Midraschim et fabliaux/Les Miracles de Rabbi Eliezer

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Imprimerie Vve P. Larousse et Cie (p. 72-75).

« Docteurs, dit-il, je vais prouver que ma doctrine
Descend directement du ciel, qu’elle est divine.
Tenez, ce caroubier[1], soumis à mon pouvoir,
Devant vous va sortir de terre et se mouvoir,
Et seul se replanter plus loin de cent coudées[2]. »
Et l’arbre exécuta les actions mandées.

Josué, secouant la tête,
Lui dit alors : « Mais c’est très bien ;
Seulement, ce que je regrette,
C’est que cela ne prouve rien.


— Eh quoi ! vous résistez, dit-il, plein de colère ;
Pour prouver que je suis le maître de la terre,
À ma voix, sous vos yeux, ce grand mur va tomber,
Et cette source, vers son cours, va remonter. »

Mais Josué, toujours en secouant la tête,
Lui dit : « Éliézer, permets que je t’arrête.
(La source remonta, cependant, vers son cours,
Et le mur s’écroula, malgré ce beau discours.)

Tu nous fais des tours de physique ;
C’est fort amusant, j’en conviens ;
Mais il nous faut de la logique,
Le miracle ne prouve rien.

— Eh bien, pour en finir de votre résistance,
Que cette voix du ciel, attestant ma puissance,
À l’instant, devant vous, ici même, en ce lieu,
Me nomme Roi des Juifs, Messie et fils de Dieu. »

Ici, la voix du ciel, le bath kol, fit entendre
Qu’Éliézer était son élu le plus tendre,
Que son savoir était le plus parfait savoir,
Et que, sur tout docteur, il devait prévaloir.


Mais le grand Josué, de plus en plus sceptique,
Reprit plus vivement sa mordante critique :
« Ton pouvoir n’est qu’une imposture ;
Il n’est ni bateleur, ni prêtre égyptien
Qui n’ait ainsi que toi tourmenté la nature ;
Leurs miracles ne prouvaient rien.

Rabbi, n’as-tu pas lu dans le Deutéronome[3]
Que le Seigneur donna le libre arbitre à l’homme ;
Qu’il devait faire appel sans cesse à sa raison ;
C’est, pour nous en servir, qu’il nous en a fait don.

Que signifie alors cet arbre, cette source,
Que tu fais apparaître en ton enseignement ?
Et cette voix du ciel, ta dernière ressource,
Vaut-elle, à ton avis, un bon raisonnement ?

Ce sont des arguments, et non des phénomènes,
Qui peuvent nous convaincre et nous tirer d’erreur.
Il faut donc désormais, Rabbi, que tu t’abstiennes
De t’adresser aux sens pour séduire un docteur.


Les sens doivent tromper, quand la raison réprouve ;
Ce n’est pas à nos sens que s’adresse la loi ;
Il suffit d’en saisir l’esprit pour que l’on trouve
Qu’un faiseur de miracle est de mauvaise foi.

Allons, ne cherche point dans la Bible un prétexte.
Quand Moïse imita le prêtre égyptien[4],
Il ajouta, je crois, car c’est l’esprit du texte :
Tu le vois, Pharaon, le miracle, n’est rien.

Moïse n’a jamais marché sur la rivière,
Guéri de possédé, ressuscité de mort,
Multiplié des pains, protégé l’adultère,
Afin de prouver Dieu, moral, unique et fort.

Contemple, Éliézer, cette clarté nouvelle
Qui fait rechercher Dieu dans la loi naturelle ;
Là se trouve un miracle incessant, éternel,
Dans la nature, et non dans le surnaturel.



Sources. — Talmud. Baba Mezia, 596. — Hippolyte Rodrigues. Histoires des premiers chrétiens ; tome II, Saint Pierre, pages 357 à 363.

  1. Arbre à feuilles persistantes, dont le fruit, en Égypte et en Syrie, sert de nourriture aux enfants et aux pauvres.
  2. Une coudée, — six fois la largeur de la main, 55 centimètres.
  3. Deutéronome, chap. XXX ; v. 11, 14, 19.
  4. Exode, chap. VII et VIII.