Mignet - Histoire de la Révolution française, 1838/4/13

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XIII.

DEPUIS LE 5 SEPTEMBRE 1797 JUSQU’AU 9 NOVEMBRE 1799.

Le directoire rentre, par le 18 fructidor, dans le gouvernement révolutionnaire, un peu mitigé. — Paix générale, excepté avec l’Angleterre. — Retour de Bonaparte à Paris ; expédition d’Égypte. — Élections démocratiques de l’an VII ; le directoire les annulle le 22 floréal. — Seconde coalition ; la Russie, l’Autriche, l’Angleterre, attaquent la république par l’Italie, la Suisse et la Hollande ; défaites générales. — Élections démocratiques de l’an VII ; le 30 prairial, les conseils prennent leur revanche, et désorganisent l’ancien directoire. — Deux partis dans le nouveau directoire et dans les conseils ; le parti républicain modéré sous Sièyes, Roger-Ducos, les anciens ; celui des républicains extrêmes, sous Moulins, Gohier, les cinq-cents et la Société du Manége. — Projets en divers sens. — Victoires de Masséna, en Suisse ; de Brune, en Hollande. — Bonaparte revient d’Égypte ; il s’entend avec Sièyes et son parti. — Journées du 18 et du 19 brumaire. — Fin du régime directorial.

La principale conséquence du 18 fructidor fut le retour du gouvernement révolutionnaire, mais un peu mitigé. Les deux anciennes classes privilégiées furent de nouveau mises hors de la société ; les prêtres réfractaires furent une seconde fois déportés. Les chouans et les anciens fuyards, qui occupaient le champ de bataille des départements, l’abandonnèrent aux vieux républicains ; ceux qui avaient fait partie de la maison militaire des Bourbons, les employés supérieurs de la couronne, les membres des parlements, les commandeurs de l’ordre du Saint-Esprit et de Saint-Louis, les chevaliers de Malte, tous ceux qui avaient protesté contre l’abolition de la noblesse et qui en avaient conservé les titres, durent quitter le territoire de la république. Les ci-devant nobles ou anoblis ne purent exercer les droits de citoyens qu’au bout de sept années, après avoir fait, en quelque sorte, un apprentissage de Français. Ce parti, en voulant la domination, ramena la dictature.

Le directoire parvint, à cette époque, à son maximum de puissance : pendant quelque temps, il n’eut point d’ennemis sous les armes. Délivré de toute opposition intérieure, il imposa la paix continentale à l’Autriche par le traité de Campo-Formio, et à l’empire par le congrès de Rastadt. Le traité de Campo-Formio fut plus avantageux au cabinet de Vienne que les préliminaires de Léoben. On lui paya ses états belges et lombards avec une partie des états vénitiens ; cette vieille république fut partagée : la France garda les îles Illyriennes, et donna à l’Autriche la ville de Venise, les provinces de l’Istrie et de la Dalmatie. Le directoire commit en cela une grande faute, et se rendit coupable d’un véritable attentat. On peut, lorsqu’on a le fanatisme d’un système, vouloir rendre une nation libre, mais on ne doit jamais la donner. En distribuant d’une manière arbitraire le territoire d’un petit état, le directoire fournit le mauvais exemple de ce trafic des peuples, trop suivi depuis. D’ailleurs, la domination de l’Autriche devait, tôt ou tard, être étendue en Italie, par l’imprudente cession de Venise.

La coalition de 1792 et 1793 était dissoute ; il ne restait de puissance belligérante que l’Angleterre. Le cabinet de Londres n’était point disposé à céder à la France, qu’il avait attaquée dans l’espoir de l’affaiblir, la Belgique, le Luxembourg, Porentruy, Nice, la Savoie, le protectorat du Piémont, de Gênes, de Milan et de la Hollande. Mais comme il avait besoin d’apaiser l’opposition anglaise, et de refaire ses moyens d’attaque, il fit des propositions de paix ; il envoya en qualité de plénipotentiaire le lord Malmesbury, d’abord à Paris, ensuite à Lille. Mais les offres de Pitt n’étant point sincères, le directoire ne se laissa pas tromper par ses ruses diplomatiques. Les négociations furent rompues deux fois, et la guerre continua entre les deux puissances. Pendant que l’Angleterre négociait à Lille, elle préparait à Saint-Pétersbourg la triple alliance ou la seconde coalition.

Le directoire, de son côté, sans finances, sans parti intérieur, n’ayant d’autre appui que l’armée, et d’autre éclat que la continuation de ses victoires, était hors d’état de consentir à une paix générale. Il avait augmenté le mécontentement par l’établissement de certaines taxes et par la réduction de la dette publique à un tiers consolidé, seul payable en argent ; ce qui avait ruiné les rentiers. Il fallait qu’il se maintînt par la guerre. L’immense classe des soldats ne pouvait être licenciée sans danger. Outre que le directoire se fût privé de sa force et se fût mis à la merci de l’Europe, il eût tenté une chose qui ne se fait jamais sans secousse que dans un temps d’extrême calme et d’un grand développement d’aisance et de travail. Le directoire fut poussé, par sa position, à l’invasion de la Suisse et à l’expédition d’Égypte.

Bonaparte était alors de retour à Paris. Le vainqueur de l’Italie et le pacificateur du continent fut reçu avec un enthousiasme obligé de la part du directoire, mais bien senti par le peuple. On lui accorda des honneurs que n’avait encore obtenus aucun général de la république. On dressa un autel de la patrie dans le Luxembourg, et il passa sous une voûte de drapeaux conquis en Italie, pour se rendre à la cérémonie triomphale dont il était l’objet. Il fut harangué par Barras, président du directoire, qui, après l’avoir félicité de ses victoires, l’invita « d’aller couronner une si belle vie par une conquête que la grande nation devait à sa dignité outragée. » Cette conquête était celle de l’Angleterre. On paraissait tout préparer pour une descente, tandis qu’on avait réellement en vue l’invasion de l’Égypte.

Une pareille entreprise convenait et au directoire et à Bonaparte. La conduite indépendante de ce général en Italie, son ambition qui perçait par élans à travers une simplicité étudiée, rendaient sa présence dangereuse. Il craignait, de son côté, de compromettre, par son inaction, l’idée déjà immense qu’on avait conçue de lui : car les hommes exigent de ceux qu’ils font grands, toujours plus qu’ils ne peuvent. Ainsi, pendant que le directoire voyait dans l’expédition d’Égypte l’éloignement d’un général redoutable et l’espérance d’attaquer les Anglais par l’Inde, Bonaparte y vit une conception gigantesque, un emploi de son goût et un nouveau moyen d’étonner les hommes. Il partit de Toulon, le 30 floréal an VI (19 mai 1798), avec une flotte de quatre cents voiles et une partie des troupes d’Italie ; il cingla vers Malte, dont il se rendit maître, et de là vers l’Égypte.

Le directoire, qui violait la neutralité de la Porte ottomane pour atteindre les Anglais, avait déjà violé celle de la Suisse pour expulser les émigrés de son territoire. Les opinions françaises avaient pénétré dans Genève et dans le pays de Vaud ; mais la politique de la confédération suisse était contre-révolutionnaire, à cause de l’influence de l’aristocratie de Berne. On avait chassé des cantons tous les Suisses qui s’étaient montrés partisans de la république française. Berne était le quartier-général des émigrés, et c’était de là que se formaient tous les complots contre la révolution. Le directoire se plaignit ; et il ne fut pas satisfait. Les Vaudois, placés par les anciens traités sous la protection de la France, invoquèrent son appui contre la tyrannie de Berne. L’appel des Vaudois, ses propres griefs, le désir d’étendre le système républicain-directorial en Suisse, beaucoup plus que la tentation de prendre le petit trésor de Berne, comme on le lui a reproché, décidèrent le directoire. Il y eut des pourparlers qui ne menèrent à rien, et la guerre s’engagea. Les Suisses se défendirent avec beaucoup de courage et d’obstination, et crurent ressusciter le temps de leurs ancêtres ; mais ils succombèrent. Genève fut réunie à la France, et la Suisse échangea son antique constitution pour la constitution de l’an III. Dès ce moment, il exista deux partis dans la confédération, dont l’un fut pour la France et la révolution, et l’autre pour la contre-révolution et l’Autriche. La Suisse cessa d’être une barrière commune, et devint le grand chemin de l’Europe.

Cette révolution avait été suivie de celle de Rome. Le général Duphot fut tué à Rome dans une émeute ; et en châtiment de cet attentat, auquel le gouvernement pontifical ne s’opposa point, Rome fut changée en république. Tout cela compléta le système du directoire, et le rendit prépondérant en Europe ; il se vit à la tête des républiques helvétique, batave, ligurienne, cisalpine, romaine, toutes construites sur le même modèle. Mais pendant que le directoire étendait son influence au dehors, il était de nouveau menacé par les partis intérieurs.

Les élections de floréal an VI (mai 1798) ne furent point favorables au directoire ; elles eurent lieu dans un sens entièrement contraire à celles de l’an V. Depuis le 18 fructidor, l’éloignement des contre-révolutionnaires avait redonné toute l’influence au parti républicain exclusif, qui avait rétabli les clubs, sous le nom de cercles constitutionnels. Ce parti domina dans les assemblées électorales, qui, par extraordinaire, avaient à nommer quatre cent trente-sept députés : deux cent quatre-vingt-dix-huit pour le conseil des cinq-cents, cent trente-neuf pour celui des anciens. Dès l’approche des élections, le directoire s’éleva beaucoup contre les anarchistes. Mais ses proclamations n’ayant pas pu prévenir des choix démocratiques, il se décida à les annuler en vertu d’une loi de circonstance, par laquelle les conseils, après le 18 fructidor, lui avaient accordé le pouvoir de juger les opérations des assemblées électorales. Il invita par un message le corps législatif à nommer dans ce but une commission de cinq membres. Le 22 floréal, les élections furent en grande partie annulées ; le parti directorial frappa à cette époque les républicains extrêmes, comme neuf mois auparavant il avait frappé les royalistes.

Le directoire voulait maintenir l’équilibre politique, qui avait été le caractère de ses deux premières années ; mais sa situation était bien changée. Il ne pouvait plus être, depuis son dernier coup d’état, un gouvernement impartial, parce qu’il n’était plus un gouvernement constitutionnel. Avec ces prétentions d’isolement, il mécontenta tout le monde : cependant il vécut encore de cette manière jusqu’aux élections de l’an VII. Il montra beaucoup d’activité, mais une activité un peu étroite et tracassière. Merlin de Douai et Treilhard, qui avaient remplacé Carnot et Barthélémy, étaient deux avocats politiques. Rewbell avait au plus haut degré le courage d’un homme d’état, sans en avoir les grandes vues. Larévellière s’occupait beaucoup trop de la secte des théophilanthropes pour un chef de gouvernement. Quant à Barras, il continuait sa vie dissolue et sa régence directoriale : son palais était le rendez-vous des joueurs, des femmes galantes et des agioteurs de toute espèce. L’administration des directeurs se ressentit de leur caractère, mais surtout de leur position, aux embarras de laquelle vint encore ajouter la guerre avec toute l’Europe.

Pendant que les plénipotentiaires républicains négociaient encore à Rastadt la paix avec l’empire, la seconde coalition entra en campagne. Le traité de Campo-Formio n’avait été pour l’Autriche qu’une suspension d’armes. L’Angleterre n’eut point de peine à l’engager dans une nouvelle coalition ; excepté la Prusse et l’Espagne, la plupart des puissances européennes en firent partie. Les subsides du cabinet britannique et l’attrait de l’Occident décidèrent la Russie ; la Porte et les états barbaresques y accédèrent à cause de l’invasion de l’Égypte ; l’empire pour recouvrer la rive gauche du Rhin, et les petits princes d’Italie afin de détruire les républiques nouvelles. On discutait à Rastadt le traité relatif à l’empire, à la cession de la rive gauche du Rhin, à la navigation de ce fleuve, et à la démolition de quelques forteresses de la rive droite, lorsque les Russes débouchèrent en Allemagne, et l’armée autrichienne s’ébranla. Les plénipotentiaires français, pris au dépourvu, reçurent l’ordre de partir dans les vingt-quatre heures ; ils obéirent sur-le-champ, et ils se mirent en route après avoir obtenu des saufs-conduits des généraux ennemis. À quelque distance de Rastadt, ils furent arrêtés par des hussards autrichiens qui, s’étant assurés de leurs noms et de leur titre, les assassinèrent : Bonnier et Roberjot furent tués, Jean de Bry fut laissé pour mort. Cette violation inouïe du droit des gens, cet assassinat prémédité de trois hommes revêtus d’un caractère sacré, excita une horreur générale. Le corps législatif décréta la guerre, et la décréta d’indignation contre les gouvernements sur lesquels retombait cet énorme attentat.

Les hostilités avaient déjà commencé en Italie et sur le Rhin. Le directoire, averti de la marche des troupes russes, et suspectant les intentions de l’Autriche, fit porter une loi de recrutement par les conseils. La conscription militaire mit deux cent mille jeunes gens à la disposition de la république. Cette loi, qui eut des suites incalculables, fut le résultat d’un ordre de choses plus régulier. Les levées en masse avaient été le service révolutionnaire de la patrie ; la conscription en devint le service légal.

Les puissances les plus impatientes et qui formaient l’avant-garde de la coalition, avaient déjà engagé l’attaque. Le roi de Naples s’était avancé sur Rome, et le roi de Sardaigne avait levé des troupes et menacé la république ligurienne. Comme ils n’étaient pas de force à soutenir le choc des armées françaises, ils furent facilement vaincus et dépossédés. Le général Championnet entra dans Naples après une victoire sanglante. Les lazzaronis défendirent l’intérieur de la ville pendant trois jours ; mais ils succombèrent, et la république Parthénopéenne fut proclamée. Le général Joubert occupa Turin ; et l’Italie entière se trouva sous la main des Français, lorsque la nouvelle campagne s’ouvrit.

La coalition était supérieure à la république en forces effectives et en préparatifs ; elle l’attaqua par les trois grandes ouvertures de l’Italie, de la Suisse et de la Hollande. Une forte armée autrichienne déboucha dans le Mantouan ; elle battit deux fois Schérer sur l’Adige, et fut bientôt jointe par le bizarre et jusque-là victorieux Souvarow. Moreau prit la place de Schérer, et fut battu comme lui ; il fit sa retraite du côté de Gênes pour garder la barrière des Apennins et se joindre avec l’armée de Naples commandée par Macdonald, qui fut écrasé à la Trébia. Les Austro-Russes portèrent alors leurs principales forces sur la Suisse. Quelques corps russes se réunirent à l’archiduc Charles, qui avait battu Jourdan sur le Haut-Rhin, et qui se disposa à franchir la barrière helvétique. En même temps, le duc d’York débarqua en Hollande avec quarante mille Anglo-Russes. Les petites républiques qui protégeaient la France étaient envahies, et, avec quelques nouvelles victoires, les confédérés pouvaient pénétrer dans la place même de la révolution.

Ce fut au milieu de ces désastres militaires et du mécontentement des partis que se firent les élections de floréal an VII (mai 1799) ; elles furent républicaines, comme celles de l’année précédente. Le directoire ne se trouva plus assez fort contre les malheurs publics et les rancunes des partis. La sortie légale de Rewbell, que remplaça Sièyes, lui fit perdre le seul homme qui pût faire tête à l’orage : elle introduisit dans son sein l’antagoniste le plus déclaré de ce gouvernement compromis et usé. Les modérés et les républicains extrêmes se réunirent pour demander compte aux directeurs de la situation intérieure et extérieure de la république. Les conseils se mirent en permanence. Barras abandonna ses collègues. Le déchaînement des conseils se dirigea uniquement contre Treilhard, Merlin et Larévellière, derniers soutiens de l’ancien directoire. Ils destituèrent Treilhard, parce qu’il n’y avait pas eu, ainsi que l’exigeait la constitution, une année d’intervalle entre ses fonctions législatives et directoriales. L’ex-ministre de la justice Gohier fut aussitôt mis à sa place.

Les orateurs des conseils attaquèrent vivement alors Merlin et Larévellière, qu’ils ne pouvaient pas destituer, et qu’ils voulaient contraindre à se démettre. Les directeurs menacés envoyèrent aux conseils un message justificatif, et leur proposèrent la paix. Le 30 prairial, le républicain Bertrand (du Calvados) monta à la tribune, et, après avoir examiné les offres des directeurs, il s’écria : « Vous avez proposé une réunion ; et moi, je vous propose de réfléchir si vous-mêmes pouvez encore conserver vos fonctions. Vous n’hésiterez pas à vous décider, si vous aimez la république. Vous êtes dans l’impuissance de faire le bien ; vous n’aurez jamais ni la confiance de vos collègues, ni celle du peuple, ni celle des représentants, sans laquelle vous ne pouvez faire exécuter les lois. Déjà, je le sais, grâce à la constitution, il existe dans le directoire une majorité qui jouit de la confiance du peuple et de celle de la représentation nationale. Qu’attendez-vous pour mettre l’unanimité de vœux et de principes entre les deux premières autorités de la république ? Vous n’avez plus même la confiance de ces vils flatteurs qui ont creusé votre tombeau politique. Terminez votre carrière par un acte de dévouement, que le bon cœur des républicains saura seul apprécier. »

Merlin et Larévellière, privés de l’appui du gouvernement par la sortie de Rewbell, la destitution de Treilhard et l’abandon de Barras, pressés par l’exigence des conseils et par des motifs patriotiques, cédèrent aux circonstances et se démirent de l’autorité directoriale. Cette victoire, que remportèrent les républicains et les modérés réunis, tourna au profit des uns et des autres. Les premiers introduisirent le général Moulins dans le directoire ; les seconds y firent entrer Roger-Ducos. La journée du 30 prairial (18 juin), qui désorganisa l’ancien gouvernement de l’an III, fut de la part des conseils la revanche du 18 fructidor et du 22 floréal contre le directoire. À cette époque, les deux grands pouvoirs de l’état avaient violé, chacun à son tour, la constitution : le directoire, en décimant la législature ; la législature, en expulsant le directoire. Cette forme de gouvernement, dont tous les partis avaient à se plaindre, ne pouvait avoir une existence prolongée.

Après le succès du 30 prairial, Sièyes travailla à détruire ce qui restait encore du gouvernement de l’an III, afin de rétablir sur un autre plan le régime légal. C’était un homme d’humeur et de système, mais qui avait un sentiment sûr des situations. Il rentrait dans la révolution à une époque singulière, avec le dessein de la fermer par une constitution définitive. Après avoir coopéré aux principaux changements de 1789, par sa motion du 17 juin, qui transforma les états-généraux en assemblée nationale, et par son plan d’organisation intérieure, qui substitua les départements aux provinces, il était demeuré passif et silencieux durant toute la période intermédiaire. Il avait attendu que le temps de la défense publique fit de nouveau place à celui de l’institution. Nommé, sous le directoire, à l’ambassade de Berlin, on lui attribuait le maintien de la neutralité de la Prusse. À son retour, il accepta les fonctions, jusque-là refusées, de directeur, parce que Rewbell sortit du gouvernement, et qu’il crut les partis assez fatigués pour entreprendre la pacification définitive et l’établissement de la liberté. C’est dans ce but qu’il s’appuya, au directoire, sur Roger-Ducos ; dans la législature, sur le conseil des anciens ; au dehors, sur la masse des hommes modérés et sur la classe moyenne, qui, après avoir voulu des lois comme une nouveauté, voulait du repos comme une nouveauté aussi. Ce parti cherchait un gouvernement fort et rassurant, qui n’eût ni passé, ni inimitiés, et qui pût dès lors satisfaire toutes les opinions et tous les intérêts. Comme ce qui s’était fait depuis le 14 juillet jusqu’au 9 thermidor par le peuple, de complicité avec une partie du gouvernement, se faisait depuis le 15 vendémiaire par les soldats. Sièyes avait besoin d’un général : il jeta les yeux sur Joubert, qui fut mis à la tête de l’armée des Alpes, afin qu’il gagnât, par des victoires et par la libération de l’Italie, une grande importance politique.

Cependant la constitution de l’an III était encore soutenue par les deux directeurs Gohier et Moulins, par le conseil des cinq-cents, et au dehors par le parti du Manége. Les républicains prononcés s’étaient réunis au club dans cette salle où avait siégé la première de nos assemblées. Le nouveau club, formé des débris de celui de Salm, avant le 18 fructidor ; de celui du Panthéon, au commencement du directoire ; et de l’ancienne société des Jacobins, professait avec exaltation les principes républicains, mais non les opinions démocratiques de la classe inférieure. Chacun des deux partis occupait aussi le ministère, qui avait été renouvelé en même temps que le directoire. Cambacérès avait la justice ; Quinette, l’intérieur ; Reinhard, placé là momentanément pendant l’interrègne ministériel de Talleyrand, les relations extérieures ; Robert Lindet, les finances ; Bourdon (de Vatry), la marine ; Bernadotte, la guerre ; Bourguignon, bientôt remplacé par Fouché (de Nantes), la police.

Cette fois, Barras était neutre entre les deux moitiés de la législature, du directoire et du ministère. Voyant que les choses allaient à un changement plus considérable que celui du 30 prairial, ex-noble, il crut que le dépérissement de la république entraînerait la restauration des Bourbons, et il traita avec le prétendant Louis XVIII. Il paraît qu’en négociant le rétablissement de la monarchie par son agent David Monnier, il ne s’oublia pas lui-même. Barras ne tenait à rien avec conviction, et se déclarait toujours pour le parti qui avait les plus grandes chances de victoire. Après avoir été montagnard démocrate, au 31 mai ; montagnard réactionnaire, au 9 thermidor ; directeur révolutionnaire contre les royalistes, au 18 fructidor ; directeur républicain extrême contre ses anciens collègues, au 30 prairial, il devenait aujourd’hui directeur royaliste contre le gouvernement de l’an III.

La faction déconcertée par le 18 fructidor et la paix du continent avait aussi repris courage. Les succès militaires de la nouvelle coalition, la loi de l’emprunt forcé, et celle des otages, qui forçait chaque famille d’émigrés de donner des garanties au gouvernement, avaient fait reprendre les armes aux royalistes du Midi et de l’Ouest. Ils reparaissaient par bandes, qui devenaient de jour en jour plus redoutables, et qui recommençaient la petite mais désastreuse guerre de la chouanerie. Ils attendaient l’arrivée des Russes, et croyaient à la restauration prochaine de la monarchie. Ce moment était celui d’une nouvelle candidature pour tous les partis. Chacun d’eux aspirait à l’héritage de la constitution agonisante, comme on l’avait vu à la fin de la session conventionnelle. En France, on est averti, par une sorte d’odorat politique, qu’un gouvernement se meurt, et tous les partis vont à la curée.

Heureusement pour la république, la guerre changea de face sur les deux principales frontières du haut et du bas Rhin. Les alliés, après avoir acquis l’Italie, voulurent pénétrer en France par la Suisse et par la Hollande ; mais les généraux Masséna et Brune arrêtèrent leur marche jusque-là victorieuse. Masséna s’avança contre Korsakof et Souvarow. Pendant douze jours de grandes combinaisons et de victoires consécutives, courant tour à tour de Constance à Zurich, il repoussa les efforts des Russes, les força à la retraite, et désorganisa la coalition. Brune battit aussi le duc d’York en Hollande, l’obligea de remonter sur ses vaisseaux, et de renoncer à sa tentative d’invasion. L’armée d’Italie seule avait été moins heureuse. Elle avait perdu son général, Joubert, tué à la bataille de Novi, en chargeant lui-même les Austro-Russes. Mais cette frontière, qui était fort éloignée du centre des événements, ne fut point entamée malgré la défaite de Novi, et Championnet la défendit habilement. Elle devait être bientôt dépassée par les troupes républicaines, qui, après avoir été un moment battues à chaque reprise d’armes, reprenaient leur supériorité et recommençaient leurs victoires. L’Europe, en donnant par ses attaques répétées plus d’exercice à la puissance militaire, la rendait chaque fois plus envahissante.

Mais au dedans rien n’était changé. Les divisions, le mécontentement et le malaise étaient les mêmes. La lutte s’était prononcée davantage entre les républicains modérés et les républicains extrêmes. Sièyes poursuivit ses projets contre ces derniers. Il s’éleva au Champ-de-Mars, dans l’anniversaire du 10 août, contre les Jacobins. Lucien Bonaparte, qui avait beaucoup de crédit dans les cinq-cents, par son caractère, ses talents et l’importance militaire du conquérant de l’Italie et de l’Égypte, fit dans cette assemblée un tableau effrayant de la terreur, et dit que la France était menacée de son retour. À peu près dans ce temps, Sièyes fit destituer Bernadotte ; et Fouché ferma, d’accord avec lui, la réunion du Manége. La masse, à laquelle il suffit de présenter le fantôme du passé pour lui inspirer l’épouvante, se rangea du côté des modérés, dans la crainte de la terreur ; et les républicains extrêmes, ayant voulu faire déclarer la patrie en danger, comme à la fin de la législative, ne purent pas y réussir. Mais Sièyes, après avoir perdu Joubert, cherchait un général qui pût entrer dans ses desseins, et qui protégeât la république sans en devenir l’oppresseur. Hoche était mort depuis plus d’un an ; Moreau avait laissé planer des soupçons sur lui par sa conduite équivoque envers le directoire avant le 18 fructidor et par la dénonciation subite de son ancien ami Pichegru, dont il avait caché la trahison pendant une année ; Masséna n’était point un général politique ; Bernadotte et Jourdan étaient dévoués au parti du Manége : Sièyes se trouvait dans cette pénurie, et ajournait son coup d’état, faute d’un homme.

Bonaparte avait appris en Orient, par son frère Lucien et quelques autres amis, l’état des affaires en France et le déclin du gouvernement directorial. Son expédition avait été brillante, mais sans résultat. Après avoir battu les Mameloucks, et ruiné leur domination dans la basse et dans la haute Égypte, il s’était avancé en Syrie ; mais le mauvais succès du siége de Saint-Jean-d’Acre l’avait contraint de retourner dans sa première conquête. C’est là qu’après avoir défait une armée ottomane sur le rivage d’Aboukir, si fatal une année auparavant à la flotte française, il se décida à quitter cette terre de déportation et de renommée, pour faire servir à son élévation la nouvelle crise de la France. Il laissa le général Kléber pour commander l’armée d’Orient, et traversa, sur une frégate, la Méditerranée couverte de vaisseaux anglais. Il débarqua à Fréjus le 17 vendémiaire an VIII (9 octobre 1799), dix-neuf jours après la bataille de Berghen, remportée par Brune sur les Anglo-Russes du duc d’York, et quatorze jours après celle de Zurich, remportée par Masséna sur les Austro-Russes de Korsakof et de Souvarow. Il parcourut la France, des côtes de la Méditerranée à Paris, en triomphateur. Son expédition, presque fabuleuse, avait surpris et occupé les imaginations, et avait encore ajouté à sa renommée, déjà si grande par la conquête de l’Italie. Ces deux entreprises l’avaient mis hors de ligne avec les autres généraux de la république. L’éloignement du théâtre sur lequel il avait combattu lui avait permis de commencer sa carrière d’indépendance et d’autorité. Général victorieux, négociateur avoué et obéi, créateur de républiques, il avait traité tous les intérêts avec adresse, toutes les croyances avec modération. Préparant de loin ses destinées ambitieuses, il ne s’était fait l’homme d’aucun système, et il les avait tous ménagés pour s’élever de leur consentement. Il avait entretenu cette pensée d’usurpation dès ses victoires d’Italie. Au 18 fructidor, si le directoire avait été vaincu par les conseils, il se proposait de marcher contre ces derniers avec son armée, et de saisir le protectorat de la république. Après le 18 fructidor, voyant le directoire trop puissant et l’inaction continentale trop dangereuse pour lui, il accepta l’expédition d’Égypte, afin de ne pas déchoir et de n’être pas oublié. À la nouvelle de la désorganisation du directoire, au 30 prairial, il se rendit en toute hâte sur le lieu des événements.

Son arrivée excita l’enthousiasme de la masse modérée de la nation ; il reçut des félicitations générales, et il fut aux enchères des partis, qui voulurent tous le gagner. Les généraux, les directeurs, les députés, les républicains même du Manége, le virent et le sondèrent. On lui donna des fêtes et des repas ; il se montrait grave, simple, peu empressé et observateur ; il avait déjà une familiarité supérieure et des habitudes involontaires de commandement. Malgré son défaut d’empressement et d’ouverture, il avait un air assuré, et on apercevait en lui une arrière-pensée de conspiration. Sans le dire, il le laissait deviner, parce qu’il faut toujours qu’une chose soit attendue pour qu’elle se fasse. Il ne pouvait pas s’appuyer sur les républicains du Manége, qui ne voulaient ni d’un coup d’état, ni d’un dictateur ; et Sièyes craignait avec raison qu’il ne fût trop ambitieux pour entrer dans ses vues constitutionnelles : aussi Sièyes hésita-t-il à s’aboucher avec lui. Mais enfin, pressés par des amis communs, ils se virent et se concertèrent. Le 15 brumaire, ils arrêtèrent leur plan d’attaque contre la constitution de l’an III. Sièyes se chargea de préparer les conseils par les commissions des inspecteurs, qui avaient en lui une confiance illimitée. Bonaparte dut gagner les généraux et les divers corps de troupes qui se trouvaient à Paris, et qui montraient beaucoup d’enthousiasme et de dévouement pour sa personne. On convint de convoquer, d’une manière extraordinaire, les membres les plus modérés des conseils ; de peindre aux anciens les dangers publics ; de leur demander, en leur présentant l’imminence du jacobinisme, la translation du corps législatif à Saint-Cloud, et la nomination du général Bonaparte au commandement de la force armée, comme le seul homme qui pût sauver la patrie ; d’obtenir ensuite, au moyen du nouveau pouvoir militaire, la désorganisation du directoire et la dissolution momentanée du corps législatif. L’entreprise fut fixée au 18 brumaire (9 novembre), au matin.

Pendant ces trois jours, le secret fut fidèlement gardé. Barras, Moulins et Gohier, qui formaient la majorité du directoire, dont Gohier était alors président, auraient pu, en prenant l’avance sur les conjurés, comme au 18 fructidor, déjouer leur coup d’état. Mais ils croyaient à des espérances de leur part et non à des projets arrêtés. Le 18 au matin, les membres des anciens furent convoqués d’une manière inusitée par les inspecteurs ; ils se rendirent aux Tuileries, et entrèrent en séance vers les sept heures, sous la présidence de Lemercier. Cornudet, Lebrun et Fargues, trois des conjurés les plus influents dans le conseil, présentèrent le tableau le plus alarmant de la situation publique : ils assurèrent que les Jacobins venaient en foule à Paris de tous les départements ; qu’ils voulaient rétablir le gouvernement révolutionnaire, et que la terreur ravagerait de nouveau la république, si le conseil n’avait pas le courage et la sagesse d’en prévenir le retour. Un autre conjuré, Régnier (de la Meurthe), demanda aux anciens, déjà ébranlés, qu’en vertu du droit que leur conférait la constitution, ils transférassent le corps législatif à Saint-Cloud, et que Bonaparte, nommé par eux commandant de la 17e division militaire, fût chargé de la translation. Soit que le conseil entier fût complice de cette manœuvre, soit qu’il fût frappé d’une crainte réelle, d’après une convocation si précipitée et des discours si alarmants, il accorda tout ce que les conjurés demandèrent.

Bonaparte attendait avec impatience le résultat de cette délibération, dans sa maison, rue Chantereine : il était entouré de généraux, du commandant de la garde du directoire, Lefèvre, et de trois régiments de cavalerie qu’il devait passer en revue. Le décret du conseil des anciens, rendu à huit heures, lui fut apporté à huit heures et demie par un messager d’état. Il reçut les félicitations de tous ceux qui formaient son cortége : les officiers tirèrent leurs épées en signe de fidélité. Il se mit à leur tête, et ils marchèrent aux Tuileries ; il se rendit à la barre du conseil des anciens, prêta serment de fidélité, et nomma pour son lieutenant Lefèvre, chef de la garde directoriale.

Néanmoins ce n’était là qu’un commencement de succès. Bonaparte était chef du pouvoir armé ; mais le pouvoir exécutif du directoire et le pouvoir législatif des conseils existaient encore. Dans la lutte qui devait infailliblement s’établir, il n’était pas sûr que la grande et jusque-là victorieuse force de la révolution ne l’emportât point. Sièyes et Roger-Ducos se rendirent du Luxembourg au camp législatif et militaire des Tuileries, et donnèrent leur démission. Barras, Moulins et Gohier, avertis de leur côté, mais un peu tard, de ce qui se passait, voulurent user de leur pouvoir et s’assurer de leur garde ; mais celle-ci, ayant reçu par Bonaparte communication du décret des anciens, refusa de leur obéir. Barras, découragé, envoya sa démission et partit pour sa terre de Gros-Bois. Le directoire fut dissous de fait, et il y eut un antagoniste de moins dans la lutte. Les cinq-cents et Bonaparte restèrent seuls en présence.

Le décret du conseil des anciens et les proclamations de Bonaparte furent affichés sur les murs de Paris. On apercevait dans cette grande ville l’agitation qui accompagne les événements extraordinaires. Les républicains éprouvaient, non sans raison, de sérieuses alarmes pour la liberté. Mais lorsqu’ils témoignaient des craintes sur les desseins de Bonaparte, dans lequel ils voyaient un César ou un Cromwell, on leur répondait par ces paroles du général lui-même : Mauvais rôles, rôles usés, indignes d’un homme de sens, quand ils ne le seraient pas d’un homme de bien. Ce serait une pensée sacrilége que celle d’attenter au gouvernement représentatif dans le siècle des lumières et de la liberté. Il n’y aurait qu’un fou qui voulût de gaîté de cœur faire perdre la gageure de la république contre la royauté, après l’avoir soutenue avec quelque gloire et quelques périls. Cependant l’importance qu’il s’accordait dans ses proclamations était de mauvais augure. Il reprochait au directoire la situation de la France d’une manière tout à fait extraordinaire. « Qu’avez-vous fait, disait-il, de cette France que je vous ai laissée si brillante ? Je vous ai laissé la paix, j’ai retrouvé la guerre ; je vous ai laissé des victoires, j’ai retrouvé des revers ; je vous ai laissé les millions d’Italie, et j’ai trouvé partout des lois spoliatrices et la misère. Qu’avez-vous fait de cent mille Français que je connaissais, tous mes compagnons de gloire ? Ils sont morts... Cet état de choses ne peut durer ; avant trois ans, il nous mènerait au despotisme. » C’était la première fois, depuis dix années, qu’un homme rapportait tout à lui seul, qu’il demandait compte de la république comme de son propre bien. On est douloureusement surpris en voyant un nouveau venu de la révolution s’introduire dans l’héritage, si laborieusement acquis, de tout un peuple.

Le 19 brumaire, les membres des conseils se rendirent à Saint-Cloud. Sièyes et Roger-Ducos accompagnèrent Bonaparte sur ce nouveau champ de bataille ; ils étaient allés à Saint-Cloud dans l’intention de soutenir les desseins des conjurés. Sièyes, qui entendait la tactique des révolutions, voulait, pour assurer les événements, qu’on arrêtât provisoirement leurs chefs, et qu’on n’admît dans les conseils que la masse modérée ; mais Bonaparte s’y était refusé. Il n’était pas un homme de parti ; et n’ayant agi et vaincu jusque-là qu’avec des régiments, il croyait entraîner des conseils législatifs, comme une armée, par un mot d’ordre. La galerie de Mars avait été préparée pour les anciens ; l’Orangerie pour les cinq-cents. Une force armée considérable entourait le siége de la législature, comme la multitude, au 2 juin, entourait la convention. Les républicains, réunis en groupes dans les jardins, attendaient l’ouverture des séances ; ils étaient agités d’une généreuse indignation contre la brutalité militaire dont ils étaient menacés ; ils se communiquaient leurs projets de résistance. Le jeune général, suivi de quelques grenadiers, parcourait les cours et les appartements ; et, se livrant prématurément à son caractère, il disait, comme le vingtième roi d’une dynastie : Je ne veux plus de factions : il faut que cela finisse ; je n’en veux plus absolument. Vers deux heures après-midi, les conseils se réunirent dans leurs salles respectives au bruit des instruments, qui exécutaient la Marseillaise.

Dès que la séance est ouverte, Émile Gaudin, l’un des conjurés, monte à la tribune des cinq-cents. Il propose de remercier le conseil des anciens des mesures qu’il a prises, et de le faire expliquer sur le moyen de sauver la république. Cette motion devient le signal du plus violent tumulte : de tous les coins de la salle s’élèvent des cris contre Gaudin. Les députés républicains assiègent la tribune et le bureau que présidait Lucien Bonaparte. Les conjurés Cabanis, Boulay (de la Meurthe ), Chazal, Gaudin, Lucien, etc., pâlissent sur leurs bancs. Après une longue agitation, au milieu de laquelle personne ne peut se faire entendre, le calme se rétablit un moment, et Delbred propose de renouveler le serment à la constitution de l’an III. Aucune voix ne s’élevant contre cette motion, qui devenait capitale dans une pareille conjoncture, le serment est prêté avec une unanimité et un accent d’enthousiasme qui compromettent la conjuration.

Bonaparte, instruit de ce qui se passait aux cinq-cents, et placé dans l’extrême péril d’une destitution et d’une défaite, se présente au conseil des anciens. Il était perdu si ce dernier, qui penchait pour la conjuration, était entraîné par l’élan du conseil des jeunes. « Représentants du peuple, leur dit-il, vous n’êtes point dans des circonstances ordinaires ; vous êtes sur un volcan. Hier, j’étais tranquille, lorsque vous m’avez appelé pour me notifier le décret de translation, et me charger de l’exécuter. Aussitôt j’ai rassemblé mes camarades ; nous avons volé à votre secours. Eh bien ! aujourd’hui on m’abreuve de calomnies ! On parle de César, on parle de Cromwell, on parle de gouvernement militaire ! Si j’avais voulu opprimer la liberté de mon pays, je ne me serais point rendu aux ordres que vous m’avez donnés ; je n’aurais pas eu besoin de recevoir cette autorité de vos mains. Je vous le jure, représentants du peuple, la patrie n’a pas de plus zélé défenseur que moi ; mais c’est sur vous seuls que repose son salut. Il n’y a plus de gouvernement : quatre des directeurs ont donné leur démission ; le cinquième (Moulins) a été mis en surveillance pour sa sûreté ; le conseil des cinq-cents est divisé ; il ne reste que le conseil des anciens. Qu’il prenne des mesures ; qu’il parle ; me voilà pour exécuter. Sauvons la liberté, sauvons l’égalité. » Un membre républicain, Linglet, se leva alors et lui dit « Général, nous applaudissons à ce que vous dites : jurez donc avec nous obéissance à la constitution de l’an III, qui peut seule maintenir la république. » C’en était fait de lui, si cette proposition eût été accueillie comme aux cinq-cents. Elle surprit le conseil, et Bonaparte fut un instant déconcerté. Mais il reprit bientôt : « La constitution de l’an III, vous n’en avez plus. Vous l’avez violée au 18 fructidor ; vous l’avez violée au 22 floréal ; vous l’avez violée au 30 prairial. La constitution ! elle est invoquée par toutes les factions, et elle a été violée par toutes ; elle ne peut être pour nous un moyen de salut, parce qu’elle n’obtient plus le respect de personne ; la constitution violée, il faut un autre pacte, de nouvelles garanties. » Le conseil applaudit aux reproches que lui adressait Bonaparte, et il se leva en signe d’approbation.

Bonaparte, trompé par le succès facile de sa démarche auprès des anciens, croit que sa présence seule apaisera le conseil orageux des cinq-cents. Il s’y rend à la tête de quelques grenadiers, qu’il laisse à la porte, mais du côté intérieur de la salle, et il s’avance seul, le chapeau bas. À l’apparition des baïonnettes, tout le conseil se lève d’un mouvement subit. Les législateurs, croyant que son entrée est le signal de la violence militaire, poussent en même temps le cri de : Hors la loi ! à bas le dictateur ! Plusieurs membres s’élancent à sa rencontre ; et le républicain Bigonet, le saisissant par le bras : Que faites-vous ? lui dit-il, téméraire ! Retirez-vous ; vous violez le sanctuaire des lois. Bonaparte pâlit, se trouble, recule, et il est enlevé par les grenadiers qui lui avaient servi d’escorte.

Son éloignement ne fit point cesser la tumultueuse agitation du conseil. Tous les membres parlaient à la fois, tous proposaient des mesures de salut public et de défense. On accablait Lucien Bonaparte de reproches : celui-ci justifiait son frère, mais avec timidité. Il parvient, après de longs efforts, à monter à la tribune pour inviter le conseil à juger son frère avec moins de rigueur. Il assura qu’il n’avait aucun dessein contraire à la liberté ; il rappela ses services. Mais aussitôt plusieurs voix s’élevèrent et dirent : — Il vient d’en perdre tout le prix ; à bas le dictateur ! à bas les tyrans ! Le tumulte devint alors plus violent que jamais, et l'on demanda la mise hors la loi du général Bonaparte. — Quoi ! dit Lucien, vous voulez que je prononce la mise hors la loi contre mon frère ! — Oui ! oui ! le hors la loi, voilà pour les tyrans. On proposa et on fit mettre aux voix, au milieu de la confusion, que le conseil fût en permanence ; qu’il se rendit sur-le-champ dans son palais à Paris ; que les troupes rassemblées à Saint-Cloud fissent partie de la garde du corps législatif ; que le commandement en fut confié au général Bernadotte. Lucien, étourdi par toutes ces propositions et par la mise hors la loi, qu’il crut adoptée comme les autres, quitta le fauteuil, monta à la tribune, et dit, dans la plus grande agitation : « Puisque je n’ai pu me faire entendre dans cette enceinte, je dépose, avec un sentiment profond de dignité outragé, les marques de la magistrature populaire. » Il se dépouilla en même temps de sa toque, de son manteau et de son écharpe.

Cependant Bonaparte avait eu quelque peine, au sortir du conseil des cinq-cents, à se remettre de son trouble. Peu accoutumé aux scènes populaires, il était vivement ébranlé. Ses officiers l’entourèrent ; et Sièyes, qui avait plus d’habitude révolutionnaire, conseilla de ne point perdre de temps et d’employer la force. Le général Lefèbvre donna aussitôt l’ordre d’enlever Lucien du conseil. Un détachement entra dans la salle, se dirigea vers le fauteuil qu’occupait de nouveau Lucien, le prit dans ses rangs, et retourna avec lui au milieu des troupes. Dès que Lucien fut sorti, il monta à cheval à côté de son frère, et, quoique dépouillé de son caractère légal, il harangua les troupes comme président. De concert avec Bonaparte, il inventa la fable, si répétée depuis, des poignards levés sur le général dans le conseil des cinq-cents, et il s’écria : « Citoyens soldats, le président du conseil des cinq-cents vous déclare que l’immense majorité de ce conseil est dans ce moment sous la terreur de quelques représentants à stylets qui assiègent la tribune, présentent la mort à leurs collègues, et enlèvent les délibérations les plus affreuses !... Général, et vous, soldats, et vous tous, citoyens, vous ne reconnaîtrez pour législateurs de la France que ceux qui vont se rendre auprès de moi ! Quant à ceux qui resteraient dans l’Orangerie, que la force les expulse. Ces brigands ne sont plus représentants du peuple, mais les représentants du poignard. » Après cette furieuse provocation adressée aux troupes par un président conspirateur, qui, selon l’usage, calomniait ceux qu’il voulait proscrire, Bonaparte prit la parole. « Soldats, dit-il, je vous ai menés à la victoire ; puis-je compter sur vous ? — Oui ! oui ! vive le général ! — Soldats, on avait lieu de croire que le conseil des cinq-cents sauverait la patrie ; il se livre, au contraire, à des déchirements ; des agitateurs cherchent à le soulever contre moi ! Soldats, puis-je compter sur vous ? — Oui ! oui ! vive Bonaparte ! — Eh bien ! je vais les mettre à la raison. » Il donne aussitôt à quelques officiers supérieurs qui l’entouraient l’ordre de faire évacuer la salle des cinq-cents.

Le conseil, depuis le départ de Lucien, était en proie à une anxiété extrême et à la plus grande irrésolution. Quelques membres proposaient de sortir en masse et d’aller à Paris chercher abri au milieu du peuple. D’autres voulaient que la représentation nationale n’abandonnât point son poste et qu’elle y bravât les outrages de la force. Sur ces entrefaites, une troupe de grenadiers entre dans la salle, y pénètre lentement, et l’officier qui la commandait notifie au conseil l’ordre de se disperser. Le député Prudhon rappelle l’officier et ses soldats au respect des élus du peuple ; le général Jourdan leur fait envisager aussi l’énormité d’un pareil attentat. Cette troupe reste un moment indécise, mais un renfort entre en colonne serrée. Le général Leclerc s’écrie : « Au nom du général Bonaparte, le corps législatif est dissous ; que les bons citoyens se retirent. Grenadiers, en avant ! » Des cris d’indignation s’élèvent de tous les bancs de la salle, mais ils sont étouffés par le bruit des tambours. Les grenadiers s’avancent dans toute la largeur de l’Orangerie, avec lenteur et en présentant la baïonnette. Ils chassent ainsi devant eux les législateurs, qui font entendre encore en sortant le cri de vive la république ! À cinq heures et demie, le 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), il n’y eut plus de représentation.

Ainsi fut consommée cette violation de la loi, ce coup d’état contre la liberté. La force commença sa domination. Le 18 brumaire fut le 31 mai de l’armée contre la représentation, si ce n’est qu’il ne fut pas dirigé contre un parti, mais contre la puissance populaire. Mais il est juste pourtant de distinguer le 18 brumaire de ses suites. On pouvait croire alors que l’armée n’était qu’un auxiliaire de la révolution, comme au 13 vendémiaire, comme au 18 fructidor, et que ce changement indispensable ne tournerait pas au profit d’un homme, d’un homme seul, qui changerait bientôt la France en un régiment, et qui ne ferait entendre dans le monde, jusque-là agité par une si grande commotion morale, que les pas de son armée et le bruit de sa volonté.