qui donnaient un nouvel éclat à sa physionomie, Rosemonde était assise, son chapeau pendant en arrière, tandis que Will penché sur elle serrait dans les siennes ses deux mains levées vers lui et à voix basse lui parlait avec ferveur.

Rosemonde, tout absorbée et émue, n’avait pas remarqué la personne qui s’était sans bruit avancée derrière eux ; mais quand Dorothée, après le premier instant qui ne fut qu’un éclair, recula confuse et en s’arrêtant heurta un meuble, Rosemonde s’aperçut tout à coup de sa présence et, par un rapide mouvement nerveux, détacha ses mains de celles de Will et se leva, regardant Dorothée qui restait immobile devant eux. Will Ladislaw, se levant brusquement, regarda aussi autour de lui, et rencontrant les yeux de Dorothée où brillait un nouvel éclat, il parut changé en statue. Mais elle, détournant de lui ses regards pour les reporter sur Rosemonde, dit d’une voix assurée :

— Excusez-moi, mistress Lydgate ; la femme de chambre ne savait pas que vous étiez ici. Je suis venue apporter pour M. Lydgate une lettre importante que je désirais vous remettre à vous-même.

Elle déposa sa lettre sur la petite table qui avait gêné sa retraite, puis embrassant Rosemonde et Will dans un même regard et un même salut à distance, elle sortit rapidement de la chambre. Marthe qu’elle rencontra toute surprise dans le corridor, lui dit qu’elle était bien fâchée que madame ne fût pas à la maison, puis reconduisit jusqu’à la porte l’étrange lady, faisant en elle-même cette réflexion que les gens du grand monde étaient sans doute plus pressés que les autres.

Dorothée traversa la rue de son pas le plus rapide et fut en un instant remontée dans sa voiture.

— À Freshitt-Hall ! dit-elle au cocher.

Un peu plus pâle seulement que de coutume, elle n’avait jamais été animée d’une énergie plus maîtresse d’elle-même. Et elle venait véritablement de la mettre à l’épreuve. C’était comme si elle avait bu une grande gorgée de mépris qui la stimulait jusqu’à la rendre insensible à tous les autres sentiments. Ce qu’elle avait vu était si loin de tout ce qu’elle pouvait imaginer, que ses émotions reculaient tumultueuses devant cette image et s’amassaient en elle sans raison et sans objet. Son excitation avait besoin d’agir. Elle se sentait la force de marcher et de travailler tout un jour sans boire ni manger. Elle ferait ce qu’elle avait résolu de faire le matin même ; elle irait à Freshitt et à Tipton dire à sir James et à son oncle tout ce qu’elle voulait qu’ils sussent au sujet de Lydgate, dont l’isolement dans le mariage au milieu d’une si cruelle épreuve se présentait maintenant à elle avec une signification nouvelle et la rendait plus ardente et plus empressée à se faire son champion. Jamais, durant toute la lutte de sa vie conjugale, elle n’avait rien ressenti de pareil à cette puissance triomphante de l’indignation, parce qu’alors il y avait toujours eu de sa part un mouvement de soumission rapide et douloureux ; elle put croire à une force nouvelle en elle.

— Dodo, comme tes yeux sont brillants ! dit Célia quand sir James eut quitté la chambre. Et tu ne vois rien de ce que tu regardes, ni Arthur ni personne. Tu es sur le point de faire quelque extravagance, j’en suis sûre. S’agit-il de Lydgate ou de quelque autre chose ?

Célia avait l’habitude d’observer sa sœur tout en attendant sa réponse.

— Oui, chérie, bien des choses se sont passées, dit Dorothée de sa voix pleine.

— Je me demande lesquelles ? dit Célia, se croisant agréablement les bras et se penchant en avant.

— Oh ! toutes les peines de tous les malheureux sur la surface de la terre, répondit Dorothée levant les bras et les croisant derrière sa tête.

— Grand Dieu, Dodo vas-tu faire des plans pour eux ? s’écria Célia un peu troublée par cette divagation à la Hamlet.

Mais sir James entra, prêt à accompagner Dorothée à la Grange, et elle mena à bonne fin tout ce qu’elle voulait faire, sans fléchir un instant dans sa résolution, jusqu’au moment où elle descendit devant la porte de sa demeure.



CHAPITRE VII


Rosemonde et Will restèrent debout, immobiles, ils ne surent pas combien de temps, lui regardant la place où avait été Dorothée, elle le regardant d’un air incertain. Mais ce temps parut interminable à Rosemonde ; ce qui venait de se passer avait à peine laissé au fond de son âme plus d’ennui que de satisfaction. Les natures superficielles s’imaginent avoir sur les émotions des autres un empire facile, se fiant à leur chétif pouvoir pour détourner les courants les plus profonds, assurées que quelques phrases, quelques gestes gracieux suffiront à donner l’existence à ce qui n’existe pas. Elle savait que Will avait reçu un coup violent, mais elle n’avait guère été habituée à se figurer l’état d’esprit des autres, autrement que comme une matière à laquelle ses propres désirs donnaient la forme voulue ; elle croyait à son pouvoir d’apaiser et de vaincre. Tertius lui-même, avec sa détestable humeur, finissait toujours, à la longue, par être vaincu. Les événements s’étaient acharnés contre elle, et néanmoins Rosemonde eût encore répété aujourd’hui ce qu’elle disait avant son mariage, qu’elle ne renonçait jamais à ce qu’elle avait une fois résolu.

Elle étendit le bras et posa le bout de ses doigts sur le bras de Will.

— Ne me touchez pas ! fit-il d’un ton qui cinglait comme un coup de fouet.

Il s’éloigna d’elle, rougissant et pâlissant tour à tour comme si cette blessure faisait frémir de douleur tout son être. Il se retira à l’autre extrémité de la chambre, puis se retournant, se tint debout en face d’elle, regardant avec colère, non pas Rosemonde, mais un coin de la chambre, à quelques pas d’elle.

Elle était vivement offensée, mais les signes qui trahissaient son émotion étaient de ceux que Lydgate seul savait interpréter. Elle se calma soudain et s’assit, dénouant son chapeau et le déposant auprès de son châle. Ses petites mains glacées se croisaient sur ses genoux.

Will eût plus sagement agi de prendre son chapeau et de s’en aller ; mais il n’y pensait pas ; au contraire, il avait une envie horrible de rester et d’accabler Rosemonde de sa colère. Il lui semblait aussi impossible de supporter, sans donner un libre cours à sa fureur, la fatalité qu’elle avait attirée sur lui, qu’il le serait à une panthère de supporter la blessure du javelot sans bondir et sans mordre. Et cependant — comment dire à une femme qu’il était tout près de la maudire ? il frémissait sous l’empire d’une loi qu’il ne pouvait méconnaître, mais devant cette barrière, son équilibre était bien menaçant, et la voix de Rosemonde amena le choc décisif.

D’un accent de sarcasme, semblable à des sons de flûte, elle dit :

— Il ne tient qu’à vous de courir après mistress Casaubon et de lui expliquer votre préférence.

— Courir après elle ! s’écria-t-il d’une voix perçante. Croyez-vous qu’elle se retournerait pour me regarder ou qu’elle ferait maintenant plus de cas d’une parole de moi que d’une vieille plume salie ? Expliquer ! comment un homme peut-il s’expliquer aux dépens d’une femme ?

— Vous pouvez lui dire tout ce que vous voudrez, dit Rosemonde d’une voix plus tremblante.

— Supposez-vous qu’elle m’en aimerait mieux parce que je vous sacrifierais ? Elle n’est pas femme à être flattée de me voir m’avilir, à me croire sincère envers elle parce que j’aurai été lâche avec vous.

Il commença à se promener avec agitation par la chambre comme une bête sauvage qui voit sa proie sans pouvoir l’atteindre. Puis il éclata de nouveau :

— Je n’avais pas d’espoir auparavant, ou bien peu, en quelque chose de meilleur. Mais j’avais une certitude, la certitude qu’elle croyait en moi. Quoi qu’on eût dit ou fait contre moi, elle croyait en moi. C’en est fait ! Elle ne me regardera plus que comme un misérable fourbe — ce délicat, ce raffiné, qui ferait ses conditions avant d’accepter le ciel, et qui, à la sourdine, allait se vendre au diable dans je ne sais quel marché… Elle me regardera comme une insulte vivante pour elle depuis le premier instant où nous…

Will s’arrêta : on eût dit que sa main avait rencontré un objet qu’il devait prendre garde de heurter et de briser. Il trouva une autre issue à sa rage en relevant encore une fois les paroles de Rosemonde, comme on poursuit des reptiles pour les écraser et les jeter au loin.

— Expliquer ! Dites à un homme d’expliquer comment il est tombé en enfer ! Expliquer ma préférence ! Je n’ai jamais eu de préférence pour elle pas plus que je n’ai de préférence pour l’air que je respire. Il n’existe pas d’autre femme à côté d’elle. J’aimerais mieux toucher sa main à elle, morte, que celle de toute autre femme vivante.

Rosemonde, tandis que Will lançait contre elle ces traits empoisonnés, perdait presque le sentiment d’elle-même, et croyait s’éveiller à quelque nouvelle et terrible existence. Elle n’éprouvait pas ce besoin de se justifier ni aucun sentiment de répulsion froide et résolue, tels qu’elle en avait connu lors des éclats les plus orageux de Lydgate. Toute sa sensibilité était concentrée dans une souffrance nouvelle et affolante ; elle se sentait anéantie et terrifiée sous un coup dont elle n’avait jamais fait l’épreuve auparavant. Ce qu’une autre nature ressentait en opposition avec la sienne se gravait et s’imprégnait comme du feu dans sa conscience. Quand Will eut cessé de parler, elle était devenue comme une image morbide de la douleur : ses lèvres étaient pâles et ses yeux sans larmes avaient une expression d’effroi. Si c’eût été Tertius qui se fût trouvé là, en face d’elle, ce regard de souffrance eût été une torture pour lui ; il l’aurait prise sur son cœur pour la consoler, consolation aux bras rigoureux qui l’avait souvent laissée si froide. Pardonnons à Will de n’avoir pas eu alors un semblable mouvement de pitié. Aucun lien antérieur ne l’attachait à cette femme qui avait gâté le trésor idéal de sa vie, et il se trouvait sans reproche. Il se savait cruel mais il n’éprouvait encore aucun attendrissement.

Il continuait à marcher avec agitation et presque inconsciemment ; et Rosemonde restait assise dans une complète immobilité. À la fin, Will, semblant se raviser, prit son chapeau, mais s’arrêta encore un instant irrésolu. Il lui avait parlé d’une façon qui rendait difficile d’énoncer ensuite une phrase de banale politesse ; et cependant, après en être venu au point de la quitter sans une parole de plus, il reculait devant une telle brutalité. Il se sentait arrêté et anéanti dans sa colère. Il se dirigea vers la cheminée, y appuya le bras et attendit en silence, il ne savait pas quoi. Une ardeur de vengeance brûlait encore en lui, et il ne pouvait rien dire qui ressemblât à une rétractation, néanmoins il réfléchissait que revenu à ce foyer où il avait joui des charmes de l’intimité, il y avait trouvé l’infortune établie ; un souci qui avait son siège aussi bien hors de la maison qu’au dedans, s’était soudainement révélé à lui. Et il ressentit, comme la morsure de sourdes tenailles, l’étreinte d’une sorte de pressentiment : le sentiment que sa propre vie pourrait être un jour asservie à cette femme, à cette femme délaissée qui s’était jetée au-devant de lui dans la morne tristesse de son cœur. Mais une sombre révolte s’élevait dans son âme contre le fait qu’une appréhension rapide lui représentait à l’avance ; et quand ses yeux tombèrent sur le visage atterré de Rosemonde, il lui sembla qu’il était encore le plus à plaindre des deux ; car il faut que la douleur soit entrée dans le sanctuaire glorieux du souvenir avant de pouvoir se changer en pitié.

Et c’est ainsi qu’ils restèrent un long moment, face à face, éloignés l’un de l’autre, en silence ; la figure de Will toujours en proie à une rage muette, celle de Rosemonde à une muette douleur. La pauvre enfant était sans force pour faire éclater un cri de passion ; c’était un coup trop terrible pour elle, que cet écroulement des illusions vers lesquelles avaient tendu toutes ses espérances ; son petit univers était en ruines, et abandonnée au milieu de ces ruines, elle se sentait chanceler comme une pauvre affolée.

Will souhaitait qu’elle parlât, qu’elle jetât quelque ombre adoucissante sur les cruelles paroles de tout à l’heure qui semblaient se dresser encore entre eux, pour défier toute tentative vers un retour possible d’amitié. Mais elle ne dit rien, et enfin avec un effort désespéré sur lui-même il demanda :

— Viendrai-je ce soir voir Lydgate ?

— Si vous voulez, répondit Rosemonde d’une voix qui s’entendit à peine.

Et Will sortit de la maison sans que Marthe ait jamais su qu’il y était entré.

Après son départ, Rosemonde essaya de se lever de sa chaise, mais elle y retomba évanouie. Lorsqu’elle revint à elle, elle se sentit trop faible pour faire l’effort de se lever et de tirer la sonnette, et elle resta là, sans secours, jusqu’au moment où la servante, étonnée de sa longue absence, eut l’idée pour la première fois de la chercher dans les chambres du rez-de-chaussée. Rosemonde lui dit qu’elle s’était sentie tout à coup malade et défaillir et désirait qu’on l’aidât à remonter. Une fois en haut, elle se jeta sur son lit tout habillée et y resta dans une sorte de torpeur, comme elle l’avait fait une fois déjà dans un jour de mémorable douleur.

Lydgate rentra chez lui plus tôt qu’il ne pensait, vers cinq heures et demie, et la trouva ainsi. L’idée qu’elle était malade éloigna de lui toute autre pensée. Lorsqu’il lui prit le pouls, Rosemonde arrêta sur lui ses yeux avec plus de persistance qu’elle ne l’avait fait depuis longtemps. Il le remarqua bien vite, et, s’asseyant auprès du lit, passa doucement un bras autour d’elle et se pencha sur son visage :

— Ma pauvre Rosemonde ! Quelque chose vous a-t-il agitée ?

S’attachant à lui, elle éclata en sanglots et en cris convulsifs, et, pendant l’heure qui suivit, il ne fit autre chose que de la consoler et de la soigner. Il pensa que Dorothée était venue la voir et que cette crise de surexcitation nerveuse, dans laquelle il entrait certainement quelque retour d’affection pour lui, devait tenir aux impressions nouvelles que cette visite lui avait causées.



CHAPITRE VIII


Quand Rosemonde fut tranquille, Lydgate la quitta, espérant qu’elle ne tarderait pas à s’endormir sous l’influence d’un calmant ; il descendit au salon chercher un livre qu’il y avait laissé, comptant passer la soirée dans son cabinet, et aperçut sur la table la lettre de Dorothée. Il n’avait pas osé demander à Rosemonde si mistress Casaubon était venue, mais la lecture de la lettre le mit au courant, Dorothée y annonçant l’intention de l’apporter elle-même.

Un peu plus tard, lorque Ladislaw parut, Lydgate l’accueillit avec une surprise qui témoignait clairement qu’il n’avait rien su de sa visite de la matinée, et Will ne pouvait lui demander : « Mistress Lydgate ne vous a-t-elle pas dit que j’étais venu ce matin ? »

— La pauvre Rosemonde est malade, se hâta d’ajouter Lydgate après avoir cordialement accueilli son jeune ami.

— Pas sérieusement, j’espère, dit Will.

— Non ; ce n’est qu’une secousse nerveuse, l’effet de quelque agitation. Elle a eu bien des fatigues, ces derniers temps. La vérité est, Ladislaw, que je suis un pauvre diable. Nous avons traversé plusieurs cercles du Purgatoire depuis que vous nous avez quittés, et je me suis vu engagé dernièrement dans une passe pire que toutes les autres. Vous venez seulement d’arriver, je suppose ? Vous avez l’air fatigué. Vous n’avez rien entendu dire de particulier en ville ?

— J’ai voyagé toute la nuit ; je suis arrivé ce matin au Cerf Blanc à huit heures et demie, et je me suis enfermé pour me reposer, dit Will, sentant sa lâcheté mais ne voyant pas moyen d’échapper à ce faux-fuyant.

Alors il entendit de la bouche de Lydgate le pénible récit que Rosemonde lui avait déjà tracé à sa manière. Elle ne lui avait pas dit que son propre nom se trouvait mêlé à cette histoire publique (ce détail ne l’intéressait pas personnellement), et Will l’apprit alors pour la première fois.

— J’ai pensé bien faire en ne vous cachant pas que votre nom était mêlé à ces découvertes, dit Lydgate qui comprenait combien ces révélations affecteraient Ladislaw. Vous l’apprendrez sûrement, dès que vous irez en ville. Il est exact, je suppose, que Raffles vous avait parlé ?

— Oui, dit Will d’un ton sardonique. Je devrai m’estimer heureux, si le bruit public ce fait pas de moi l’individu le plus noir de toute l’affaire. La dernière version doit être, j’imagine, que j’avais comploté avec Raffles d’assassiner Bulstrode, et que c’est pour cela que je me suis enfui de Middlemarch.

Il pensait : « Voilà qui va faire sonner mon nom aux oreilles de Dorothée d’une manière plus recommandable encore ; mais qu’importe maintenant ? » Il ne parla pas des offres que lui avait faites Bulstrode. Will était plein de franchise et d’insouciance pour tout ce qui touchait à ses affaires personnelles ; mais parmi les traits les plus exquis que la nature en le façonnant avait imprimés en lui, il était doué d’une généreuse délicatesse qui l’avertit d’user de réserve sur ce point. Il reculait devant l’idée de dire qu’il avait rejeté l’argent de Bulstrode, alors qu’il apprenait que le malheur de Lydgate était de l’avoir accepté.

Lydgate se montra également réservé dans ses confidences. Il ne fit pas d’allusion aux sentiments que Rosemonde avait manifestés sous le coup de leur malheur.

— Mistress Casaubon est la seule personne, dit-il, qui soit venue à moi et m’ait dit qu’elle ne croyait à aucun des soupçons dirigés contre ma personne.

Puis, remarquant un changement dans le visage de Will, il évita toute autre allusion à Dorothée. Il était trop ignorant des rapports qui existaient entre eux, pour ne pas craindre que ses paroles pussent à son insu y avoir trait de quelque façon pénible. Et l’idée lui vint que Dorothée était la véritable cause de sa présence à Middlemarch.

Ces deux hommes se plaignaient mutuellement, mais Will seul pouvait deviner toute l’étendue de la souffrance de son ami. Quand Lydgate lui parla avec une résignation désespérée d’aller s’établir à Londres, ajoutant avec un faible sourire : « Nous nous y retrouverons, mon vieux camarade », Will se sentit inexprimablement triste et ne répondit rien. Rosemonde l’avait supplié le matin même de tâcher d’y décider Lydgate ; et il lui semblait maintenant, dans un avenir qui lui apparaissait comme dans un panorama magique, se voir lui-même glisser sur cette pente du découragement stérile, cédant misérablement à la sollicitation des circonstances ; c’est là une histoire plus commune que celle d’un marché de perdition accidentel.

Nous sommes bien près du précipice, quand nous commençons à ne plus voir en nous dans l’avenir que des êtres passifs, entraînés dans un morne abandon à des fautes vulgaires et destinés à échouer dans la médiocrité. Le pauvre Lydgate gémissait intérieurement d’en être arrivé là, et Will y arrivait à son tour. Il lui semblait maintenant que sa rage cruelle contre Rosemonde lui avait créé une obligation vis-à-vis d’elle ; et il avait peur de cette obligation ; il redoutait la bienveillance sincère que lui témoignait Lydgate ; il redoutait son propre dégoût pour sa vie gâtée, désormais vide et sans but.



CHAPITRE IX


Dorothée avait promis à M. Farebrother, qu’elle avait vu dans la matinée, d’aller dîner au presbytère, à son retour de Freshitt. Il y avait entre elle et la famille Farebrother un fréquent échange de visites, qui lui permettait de dire qu’elle n’était pas du tout isolée au manoir, et de résister, pour le moment, à la sérieuse injonction de se choisir une dame de compagnie. Quand, à son retour chez elle, elle se rappela sa promesse, elle en fut contente et voyant qu’elle avait encore une heure avant de s’habiller pour le dîner, elle alla droit à l’école causer avec le maître et la maîtresse, prêtant une extrême attention à tous les petits détails et explications dont ils l’entretenaient, concevant, dans toute leur importance dramatique, ces grandes occupations de sa vie.

En revenant, elle s’arrêta à causer avec le vieux jardinier Bunney, qui était en train de mettre en terre quelques semences de jardin, et discourut savamment avec ce sage rural, sur les récoltes qui rendaient le mieux et sur les résultats comparatifs des différents sois.

S’apercevant que son amour du bien public l’avait mise en retard, elle s’habilla à la hâte et se rendit au presbytère, plus tôt même qu’il n’était nécessaire. Cette maison n’était jamais triste, M. Farebrother, comme un autre White de Selborne, ayant toujours quelque chose à raconter de ses pensionnaires et de ses protégés inarticulés qu’il apprenait aux gamins à ne pas tourmenter ; il avait tout dernièrement fait venir une belle paire de chèvres pour l’amusement du village, où elles se promenaient à leur aise comme des animaux sacrés. La soirée se passa gaiement jusqu’après le thé ; Dorothée causa plus que de coutume, elle s’étendait avec M. Farebrother sur les histoires possibles de ces créatures qui conversent laconiquement avec leurs antennes et, pour autant que nous en savons, tiennent peut-être des parlements réformés, lorsque tout à coup de petits sons inarticulés se firent entendre qui attirèrent l’attention de chacun.

— Henriette Noble, dit mistress Farebrother, voyant sa fluette petite sœur s’agiter, en regardant autour d’elle, aux pieds de chaque meuble ; qu’y a-t-il ?

— J’ai perdu ma petite boîte d’écaille. Je crains que le chat ne l’ait emportée, dit la vieille petite dame, continuant, malgré elle, à laisser échapper ses petits cris de castor.

— Est-ce un grand trésor, tante ? demanda M. Farebrother, mettant ses lunettes et regardant sur le tapis.

— C’est M. Ladislaw qui me l’a donnée : une boîte allemande très jolie. Mais quand elle tombe, elle s’en va toujours rouler le plus loin possible.

— Oh ! si c’est an cadeau de M. Ladislaw ! dit le vicaire d’un ton profondément pénétré, en se levant et se mettant à chercher.

La boîte fut enfin retrouvée sous un chiffonnier, et miss Noble s’en empara toute joyeuse en remarquant :

— Elle était sous le garde-feu, la dernière fois.

— C’est une affaire de cœur, pour ma tante, dit M. Farebrother, souriant à Dorothée, tout en se rasseyant.

— Quand Henriette Noble se met à aimer quelqu’un, mistress Casaubon, affirma avec énergie la mère du vicaire, elle est comme un chien. Elle prendrait ses souliers pour oreiller et n’en dormirait que mieux.

— Les souliers de M. Ladislaw, oui, certes, je les prendrais, dit Henriette Noble.

Dorothée fit effort pour sourire à son tour. Elle s’apercevait avec autant de surprise que de peine que son cœur battait violemment et qu’elle chercherait vainement à recouvrer son animation de tout à l’heure. Alarmée pour elle-même, craignant de trahir davantage un changement dont la cause était si visible, elle se leva et dit d’une voix basse, avec une inquiétude mal déguisée :

— Permettez-moi de me retirer, je me sens très fatiguée.

M. Farebrother, prompt à tout saisir, se leva en même temps.

— C’est vrai, dit-il, vous avez dû vous épuiser à parler pour Lydgate. C’est un genre de travail qui accable, une fois l’excitation passée.

Il lui offrit le bras pour la ramener au manoir, mais Dorothée n’essaya pas de parler, même quand il lui souhaita le bonsoir.

La limite de la résistance était atteinte, et Dorothée était retombée impuissante sous l’inévitable griffe de la douleur. Congédiant Tantripp en peu de paroles, elle ferma sa porte à clef et, se retournant vers son appartement solitaire, se pressa violemment la tête de ses deux mains et s’écria avec un gémissement :

— Oh oui, je l’aimais !

Puis vinrent des heures où la souffrance accumulée la secoua trop complètement pour lui laisser la force de penser. Elle ne pouvait que pleurer, murmurant à haute voix entre ses sanglots la perte de sa confiance en lui, cette confiance qu’elle avait vue naître dans son germe à Rome dès le premier jour et, depuis, toujours gardée vivante, la perte de sa joie, cette joie de s’attacher avec un amour et une foi silencieuse à un être, méprisé des autres, mais digne de son estime, la perte de ce qui faisait son orgueil de femme, l’orgueil qu’elle avait eu de régner dans son souvenir, la perte de sa chère et vague perspective d’espoir, qu’un jour, dans quelque sentier, ils se rencontreraient, qu’ils se retrouveraient toujours les mêmes, et que toutes les années écoulées derrière eux ne leur seraient plus alors que comme un jour rapide.

Durant ces heures elle refit ce que les yeux miséricordieux de la solitude ont contemplé depuis des siècles dans les luttes morales de l’homme ; elle implora les misères physiques, et le froid et la souffrance qui épuisent, de venir la délivrer de la puissance mystérieuse et incorporelle de sa douleur ; elle se coucha sur le plancher nu et laissa le froid de la nuit se répandre autour d’elle, tandis que des sanglots secouaient son long corps de femme comme celui d’un enfant au désespoir.

Deux images, deux formes vivantes, partageaient son cœur déchiré, comme serait le cœur d’une mère qui croit voir son enfant coupé en deux par le poignard et serre sur sa poitrine l’un des sanglants tronçons, tandis que son regard empreint d’une agonie désespérée s’élance vers l’autre aux bras de la femme menteuse qui n’a jamais connu les douleurs d’une mère.

Ici, dans le rapprochement d’un sympathique sourire, dans le vibrant souvenir de leurs mutuelles paroles, elle voyait la brillante créature en qui elle avait cru, qui était venue à elle comme l’esprit du matin visitant la sombre voûte où elle était assise, jeune épouse d’une vie déjà usée ; et aujourd’hui, avec l’entière et toute nouvelle conscience de ses sentiments, elle lui tendait les bras et s’écriait en sanglots amers que leur rapprochement n’avait été qu’un rêve, et que ce rêve s’éloignait ; c’était au libre épanchement de son désespoir qu’elle faisait la découverte de sa passion.

Puis là, à l’écart, c’était encore Will Ladislaw, toujours avec elle, allant partout où elle allait, mais ce n’était plus le même ; il ne représentait plus qu’une foi détruite et sans espérance, une illusion à jamais évanouie, et, plus que tout cela, un homme vivant vers lequel nul gémissement de pitié ni de regret ne pouvait plus se faire jour à travers le mépris et l’indignation de l’orgueil jaloux et blessé. Il fallut du temps à Dorothée pour épuiser tout le feu de sa colère ; il éclatait en retours d’accès violents, où elle l’accablait des reproches de son mépris. Pourquoi était-il venu, mêlant de force sa vie à la sienne, qui n’avait pas besoin de lui pour être complète ? Pourquoi lui avait-il apporté ses hommages de mauvais aloi et ses paroles, qui n’étaient que sur les lèvres, à elle qui n’avait rien que de sincère à donner en échange ? Il savait qu’il la trompait, il voulait, au moment même de leurs adieux, lui faire croire qu’il lui donnait tout le prix que valait son cœur de femme, alors qu’il savait avoir déjà dépensé ailleurs à peu près tout ce qu’il aurait pu donner. Pourquoi n’était-il pas resté parmi la foule de ceux dont elle ne demandait rien, auxquels elle se contentait dans ses prières de souhaiter une meilleure vie ?

Mais elle perdit enfin jusqu’à la force d’exhaler tout haut ses cris et ses gémissements ; elle ne poussa plus que d’impuissants sanglots, et sur le froid parquet elle pleura tant qu’elle s’endormit.

Aux heures froides de l’aube matinale, quand tout était encore obscur autour d’elle, elle se réveilla, non pas en se demandant avec surprise où elle était et ce qui s’était passé, mais avec le sentiment le plus clair qu’elle savait regarder la douleur en face. Elle se leva, s’enveloppa de chaudes couvertures et s’assit dans un grand fauteuil dans lequel elle avait souvent veillé autrefois. Elle était assez vigoureuse pour supporter une pareille nuit sans se sentir autrement malade que d’un peu de malaise et de fatigue ; mais elle s’était réveillée à une situation nouvelle. Il lui semblait que son âme avait été délivrée du terrible combat qui se livrait en elle ; elle ne luttait plus avec sa douleur, mais elle pouvait l’avoir auprès d’elle comme une compagne de toutes les heures et lui faire partager ses pensées, et maintenant les pensées se pressaient en elle. Il n’était pas dans la nature de Dorothée de rester, au delà de la durée d’un paroxysme, dans la cellule étroite d’une infortune personnelle, dans la vaine souffrance d’un sentiment qui ne comptait dans la destinée d’un autre que comme un accident secondaire.

Elle commença donc à se retracer toute cette matinée de la veille, se forçant de revenir et de s’arrêter à chaque détail et à sa signification possible. — N’y avait-il donc qu’elle seule dans cette scène ? Elle s’efforçait d’y penser comme si tout cela se rattachait à la vie d’une autre femme, une femme au-devant de laquelle elle était allée avec le désir d’éclairer et de consoler un peu sa jeunesse obscurcie de nuages. Dans son premier mouvement d’indignation jalouse et de dégoût, lorsqu’elle était sortie de cette affreuse chambre, elle avait rejeté loin d’elle toute la pitié qui avait été son premier mobile. Elle avait enveloppé à la fois Will et Rosemonde de son brûlant mépris, et il lui semblait que Rosemonde avait disparu à tout jamais de ses regards. Mais cet injuste mouvement qui rend une femme plus cruelle pour sa rivale que pour un amant infidèle, ne pouvait avoir aucune force de retour chez Dorothée, une fois que l’esprit supérieur de justice eut vaincu le tumulte de son âme et lui eut permis de voir les choses dans leur véritable mesure. Toute cette suite d’actives pensées qui lui avaient représenté auparavant les épreuves de la vie de Lydgate et cette jeune union du mari et de la femme qui, pareille à la sienne, semblait avoir ses soucis cachés aussi bien qu’apparents, — toute cette expérience vivante et sympathique lui vint alors en aide et lui communiqua une force nouvelle ; elle s’affirma en elle comme s’affirme la science acquise, qui ne laisse plus voir les choses comme nous les voyons au temps de l’ignorance ; elle demanda à son irrémédiable douleur de la rendre secourable aux autres, au lieu de l’éloigner de l’effort qu’elle avait à faire.

Et quelle crise peut-être cet incident n’avait-il pas amenée dans trois vies, dont le contact avec la sienne constituait une obligation pour elle, comme si ces vies avaient été des suppliantes portant en main le rameau sacré ? Elle n’avait pas à faire d’efforts d’imagination pour découvrir les éléments de sa délivrance : ils étaient là tout choisis pour elle. Elle aspirait à la parfaite Justice, souhaitant que du trône dressé pour elle dans son cœur elle gouvernât sa volonté flottante. « Que faire ? — Comment agir maintenant, en ce jour même, si je pouvais vaincre ma douleur et la réduire au silence, pour ne penser qu’à ces trois existences ? »

Il lui avait fallu beaucoup de temps pour arriver à s’interroger ainsi, et le jour commençait à poindre dans la chambre. Elle ouvrit ses rideaux et regarda la route qui s’étendait à portée de sa vue au milieu des champs au delà de la grille d’entrée. Sur la route marchait un homme avec un sac sur le dos et une femme portant son enfant ; dans les champs elle distinguait des figures qui se mouvaient, peut-être le berger avec son chien. Bien loin dans le ciel vers l’horizon elle voyait naître la lumière perlée du levant ; et elle sentait la grandeur de l’univers et les réveils multiples des hommes au travail et à la souffrance. Elle participait comme eux à ce mouvement involontaire et palpitant de la vie, elle ne pouvait se borner à la contempler du fond de son abri luxueux en simple spectateur, ni se boucher les yeux dans des plaintes égoïstes.

Elle ne voyait pas encore très clairement la résolution qu’elle pourrait prendre ; mais elle en percevait déjà les indices comme l’approche d’un murmure qui ne tarderait pas à devenir plus distinct. Elle ôta ses vêtements qui semblaient avoir en eux quelque chose de la lassitude d’une veille pénible et se mit en devoir de faire sa toilette. Bientôt elle sonna Tantripp qui arriva à moitié habillée.

— Comment, madame, vous ne vous êtes pas mise au lit de toute cette nuit ? s’écria Tantripp, regardant d’abord le lit, puis Dorothée, qui en dépit de ses ablutions d’eau froide avait les joues pâles et les paupières rougies d’une Mater Dolorosa. Vous vous tuerez, vous vous tuerez, pour sûr ; qui est-ce qui ne penserait maintenant que vous avez le droit de vous accorder un peu de repos ?

— Ne vous alarmez pas, Tantripp, dit Dorothée en souriant. J’ai dormi, je ne suis pas malade. Je serai contente de prendre une tasse de café le plus tôt possible. Et je vous prierai de m’apporter ma robe neuve, très probablement j’aurai besoin aussi de mon chapeau neuf aujourd’hui.

— Ils sont là depuis un mois et plus, tout à votre disposition, madame, et Dieu sait si je serai reconnaissante de vous voir quelques aunes de crêpe de moins sur les épaules, dit Tantripp se baissant pour allumer le feu. Il y a une raison à observer dans le deuil, comme je l’ai toujours dit : trois plis au bas de votre jupe et une simple ruche à votre chapeau ; et si jamais quelqu’un a ressemblé à un ange, c’est vous avec votre simple ruche, voilà ce qui sied pour une seconde année, c’est du moins ma manière de voir, conclut Tantripp regardant le feu avec attention, et si quelqu’un, en m’épousant, pouvait se flatter que je porterais pour lui ces hideuses pleureuses pendant deux ans, il serait la dupe de sa propre vanité, voilà tout.

— Le feu ira comme cela, ma bonne Tan, dit Dorothée, parlant comme elle faisait autrefois au temps où elles étaient ensemble à Lausanne, mais d’une voix très basse. Apportez-moi mon café.

Elle s’assit dans le grand fauteuil où elle appuya sa tête d’un air lassé mais tranquille, tandis que Tantripp en s’éloignant s’étonnait de cette étrange contradiction chez sa jeune maîtresse qui, tout juste le matin où son visage ressemblait plus qu’aucun autre jour au visage d’une veuve, demandait la toilette d’un deuil moins austère qu’elle avait refusée jusque-là. Tantripp n’aurait jamais trouvé la clef de ce mystère. Ce que Dorothée voulait marquer ainsi, c’est que, pour avoir enseveli un bonheur secret, elle n’en avait pas moins une vie active devant elle ; elle avait l’esprit hanté par cette tradition, que des vêtements neufs conviennent à toute initiation ; et elle saisit jusqu’à ce léger secours extérieur pour tâcher de s’affermir dans sa calme résolution. À onze heures, elle partait à pied pour Middlemarch, décidée à faire aussi tranquillement et discrètement que possible sa seconde tentative pour voir et pour sauver Rosemonde.


CHAPITRE X


Lorsque Dorothée se retrouva à la porte de Lydgate et s’adressa à Marthe, Lydgate était dans la chambre à côté, se préparant à sortir. Il entendit sa voix et vint immédiatement à elle.

— Croyez-vous que mistress Lydgate puisse me recevoir ce matin ? demanda-t-elle, ayant réfléchi qu’il vaudrait mieux laisser de côté toute allusion à sa première visite.

— Je ne doute pas qu’elle le veuille, dit Lydgate, réprimant la pensée que faisait naître en lui la mine de Dorothée, aussi altérée que celle de Rosemonde. Si vous voulez être assez bonne pour entrer, et me permettre de la prévenir que vous êtes ici. Elle n’a pas été très bien depuis votre visite d’hier, mais elle est mieux ce matin, et je crois que très probablement cela lui fera du bien, de vous voir.

Il était clair, comme Dorothée s’y était attendue, que Lydgate ne savait rien des circonstances de sa visite de la veille ; il paraissait même croire que tout s’y était passé au gré de ses intentions. Elle avait préparé un billet dans lequel elle demandait à Rosemonde de la recevoir et qu’elle eût donné à la domestique, si Lydgate ne se fût pas trouvé là ; mais maintenant elle était très inquiète du résultat de l’annonce de sa visite.

Après l’avoir conduite au salon, Lydgate s’arrêta pour prendre une lettre dans sa poche et la remettre entre les mains de Dorothée, en disant :

— J’ai écrit cela hier au soir et j’allais le porter à Lowick, à cheval, en passant. Pour marquer la reconnaissance d’une chose qui est bien au-dessus des remerciements ordinaires, l’écriture est moins insuffisante que la parole, on n’entend pas, au moins, combien les mots sont loin de la chose.

Le visage de Dorothée s’illumina.

— C’est moi qui aurais à remercier davantage, puisque vous m’avez permis de prendre ce rôle. Vous avez consenti ? dit-elle avec un doute subit.

— Oui, j’envoie le chèque à Bulstrode aujourd’hui.

Il n’en dit pas plus, et monta trouver Rosemonde, qui venait à peine de terminer sa toilette et restait languissamment assise, en se demandant ce qu’elle allait faire ; très adroite pour les petits ouvrages, elle était toujours tentée, même dans ses jours de tristesse, d’entreprendre quelque travail qu’elle poursuivait lentement ou au milieu duquel, faute d’intérêt, elle s’interrompait. Tout en ayant recouvré sa placidité habituelle de manières, elle avait l’air malade ; Lydgate avait craint de l’agiter en l’interrogeant. Il lui avait parlé de la lettre de Dorothée qui renfermait le chèque et avait ajouté : « Ladislaw est venu, Rosy, il est resté avec moi hier soir ; je pense qu’il reviendra aujourd’hui. Je lui ai trouvé l’air passablement abattu et déprimé. » Et Rosemonde n’avait rien répondu.

En montant maintenant auprès d’elle, il lui dit très doucement :

— Rosy, ma chère, mistress Casaubon est encore venue pour vous voir ; vous aimeriez à la voir, n’est-ce pas ?

Elle rougit et fit un mouvement de saisissement, dont il ne fut pas surpris après l’agitation produite en elle par l’entrevue de la veille, agitation bienfaisante, pensait-il, puisqu’elle semblait l’avoir rapprochée de lui.

Rosemonde n’osa pas dire non. Elle n’osa pas, d’un son de voix, effleurer les incidents de la veille. Pourquoi mistress Casaubon était-elle revenue ? Pour toute réponse, Rosemonde ne trouvait qu’un vide, où la crainte seule avait place, car les paroles déchirantes de Will Ladislaw ne lui permettaient plus de penser à Dorothée qu’avec un retour de poignante douleur. Cependant, dans cette nouvelle et humiliante incertitude, elle n’osa rien faire d’autre que de se soumettre. Elle ne dit pas oui, mais se leva et laissa Lydgate lui jeter un châle sur les épaules, en la prévenant qu’il allait sortir. Puis une idée lui traversa l’esprit, et elle lui dit :

— Veuillez avertir Marthe de ne laisser entrer personne au salon.

Et Lydgate l’approuva, croyant parfaitement comprendre ce désir.

Il la conduisit en bas, jusqu’à la porte du salon, et là s’éloigna, faisant la réflexion qu’il devait être un mari bien maladroit pour laisser dépendre de l’influence d’une autre femme la confiance que sa femme avait en lui.

Rosemonde, enveloppée de son châle moelleux, s’avançait vers Dorothée, l’âme intérieurement enveloppée aussi d’une froide réserve. Mistress Casaubon était-elle venue pour lui parler de Will ? S’il en était ainsi, c’était une liberté faite pour la blesser ; et elle se disposa à ne faire aux paroles de Dorothée qu’un accueil d’impassible politesse. Will avait trop grièvement meurtri son orgueil pour qu’elle pût éprouver de remords vis-à-vis de lui et de Dorothée : c’était elle-même qui avait à se plaindre d’une bien autre injure ; Dorothée n’était pas seulement la femme préférée, elle avait aussi l’immense avantage d’être la bienfaitrice de Lydgate ; Rosemonde souffrait d’une vague impression que cette mistress Casaubon, cette femme qui dans tout ce qui la touchait l’emportait sur elle, devait être venue maintenant avec le sentiment de ses avantages et avec une animosité qui la pousserait à s’en servir. Le fait est que non seulement Rosemonde, mais que toute autre personne s’en tenant aux apparences, ignorant la simple inspiration qui faisait agir Dorothée, eût bien pu douter du motif de sa visite.

Avec l’air du séduisant fantôme d’elle-même, ses sveltes et gracieux contours enveloppés de son léger châle blanc, sa bouche, sa joue pleine et jeune ne respirant que la douceur et l’innocence, Rosemonde s’arrêta à quelques pas de sa visiteuse et s’inclina. Mais Dorothée qui avait ôté ses gants par une impulsion irrésistible chez elle, quand elle désirait avoir un sentiment de liberté, s’avança et, le visage empreint d’une triste mais douce franchise, lui tendit la main. Rosemonde ne put éviter de rencontrer son regard, ne put éviter de mettre sa petite main dans celle de Dorothée qui la serra avec une douceur maternelle ; et aussitôt un doute sur ses préventions de tout à l’heure commença à s’éveiller en elle. L’œil de Rosemonde était prompt à lire sur les visages. La figure de mistress Casaubon lui parut pâle et changée depuis la veille, mais douce et semblable à la ferme tendresse de sa main. Cependant Dorothée avait un peu trop présumé de ses forces : la clarté et l’intensité de son travail intérieur du matin étaient la suite d’une exaltation nerveuse, qui donnait à toutes les fibres vibrantes de son être une sensibilité comparable à celle du plus un cristal de Venise ; en regardant Rosemonde, elle sentit tout à coup son cœur se gonfler, et fut incapable de parler, elle avait besoin de tous ses efforts pour retenir ses larmes. Elle y réussit et cette émotion ne fit que passer sur son visage comme l’âme d’un sanglot ; mais elle ajouta à l’impression de Rosemonde qui pensa que l’état d’esprit de mistress Casaubon devait être quelque chose de tout différent de ce qu’elle avait imaginé.

Elles s’assirent ainsi sans un mot de préambule, sur les deux chaises qui se trouvaient le plus à portée, et par hasard tout à côté l’une de l’autre, bien que l’idée de Rosemonde, lorsqu’elle s’était inclinée d’abord, eût été de se tenir à une grande distance de mistress Canaubon. Mais elle cessa de réfléchir à la manière dont tout cela finirait, se demandant seulement ce qui allait venir. Et Dorothée se mit à parler tout simplement, plus ferme à mesure qu’elle poursuivait :

— J’avais une commission à faire hier, que je n’ai pas achevée : c’est pourquoi je suis revenue si tôt. Vous ne me trouverez pas trop importune, quand je vous aurai dit que je suis venue pour vous parler de l’injustice qu’on a montrée envers M. Lydgate. Cela vous fera du bien, n’est-ce pas ? d’apprendre sur son compte beaucoup de choses, dont il n’aime peut-être pas à parler lui-même, précisément parce qu’elles sont à sa justification et à son honneur. Vous aimerez à savoir que votre mari a de chauds amis, qui n’ont pas cessé de croire à la noblesse de son caractère ? Vous me permettrez de vous parler de cela sans me trouver indiscrète ?

Les accents affectueux qui, d’un ton de prière, semblaient couler dans un généreux oubli au-dessus de tous les incidents qui avaient rempli le cœur de Rosemonde de motifs de contrainte et de haine entre elle et cette femme, vinrent doucement tomber comme un courant tiède sur ses craintes et les fondre. Mistress Casaubon avait certainement ces incidents présents à l’esprit, mais elle n’allait parler de rien qui s’y rapportât. C’était en ce moment pour Rosemonde un trop grand soulagement pour lui permettre de rien ressentir fortement à côté.

Elle répondit gentiment dans la tranquillité nouvelle de son âme :

— Je sais que vous avez été très bonne. Je serai heureuse d’entendre tout ce que tous me direz de Tertius.

— Avant-hier, dit Dorothée, à Lowick, ou je lui avais demandé de venir me donner son avis sur les affaires de l’hôpital, il m’a raconté toute sa conduite et ses sentiments dans ce triste événement qui lui a valu les soupçons des ignorants. S’il m’a tout dit, c’est que j’ai été très hardie et que je le lui ai demandé. J’étais convaincue que jamais il n’avait manqué à l’honneur, et je l’ai prié de me raconter toute l’histoire. Il m’a avoué qu’il ne l’avait jamais racontée à personne, pas même à vous, parce qu’il lui répugnait de dire : « Je n’étala pas coupable », comme si c’était une preuve suffisante quand il y a des coupables qui tiennent le même langage. La vérité est qu’il ne savait rien de cet homme, de ce Raffles, ni qu’il y avait de vilains secrets sur son compte, et il a cru que, si M. Bulstrode lui offrait de l’argent, c’était parce qu’il se repentait, dans sa bonté, de le lui avoir refusé auparavant. Toute sa préoccupation, à propos de son malade, était de le bien traiter, et il a été un peu ennuyé de voir le cas se terminer autrement qu’il ne s’y attendait ; mais il a pensé alors, et il pense encore, qu’il peut ne pas y avoir de faute de la part d’un autre. Et j’ai répété cela à M. Farebrother, à M. Brooke, à sir James Chettam : ils croient tous en votre mari. Cela vous remontera, n’est-il pas vrai ? Cela vous donnera du courage ?

Le visage de Dorothée s’était animé, et comme il rayonnait sur Rosemonde, assise tout près d’elle, celle-ci, en présence de cette ardeur oublieuse de soi-même, éprouva quelque chose comme une timidité modeste devant un être supérieur. Elle dit avec embarras et en rougissant :

— Merci, vous êtes très bonne.

— Et il sentait combien il avait eu tort de ne pas s’ouvrir à vous de tout cela ! Mais vous lui pardonnerez. C’est qu’il s’inquiète plus de votre bonheur que de toute autre chose, il sent que sa vie est liée et n’en forme qu’une avec la vôtre, et ce qui le fait souffrir plus que tout, c’est de penser que ses malheurs à lui doivent vous faire souffrir. Il a pu me parler parce que j’étais une personne étrangère. Et alors je lui ai demandé si je pourrais venir vous voir, moi qui partageais tant ses soucis et les vôtres. Voilà pourquoi j’étais venue hier et pourquoi je suis venue aujourd’hui. La peine est si dure à supporter, n’est-ce pas ? Comment pouvons-nous vivre en pensant que quelqu’un a des soucis, des soucis cruels, que nous pourrions l’aider, et que nous n’essayons jamais ?

Dorothée, emportée par le sentiment qu’elle exprimait, oublia tout, si ce n’est qu’elle s’adressait, du cœur même de sa propre épreuve, au cœur de l’épreuve de Rosemonde. L’émotion avait de plus en plus gagné ses paroles, il y avait dans le son de sa voix quelque chose qui vous pénétrait jusqu’à la moelle, comme dans le faible cri de quelque créature souffrant dans les ténèbres. Et inconsciemment elle avait posé sa main sur la petite main qu’elle avait pressée auparavant.

Rosemonde, avec un saisissement de douleur irrésistible, comme si on venait de sonder en elle quelque blessure profonde, éclata en pleurs nerveux, comme elle l’avait fait la veille, lorsqu’elle s’était pendue au cou de son mari. La pauvre Dorothée sentait son chagrin revenir sur elle comme une grande vague, elle se demandait, malgré elle, quelle part pouvait avoir Will Ladislaw dans le trouble d’esprit de Rosemonde. Elle commençait à craindre de n’être pas capable de se contenir assez jusqu’à la fin de l’entrevue, et tandis que sa main reposait toujours sur les genoux de Rosemonde, dont la main s’était retirée, elle luttait contre les sanglots qui lui soulevaient la poitrine. Elle essaya de se dominer par la pensée que cet instant pouvait, dans trois vies, être un point décisif, pas dans la sienne, non, la sienne en était à l’irrévocable, mais dans ces trois vies qui la touchaient par le voisinage solennel du danger et de la détresse. Cette fragile créature qui pleurait tout près d’elle, il était peut-être encore temps de la sauver de la misère de liens irréguliers et faux ; et cet instant était unique : jamais elle et Rosemonde ne pourraient se retrouver ensemble avec une image aussi saisissante de la scène de la veille, imprimée au cœur. Les rapports qui existaient entre elles étaient assez particuliers pour lui donner, elle le sentait, une influence particulière, sans se douter que la manière dont ses propres sentiments s’y trouvaient mêlés fût connue de mistress Lydgate.

C’était dans l’expérience de Rosemonde une crise plus nouvelle que Dorothée même ne pouvait l’imaginer : elle était sous le coup du premier grand choc qui avait brisé en morceaux tout le monde de ses rêves, ce monde dans lequel elle avait toujours été si facilement confiante en elle-même et si peu indulgente aux autres ; et cette manifestation étrange, inattendue, de sympathie, chez une femme dont elle s’était approchée avec une aversion et une répugnance craintive, comme de quelqu’un qui devait nécessairement lui porter une haine jalouse, bouleversait son âme par le sentiment d’avoir constamment marché dans un monde qu’elle ne connaissait pas et qui venait maintenant de fondre sur elle.

Quand les sanglots convulsifs de Rosemonde commencèrent à s’apaiser, et qu’elle retira le mouchoir sous lequel elle s’était caché la figure, ses yeux rencontrèrent ceux de Dorothée, avec un regard aussi impuissant que l’aurait été celui de deux petites fleurs bleues. À quoi bon se préoccuper encore de son attitude après ses pleurs de tout à l’heure ? Et Dorothée n’avait pas moins l’air d’une enfant qu’elle, avec la trace visible d’une larme silencieuse. La barrière de l’orgueil était abattue entre les deux femmes.

— Nous parlions de votre mari, reprit timidement Dorothée. Je lui ai trouvé l’autre jour une expression tristement changée par la souffrance. Je ne l’avais pas vu depuis plusieurs semaines. Il m’a dit qu’il s’était senti très abandonné dans son épreuve ; mais je crois qu’il aurait mieux supporté tout cela, s’il avait pu être tout à fait ouvert avec vous.

— Tertius est si impatient et si irritable, quand je dis quelque chose, repartit Rosemonde, s’imaginant qu’il s’était plaint d’elle à Dorothée. Il ne devrait pas s’étonner que je refuse de causer avec lui de sujets pénibles.

— C’est à lui-même qu’il a fait reproche de n’avoir pas parlé, dit Dorothée. Ce qu’il a dit de vous, c’est qu’il ne pouvait pas y avoir de bonheur pour lui, à faire une chose qui vous rendît malheureuse, que son mariage était un lien naturel fait pour peser sur toutes ses décisions ; et pour ce motif, il n’a pas voulu conserver sa position à l’hôpital, parce que cela l’obligerait à rester à Middlemarch, et qu’il ne veut rien entreprendre qui puisse vous être pénible. Il a pu me dire cela à moi, parce qu’il sait que j’ai eu beaucoup d’épreuves, dans mon mariage, à cause de la maladie qui est venue frapper mon mari et entraver son œuvre : il sait que j’ai éprouvé combien il est dur de marcher constamment avec la crainte de froisser un autre être qui est lié à nous.

Dorothée attendit un peu ; elle avait discerné un faible éclair de joie qui s’était glissé sur la figure de Rosemonde. Mais elle n’obtint pas de réponse, et elle continua avec un tremblement croissant :

— Le mariage est une chose si différente de toute autre. Il y a même quelque chose de terrible dans le rapprochement qu’il amène. Même d’aimer un autre, mieux que ceux auxquels nous sommes mariées, cela ne servirait à rien. La pauvre Dorothée, dans son anxiété palpitante, était forcée de s’interrompre pour suivre le fil de ses idées. Je veux dire que, mariées, il n’y a pour nous, dans un amour de ce genre, de félicité ni à donner ni à attendre. — Je sais que cela peut être très doux, mais cela tue le mariage, et alors le mariage, c’est comme un meurtre qui ne nous quitte plus, — et c’est tout ce qui nous reste ! Et alors notre mari, s’il nous aimait, s’il avait confiance en nous, et si nous n’avons pas été un appui, mais si nous n’avons été qu’une malédiction dans sa vie…

Sa voix était tombée très bas : elle était saisie de la crainte de trop se permettre et de parler comme si elle-même était la perfection s’adressant à l’erreur. Elle était trop préoccupée de sa propre angoisse pour s’apercevoir que Rosemonde tremblait aussi ; et remplie du besoin d’exprimer une sympathie compatissante plutôt qu’un blâme, elle posa ses mains sur celles de Rosemonde et reprit dans une agitation plus rapide :

— Je sais, je sais que ce sentiment peut être très doux, il s’est emparé de nous à notre insu ; il est si dur, — cela peut sembler pire que la mort — de s’en séparer, et nous sommes faibles, je suis faible.

Les flots de son chagrin, dont elle tâchait de se dégager pour sauver une autre, fondirent sur Dorothée avec une force supérieure. Elle s’arrêta dans une agitation muette, ne pleurant pas, mais se sentant au cœur comme une étreinte profonde. Son visage avait pris une pâleur mortelle, ses lèvres tremblaient, et dans sa détresse elle pressait de ses mains celles de Rosemonde.

Rosemonde, dominée par une émotion plus forte que la sienne propre, entraînée par une impulsion nouvelle qui donna à toutes choses comme un aspect nouveau, terrible, indéfini, ne put trouver de paroles, mais involontairement elle posa ses lèvres sur le front de Dorothée qui se trouvait tout près d’elle, et pendant l’espace d’une minute, les deux femmes s’étreignirent comme deux naufragées.

— Ce que vous croyez n’est pas, dit Rosemonde, dans un demi-murmure précipité, tandis qu’elle sentait toujours le bras de Dorothée passé autour d’elle, et poussée par une mystérieuse nécessité de se délivrer de quelque chose qui l’oppressait comme le poids d’un crime.

Elles s’éloignèrent l’une de l’autre, en se regardant.

— Lorsque vous êtes entrée hier, ce n’était pas ce que vous pensiez, répéta Rosemonde du même ton.

Il se fit un mouvement d’attention surprise chez Dorothée. Elle s’attendait à une justification de Rosemonde elle-même.

— Il me disait combien il aimait une autre femme, et pourquoi il ne pourrait jamais m’aimer, dit Rosemonde précipitant de plus en plus ses paroles. Et maintenant je crois qu’il me hait parce que, — parce que hier vous vous êtes méprise sur son compte. Il dit que c’est à cause de moi que vous penserez mal de lui, que vous le croirez faux. Mais ce ne sera pas à cause de moi. Il n’a jamais eu d’amour pour moi, je sais qu’il n’en a jamais eu ; il n’a jamais eu qu’une pauvre opinion de moi. Il me disait hier qu’à côté de vous n’existait pas d’autre femme pour lui. Que le blâme de ce qui est arrivé retombe tout entier sur moi. Il m’a dit qu’à cause de moi il ne pourrait jamais s’expliquer avec vous. Il m’a dit que plus jamais vous ne pourriez l’estimer. Mais maintenant je vous ai tout dit, et il ne pourra plus rien me reprocher.

Sous l’empire d’impulsions qu’elle n’avait jamais connues auparavant, Rosemonde avait délivré son âme. Elle avait commencé sa confession sous l’influence entraînante de l’émotion de Dorothée ; et à mesure qu’elle continuait, le sentiment s’établissait en elle, qu’elle éloignait d’elle ces reproches de Will qui étaient encore au fond de son cœur comme une blessure saignante.

La révulsion des sentiments chez Dorothée était trop forte pour s’appeler de la joie. C’était un tumulte dans lequel le terrible effort de la nuit et de la matinée laissait encore son empreinte de douleur ; elle pouvait seulement entrevoir que tout cela deviendrait de la joie, quand elle aurait recouvré le pouvoir de le sentir. Sur le moment elle n’éprouvait rien qu’une immense sympathie sans contrainte ; elle n’avait plus de lutte à soutenir désormais pour s’occuper de Rosemonde et elle répondit gravement à ses dernières paroles :

— Non, il ne pourra plus rien vous reprocher.

Avec sa disposition à exalter toujours le bien chez les autres, elle se sentit au cœur un grand élan vers Rosemonde, pour le généreux effort qui l’avait délivrée de sa souffrance, sans voir dans cet effort le reflet de sa propre énergie.

Après un moment de silence, elle dit :

— Vous n’êtes pas fâchée que je sois venue ce matin ?

— Non, vous avez été très bonne pour moi, dit Rosemonde. Je ne comptais pas sur tant de bonté. J’étais très malheureuse. Je ne suis pas heureuse maintenant. Tout est si triste.

— Mais il viendra de meilleurs jours. On rendra justice à votre mari. Et il compte sur vous pour l’encourager. Il vous préfère à tout. Perdre cela serait la perte suprême et vous ne l’avez pas perdu, dit Dorothée.

Elle s’efforçait d’éloigner d’elle la pensée trop dominante de son propre soulagement ; elle ne voulait rien négliger pour obtenir de Rosemonde quelque signe que son affection aspirait de nouveau à revenir vers son mari.

— Tertius ne m’a donc rien reproché ? demanda Rosemonde, comprenant maintenant que Lydgate aurait pu dire n’importe quoi à mistress Casaubon et qu’elle était certainement bien différente des autres femmes. Peut-être y avait-il une faible nuance de jalousie dans cette question. Un sourire commença à se jouer sur les traits de Dorothée, comme elle répondait :

— Non, certainement ! Comment avez-vous pu l’imaginer ?

Mais ici la porte s’ouvrit et Lydgate entra.

— C’est le médecin qui revient, dit-il ; à peine parti, j’ai été hanté par deux pâles visages : mistress Casaubon semblait avoir autant besoin de soins que vous-même, Rosy. Et j’ai pensé que j’avais manqué à mon devoir en vous laissant ensemble ; aussi, après avoir été chez Coleman, suis-je revenu à la maison. J’ai remarqué que vous étiez venue à pied, mistress Casaubon, et le ciel a changé ; nous pourrions, je crois, avoir de la pluie. Faut-il faire dire à votre voiture de venir vous prendre ?

— Oh ! non. Je suis forte : j’ai besoin de marcher, dit Dorothée, se levant, le visage plein d’animation. Mistress Lydgate et moi, nous avons beaucoup bavardé, et il est temps que je m’en aille. On m’a toujours reproché de manquer de mesure et de trop parler.

Elle tendit la main à Rosemonde, et elles se dirent un adieu sérieux et calme, sans baiser ni autre marque d’effusion : qu’avaient-elles besoin entre elles de ces signes extérieurs, après la grave émotion de leur entrevue !

Pendant que Lydgate la reconduisait jusqu’à la porte, elle ne dit rien de Rosemonde, et lui parla seulement de M. Farebrother et de ses autres amis qui avaient écouté avec confiance le récit de son histoire.

Quand il revint auprès de Rosemonde, elle s’était déjà jetée sur le sofa dans une lassitude résignée.

— Eh bien, Rosy, dit-il, se tenant debout devant elle et caressant ses cheveux, que pensez-vous de mistress Casaubon, maintenant que vous avez bien vu ce qu’il y a en elle ?

— Je pense qu’elle doit être meilleure que n’importe qui, dit Rosemonde, et elle est bien belle. Si vous allez si souvent la voir, vous serez plus mécontent de moi que jamais ! Lydgate rit de ce « si souvent ».

— Mais vous a-t-elle rendue un peu moins mécontente de moi ?

— Je crois que oui, dit Rosemonde, levant les yeux sur lui ; comme vous avez les yeux battus, Tertius et puis, repoussez un peu vos cheveux en arrière.

Il leva sa grande main blanche pour lui obéir et se sentit reconnaissant de cette petite marque d’intérêt. L’imagination vagabonde de la pauvre Rosemonde était revenue de ses voyages terriblement châtiée, assez faible pour se réfugier maintenant sous l’abri jadis dédaigné. Et l’abri était toujours là : Lydgate avait accepté sa destinée amoindrie avec une triste résignation. C’était lui qui avait choisi cette fragile créature et chargé ses bras du fardeau de cette existence. Il devait marcher comme il pourrait, et porter son fardeau avec pitié.


CHAPITRE XI


Les exilés se nourrissent surtout d’espérances, et on ne les voit guère rester en exil sans y être contraints. Quand Will Ladislaw avait quitté Middlemarch, il n’existait pas à son retour de plus puissant obstacle que celui de sa résolution, et celle-ci n’était en aucune façon une barrière de fer, mais simplement un état d’esprit, susceptible de se fondre comme en une figure de menuet avec d’autres états d’esprit, et de se trouver un jour saluant, souriant, et cédant le pas avec grâce. Les mois s’écoulant, il lui avait semblé de plus en plus difficile de dire pourquoi il ne ferait pas une petite apparition à Middlemarch, uniquement pour l’amour d’apprendre quelque chose de Dorothée ; et si, dans cette courte visite de passage, le hasard la lui faisait rencontrer, il n’y avait pas de raison pour rougir d’avoir fait un innocent voyage. Puisqu’il était séparé d’elle sans espoir, il pouvait s’aventurer en toute sûreté dans son voisinage ; et quant aux dragons soupçonneux qui faisaient la garde autour d’elle, le temps et le changement d’air diminuaient de plus en plus l’importance de leur opinion.

Une raison était survenue d’ailleurs, tout à fait indépendante de Dorothée, qui semblait faire d’une visite à Middlemarch une sorte de devoir philanthropique. Will s’était occupé, à un point de vue absolument désintéressé, d’un projet d’établissement colonial d’après un système nouveau, dans le Far-West, et en raison des fonds nécessaires à l’accomplissement d’une idée utile, il se demandait s’il n’y aurait pas un louable usage à faire de ses droits sur Bulstrode, en l’obligeant à consacrer l’argent qu’il lui avait offert personnellement à l’exécution d’un plan aussi plein de promesses.

Will hésitait cependant, et sa répugnance à rentrer en rapport avec le banquier l’en eût bien vite éloigné si, d’autre part, il n’avait vu dans une visite à Middlemarch un plus sûr moyen de fixer sa résolution.

Telles étaient les raisons qui l’avaient décidé à y venir. Il pensait se confier à Lydgate et discuter avec lui cette question d’argent ; et en même temps il avait compté se distraire durant les quelques soirées de son séjour, en faisant beaucoup de musique et en s’amusant à badiner avec la jolie Rosemonde, sans négliger ses amis de Lowick ; si le presbytère était voisin du manoir, ce n’était pas sa faute. Il avait négligé les Farebrother avant son départ, fièrement résolu à ne pas donner prise à l’accusation de rechercher indirectement des entrevues avec Dorothée ; mais la faim a raison de nos plus fières résistances, et Will était devenu très affamé de la vue d’une certaine femme et du son d’une certaine voix. Rien ne les avait remplacés : ni l’Opéra, ni la fréquentation du monde politique, ni l’accueil flatteur (en d’obscurs milieux) fait à sa prose, nouvelle venue à la première page des journaux.

Il était ainsi arrivé à Middlemarch, confiant dans l’état où il trouverait toutes choses dans son petit monde familier, craignant même, en vérité, de ne rien apprendre d’imprévu dans son voyage. Mais ce petit monde endormi, il l’avait trouvé dans un état terriblement volcanique, et le premier jour de cette visite était devenu l’époque la plus fatale de sa vie. Le lendemain matin il se sentait si harassé par le cauchemar des conséquences qu’il présageait, que, voyant arriver pendant qu’il déjeunait la diligence de Riverston, il sortit précipitamment et y prit une place afin de se délivrer, au moins pour un jour, de la nécessité de rien dire ou de rien faire à Middlemarch. Ladislaw était dans une de ces situations inextricables que l’expérience nous montre plus communes qu’on ne pourrait le croire, avec notre façon de juger absolue et superficielle.

Il avait trouvé Lydgate, pour qui il avait l’estime la plus profonde, dans des circonstances qui réclamaient sa sympathie entière et hautement déclarée ; et si puissante que fût cette sympathie, il eût mieux valu pour Will éviter pour l’avenir toute intimité ou même tous rapports avec Lydgate ; mais la raison qui lui eût imposé cette conduite était précisément de nature à faire paraître impossible une telle façon d’agir. Pour un homme du tempérament impressionnable de Will, qui n’avait en lui nuls coins d’indifférence passive, prêt à faire de tout ce qui lui arrivait les collisions d’un drame passionné, la révélation que le bonheur de Rosemonde allait désormais en quelque sorte dépendre de lui, était, dans sa situation, un obstacle que le déchaînement de sa rage contre elle n’avait fait encore qu’aggraver. Il s’en voulait d’avoir été cruel, et pourtant il redoutait de laisser voir à quel point il s’était adouci. Il fallait qu’il retournât chez elle. L’amitié ne pouvait pas avoir un si brusque dénouement, et le malheur de Rosemonde était une force qu’il redoutait. Avec tout cela, il n’y avait pas plus de bonheur en perspective dans sa vie que si on lui avait coupé les membres et qu’il en fût réduit à faire ses premiers pas avec des béquilles. Dans la nuit il s’était demandé s’il ne prendrait pas la diligence, non pour Riverston, mais pour Londres, laissant à Lydgate un billet où il donnerait de son départ la première raison venue : mais l’ombre qui était venue obscurcir le bonheur qu’il avait à penser à Dorothée, l’écroulement de cet espoir suprême qu’il avait conservé en dépit du renoncement forcé, était un malheur trop nouveau pour s’y résigner et pour s’en aller, sur l’heure, dans un éloignement qui ne lui représentait que le désespoir.

Aussi ne fit-il rien de plus décisif que de prendre la diligence de Riverston, et il revint de la même manière, comme il faisait encore jour, résolu à aller le soir chez Lydgate. Le Rubicon, nous le savons, était un fleuve fort insignifiant à contempler ; son importance tenait tout entière à certaines conditions invisibles. Will se sentait comme forcé de franchir son petit fossé limitrophe, et ce qu’il voyait au delà n’était pas un empire, mais un assujettissement dénué de toute espèce de charme.

Mais il nous est parfois donné, même dans notre vie de tous les jours, de reconnaître l’influence libératrice d’une noble nature, la divine efficacité de salut qu’il peut y avoir dans un acte de libre fraternité. Si Dorothée, après sa nuit d’angoisse, n’était pas retournée chez Rosemonde, sa conduite y eût gagné peut-être un caractère plus correct de discrétion, mais quelle différence dans la vie des trois personnes qui étaient ce soir-là réunies autour d’un même foyer, dans la maison de Lydgate !

Rosemonde, encore languissante et préparée à la visite de Ladislaw, le reçut avec froideur, ce que Lydgate expliqua innocemment par l’état très faible de ses nerfs. Et lorsqu’elle s’assit, silencieuse, penchée sur son ouvrage, il l’excusa d’une façon indirecte, en la priant de s’appuyer au dossier de son fauteuil et de se reposer. Will souffrait de la dissimulation à laquelle il était condamné, en jouant le rôle d’un ami qui se montrait pour la première fois. Il était uniquement préoccupé des sentiments que devait éprouver Rosemonde depuis la scène de la veille, cette scène qui semblait à jamais les enfermer inexorablement tous les deux avec la pénible vision d’une double folie. Il se trouva que rien ne força Lydgate à quitter la chambre ; mais quand Rosemonde servit le thé et que Will s’approcha pour prendre sa tasse, elle mit adroitement un billet dans sa soucoupe. Il le vit et s’empressa de le dissimuler ; mais, revenu à son auberge, il n’avait nulle impatience de l’ouvrir. Ce que Rosemonde avait pu lui écrire ne ferait qu’aggraver sans doute les impressions pénibles de la soirée. Il l’ouvrit toutefois, et le lut à la lueur d’une bougie. Ce n’étaient que quelques mots écrits de l’écriture nette et élégante de Rosemonde :

« J’ai tout dit à mistress Casaubon. Elle n’est sous l’empire d’aucune erreur sur votre compte. Je lui ai tout dit, parce qu’elle est revenue me voir et a été très bonne. Vous n’aurez plus rien à me reprocher maintenant. Je n’aurai rien changé à votre destinée. »

L’effet de ces mots ne fut pas tout entier de la joie. Will, en y réfléchissant avec son imagination excitée, sentait ses joues et ses oreilles brûler, à la pensée de ce qui s’était passé entre Dorothée et Rosemonde, se demandant dans son incertitude jusqu’à quel point Dorothée devait avoir été blessée dans sa dignité, qu’on lui eût donné une explication de sa conduite à lui. Ne pouvait-il pas lui être resté dans l’esprit une association d’idées qui créât dans leurs rapports une différence irrémédiable, un abîme éternel ? Sous l’empire de son active imagination, il en vint à se sentir, dans son doute, presque aussi misérable qu’un homme qui a échappé la nuit à un naufrage et se trouve dans l’obscurité sur une terre inconnue. Jusqu’à cette malheureuse journée de la veille (sauf un court instant de contrariété, il y avait longtemps, dans cette même chambre et en présence de cette même personne), tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils pensaient l’un de l’autre, avait été comme dans un monde à part, où les rayons de soleil tombaient sur de grands lis blancs, où le mal ne poussait pas, où nulle autre âme ne pénétrait. Dorothée désormais voudrait-elle encore le rencontrer dans ce monde enchanté ?


CHAPITRE XII


Le surlendemain de sa visite à Rosemonde, Dorothée, reposée par deux nuits de bon sommeil, non seulement ne se sentait plus trace de fatigue, mais comme un surcroît d’énergie inaccoutumé, plus de forces qu’elle ne pouvait arriver à en concentrer sur une occupation quelconque. Elle avait fait la veille deux longues promenades en dehors de la propriété et deux visites au presbytère ; mais de toute sa vie, elle ne révéla jamais à personne le secret de cette inutile et enfantine agitation. Elle s’en voulait presque à elle-même, et elle résolut d’employer sa journée d’une façon toute différente.

Au village il n’y avait rien à faire. Tout le monde y était en bon état, chacun avait de la flanelle ; il n’était mort de cochon à personne, et on était au samedi matin, le jour du lavage général des planchers et des escaliers extérieurs et où il était inutile d’aller à l’école.

Elle décida alors de se jeter énergiquement dans la plus grave de toutes les études qui excitassent son désir de s’instruire. Elle s’assit dans la bibliothèque, devant ses livres, à elle, des livres traitant d’économie politique et de sujets analogues, ou elle s’efforçait de s’éclairer de son mieux sur la meilleure manière de dépenser l’argent sans faire de tort à ses voisins ou, ce qui revient au même, en leur faisant le plus de bien possible. C’était là un grave sujet, de nature, si elle pouvait s’en bien pénétrer, à tenir certainement son esprit en bride ; son esprit, malheureusement, s’échappa pendant toute une heure, et au bout de ce temps elle s’aperçut que, s’il s’était fortement attaché à quelque chose, pendant qu’elle lisait et relisait des phrases, c’était à un sujet bien étranger au texte. C’était à en désespérer. Ferait-elle atteler pour aller à Tipton ? Non ; pour une raison ou pour une autre elle préférait rester à Lowick. Mais il fallait faire rentrer dans l’ordre son esprit vagabond ; il y avait chez elle un art dans la discipline de soi-même ; et elle se mit à marcher tout autour de la sombre bibliothèque, en se demandant par quelle sorte d’exercice elle fixerait ses pensées errantes. Peut-être une très simple tâche serait-elle le meilleur moyen ? Une tâche qu’elle remplirait à contrecœur. M. Casaubon ne lui avait-il pas souvent reproché son ignorance de la géographie de l’Asie Mineure ? Elle alla prendre le portefeuille des cartes et en déplia une : elle pourrait enfin, ce jour-là, se convaincre que la Paphlagonie n’était pas sur la côte levantine, et fixer définitivement ses doutes sur les Charybdes des côtes du Pont-Euxin. Pour une personne disposée à penser à toute autre chose, c’était un charmant objet d’étude qu’une carte, avec tous ces noms qui se changeraient en une espèce de carillon, à force de les répéter.

Dorothée se mit sérieusement au travail, se penchant sur sa carte et prononçant à mi-voix tous les noms en litanie. Elle avait un air de jeune fille, amusant à voir, après toutes ses épreuves ; elle faisait de petits mouvements de tête en comptant les noms sur ses doigts avec un léger plissement de la lèvre, et s’arrêtait de temps en temps pour se serrer la tête entre les mains, en s’écriant :

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Mais la porte s’ouvrit et on annonça miss Noble. La vieille petite dame dont le chapeau atteignait à peine à l’épaule de Dorothée, fut chaudement accueillie ; mais tandis qu’elle laissait les mains de Dorothée serrer les siennes, elle fit entendre ses petits bruits habituels de castor, comme si elle avait quelque chose de difficile à dire.

— Asseyez-vous, dit Dorothée, lui approchant une chaise. Venez-vous peut-être me demander quelque chose ? Je serais si heureuse de pouvoir me rendre utile.

— Je ne vais pas rester, dit miss Noble mettant la main dans son panier et pressant d’un mouvement nerveux quelque objet qui s’y trouvait. J’ai un ami qui m’attend au cimetière.

Elle retomba dans ses sons inarticulés et tira, sans y penser, du panier la petite boîte d’écaille. Dorothée sentit le rouge lui monter au visage.

— M. Ladislaw, poursuivit la timide petite femme. Il craint de vous avoir offensée, et il m’a priée de vous demander si vous vouliez bien le voir pendant quelques minutes.

Dorothée ne répondit pas tout de suite, l’idée lui venant rapidement à l’esprit qu’elle ne pouvait pas le recevoir dans cette bibliothèque où la défense de son mari semblait planer encore. Elle regarda du côté de la fenêtre. Pouvait-elle sortir et aller le trouver dans le parc ? Le ciel était chargé et les arbres commençaient à s’agiter à l’approche d’un orage. Elle reculait aussi devant l’idée d’aller à lui.

— Recevez-le, mistress Casaubon, reprit miss Noble d’un ton suppliant, ou bien il faudra que je m’en retourne et que je lui dise non, et cela l’affligera.

— Eh bien, je le recevrai, dit Dorothée. Voulez-vous lui dire que je l’attends ?

Qu’y avait-il d’autre à faire ? Son unique désir était de voir Ladislaw ; la possibilité de le voir s’était jetée, pressante, entre elle et tout autre objet ; et pourtant il y avait en elle une excitation frémissante, — comme une alarme, — le sentiment qu’elle faisait, pour l’amour de lui, quelque chose d’audacieusement hardi.

Quand la petite dame se fut éloignée en trottinant pour remplir sa mission, Dorothée resta debout, au milieu de la bibliothèque, les mains jointes, pendantes devant elle, sans faire aucun effort pour se composer une attitude d’indifférence digne. Ce dont elle avait le moins conscience en ce moment, c’était de son extérieur. Elle pensait à ce qui pouvait occuper l’esprit de Ladislaw et aux sentiments injustes que d’autres avaient conçus pour lui. Y avait-il un devoir, au monde, qui put l’obliger, elle, à être dure ? La résistance à l’injustice s’était mêlée de tout temps à son sentiment pour lui ; et maintenant, dans le contre-coup de ses émotions, après ces moments d’angoisse, cette résistance se réveillait plus forte que jamais. « Si je l’aime trop, c’est parce qu’on l’a trop maltraité », disait au dedans d’elle une voix qui s’adressait à quelque auditoire imaginaire, lorsque la porte s’ouvrit, et Will parut devant elle.

Elle ne bougea pas et il s’avança, son visage était empreint d’un air de timidité et de doute qu’elle ne lui avait jamais vu. Dans son incertitude, il tremblait qu’un regard, un mot de lui, ne le fît condamner à un nouvel exil ; Dorothée avait peur de sa propre émotion. Elle était là comme fixée par un charme qui la tenait immobile, l’empêchant de disjoindre ses mains, tandis qu’il y avait dans ses yeux comme une aspiration grave, profonde et contenue. Voyant qu’elle ne lui tendait pas la main comme à l’ordinaire, Will s’arrêta à quelques pas d’elle et dit avec embarras :

— Je vous suis bien reconnaissant d’avoir consenti à me voir.

— Je le désirais, dit Dorothée, ne trouvant pas d’autre réponse.

Il ne lui vint pas à l’idée de s’asseoir, et Will ne donna pas une interprétation réjouissante à cette façon royale de le recevoir ; mais il continua à parler ainsi qu’il en avait pris la résolution.

— Je crains que vous ne me trouviez absurde et peut-être coupable de revenir déjà. J’ai été puni de mon impatience. Vous connaissez, tout le monde la connaît à présent, cette pénible histoire concernant ma famille. Je la connaissais moi-même avant de partir, et j’avais toujours eu l’intention de vous en parler si… si jamais nous nous rencontrions encore.

Dorothée fit un léger mouvement et ne disjoignit ses mains, que pour les replier presque aussitôt l’une sur l’autre.

— Mais cette histoire est devenue maintenant matière à bavardage, poursuivit Wiil. Il s’y rattache, et c’est là ce que je désirais que vous sachiez, un incident antérieur à mon départ et qui a contribué à me faire revenir. Une somme que Bulstrode avait voulu me donner, j’ai eu l’idée de la lui faire consacrer à une œuvre d’utilité. Peut-être est-ce plutôt à l’honneur de Bulstrode, de m’avoir en secret offert un dédommagement pour un tort ancien. Il voulait me faire accepter un joli revenu, mais vous avez appris, je suppose, cette fâcheuse histoire ?

Will regardait Dorothée d’un air d’incertitude, mais il retrouvait, en parlant, un peu de ce courage audacieux avec lequel il envisageait toujours le fait de sa destinée.

— Vous comprenez, ajouta-t-il, que cela ne peut m’être que très pénible.

— Oui, oui, je sais, dit Dorothée vivement.

— Je n’ai pas voulu accepter de rentes venant d’une telle source. J’étais sûr que vous auriez mal pensé de moi si je l’avais fait. — Pourquoi aurait-il craint de lui parler ainsi maintenant ? Elle savait qu’il avait avoué son amour pour elle. Je sentais que…

Il s’arrêta cependant.

— Vous avez agi comme je l’aurais pensé, dit Dorothée dont le visage s’illumina, sa tête se redressant plus encore sur sa tige superbe.

— Je n’ai pas cru que vous laisseriez aucune circonstance de ma naissance créer contre moi une prévention dans votre cœur, tandis que pour les autres ce devait être le contraire, continua Will, rejetant la tête en arrière à sa façon d’autrefois et lui adressant du regard un appel plein de gravité.

— Un nouveau coup pour vous ne serait pour moi qu’une nouvelle raison de vous rester attachée, dit Dorothée avec ferveur. Rien n’eût pu me changer que… Son cœur se gonflait et il lui était difficile d’achever ; elle fit un puissant effort sur elle-même pour continuer d’une voix basse et tremblante… que de penser que vous étiez différent… que vous valiez moins que je ne l’avais cru.

— Je vaux sûrement moins en tout que vous ne le croyez, dit Will, donnant libre cours à ses sentiments devant l’expression si sincère de ceux de Dorothée, excepté en une chose, ma fidélité pour vous. Quand j’ai cru que vous en doutiez, je ne me suis plus soucié du reste. J’ai pensé que tout était fini pour moi et qu’il n’y avait rien à tenter, plus rien qu’à subir et à endurer.

— Je ne doute plus de vous maintenant, dit Dorothée lui tendant la main — une vague crainte pour lui venant en aide à son indicible affection.

Il lui prit la main et la porta à ses lèvres dans un transport qui ressemblait à un sanglot. Il était debout, tenant de l’autre main son chapeau et ses gants, dans l’attitude de ces beaux portraits de Cavaliers du temps des Stuarts, mais il était difficile de laisser aller la main qu’il avait prise ; Dorothée la retira avec une confusion qui ajouta à sa douleur, et se détournant un peu :

— Voyez comme les nuages sont devenus noirs et comme les arbres sont secoués, dit-elle.

— Et elle se dirigea vers la fenêtre, parlant et se mouvant comme dans un rêve.

Will la suivit et s’appuya contre le dossier élevé d’une chaise de cuir sur laquelle il se hasarda à déposer son chapeau et ses gants, se débarrassant de la contrainte insupportable de l’étiquette à laquelle il avait été condamné pour la première fois en présence de Dorothée. Il n’avait plus peur maintenant de ce qu’elle pouvait éprouver. Il était heureux.

Ils restaient debout, silencieux, ne se regardant pas mais regardant les grands pins agités par le vent, qui montraient le pâle revers de leur feuillage sur le ciel assombri.

Will ne fut jamais si heureux de la perspective d’un orage qui le dispensait de se retirer. Des feuilles et de petites branches jonchaient le sol çà et là et le tonnerre se rapprochait. La lumière s’obscurcissait de plus en plus, un éclair vint qui les fit tressaillir et se regarder, et puis sourire.

— Pourquoi avez-vous dit qu’il ne vous serait plus rien resté à tenter ? C’était mal de votre part, dit Dorothée. Nous aurions perdu le premier de nos biens, qu’il nous resterait le bien des autres, qui vaut la peine qu’on s’y essaye. Il peut y avoir du bonheur pour quelques-uns. C’est quand j’étais le plus malheureuse que j’en ai eu la vision la plus distincte. Je puis à peine comprendre comment j’aurais pu supporter cette épreuve, si ce sentiment n’était venu me donner de la force.

— Vous n’avez jamais senti l’espèce de souffrance dont j’ai souffert, dit Will, la souffrance de croire que vous deviez me mépriser.

— Mais ce que j’ai senti était pire, c’était pire de mal penser de vous…

Dorothée avait commencé avec impétuosité, mais elle s’arrêta court.

Will rougit. Il avait le sentiment que tout ce qu’elle pouvait lui dire, lui était dicté par la pensée de la fatalité qui les séparait. Il resta un instant silencieux puis s’écria avec passion :

— Au moins devons-nous avoir la consolation de nous parler sans détour. Puisqu’il faut que je parte, puisqu’à toujours il nous faudra être séparés ; — vous pourrez penser à moi comme à un homme sur le bord de la tombe.

Comme il parlait, un éclair parut qui les frappa d’une éclatante lumière aux yeux l’un de l’autre ; et cette lumière semblait être la terreur de l’amour sans espoir. Dorothée se rejeta en arrière de la fenêtre Will, la suivant, lui saisit la main d’un mouvement involontaire et ils étaient là, debout, les mains enlacées, comme deux enfants, regardant l’orage au dehors, tandis que le tonnerre grondait au-dessus de leurs têtes en craquements formidables et que la pluie commençait à tomber à torrents. Puis ils tournèrent leurs visages l’un vers l’autre, et dominés tous deux par le souvenir des derniers mots de Will, ils restèrent ainsi, les mains dans les mains.

— Il n’y a pas d’espoir pour moi, reprit Will, quand même vous m’aimeriez autant que je vous aime, quand même je serais tout pour vous. Selon toutes probabilités, je serai toujours pauvre. Raisonnablement je ne puis compter sur rien que sur un avenir difficile. Il est impossible que nous nous appartenions jamais l’un à l’autre. C’est peut-être lâche à moi d’avoir imploré un mot de vous. Je voulais m’en aller en silence ; je l’avais résolu, mais je n’en ai pas eu le courage.

— Ne regrettez pas, dit Dorothée de sa voix à notes claires et tendres. Combien j’aime mieux partager toute la souffrance de notre séparation

Ses lèvres tremblaient et celles de Will aussi. On ne sut jamais quelles lèvres furent les premières à s’avancer vers d’autres lèvres, mais ils s’embrassèrent en tremblant, puis se séparèrent encore.

La pluie venait frapper contre les vitres comme chassée par un esprit en courroux, et avec la pluie arrivait le grand bruit du vent. C’était une de ces minutes, où chacun s’arrête tout d’un coup dans une sorte de crainte respectueuse.

Dorothée s’assit sur le siège qui était le plus près d’elle, une longue ottomane basse placée au milieu de la chambre, et là, les mains croisées sur ses genoux, elle regarda la scène désolée du dehors. Will demeura immobile un instant à la contempler, puis s’assit à côté d’elle et posa sa main sur celles de Dorothée qui se livrèrent d’elles-mêmes à son étreinte.

Ils restèrent ainsi sans se regarder jusqu’à ce que la pluie diminuant commençât à tomber sans bruit. Ils avaient en eux, l’un et l’autre, un monde de pensées qu’ils ne savaient comment exprimer.

Mais quand la pluie fut apaisée, Dorothée se retourna pour regarder Will. Lui alors, avec un mouvement de passion, comme sous la menace de quelque instrument de torture, se leva brusquement et s’écria :

— C’est impossible !

Il alla de nouveau s’appuyer au dossier de la chaise, comme s’il soutenait une lutte contre lui-même, tandis qu’elle regardait tristement de son côté.

— C’est aussi abominable qu’un meurtre ou toute autre fatalité qui sépare les êtres, et c’est plus intolérable encore, de voir son existence mutilée pour de si misérables raisons.

— Non, ne dites pas cela. Votre vie ne doit pas être mutilée pour cela, dit Dorothée doucement.

— Si, elle le sera, s’écria Will avec colère. Vous êtes cruelle de parler ainsi, comme si je pouvais penser à une consolation. Vous pouvez voir au delà de cette souffrance-là, mais moi, je ne le peux pas. C’est de la dureté, c’est rejeter mon amour pour vous, comme s’il ne s’agissait que d’une bagatelle, que de parler de la sorte en présence du fait brutal. Jamais nous ne pourrons nous marier.

— Quelque jour, peut-être… dit Dorothée d’une voix tremblante.

— Quand ? fit Will amèrement, à quoi bon compter sur des succès de ma part ? Ce sera bien un hasard si je fais jamais plus que de me suffire honorablement, à moins de consentir à faire de ma plume un instrument vénal. Cela est assez clair. Il n’est pas de femme à qui je pusse offrir ma main, n’eût-elle même pas à renoncé en m’épousant à des habitudes de luxe.

Il y eut un silence. Le cœur de Dorothée était plein de ce qu’elle voulait dire, et cependant les paroles étaient trop difficiles, elle n’en était pas maîtresse : à ce moment le conflit se débattait muet dans son âme. Et c’était très dur de ne pouvoir dire ce qu’elle voulait. Will regardait par la fenêtre avec colère. S’il s’était seulement tourné de son côté, s’il était resté près d’elle, elle pensait que tout eût été plus facile. Enfin il se retourna, et étendant machinalement la main pour prendre son chapeau, il dit avec une sorte d’exaspération :

— Adieu !

— Oh ! je ne peux pas le supporter, mon cœur se brisera ! dit Dorothée quittant vivement son siège, le flot de sa jeune passion entraînant tous les obstacles qui lui avaient fait garder le silence ; de grosses larmes lui vinrent aux yeux et tombèrent tout aussitôt : Je ne m’inquiète pas de la pauvreté, je déteste ma richesse.

En un instant Will fut auprès d’elle, l’entourant de ses bras ; mais elle recula un peu la tête et éloigna doucement celle de Will afin de pouvoir continuer à parler, de ses grands yeux remplis de larmes regardant ceux de Will très simplement, tandis que, d’une voix entrecoupée de sanglots, la pauvre enfant disait :

— Nous pourrions vire très bien sur ma fortune personnelle ; c’est plus qu’il n’en faut : sept cents livres par an. Il me faut si peu… pas de toilettes neuves, et j’apprendrai le prix de toutes choses.


CHAPITRE XIII


La Chambre des lords venait de rejeter le bill de Réforme : M. Cadwallader, les mains derrière le dos, tenant le Times, arpentait la pelouse en pente près de la grande serre de Freshitt-Hall, entretenant sir James Chettam avec le flegme d’un pêcheur de truites, des perspectives d’avenir du pays. Mistress Cadwallader, lady Chettam, la douairière, et Célia, assises sur des chaises de jardin, se levaient de temps à autre pour aller à la rencontre du petit Arthur qu’on promenait dans sa voiture, où l’abritait, ainsi qu’il convenait au Bouddha enfant, son parasol sacré à élégantes franges de soie.

Les dames parlaient aussi politique, bien que d’une manière moins suivie. Mistress Cadwallader en savait long sur la création projetée de certains pairs. Elle savait de bonne source, par son cousin, que Truberry avait passé à l’autre parti, uniquement à l’instigation de sa femme qui avait flairé des pairies dans l’air depuis la première introduction de la question de Réforme, et qui vendrait son âme pour avoir la préséance sur sa plus jeune sœur mariée à un baronnet. C’était une conduite tout à fait blâmable aux yeux de lady Chettam, et elle rappela que la mère de mistress Truberry était une miss Walsingham de Melspring. Célia confessa qu’il était plus agréable d’être lady que mistress, mais ajouta que Dodo s’inquiétait bien peu de la préséance, pourvu qu’elle fût libre d’agir à sa guise. Mistress Cadwallader fit observer que c’était une maigre satisfaction d’avoir la préséance, quand tout le monde autour de vous était parfaitement édifié sur votre naissance roturière et Célia, s’arrêtant de nouveau pour regarder son petit Arthur, reprit :

— Ce serait très joli pourtant s’il était vicomte, et que la petite dent de Sa Seigneurie commençât à percer ! Il aurait pu l’être, si James avait été comte.

— Ma chère Célia, dit la douairière, le titre de James a une bien autre valeur qu’un comté de fraîche date. Je n’ai jamais souhaité que son père fût autre chose que sir James.

— Oh ! j’en parlais seulement à propos de la petite dent d’Arthur, dit Célia fort à son aise. Mais tenez, voici mon oncle qui vient à nous.

Elle se leva légèrement pour aller au-devant de son oncle, tandis que sir James et M. Cadwallader s’avançaient pour venir retrouver les dames. Célia avait passé son bras sous celui de son oncle, et celui-ci lui caressait la main, avec un « Eh bien ma chère ! » assez mélancolique.

À mesure qu’ils se rapprochaient, M. Brooke paraissait plus abattu, mais cela pouvait bien tenir aux circonstances politiques ; et, comme il distribuait des poignées de mains, sans saluer autrement que par un « Eh bien, vous êtes tous ici, » le recteur dit en riant :

— Ne prenez pas le rejet du bill si à cœur, Brooke ; vous avez de votre côté toute la racaille du pays.

— Le bill, eh, eh ! fit M. Brooke d’un air doucement distrait. Rejeté, les lords vont trop loin, pourtant. Ils seront bien forces de céder. — De mauvaises nouvelles, vous savez. Je veux dire ici, chez nous ; de mauvaises nouvelles. Mais il ne faut pas me blâmer, Chettam.

— De quoi s’agit-il ? demanda sir James. Pas d’un nouveau coup de fusil sur un garde-chasse, j’espère ? C’est à quoi je pourrais m’attendre du moment qu’un gredin comme Trapping Bass est relâché si facilement.

— Un garde-chasse ? non. Rentrons, je vous instruirai de tout, dit M. Brooke, faisant signe aux Cadwallder qu’il les comprenait dans la confidence. Quant à des braconniers comme Trapping Bass, vous savez, Chettam, poursuivit-il, comme ils entraient à la maison, — quand vous serez magistrat, vous ne trouverez pas si facile de les envoyer en prison. La sévérité, c’est bel et bien, mais elle est beaucoup plus facile, quand ce sont les autres qui ont charge de l’appliquer. Vous-même avez le cœur sensible à quelque endroit, vous n’êtes pas un Dracon, un Jeffries, un homme comme cela !

M. Brooke était évidemment dans une extrême perturbation d’esprit. Quand il avait quelque chose de pénible à dire, il procédait d’ordinaire en débitant une infinité de choses sans queue ni tête, comme s’il s’agissait de faire perdre à une médecine sa saveur amère en la mêlant à d’autres ingrédients.

Il continua à s’entretenir des braconniers avec sir James, jusqu’au moment où ils se trouvèrent tous réunis, et mistress Cadwallader, impatientée de ce radotage, s’écria :

— Je meurs d’envie de connaître ces mauvaises nouvelles. Le garde-chasse n’est pas tué, voilà un point fixé. Qu’est-ce donc alors ?

— Eh bien ! c’est une chose très pénible, vous savez, dit M. Brooke. Je me félicite que vous soyez ici vous et le recteur ; c’est une affaire de famille, mais vous nous aiderez à la supporter, Cadwallader. Je suis chargé de vous y préparer, ma chère. — Ici M. Brooke regarda Célia. — Vous ne vous doutez pas de ce que c’est, vous savez. Et vous. Chettam, cela vous ennuiera extraordinairement. Mais, voyez-vous, vous n’avez pas été capable de l’empêcher, pas plus que moi. Il y a quelque chose de singulier dans les événements. Ils arrivent on ne sait pas comment.

— C’est de Dodo qu’il s’agit, bien sûr, s’écria Célia, habituée à considérer sa sœur comme l’élément dangereux du mécanisme de famille.

Elle s’était assise sur un tabouret bas, s’appuyant contre les genoux de son mari.

— Pour l’amour de Dieu, faites-nous connaître de quoi il s’agit, dit sir James.

— Eh bien ! vous savez, Chettam, je ne pouvais pas empêcher le testament de Casaubon ; et ce testament était fait pour empirer les choses.

— Oui, sans doute, interrompit vivement sir James. Mais qu’est-ce donc qui est pire ?

— Dorothée va se remarier, vous savez ; et M. Brooke faisait des signes de tête du côté de Célia, qui leva aussitôt sur son mari un regard effrayé, et posa sa main sur ses genoux.

Sir James était presque blanc de colère, mais il ne parla pas.

— Ciel miséricordieux ! dit mistress Cadwallader. Pas avec le jeune Ladislaw ?

M. Brooke fit un signe affirmatif :

— Oui, avec Ladislaw.

Puis il se renferma dans un silence prudent.

— Vous voyez, Humphrey ! dit mistress Cadwallader, agitant le bras du côté de son mari. Vous daignerez admettre une autre fois que je suis douée de quelque perspicacité ; ou plutôt non, vous me contredirez encore et resterez aussi aveugle que jamais. Vous supposiez que ce jeune gentleman avait quitté le pays.

Ainsi a-t-il pu faire et puis revenir.

— Quand avez-vous appris cela ? demanda sir James, n’aimant pas à entendre parler les autres, tout en trouvant difficile de parler lui-même.

— C’est hier, répondit faiblement M. Brooke. Je suis allé à Lowick ; Dorothée m’avait fait appeler. C’est arrivé tout à fait inopinément. Ni l’un ni l’autre n’en avait la moindre idée, vous savez. Il y a quelque chose de singulier dans les événements. Mais Dorothée est tout à fait décidée. Il ne sert à rien de s’y opposer. Je lui ai tout exposé fortement. J’ai fait mon devoir, Chettam, mais elle est libre d’agir comme il lui plaît, vous savez.

— J’aurais mieux fait de le provoquer en duel il y a un an et de le tuer, dit sir James, poussé à cette extrémité, non par une humeur sanguinaire, mais par le besoin de manifester énergiquement.

— En vérité, James, cela eût été fort désagréable, dit Célia.

— Soyez raisonnable, Chettam. Envisagez l’événement avec plus de calme, conseilla M. Cadwallader, affligé de voir son excellent ami ainsi dominé par la colère.

— Cela n’est pas si facile à un homme qui a de la dignité et aussi quelque sentiment de justice, quand l’affaire se passe dans sa propre famille, dit sir James, toujours pâle d’indignation. C’est absolument scandaleux. Si Ladislaw avait eu une étincelle d’honneur, il aurait quitté le pays sur-le-champ, et n’y aurait jamais remontré son visage. Toutefois, je ne suis pas surpris. Le lendemain de l’enterrement de Casaubon, j’ai dit ce qu’il y avait à faire. Mais personne n’en a tenu compte.

— Ce que vous vouliez était impossible, vous savez, Chettam, repartit M. Brooke. Vous vouliez qu’on le fît embarquer. Je vous ai dit que Ladislaw ne se laisserait pas mener à notre guise ; il avait ses idées. C’est un garçon remarquable, j’ai toujours dit que c’était un garçon remarquable.

— Oui, dit sir James, ne pouvant réprimer une riposte. C’est précisément le malheur, que vous vous soyez formé de lui cette haute opinion. C’est à cela que nous devons qu’il se soit établi dans le pays. C’est à cela que nous devons de voir une femme comme Dorothée se dégrader en l’épousant. — Sir James s’interrompait de temps à autre entre ses phrases, les mots ne lui venant pas facilement. — Un homme tellement désigné au public par le testament de son mari, que la simple convenance aurait dû interdire à Dorothée de jamais le revoir, qui l’arrache au rang auquel elle appartient pour l’entraîner dans la misère, qui a la bassesse d’accepter un tel sacrifice, qui a toujours eu une situation ambiguë, une fâcheuse origine, un homme que je crois sans principes et de mœurs légères. Telle est mon opinion, conclut sir James énergiquement, se détournant et croisant les jambes.

— Je l’ai rendue attentive à tout cela, dit M. Brooke en manière d’excuse. Je veux dire à la pauvreté et à l’abandon qu’elle fait de sa situation. Je lui ai dit : « Ma chère, vous ne savez pas ce que c’est que de vivre avec sept cents livres par an et de n’avoir pas de voiture et ce genre de choses-là, et de se trouver sa milieu d’un monde qui ne sait pas qui vous êtes. » Je lui ai énergiquement démontré tout cela. Mais je vous conseille de parler à Dorothée elle-même. Le fait est que la fortune de Casaubon lui répugne. Vous entendrez ce qu’elle en dit, vous savez.

— Non, je vous demande bien pardon, je ne le ferai pas, dit sir James avec plus de froideur. Je ne puis supporter l’idée de la revoir. C’est trop pénible. Cela m’afflige trop qu’une femme comme Dorothée ait fait quelque chose de mal.

— Soyez juste, Chettam ; et le doux recteur aux lèvres épaisses intervint pour protester contre toute cette vaine désolation. Il se peut que mistress Casaubon agisse imprudemment : elle renonce à une fortune pour l’amour d’un homme, et nous autres hommes avons une si pauvre opinion les uns des autres que nous n’osons appeler sage une femme qui court un tel risque. Je pense, toutefois, que vous ne le condamneriez pas comme une vilaine action, au sens strict du mot.

— Oui, certainement, c’est ainsi que je le considère, répondit sir Marnes. Je pense que Dorothée commet une vilaine action en épousant Ladislaw.

— Mon cher ami, nous sommes assez sujets à condamner un acte par la seule raison qu’il nous est désagréable, répliqua, le recteur tranquillement.

Comme beaucoup d’hommes qui prennent la vie facilement, il avait l’art, à l’occasion, d’adresser juste à point quelque bonne vérité aux gens qui se laissaient aller à des accès de trop vertueuse indignation. Sir James se mit à mordre les coins de son mouchoir.

— C’est cependant très mal de la part de Dodo, reprit Célia désireuse de justifier son mari. Elle disait qu’elle ne se remarierait jamais avec personne au monde.

— Je lui ai entendu dire la même chose, moi-même, dit lady Chettam avec majesté, comme si elle apportait un auguste témoignage.

— Oh ! dans ces cas-là il y a presque toujours une exception sous-entendue, dit mistress Cadwallader. Je ne suis étonnée que d’une chose, c’est de vous voir tous étonnés. Vous n’avez rien fait pour l’empêcher. Si vous aviez attiré ici lord Triton, pour lui faire sa cour avec sa philanthropie, il l’aurait peut-être emmenée avant que l’année fût écoulée. D’aucune autre manière il n’y avait de sécurité. M. Casaubon avait préparé les choses aussi magnifiquement que possible. Il s’était rendu désagréable, où il avait plu à Dieu de le faire ainsi, — et puis il la mettait au défi de lui donner un démenti. C’est le plus sûr moyen de rendre la contradiction attrayante, que de la coter à si haut prix.

— Je ne sais ce que vous entendez alors par mal, Cadwallader, reprit sir James encore blessé et se tournant du côté du recteur. Ce n’est pas un homme que nous puissions admettre dans la famille ; au moins parlé-je pour mon compte, continua-t-il, détournant avec intention ses yeux de M. Brooke. Je suppose que d’autres que moi trouveront sa société trop agréable pour se préoccuper de la convenance de la chose.

— Eh bien ! vous savez, Chettam, dit M. Brooke avec bonne humeur en se caressant la jambe, je ne puis tourner le dos à Dorothée. Il faut jusqu’à un certain point que je lui tienne lieu de père. Je lui ai dit : « Ma chère, je ne puis plus me refuser à votre volonté. » J’avais commencé par parler énergiquement. Mais ce que je puis faire, c’est d’annuler la substitution de biens : ce ne sera pas sans argent et sans peine, mais je puis le faire, vous savez.

M. Brooke adressa de petits signes de tête à sir James, convaincu qu’en même temps qu’il témoignait de sa force de volonté, il entrait jusqu’à un certain point dans les idées du baronnet. Il avait rencontré plus juste qu’il ne pouvait s’en douter ; il avait touché un point délicat qui fit rougir sir James. La manière dont il envisageait le mariage de Dorothée avec Ladislaw tenait en partie à un préjugé excusable ou même à une opinion justifiable, en partie à une répugnance jalouse, presque aussi jalouse dans le cas de Ladislaw que dans celui de Casaubon. Il était convaincu que ce mariage serait fatal à Dorothée. Mais parmi ces sentiments il s’en glissait un autre, qu’il était trop bon et trop honorable pour s’avouer à lui-même : la réunion des deux domaines de Tipton et de Freshitt, bien situés dans une même enceinte, était, à n’en pas douter, une perspective qui le flattait pour son fils et héritier. Aussi, lorsque M. Brooke en appela à cet argument en branlant la tête, sir James éprouva un embarras subit ; il se fit un arrêt dans sa gorge. Il avait puisé une éloquence inusitée dans le premier mouvement de sa colère, mais le sacrifice expiatoire de M. Brooke, favorable à ses secrets désirs, lui enchaînait la langue, plus encore que l’observation caustique de M. Cadwallader.

Cependant, après l’allusion de son oncle à la cérémonie du mariage, Célia profita de l’occasion pour intervenir, et elle demanda avec autant de calme que s’il se fût agi d’une invitation à dîner :

— Voulez-vous dire que Dodo va se marier tout de suite, mon oncle ?

— Dans trois semaines, vous savez, dit M. Brooke d’un air contristé. Je ne puis rien faire pour l’empêcher, Cadwallader, ajouta-t-il, se retournant, pour se redonner contenance, vers le recteur qui répondit :

— Je n’en ferais pas tant d’embarras. S’il lui convient d’être pauvre, c’est son affaire. Personne n’eût rien dit si le jeune homme eût été riche. Il y a beaucoup de membres du clergé bénéficier plus pauvres qu’ils ne le seront. Voyez Éléonore, poursuivit ce mari provocant. Elle a contristé tous ses amis en m’épousant, j’avais à peine mille livres de revenu, j’étais un lourdaud, personne ne pouvait rien trouver en moi, mes souliers n’étaient pas de la bonne coupe, tous les hommes se demandaient comment une femme pouvait m’aimer. Sur ma parole, il faut que je prenne le parti de Ladislaw, jusqu’à ce que je lui entende reprocher quelque chose de plus grave.

— Humphrey, voilà encore de vos sophismes, et vous le savez très bien, dit sa femme. Toute chose revient toujours au même ; c’est là le commencement et la fin avec vous ! Comme si vous n’aviez pas été un Cadwallader ! Quelqu’un suppose-t-il que je me serais accommodée d’un monstre comme vous, s’il s’était appelé du premier nom venu ?

— Un Cadwallader, et aussi un clergyman, appuya lady Chettam. On ne peut pas dire qu’Éléonore soit nullement descendue su-dessous de son rang. Mais il est difficile de dire ce qu’est M. Ladislaw, eh, James ?

Sir James fit entendre un petit grognement moins respectueux que sa façon habituelle de répondre à sa mère. Célia leva les yeux sur lui, comme un timide poussin.

— Il faut reconnaître qu’il y a dans son sang des éléments singulièrement mêlés, dit mistress Cadwallader. Pour commencer, le fluide de mollusque des Casaubon, puis un rebelle Polonais, ménétrier ou maître de danse, n’est-ce pas cela ? et puis un vieux…

— Laissez donc, Éléonore, interrompit le recteur en se levant. Il est temps de partir.

— Après tout, c’est un joli rejeton, conclut mistress Cadwallader désireuse, avant de s’en aller, de réparer ce qu’elle venait de dire. Il ressemble à ces beaux vieux portraits de Crichley, avant l’invasion des idiots.

— Je pars avec vous, dit M. Brooke s’empressant de se lever aussi. Il faut venir tous dîner avec moi demain, vous savez, eh, Célia, ma chère ?

— Vous voulez bien, James, n’est-ce pas ? demanda Célia en prenant la main de son mari.

— Oh ! sans doute, comme il vous plaira. C’est-à-dire, si ce n’est pas pour rencontrer quelque autre personne.

— Non, non, non, dit M. Brooke comprenant la condition. Dorothée ne viendrait pas, vous savez, à moins que vous n’ayez été la voir.

Quand sir James et Célia furent seuls :

— Cela vous contrarie-t-il, dit-elle, que je prenne la voiture pour aller à Lowick, James ?

— Comment, maintenant, tout de suite ?

— Oui, c’est très important, dit Célia.

— Rappelez-vous, Célia, que je ne veux pas la voir, dit sir James.

— Pas même si elle renonçait à se marier ?

— À quoi bon dire cela ? Je vais aux écuries. Je dirai à Briggs d’atteler.

Célia pensait qu’il était très important, sinon de dire cela, du moins d’aller à Lowick tâcher d’agir sur Dorothée. Durant toute leur vie de jeunes filles, elle s’était rendu compte de l’influence qu’elle pouvait exercer sur sa sœur par un mot à propos, comme en ouvrant une petite fenêtre pour laisser entrer la pleine lumière de son intelligence parmi les lampes étrangement colorées à travers lesquelles Dorothée voyait habituellement toutes choses. Et Célia, mère de famille, se sentait d’autant plus autorisée à conseiller une sœur sans enfants. Qui, en effet, pouvait comprendre Dodo aussi bien que Célia ou l’aimer aussi tendrement ?

Dorothée, occupée dans son boudoir, se sentit transportée de joie en voyant sa sœur, si tôt après la révélation du mariage projeté. Elle s’était représenté à l’avance, même avec exagération, la répugnance de ses amis, et elle avait craint que Célia elle-même ne voulût plus la voir.

— Oh ! Kitty ! Je suis ravie de te voir ! s’écria Dorothée posant ses mains sur les épaules de Célia et l’enveloppant de ses regards lumineux. J’étais presque sûre que tu ne viendrais pas à moi.

— Je n’ai pas amené Arthur, parce que j’étais très pressée, dit Célia, et elles s’assirent sur deux chaises basses, l’une en face de l’autre, leurs genoux se touchant.

— Tu sais, Dodo, c’est très mal ! commença Célia de son petit ton tranquille et saccadé, et ne paraissant aucunement fâchée. Tu nous as tous si fort déconcertés. Et je ne puis penser que cela arrivera jamais. Tu ne pourras jamais vivre de cette façon. Et puis, tous tes grands projets ! Tu n’as donc jamais songé à cela ? James se serait donné toutes les peines du monde pour toi, et tu aurais pu continuer toute ta vie à faire ce qui te plaisait.

— Au contraire, chérie, dit Dorothée. Je ne pouvais jamais rien faire de ce que je voulais. Je n’ai exécuté aucun de mes projets, jusqu’ici.

— Parce que tu voulais toujours des choses impossibles. Mais on aurait fait d’autres plans. Et comment peux-tu épouser M. Ladislaw, qu’aucun de nous n’avait jamais pensé que tu pusses épouser ? James en est affreusement choqué et ne peut se faire à cette idée. Et puis cela est si absolument différent de ce que tu as toujours été. Tu as voulu M. Casaubon parce qu’il avait une si grande âme, qu’il était si vieux, si sombre et si savant. Et maintenant, penser à épouser M. Ladislaw qui n’a ni domaine, ni rien ! C’est donc qu’il faut toujours que tu te mettes dans la peine d’une façon ou d’une autre.

Dorothée se mit à rire.

— Oh ! mais c’est très sérieux, Dodo, dit Célia devenant plus pressante. Comment vivras-tu ? Et tu t’en iras dans un monde étranger, je ne te verrai jamais, et tu ne te soucieras plus du petit Arthur, et je pensais que tu t’intéresserais toujours à lui.

Les larmes, rares chez Célia, étaient venues à ses yeux et les coins de sa bouche tremblaient.

— Chère Célia, dit Dorothée avec une gravité pleine de tendresse, si tu ne me vois jamais, ce ne sera pas de ma faute.

— Si, ce sera de ta faute répliqua Célia avec la même touchante altération sur son gentil visage. Comment pourrais-je venir chez toi ou t’avoir auprès de moi, si James ne peut le supporter ? C’est parce qu’il pense que ce n’est pas bien. Il pense que tu as tellement tort, Dodo ! Mais tu as toujours eu tort ; seulement je ne puis m’empêcher de t’aimer. Et personne ne peut s’imaginer où tu iras vivre. Ou donc iras-tu ?

— J’irai à Londres, dit Dorothée.

— Comment pourras-tu vivre toujours dans une rue ? Tu seras si pauvre ! Je pourrais partager avec toi ce que je possède, mais comment le puis-je si je ne te vois jamais ?

— Sois bénie, Kitty, dit Dorothée avec une tendre ferveur. Prends courage ; peut-être James me pardonnera-t-il un jour ?

— Mais ce serait bien mieux si tu ne te mariais pas, reprit Célia en s’essayant les yeux et en revenant à sa thèse. Alors tout irait bien, et personne n’aurait rien à dire de toi. James a toujours dit que tu étais faite pour être reine. Mais ceci n’est pas du tout comme d’être reine. Tu sais quelles erreurs tu as commises de tout temps, Dodo, et celle-là en est encore une. Personne ne trouve M. Ladislaw un mari convenable pour toi. Et tu avais dit que tu ne te remarierais jamais.

— Il est parfaitement vrai que je pourrais être une personne plus sage, Célia, dit Dorothée, et que j’aurais pu faire quelque chose de meilleur si j’avais été meilleure moi-même. Mais ma résolution est irrévocable. J’ai promis d’épouser M. Ladislaw, et je l’épouserai !

L’accent dont Dorothée prononça ces mots avait une signification que Célia connaissait de longue date. Elle garda quelques instants le silence, puis, comme si elle renonçait à contester davantage :

— A-t-il un grand amour pour toi, Dorothée ?

— Je l’espère. Et moi j’ai un grand amour pour lui.

— Voilà qui est bien, dit Célia d’un air satisfait. Seulement j’aimerais mieux que tu aies un mari dans le genre de sir James, avec une demeure tout près d’ici où je pourrais aller en voiture.

Dorothée sourit et Célia, — avec un air tout pensif, — reprit :

— Je ne puis me figurer comment tout cela est arrivé.

Célia pensait que ce serait amusant d’en entendre l’histoire.

— Je le crois bien !… dit Dorothée, pinçant le menton de sa sœur. Si tu savais comment tout cela est arrivé, tu ne le trouverais plus si étonnant.

— Ne peux-tu me le raconter ? reprit Célia, croisant gentiment ses bras et se mettant bien à son aise.

— Non, chérie, il faudrait que tu sentisses comme moi, sans quoi tu ne te comprendrais jamais.



CHAPITRE XIV


C’est un destin rare et béni, refusé souvent aux plus grands hommes eux-mêmes, de se savoir innocents devant une foule qui les condamne, d’avoir la conscience que ce dont on les accuse est justement ce qu’il y a en eux de meilleur. Le sort vraiment digne de compassion est celui de l’homme que rien n’autorise à se croire un martyr, arrivât-il à se persuader que ses bourreaux ne sont eux-mêmes que l’incarnation des mauvaises passions, de l’homme qui sait qu’il est lapidé, non pour avoir pratiqué le Bien, mais parce qu’il n’est pas l’homme qu’il faisait profession d’être.

Tel était le sentiment qui consumait Bulstrode tandis qu’il se préparait à quitter Middlemarch pour aller achever sa lamentable existence à l’abri de ce triste refuge : l’indifférence de nouveaux visages. La constance soumise, miséricordieuse, de sa femme l’avait délivré d’une terreur, mais elle ne pouvait empêcher que sa présence fût encore un tribunal duquel il souhaitait ardemment l’absolution, tout en reculant à la pensée de se confesser. Ses équivoques avec lui-même au moment de la mort de Raffles l’avaient soutenu dans l’idée d’une Toute-Puissance à laquelle il adressait ses prières ; et cependant il était sous l’empire d’une terreur qui ne lui permettait pas de les exposer au jugement de sa femme par une entière confession. Les actes qu’il avait lavés et effacés par des arguments et des raisons intérieures, et pour lesquels il semblait comparativement plus facile d’obtenir un pardon invisible, de quel nom les appellerait-elle ? Que dans le silence de son âme elle pût toujours appeler ces actes du nom de meurtre, c’était ce qu’il ne pouvait supporter. Il se sentait abrité par le doute de sa femme : il puisait la force de la regarder en face dans le sentiment qu’elle ne pouvait pas encore se croire autorisée à prononcer contre lui le dernier mot de la condamnation. Quelque jour peut-être, à l’heure de sa mort, il lui dirait tout : dans l’ombre profonde de cet instant, elle tiendrait sa main dans les ténèbres croissantes, alors qu’elle pourrait l’entendre sans reculer devant cet attouchement ; peut-être… mais la concentration en lui-même avait été l’habitude de toute sa vie, et la tentation de tout avouer demeurait sans force contre la terreur d’une humiliation plus profonde.

Il était plein d’humbles attentions pour sa femme, non seulement pour essayer de détourner ainsi toute rigueur de jugement de sa part, mais aussi parce que la vue de sa souffrance l’affligeait profondément. Elle avait placé ses filles dans une pension près de la côte, afin que cette crise pût autant que possible leur rester cachée. Délivrée par leur absence de la nécessité intolérable d’expliquer les raisons de son chagrin ou d’assister à leur anxieux étonnement, elle pouvait vivre sans contrainte avec la douleur qui de jour en jour blanchissait ses cheveux et alourdissait ses paupières.

— Faites-moi connaître quelque chose que vous souhaitiez, Henriette, lui avait dit Bulstrode. Je veut parler des arrangements de fortune. Mon intention est de ne pas vendre la terre dont je suis propriétaire près d’ici, mais de vous la laisser comme une réserve sûre. Si vous avez quelque désir particulier à ce sujet, ne me le cachez pas.

Quelques jours après, en revenant d’une visite chez son frère, elle entretint son mari d’une idée qui l’occupait depuis quelque temps.

— J’aimerais à faire quelque chose pour la famille de mon frère, Nicolas, et je pense que nous sommes tenus à quelque dédommagement envers Rosemonde et son mari. Walter dit que M. Lydgate est forcé de quitter la ville où sa clientèle ne lui rapporte presque rien, et il leur reste bien peu de chose pour se fixer ailleurs. Je serais heureuse, en nous retranchant à nous-mêmes, d’offrir quelque dédommagement à la famille de mon pauvre frère.

Mistress Bulstrode ne se souciait pas d’en dire plus que ces mots : offrir quelque dédommagement. Son mari devait la comprendre, mais il avait, pour ne pas accueillir cette ouverture, une raison particulière qu’elle ignorait.

Il hésita avant de répondre :

— Il n’est pas possible de vous satisfaire, de la manière dont vous le désirez, ma chère. M. Lydgate a formellement décliné tout service que je pourrais lui rendre à l’avenir. Il m’a renvoyé les mille livres que je lui avais prêtées. Mistress Casaubon lui a avancé la somme nécessaire. Voici sa lettre.

La lettre parut faire une pénible impression à mistress Bulstrode. La mention du prêt de mistress Casaubon semblait refléter ce sentiment public qui établissait, comme un fait tout naturel, que chacun éviterait désormais d’avoir des rapports avec son mari. Elle resta quelque temps silencieuse, et ses larmes tombèrent l’une après l’autre, son menton tremblant à mesure qu’elle les essuyait. Bulstrode, assis en face d’elle, souffrait à la vue de ce visage flétri par la douleur et que deux mois auparavant il avait vu si florissant. Elle avait vieilli à demeurer dans la triste compagnie de ses traits dévastés.

Poussé à faire quelque chose pour la consoler, il reprit :

— Il y a un autre moyen, Henriette, de venir en aide à la famille de votre frère, si vous voulez vous en charger. Et ce serait, je crois, avantageux pour vous. Ce serait un moyen profitable d’administrer la terre dont je veux faire votre propriété.

Elle devint attentive.

— Garth avait pensé un jour à se charger de l’exploitation de Stone-Court, afin d’y placer votre neveu Fred. Le matériel devait rester tel quel et, au lieu d’un loyer ordinaire, ils auraient payé tant sur les profits. Ce serait là un commencement désirable pour ce jeune homme, ajouté à l’emploi qu’il a déjà sous les ordres de Garth. Serait-ce une satisfaction pour vous ?

— Oui, c’en serait une, dit mistress Bulstrode avec quelque retour d’énergie. Mon pauvre frère est si abattu, j’essayerais tout ce qui est en mon pouvoir pour lui faire un peu de bien avant de m’en aller. Nous avons toujours été frère et sœur.

M. Bulstrode, désireux de voir aboutir cette combinaison pour d’autres raisons encore que pour consoler sa femme, fit effort pour ajouter :

— Il faudra faire vous-même la proposition à Garth, Henriette. Il faudra lui expliquer que le domaine est bien votre propriété, et qu’il ne sera tenu à aucuns rapports avec moi. Les communications pourront se faire par l’entremise de Standish. Je dis cela parce que Garth a renoncé à être mon agent. Je puis remettre entre vos mains un papier qu’il avait rédigé lui-même, établissant les conditions, et vous pourrez lui proposer les mêmes. Je ne crois pas impossible qu’il accepte, si vous proposez la chose par intérêt pour votre neveu.



CHAPITRE XV


Mistress Garth entendant son mari entrer dans le corridor, vers l’heure du thé, ouvrit la porte du parloir et lui dit :

— Vous voilà, Caleb, avez-vous eu votre dîner ?

Les repas de M. Garth étaient toujours subordonnés aux « affaires ».

— Oh oui, un bon dîner, du mouton froid et je ne sais quoi encore ; où est Mary ?

— Dans le jardin, avec Letty, je crois.

— Fred n’est pas encore venu ?

— Non. Allez-vous ressortir sans prendre de thé, Caleb ? dit mistress Garth, voyant que son mari dans sa distraction remettait son chapeau.

— Non, non, je vais seulement voir un instant Mary.

Mary était dans un coin herbeux du jardin où se trouvait une balançoire suspendue entre deux poiriers. Elle avait noué sur sa tête un fichu rose dont la pointe abritait ses yeux des rayons du soleil déclinant, et elle imprimait de vigoureux élans à Letty qui riait et criait de toute sa force.

En voyant son père, Mary quitta la balançoire et alla à sa rencontre, rejetant en arrière son fichu rose et lui souriant de loin avec le bon sourire de la tendresse heureuse.

— Je suis venu vous trouver, Mary, dit M. Garth. Faisons quelques pas ensemble.

Mary vit tout de suite que son père avait quelque chose de particulier à lui dire : ses sourcils formaient cet angle profond qu’elle connaissait bien et il y avait une tendre gravité dans sa voix. Elle n’avait pas l’âge de Letty que déjà elle avait observé la signification de ces indices. Elle passa le bras de son père dans le sien et ils tournèrent par l’allée des noyers.

— Il va s’écouler un assez triste temps avant l’époque probable de votre mariage, Mary, commença son père, sans la regarder, les yeux sur le bout de sa canne.

— Pourquoi triste, père ? J’ai l’intention d’être gaie, dit Mary en riant. J’ai été fille et gaie pendant vingt-quatre ans et plus ; je suppose que cela ne sera pas tout à fait aussi long maintenant. Puis, après une courte pause, elle ajouta gravement et en rapprochant sa tête de celle de son père : Si vous êtes content de Fred ?

Caleb releva un peu les coins de sa bouche et détourna prudemment la tête.

— Voyons, père, vous avez fait son éloge l’autre jour. Vous avez dit qu’il avait des connaissances remarquables en agriculture et de bons yeux pour tout voir.

— L’ai-je dit ? demanda Caleb un peu timidement.

— Oui, j’ai noté tout cela et la date, anno Domini, et tout, dit Mary. Vous aimez que les choses soient inscrites avec exactitude. Et puis, vraiment, il se conduit bien envers vous, père ; il a un profond respect pour vous, et il est impossible d’avoir meilleur caractère que Fred.

— Aïe ! aïe ! vous voulez m’amener, en me flattant, à voir en lui un bon parti.

— Non, certainement, père, si je l’aime ce n’est pas parce qu’il est un bon parti.

— Pourquoi donc, alors ?

— Oh ! mon Dieu, parce que je l’ai toujours aimé. Je n’ai jamais eu autant de plaisir à gronder personne ; et c’est un point à considérer dans un mari.

— Votre résolution est donc tout à fait fixée, Mary ? Aucun autre désir n’est venu à la traverse depuis les dernières circonstances, et les choses étant ce qu’elles sont ? (Caleb en sous-entendait beaucoup dans cette phrase ambiguë) parce que mieux vaut tard que jamais. Il ne faut pas qu’une femme fasse violence à son cœur, elle ne serait en ce cas ni bonne ni utile à son mari.

— Mes sentiments n’ont pas changé, père, dit Mary avec calme. Je serai fidèle à Fred aussi longtemps qu’il me sera fidèle. Je ne crois pas qu’aucun de nous deux pourrait se passer de l’autre, ou aimer n’importe qui davantage, quelque admiration que nous ayons pour ce n’importe qui. Ce serait un trop grand changement pour nous, comme de voir bouleverser tous les lieux connus et donner à toutes chose des noms nouveaux. Il faut que nous attendions longtemps encore, mais Fred le sait bien.

Au lieu de répondre tout de suite, Caleb se tint immobile et enfonça le bout de se canne dans l’allée herbeuse. Puis il reprit d’une voix où tremblait l’émotion :

— Eh bien ! j’ai un petit brin de nouvelles à vous apporter. Que diriez-vous de Fred allant se fixer à Stone-Court et exploitant le domaine-de là-bas ?

— Comment cela pourrait-il jamais être, père ? dit Mary stupéfaite.

— Il l’exploiterait pour sa tante Bulstrode. La pauvre femme est venue me prier et me supplier ; elle a à cœur de rendre service à ce garçon et cela pourrait être une belle affaire pour lui. En économisant, il pourrait petit à petit devenir propriétaire du matériel et du bétail, et il ne manque pas d’aptitude pour le fermage.

— Oh ! combien Fred serait heureux ! C’est trop beau pour y croire.

— Oh ! mais, faites attention, dit Caleb tournant la tête en façon d’avertissement, il faudra que je le prenne sur mes épaules ; aussi bien serai-je responsable de tout, et aurai-je à voir à tout, et cela chagrinera un peu votre mère, bien qu’elle ne le dise pas. Fred, lui aussi, aura une grosse tâche.

— C’est peut-être trop, père, dit Mary arrêtée soudain dans sa joie. Il n’y aurait pas de bonheur si ce devait être pour vous un surcroît de travail.

— Non, non, le travail est ma joie, mon enfant, quand cela ne contrarie pas votre mère. Et puis si vous et Fred vous vous mariez, — ici la voix de Caleb trembla imperceptiblement, — il sera sage et économe, et vous avez toutes les qualités de votre mère et les miennes aussi dans la mesure où elles conviennent à une femme, et vous le maintiendrez dans la bonne voie. Il va venir tout à l’heure, aussi voulais-je vous en instruire d’abord parce que je pense que vous aimeriez à le lui dire vous-même. Après quoi je pourrai en discuter avec lui tout à mon aise et nous aborderons les questions d’affaires et tout ce qui s’ensuit.

— Oh ! mon cher bon père ! s’écria Mary lui passant les mains autour du cou, tandis qu’il baissait placidement la tête, disposé à se laisser caresser. Je me demande s’il existe aucune autre fille au monde qui trouve son père le meilleur homme de la terre.

— Laissez donc, mon enfant, vous trouverez votre mari meilleur.

— Impossible, dit Mary reprenant son ton habituel. Les maris sont une classe d’hommes inférieure, qui ont besoin qu’on les maintienne dans la bonne voie.

Lorsqu’ils rentrèrent à la maison avec Letty qui avait couru pour les rejoindre, Mary vit Fred à la porte du verger et alla à sa rencontre.

— Quels beaux habits vous portez, jeune homme extravagant dit Mary, comme Fred s’arrêtait et levait son chapeau devant elle d’un air de cérémonie comique. Est-ce là une manière d’apprendre l’économie ?

— Oh ! voilà qui est trop fort, Mary, dit Fred. Veuillez seulement regarder de près ces parements d’habit ! Ce n’est qu’à force de bons coups de brosse que j’ai un air honorable. J’ai trois habits en réserve, dont l’un comme habit de noces.

— Comme vous serez drôle ! Vous aurez l’air de sortir d’un vieux journal de mode.

— Non, du tout, ils se garderont bien deux ans.

— Deux ans ! Soyez raisonnable, Fred, dit Mary en se retournant pour faire quelques pas. Ne nourrissez pas d’espérances trop flatteuses.

— Pourquoi pas ? on vit mieux sur celles-là que sur celles qui n’ont rien de flatteur. Si nous ne pouvons pas nous marier dans deux ans, ce sera déjà assez déplaisant de s’avouer la vérité quand elle sera là.

— Je connais l’histoire d’un jeune homme qui avait une fois caressé de flatteuses espérances et qui s’en est mal trouvé.

— Mary, si vous n’avez rien que de décourageant à me dire, je m’en vais ; j’irai à la maison retrouver votre père. Je ne sais plus où j’en suis moi-même. Mon père est dévoré de soucis et notre maison ne se ressemble plus. Je ne pourrais supporter un surcroît de mauvaises nouvelles.

— Appelleriez-vous mauvaises nouvelles si on vous disait que vous irez vivre à Stone-Court pour y diriger la ferme, que vous vous distinguerez par votre sage conduite et que vous ferez des économies chaque année jusqu’à ce que tout le bétail et le matériel soient votre propriété, et que vous-même soyez devenu le type du fermier accompli, du fermier distingué, comme dit M. Borthrop Trumbull, plutôt du genre vigoureux, j’en ai peur, et votre grec et votre latin bien oubliés, par exemple ?

— Mais ce ne sont là que des absurdités, Mary ? dit Fred rougissant toutefois légèrement.

— C’est ce que mon père vient de me dire à l’instant comme une chose possible, et il ne dit jamais d’absurdités, répliqua Mary levant maintenant les yeux sur Fred tandis qu’il lui serrait la main à lui faire mal, tout en se promenant tous les deux ; mais elle ne pensa pas à se plaindre.

— Oh ! alors, vous verriez, Mary, quel brave garçon je pourrais être, et nous pourrions nous marier tout de suite.

— Pas si vite, monsieur ; comment savez-vous si je ne digérerais pas plus volontiers notre mariage de quelques années ? Cela vous laisserait le temps de vous mal conduire, et, si alors quelque autre venait, à me plaire mieux que vous, j’aurais une excuse pour vous planter là.

— Ne plaisantez pas, je vous en prie, Mary, dit Fred avec force. Dites-moi sérieusement que tout cela est vrai et que vous êtes heureuse qu’il en soit ainsi, heureuse parce que vous m’aimez mieux que nul autre.

— Tout cela est vrai, Fred, et je suis heureuse qu’il en soit ainsi, heureuse parce que je vous aime mieux que nul autre, répéta Mary d’un accent d’obéissance.

Ils s’attardèrent sur le seuil de la porte sous le porche abrité par le grand toit, et Fred presque dans un murmure lui dit :

— Quand nous nous sommes fiancés pour la première fois avec l’anneau de parasol, Mary, vous aviez coutume de…

L’esprit de la joie se mit à rire plus franchement dans les yeux de Mary, mais le fatal Ben arriva en courant à la porte avec Brownie jappant derrière lui, et l’enfant bondissant autour d’eux leur cria :

— Fred et Mary ! Vous n’allez donc jamais entrer, ou puis-je manger votre part de gâteau ?