Mignet - Histoire de la Révolution française, 1838/7/2

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CHAPITRE II.

DEPUIS LA CAPITULATION DE PARIS ET LA RENTRÉE DE LOUIS XVIII DANS LA CAPITALE JUSQU’À LA CHUTE DU MINISTÈRE DECAZES.

Proclamation de Louis XVIII. — Convention de Saint-Cloud. — Capitulation de Paris. — Rentrée de Louis XVIII à Paris. — Proscriptions. — Spoliation des musées. — Licenciement de l’armée de la Loire. — Composition des chambres. — Pairie héréditaire. — Élections. — Coup d’œil sur les partis. — Premier ministère du duc de Richelieu. — Traité de Paris. — Troubles et massacres dans le Midi. — Actes de la chambre. — Condamnations et supplices. — Ordonnances du 5 septembre. — Concordat. — Loi électorale. — Loi du recrutement. — La presse. — Congrès d’Aix-la-Chapelle. — Évacuation du territoire par les armées étrangères. — Ministère Dessolles. — État de la France et des partis. — Élections. — Ministère Decazes. — Assassinat du duc de Berry. — Second ministère de M. de Richelieu. — Situation de l’Europe. — Révolution espagnole. — Révolution de Portugal. — Situation de l’Italie. — Révolution napolitaine. — L’Allemagne. — L’Angleterre. — La Grèce.

Les armées alliées ouvraient, pour la seconde fois, la France aux Bourbons. Louis XVIII, dans une proclamation du 28 juin 1815, datée de Cambrai, disait : « J’accours pour ramener mes sujets égarés, pour adoucir les maux que j’avais voulu prévenir, pour me placer une seconde fois entre les armées alliées et les Français, dans l’espoir que les égards dont je pense être l’objet tourneront à leur salut.... Je promets, moi qui n’ai jamais promis en vain, de pardonner aux Français égarés tout ce qui s’est passé depuis le jour où j’ai quitté Lille, au milieu de tant de larmes, jusqu’au jour où je suis rentré dans Cambrai, au milieu de tant d’acclamations. Mais le sang de mes enfants a coulé par une trahison dont les annales du monde n’offrent pas d’exemple ; les auteurs de cette trame horrible seront désignés par les chambres à la vengeance des lois. »

Louis XVIII cependant n’avait point encore été proclamé dans la capitale : l’armée française, forte de cent vingt mille hommes et de cinq cents pièces de canon, campait sous les murs de Paris, et la chambre des représentants continuait, au bruit des armes, à discuter d’abstraites théories et à établir des garanties pour les droits de la nation. Les Anglais et les Prussiens s’étaient témérairement avancés, laissant derrière eux une triple ligne de places fortes ; la victoire pouvait encore être disputée : frappés toutefois de l’horrible destin auquel un nouveau revers livrerait la capitale de la France, les chefs du gouvernement et de l’armée, Fouché, duc d’Otrante, et Davoust, prince d’Eckmuhl, signèrent le 3 juillet à Saint-Cloud, avec le duc de Wellington et Blucher, commandants des forces anglaises et prussiennes, une convention militaire par laquelle il fut dit : « Que l’armée française évacuerait Paris et se porterait derrière la Loire ; que les propriétés publiques et particulières seraient respectées, et que les individus, présents dans la ville à l’époque de la capitulation, ne pourraient être inquiétés ni recherchés en rien relativement à leur conduite et à leurs opinions politiques. » Le 8 juillet, le roi fit son entrée à Paris : M. de Talleyrand fut nommé président du nouveau ministère, et le régicide Fouché, qui, ministre de Napoléon, avait activement coopéré au retour de Louis XVIII, obtint pour récompense l’entrée au conseil du roi et le portefeuille de la police. Deux listes de proscrits furent aussitôt dressées : par l’une, dix-neuf généraux ou officiers étaient traduits devant un conseil de guerre ; l’autre renfermait trente-neuf noms ; ceux qu’elle désignait devaient attendre, sous la surveillance de la haute police, que les chambres eussent statué sur leur sort : Carnot était de ce nombre, et ce fut Fouché qui signa les ordonnances de proscription.

Les troupes alliées avaient précédé le roi dans la capitale, et leur contenance irritée donnait à entendre qu’elles croyaient y être entrées bien moins en vertu d’un traité que par le droit du vainqueur, et, dès les premiers jours, chacun put apprécier les maux affreux que cette seconde invasion attirait sur la France. Les Prussiens surtout regardaient d’un air farouche les monuments, trophées de nos victoires ; il fallut la noble résistance de Louis XVIII pour préserver le pont d’Iéna de leur vengeance brutale : insultant au deuil et au ressentiment public, un insolent ordre du jour du général prussien Muffling, gouverneur de Paris, ordonna aux sentinelles de faire feu sur quiconque les braverait de la parole, du geste ou du regard. M. Decazes, préfet de police, fit déchirer l’ordre barbare, et cet acte de courage devint en partie la source de sa haute fortune. Au mépris de la capitulation, nos musées furent dévastés ; chaque état de l’Europe, chaque ville réclama les tableaux et les statues dont nos triomphes les avaient dépouillés, et Paris vit avec stupeur une soldatesque sauvage saisir tant de chefs-d’œuvre payés de notre sang : un jeune poëte, qui s’annonçait avec éclat, fut alors l’éloquent interprète des douleurs de la France[1].

L’héroïque armée de la Loire était, pour les étrangers, un objet continuel de terreur ; ils exigèrent son licenciement immédiat. Elle abaissa ses aigles et déposa les armes à la voix du maréchal Macdonald, et aucun désordre n’accompagna son retour dans ses foyers. Gouvion Saint-Cyr, ministre de la guerre, songea dès lors à créer une armée nouvelle, et l’organisation de la garde royale remonte à cette époque.

La composition des chambres subit d’importantes modifications : plusieurs pairs de la première restauration, qui avaient siégé pendant les cent jours, furent éliminés ; le roi en nomma quatre-vingt-douze nouveaux, et rendit, le 20 août 1815, la pairie héréditaire. Les élections des députés se firent d’après d’anciennes listes électorales complétées au choix des préfets : un grand nombre d’anciens chevaliers de Saint-Louis furent arbitrairement désignés pour électeurs, et transmirent à la chambre nouvelle l’esprit de réaction aveugle et violente dont ils étaient eux-mêmes animés. La plupart des membres élus appartinrent en effet à l’opinion dite ultra-royaliste, et arrivèrent à la chambre, non seulement avec les idées les plus hostiles à la révolution, mais encore avec la soif de la vengeance et la confiance trop souvent téméraire que donne la victoire après une humiliante défaite.

C’est alors que se manifestèrent avec force les difficultés inextricables au milieu desquelles le gouvernement de la restauration se trouvait nécessairement engagé. En condamnant la chambre vindicative et réactionnaire de 1815, il ne faut pas cependant confondre avec la masse des hommes passionnés qui formèrent sa majorité, les esprits supérieurs qui cherchèrent, en la pénétrant de leurs doctrines, à donner à la France une organisation puisée dans des principes élevés, mais qui avaient cessé d’être en harmonie avec les mœurs, les lumières et les intérêts nationaux. Des hommes d’un beau caractère et d’un grand talent, tels que MM. de Bonald, Bergasse et Montlosier, figuraient à la tête de l’école royaliste et formulaient dans leurs écrits l’opinion dominante de la majorité de la chambre. Cette école cherchait la base de son système politique dans les faits consacrés par le temps plus que dans les droits. « Suivant elle, dit avec raison un écrivain à convictions généreuses et profondes, le libre arbitre des peuples ne doit s’exercer que dans une sphère limitée par un principe antérieur, qui ne tire point sa force de la vérité philosophique, mais d’un fait primitif, formant la base essentielle d’après laquelle l’état s’est développé ; il s’ensuit qu’à ses yeux un assentiment unanime ne légitimerait pas une révolution qui ne tiendrait suffisamment compte de tous les éléments constitutifs de l’histoire d’un peuple. Sous ce rapport, la liberté constitutionnelle est odieuse aux royalistes ; mais ils se complaisent à mettre, en regard de cette liberté, les vieilles franchises de la nation, des cités, des communes : celles-ci résultent en effet de concessions, d’octroi ou de conquête ; elles tirent leur source de l’histoire et non du droit, des faits et non des théories, et sont affectionnées des chefs de l’école royaliste, qui voudraient les étendre, en faire revivre le goût et le souvenir[2]. » L’école libérale, au contraire, considère la liberté comme un droit inhérent à la nature humaine, et s’annonce comme donnant à ses théories pour base la raison, l’intérêt public, et la volonté générale. La première de ces deux écoles a surtout pour objet, lors même qu’elle invoque les libertés de la nation, d’étendre l’influence de l’aristocratie ; la seconde se propose, en restreignant cette influence dans d’étroites limites, de faire participer le plus grand nombre possible à l’exercice des droits politiques : de là répulsion naturelle et invincible entre les opinions fondamentales des royalistes et celles des libéraux, et peut-être était-il impossible qu’un ordre de choses stable se consolidât en France sous une dynastie liée par ses antécédents, par ses affections, par la reconnaissance même, aux hommes qui voulaient reconstruire l’avenir avec le passé, tandis que la nation, que cette dynastie gouvernait, repoussait leurs principes et adoptait presque tout entière le régime défendu et fondé par leurs adversaires. La lutte entre les hommes les plus violents des deux partis dura quinze ans et commença en 1815 : tous profitèrent de ce qui était obscur et mal défini dans la charte, les uns pour la détruire, les autres pour obtenir plus qu’elle ne promettait. Les royalistes eurent d’abord l’avantage. Il était impossible que le ministère Talleyrand se maintînt devant une chambre telle que les ressentiments suscités par les cent jours l’avaient composée, et le duc de Richelieu eut ordre de former un nouveau cabinet. Cet homme d’état, ami de l’empereur Alexandre, et dont la vie s’était presque toute écoulée à l’étranger, avait acquis dans son gouvernement d’Odessa une grande réputation administrative : il connaissait peu la France et le mode d’action propre au gouvernement représentatif ; mais il suppléa souvent à ce qui lui manquait en lumières par les inspirations d’une âme droite et généreuse. Il hâta la conclusion du traité qui précisait enfin les charges et les sacrifices imposés par les alliés à la France. Leurs demandes furent réduites à cinq points : 1° la cession du territoire comprenant les places de Philippeville, Mariembourg, Sar-Louis et Landau ; 2° la démolition des fortifications d’Huningue ; 3° le paiement d’une indemnité de sept cents millions, sans préjudice des créances dues par le gouvernement français envers les particuliers de tous les états de l’Europe ; 4° la restitution du département du Mont-Blanc au roi de Sardaigne ; 5° l’occupation, pendant trois ou cinq ans, à la volonté des alliés, d’une ligne le long des frontières, par une armée de cent cinquante mille hommes entretenue aux frais de la France. Ce douloureux traité fut signé le 20 novembre 1815.

L’insolente tyrannie et les cruelles exigences d’un million d’étrangers ne sont pas les seuls maux que la France eut à souffrir par suite des événements désastreux des cent jours. Plusieurs départements du Midi furent longtemps en proie à la guerre civile et à une sanglante anarchie ; d’horribles assassinats y signalèrent cette époque fatale : après la journée de Waterloo, des compagnies franches assaillirent Marseille, s’y livrèrent à de furieux excès, et massacrèrent un corps de mameluks qui tenait garnison dans ses murs ; une populace féroce égorgea le maréchal Brune à Avignon ; le brave général Ramel périt assassiné à Toulouse : dans le département du Gard, la réaction royaliste se manifesta sous l’apparence du fanatisme religieux ; à Nîmes, à Uzès et autres lieux, des assassins parcoururent les rues en plein jour, au cri de Meurent les protestants ! Des monstres, conduits par un Trestaillon, un Truphémi, un Graffan, renouvellent les horreurs du 2 septembre ; ils massacrent les calvinistes jusque dans les prisons, avec les raffinements de la plus horrible barbarie, outragent leurs femmes, brûlent leurs maisons et leurs temples ; et ces atrocités sont impunies ! elles se commettent à la vue des autorités locales qui laissent faire ; le gouvernement, impuissant à les prévenir, garde longtemps le silence, et la chambre de 1815 se voue à la flétrissure en rappelant à l’ordre, avec des transports frénétiques, le député d’ Argenson, qui demande une enquête sur ces mêmes horreurs. Le cri de la justice et de l’humanité partit de la tribune étrangère : l’illustre Brougham invoqua, en faveur des protestants de France, l’intervention de son gouvernement, et le parlement anglais s’émut aux accents de sa voix indignée : il fallut, en divers lieux, que les baïonnettes autrichiennes intervinssent entre les victimes et leurs bourreaux : à Nîmes, le général Lagarde fut assassiné par des furieux dont il voulait contenir la rage, et un prince de la famille royale, le duc d’Angoulême, accourut deux fois dans cette ville désolée, avant que sa conduite ferme et prudente eût réussi à arrêter l’effusion du sang.

La session était ouverte depuis le 7 octobre, et la chambre des députés, qualifiés du nom d’introuvables, donnait un libre essor à ses passions violentes et réactionnaires. En face de l’immense majorité de cette chambre, conduite par MM. de Villèle, Corbière et la Bourdonnaye, se présentaient, à la tête d’une minorité de soixante membres, MM. de Serres, Royer-Collard et Pasquier : ils n’opposèrent qu’une éloquence courageuse et impuissante à la plupart des actes de cette session trop mémorable. La chambre avait hâte de voter des lois exceptionnelles : elles furent accueillies, aussitôt que présentées : l’une suspendait la liberté individuelle, une autre punissait de la déportation les cris séditieux, une troisième établissait la censure des écrits périodiques ; des cours prévôtales furent instituées sans appel ; enfin, dans la discussion d’une loi d’amnistie, MM. de la Bourdonnaye et Duplessis-Grénédan proposèrent de former diverses catégories de coupables, qui pouvaient arbitrairement s’étendre à plusieurs milliers de Français. La commission chargée de faire son rapport sur la loi d’amnistie admit le projet des catégories, ainsi que celui qui rétablissait la confiscation, pour acquitter les contributions de guerre imposées par les alliés : elle proposa en outre, par l’organe de M. de Corbière, son rapporteur, d’exclure les régicides de l’amnistie. Les deux premiers projets furent repoussés à une très faible majorité, la chambre accueillit le dernier, en condamnant au bannissement perpétuel les régicides, signataires de l’acte additionnel, ou employés par le gouvernement des cent jours. Cette mesure atteignait Fouché lui-même, alors ambassadeur à Dresde, et qui mourut en exil. Sous l’influence vindicative de la majorité, l’Institut fut mutilé ; M. de Vaublanc, ministre de l’intérieur, en expulsa plusieurs membres d’un mérite éminent, et entre autres, l’auteur de Marius et celui des Deux Gendres, MM. Arnauld et Étienne. Déjà les effets des actes violents de la chambre s’étaient manifestés par des supplices : le fougueux et imprudent Labédoyère, jugé par commission, fut la première victime : après lui, Ney, le brave des braves, invoque en vain devant la chambre des pairs le bénéfice de la capitulation de Saint-Cloud, il est condamné à mort et exécuté ; les frères Faucher, tous deux généraux, inséparables dans la mort comme dans la vie, sont fusillés à Bordeaux ; les généraux Mouton-Duvernet et Chartrand souffrent le même supplice ; le général Bonnaire, plus malheureux encore, subit une dégradation flétrissante ; Lefèvre-Desnouettes, les deux frères Lallemand, Rigaud et Savary, sont condamnés à mort par contumace ; Lavalette, prisonnier, échappe seul à la peine capitale, par le dévouement de sa femme et de trois Anglais généreux, qui favorisent son évasion ; la chambre des députés éclate à cette nouvelle en menaces furieuses contre les ministres, qu’elle rend responsables de l’événement ; d’autres victimes lui sont offertes en holocauste. Des scènes d’horreur épouvantent Grenoble : un homme obscur, nommé Didier, embauche une troupe de paysans, qui savent à peine où il les conduit ; ils sont la plupart ivres et mal armés ; Didier, à leur tête, essaie un coup de main sur Grenoble, le général Donnadieu déjoue ce mouvement insensé ; aussitôt, par son ordre, des colonnes mobiles parcourent les campagnes, où elles sèment la désolation et la terreur : les prisonniers sont jugés en masse par une cour prévôtale, et exterminés. Dans le Gard, la cour d’assises acquitte l’assassin du général Lagarde, Trestaillon et ses complices, tandis que les conseils de guerre fulminent des arrêts de mort contre les protestants soupçonnés de bonapartisme. La chambre, au milieu de tant de sang, marchait à son but, qui était :

1° Le rétablissement de la royauté légitime sur ses antiques bases ; 2° la formation d’administrations locales, indépendantes, organisées de manière à laisser place aux influences territoriales et ecclésiastiques ; 3° la création légale d’une puissante aristocratie territoriale ; 4° la constitution politique et financière du clergé de France.

Louis XVIII avait annoncé, à son retour de Gand que treize articles de la charte seraient soumis à une révision ; il devenait évident que la chambre allait s’autoriser de cette parole royale pour anéantir la charte tout entière. M. le comte d’Artois et ses amis du pavillon Marsan, qui accusaient le gouvernement du roi d’une conduite trop libérale en 1814, et qui imputaient à ce prétendu libéralisme la catastrophe des cent jours, dirigeaient la chambre de 1815 dans sa marche violente et rétrograde. Déjà, par l’établissement d’une congrégation religieuse, dont les ramifications s’étendaient en province, Monsieur dominait les consciences ambitieuses ou dévotes : à cette première et habile organisation il joignit celle non moins puissante de la garde nationale ; tous les inspecteurs de ce corps immense, tous les officiers étaient à sa nomination ; il les choisit la plupart dans le parti royaliste exalté, et exerça ainsi un double pouvoir de surveillance et d’action. La France se trouvait enlacée sous le réseau d’une faction hostile à ses institutions, et dont les intérêts et les vœux combattaient les siens : la monarchie représentative était en péril, et plus l’influence de ce pouvoir anti-national gagnait en force et en durée, plus on devait craindre que la réaction fût terrible.

C’est alors qu’écoutant les suggestions de sa propre raison, et les énergiques conseils des ministres Richelieu, Decazes et Laîné, Louis XVIII fit paraître la célèbre ordonnance du 5 septembre 1816, qui dissolvait la chambre des députés, fixait, d’après le texte de la constitution, le nombre des membres de la nouvelle chambre à deux cent soixante, et déclarait qu’aucun article de la charte ne serait révisé. Cette ordonnance fut un coup de foudre pour le parti royaliste. Il la reçut en frémissant d’indignation et de colère. M. de Chateaubriand, l’homme le plus éloquent et le plus éclairé de ce parti, le seul peut-être qui, en s’appuyant sur la légitimité, comme fondement de l’ordre social, voulût alors avec sincérité le maintien de la constitution, protesta au nom de tous les siens, et répondit à l’ordonnance de septembre par la Monarchie suivant la charte, ouvrage qui retentit en Europe et fit disgracier son auteur. Le commandement de la garde nationale fut retiré au comte d’Artois, et le résultat des nouvelles élections répondit à l’espoir du ministère.

Cependant les malheurs de la patrie étaient au comble : tyrannisée par cent cinquante mille étrangers qui, disséminés dans ses forteresses, l’accablaient de charges ruineuses, agitée par les factions intérieures, la France eut encore à gémir des horreurs de la disette ; les pluies continuelles de 1816 inondèrent les campagnes, détruisirent l’espoir des récoltes, et répandirent dans le bétail le fléau des épizooties. Tant de calamités n’étouffèrent point l’explosion des haines politiques, et, dans l’année 1817, les dernières scènes tragiques de Grenoble se reproduisirent à Lyon, avec le même caractère d’absurdité dans l’exécution du complot et de barbarie dans le châtiment.

Un nouveau concordat avait été signé à Rome par les soins de M. de Blacas, ambassadeur auprès du souverain pontife. Ce traité, onéreux pour la France à plus d’un titre, étendait considérablement le nombre des évêchés, fixé à cinquante par le concordat de Napoléon. Un projet de loi, présenté à ce sujet aux chambres, fut rejeté, et le roi limita le nombre des évêques à celui des départements.

L’acte législatif le plus important de cette année fut la loi électorale, qui, pour la première fois depuis la restauration, permit de suivre une voie légale dans la nomination des députés. Elle établit l’élection directe, fixa le cens des électeurs à trois cents francs d’imposition, et celui des éligibles à mille francs ; la chambre devait se renouveler par cinquièmes, et il n’y avait qu’un collège par département : cette loi, proposée par le ministère, fut adoptée à la suite d’orageux débats : elle était la plus grande concession qu’eussent encore faite les Bourbons à l’esprit constitutionnel, et ses résultats prouvèrent les difficultés extrêmes du terrain où se trouvait placée la dynastie régnante. D’autres lois d’une haute importance furent rendues l’année suivante. La France n’avait qu’un simulacre d’armée ; les engagements volontaires remplissaient mal le vide de nos légions, et il était urgent, en présence des étrangers, de rétablir sur un pied respectable les forces militaires du royaume. C’est dans ce but qu’en 1818 le maréchal Gouvion Saint-Cyr, ministre de la guerre, proposa la loi du recrutement : elle rétablissait, dans quelques-unes de ses dispositions, la conscription de l’empire ; le roi, malgré les répugnances de sa cour, renonçait par elle à une partie de ses prérogatives, et faisait une large part à l’ancienneté, dans la nomination aux grades : cette loi était contraire à l’article de la charte qui abolissait la conscription dans le royaume ; son utilité généralement sentie fit décider son adoption. La liberté individuelle cessa d’être suspendue, mais la presse périodique fut encore soumise à la censure : à la faveur d’un artifice, qui enleva le caractère de périodicité à plusieurs journaux, de brillants talents soutinrent presque sans entraves une lutte passionnée. L’opinion libérale et l’opinion royaliste eurent pour principaux organes, l’une la Minerve, et l’autre, le Conservateur. La verve de MM. Benjamin Constant, Jay, Étienne et de Jouy assura l’immense succès du premier de ces recueils ; le second fut redevable de sa vogue prodigieuse à la plume de MM. de Châteaubriand, La Mennais et Fiévée. Une considération puissante tendait à justifier les craintes qu’inspirait à cette époque au ministère la liberté de la presse. Les armées alliées occupaient le royaume, et il fallait les convaincre que leur appui n’était plus nécessaire aux Bourbons. Le calme apparent de la France pouvait seul amener la prompte libération de son territoire. Cet heureux événement marqua le cours de l’année 1818, et le duc de Richelieu eut la gloire d’y attacher son nom ; ce fut surtout grâce à son heureux ascendant sur l’empereur Alexandre que les souverains, alors assemblés au congrès d’Aix-la-Chapelle, consentirent à faire évacuer nos places et à rappeler leurs armées : quinze millions de rentes inscrites sur le grand-livre achevèrent de liquider envers l’étranger la dette de la France. Le duc de Richelieu donna presque aussitôt après sa démission, reculant devant les noms populaires de Benjamin Constant, de Manuel et de Lafayette, récemment sortis de l’urne électorale. Pour prix des services qu’il venait de rendre à la patrie, les chambres votèrent en sa faveur un don de cinquante mille livres de rente : Richelieu était sans fortune, et n’accepta point pour lui-même cette magnifique récompense. Il exerça le pouvoir dans un temps difficile, et la force impérieuse des circonstances comprima souvent ses généreuses dispositions ; il laissa, en quittant les affaires, la réputation d’un homme de bien et d’honneur ; mais l’insistance avec laquelle il demanda le sang du maréchal Ney, et poursuivit plusieurs autres proscrits, est un sujet de reproche pour sa mémoire. Alarmé du résultat des dernières élections, presque toutes libérales, il voulait que le ministère se rapprochât du centre droit[3] de la chambre, et désirait que la loi électorale fût modifiée : ses vœux à cet égard n’étaient point partagés par son jeune collègue, M. Decazes, alors en haute faveur auprès de Louis XVIII.

Plusieurs membres du cabinet se retiraient avec M. de Richelieu, et, d’après l’indication de M. Decazes, le roi nomma le général Dessolles président du conseil : M. de Serres reçut les sceaux, le maréchal Gouvion Saint-Cyr conserva le portefeuille de la guerre, M. Decazes obtint celui de l’intérieur, et fut véritablement l’âme et le directeur du nouveau ministère. Par suite des élections de 1817 et 1818, la majorité de la chambre des députés appartenait à l’opinion libérale ; il était à craindre que toute harmonie ne cessât entre elle et la chambre des pairs, qui demandait la réforme de la loi d’élection : il était urgent ou de dissoudre la première, ou d’ajouter à la seconde par de nouveaux choix. M. Decazes préféra ce dernier parti, et une ordonnance royale créa soixante-douze nouveaux pairs, choisis en grande partie parmi les hommes marquants de l’empire. Cette promotion, qui assurait la marche constitutionnelle du gouvernement, excita de violentes clameurs dans le parti royaliste. Le ministère n’en tint compte, et suivit quelque temps avec franchise et grande habileté la direction qu’il s’était tracée.

Déjà la France s’était honorée en abolissant la traite des noirs et l’odieux droit d’aubaine ; elle conquit, en 1819, la liberté de la presse périodique : le calme commençait à se rétablir à l’intérieur, l’étranger ne foulait plus notre sol. Le commerce, l’industrie, prenaient un prodigieux essor ; l’agriculture était florissante ; l’enseignement mutuel faisait des progrès rapides, et le crédit public renaissait : tout enfin permettait d’espérer un heureux avenir ; mais les partis étaient ardents et implacables ; les royalistes rejetaient toute alliance avec les constitutionnels sincères, et ne voulaient admettre aucune concession réellement libérale ; les libéraux, à leur tour, ne savaient point attendre, et compromettaient l’avenir pour s’assurer un triomphe éphémère. Déjà de graves dissentiments avaient éclaté entre le côté gauche et le ministère, au sujet des Français bannis sans jugement ; il s’agissait de solliciter du roi leur rappel : À l’égard des régicides, jamais ! s’était écrié M. de Serres du haut de la tribune, et ce mot avait profondément irrité le parti libéral. C’est alors qu’eurent lieu les élections de 1819, pour le renouvellement de la troisième série de la chambre. La plupart furent faites sous l’influence des libéraux : ceux-ci se partageaient en plusieurs partis, dont les plus remarquables étaient, celui des révolutionnaires, qui voulaient à tout prix renverser les Bourbons, et celui qu’on nomma le parti doctrinaire, et qui, en formulant son opinion d’après certaines théories abstraites et d’un ordre élevé, regardait le maintien de la dynastie comme nécessaire à celui de la charte. Ce parti, peu nombreux alors, comptait pourtant dans ses rangs plusieurs des hommes les plus instruits et les plus distingués de la France. Des élections faites suivant leurs vœux eussent assuré un triomphe durable aux constitutionnels ; mais les électeurs firent la faute énorme de céder aux suggestions des esprits violents et passionnés ; un grand nombre de leurs choix furent ouvertement hostiles aux Bourbons, et le nom du conventionnel Grégoire sortit de l’urne : le parti royaliste jeta un cri d’horreur, et repoussa M. Grégoire de la chambre. Alors sincèrement alarmé du résultat des élections et des exigences impérieuses des libéraux, persécuté par son frère et par sa famille, Louis XVIII résolut de modifier la loi électorale, et M. Decazes, regardant comme nécessaire ce qu’il avait jugé inutile et dangereux quelques mois auparavant, crut devoir servir les vues du prince, en s’éloignant de la gauche pour se rapprocher du côté droit. Ce revirement continuel, suivant les nécessités du moment, et auquel on donna le nom de bascule, souvent utile dans un roi, ne peut qu’être fatal à la réputation d’un ministre, sous un régime constitutionnel. Plusieurs des collègues de M. Decazes comprirent que, s’ils ne pouvaient plus persévérer dans leur ligne de conduite, ils devaient donner leur démission, et ils la donnèrent emportant avec eux l’estime publique : ce furent MM. Dessoles, Louis et Gouvion Saint-Cyr, que remplacèrent MM. Pasquier, Roy et Latour-Maubourg. M. Decazes forma ce nouveau cabinet, et eut le titre de président du conseil. Sa conduite, devenue indécise et flottante, irrita les libéraux sans lui concilier les royalistes. Ceux-ci ne ralentirent point contre lui leurs attaques, jusqu’à ce qu’un affreux événement leur eut permis de le renverser, et eut fait passer le pouvoir en leurs mains. Le duc de Berry fut frappé à mort dans la soirée du 13 février 1820, au sortir de l’Opéra, par un misérable nommé Louvel : il survécut peu d’heures à sa blessure, et expira dans les bras de la famille royale, en pardonnant à son assassin. Ce prince, doué de nobles qualités, et uni depuis peu d’années à une jeune princesse, petite-fille du roi de Naples, était regardé alors comme le dernier rejeton mâle de la branche aînée des Bourbons. Sa mort répandit la consternation dans Paris et dans la France, où les résultats de ce sinistre événement sont aussitôt prévus. La fureur des royalistes ne connaît plus de bornes, ils veulent rendre M. Decazes responsable du meurtre ; l’un de leurs députés pousse le délire jusqu’à l’accuser du crime à la tribune. En vain, pour conjurer l’orage, il se hâte de présenter aux chambres des lois exceptionnelles, l’une contre la liberté individuelle, l’autre contre la presse, ainsi qu’un nouveau projet de loi électorale. Il ne conjure point l’orage du côté droit, et soulève en même temps contre lui une tempête au côté gauche. Royalistes et libéraux provoquent sa chute ; il résiste encore, c’est dans le cœur du roi que son pouvoir est enraciné ; mais le comte d’Artois et madame la duchesse d’Angoulême demandent avec instance à Louis XVIII le renvoi de son favori ; leurs vœux sont enfin exaucés : M. Decazes reçoit le titre de duc, et l’ambassade de Londres, et M. de Richelieu formera le nouveau cabinet, qui lui-même n’aura qu’une courte existence. De ce moment, et par sa propre faute, le parti libéral perd la direction des affaires ; le pouvoir va passer aux mains des royalistes, et la France, frappée presque sans relâche par une foule de mesures anti-nationales et destructives de ses libertés, ne sortira de la voie rétrograde où la pousse une main téméraire, qu’en renversant le trône sur la charte déchirée.

La plus grande partie de l’Europe était alors dans un état d’effervescence violent, et l’on voyait s’accomplir la prédiction exprimée par cette parole célèbre : « La révolution française fera le tour du monde. » Les mouvements convulsifs qui avaient si longtemps agité la France s’étendaient au loin, et des secousses volcaniques se faisaient sentir des bords de l’Océan à ceux de la mer Adriatique. Les souverains avaient associé les peuples à leurs haines et à leur vengeance à l’égard de Napoléon, en flattant leurs sentiments généreux, et en leur promettant des institutions libres, pour prix de leur énergique résistance ; mais après la lutte, lorsque l’ennemi commun eut été abattu, les souverains oublièrent leurs promesses, et prétendirent avoir recouvré la plupart de leurs anciens droits, en ressaisissant leurs sceptres héréditaires. Ils ne virent plus enfin dans leurs peuples des auxiliaires, mais seulement des sujets ; ils aperçurent un danger dans les sentiments dont ils avaient naguère obtenu un puissant secours, et tous leurs efforts tendirent à triompher de ces dispositions libérales ou à les punir. C’est ainsi que Ferdinand VII ne parut être rentré en Espagne que pour châtier les hommes héroïques qui lui avaient conservé le trône. Il avait promis, non le maintien de la constitution rédigée par les cortès de Cadix, en 1812, et entachée des défauts de la constitution française de 1791, mais le don d’institutions libérales et en harmonie avec les progrès des lumières : cependant, à peine échappé de sa prison de Valençay, eut-il ceint la couronne, que, prêtant l’oreille aux conseils d’un clergé barbare et fanatique, il rétablit l’inquisition, régna six ans sans contrôle, et frappa comme un despote féroce et maniaque les hommes les plus distingués de son royaume, les Martinez de la Rosa, les Torreno, les Arguelles : il les entassa sous les roches brûlantes d’Afrique, et ses généreux défenseurs se retrouvèrent pêle-mêle dans les mêmes cachots avec les partisans du roi Joseph, qu’ils avaient combattus. L’armée, privée de ses plus nobles chefs, se souleva enfin contre cette odieuse tyrannie. L’île de Léon fut le premier théâtre de l’insurrection qui éclata, en janvier 1820, parmi les troupes destinées à soumettre les colonies espagnoles de l’Amérique du Sud : Quiroga et Riego en furent les principaux auteurs. La Catalogne se soulevait presque en même temps, à la voix de Mina ; déjà la Galice proclamait la constitution des cortès ; déjà l’insurrection gagnait successivement toutes les villes ; enfin, le comte d’Abisbal, chargé de combattre l’armée rebelle de l’île de Léon, arbora le même drapeau à Ocana : Madrid en accueillit la nouvelle avec enthousiasme, et Ferdinand n’eut d’autre alternative que d’abdiquer, ou de prêter serment à la constitution ; il jura de la maintenir : Arguelles, Torreno, Martinez de la Rosa, tirés des cachots, passèrent subitement des prisons d’Afrique au conseil du monarque, et, pour premiers actes de leur autorité, ils abolirent l’infâme inquisition et supprimèrent en Espagne l’ordre des jésuites. Le gouvernement était sans ressources, il décréta la vente des immenses possessions des moines, et dès lors soixante mille religieux, hommes d’intrigue et d’action, ameutèrent contre lui une populace ignorante et fanatique. Le contre-coup de ce vaste mouvement se fit sentir en Portugal : ce royaume, depuis la guerre et la fuite de la famille de Bragance, avait été soumis à une régence anglaise, qui le gouvernait comme une colonie des Îles Britanniques : les Portugais, réveillés par un sentiment national, chassèrent les autorités anglaises, et rappelèrent leur ancien souverain, Jean VI, qui laissa la régence du Brésil à son fils don Pedro, et revint régner sur ses anciens sujets, en acceptant une charte libérale rédigée sur le modèle de la constitution espagnole. L’Italie, frémissant sous le sceptre autrichien, était également agitée : partout s’organisaient des sociétés de francs-maçons et de carbonari, brûlant d’un même espoir, unies par le vœu d’affranchir un jour leur patrie du joug étranger, et de former des divers états de la Péninsule une fédération de républiques. Le royaume de Naples était en feu : Ferdinand IV avait recouvré, en 1815, le sceptre de cette contrée, où Murat, abordant les armes à la main, après la journée de Waterloo, avait été pris et fusillé. Le souvenir des réactions cruelles dirigées par la reine Caroline contre le parti patriote, indignait encore un peuple livré à tous les caprices de l’autorité arbitraire : là aussi des sociétés secrètes tendaient à une révolution politique ; le signal fut donné par l’armée, et partit de la ville de Nola. Le régiment de Bourbon sort de ses casernes, enseignes déployées, le 2 juillet 1820 au cri de Vive la constitution ! Deux autres régiments se joignent à lui ; les carbonari accourent en foule, et le général Guillaume Pépé soulève la capitale. À sa voix, le peuple investit le palais, et c’est la constitution des cortès espagnoles qu’il proclame : Ferdinand IV et son fils l’adoptent, et jurent de la maintenir : d’affreux massacres suivent cette révolution en Sicile.

Tandis que le midi de l’Europe s’agite, une active fermentation remue la Prusse et les états du nord de l’Allemagne, qui attendent en vain les institutions libérales que leurs princes leur ont promises. Il se forme quatorze cercles redoutables d’associations secrètes : c’est au nom de la liberté et de l’égalité que leurs membres s’unissent, c’est une révolution politique et sociale qu’ils demandent. Un enthousiasme démagogique enflamme les universités. Le poëte Kotzebuë, défenseur, dans ses écrits, des droits des monarques, était tombé sous le poignard du jeune Charles Sand, l’un des héros de l’indépendance allemande ; des milliers de voix répétaient avec transport le nom de l’assassin, des milliers de cœurs vouaient un culte à sa mémoire. La fièvre révolutionnaire qui travaillait le continent minait sourdement l’Angleterre, et menaçait d’y livrer le corps social à une longue et douloureuse agonie. Cette agitation convulsive s’étendait avec rapidité vers l’Orient, et tirait de leur repos léthargique les descendants des héroïques Hellènes : le génie des Miltiade et des Thémistocle se réveillait dans leurs cités en ruine, après un sommeil de deux mille ans, et le cri de patrie et de liberté, en partant des murs de Souli et des rochers de l’Épire, ébranlait déjà les échos de Marathon et de Salamine.

  1. Casimir Delavigne, 2e Messénienne.
  2. L. de Carné, Vues sur l’histoire contemporaine.
  3. Le côté droit de la chambre était celui où siégeaient les membres les plus ardents du parti royaliste. Les députés dont l’opinion libérale était la plus prononcée siégeaient en face, au côté gauche. Les membres modérés de l’un et de l’autre parti composaient les deux grandes fractions de la chambre qu’on nommait centre droit et centre gauche.