Mignet - Histoire de la Révolution française, 1838/7/4

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CHAPITRE IV.

RÈGNE DE CHARLES X. — RÉVOLUTION DE 1830. — AVÉNEMENT DE LOUIS-PHILIPPE Ier.

Avénement de Charles X. — Actes ministériels ; projets de loi. — Sacre de Charles X. Funérailles du général Foy. — Dénonciation de M. de Montlosier contre les jésuites. — Loi contre la presse. — Protestation de l’Académie française. — Licenciement de la garde nationale de Paris. — Dissolution de la chambre ; promotion de pairs. — Chute du ministère Villèle. — Politique extérieure. — Traité entre la France, l’Angleterre et la Russie. — Bataille de Navarin. — Formation du ministère Martignac. — Lois sur la presse, le budget et les élections. — Expédition française en Morée. — Ordonnances contre les jésuites. — Formation du ministère Polignac. — Attitude de la France. — Première session de 1830. — Adresse de la chambre des députés, en réponse au discours du trône. — Conquête d’Alger. — Opinion de la cour. — Ordonnances destructives de la charte. — Révolution de 1830, 27, 28, 29 juillet. — Tableau de la cour pendant les trois journées. — Victoire du peuple. — Fuite de la famille royale. — Le duc d’Orléans lieutenant-général du royaume. — Charte constitutionnelle. — Embarquement de Charles X et de sa famille. — Avénement de Louis-Philippe Ier. — Considérations générales sur la situation de la France depuis le 9 août 1830.

Plus cette histoire approche de son terme et plus de toutes parts les difficultés se multiplient pour l’écrivain. C’est sous l’impression de faits récents, c’est le lendemain d’un choc violent, provoqué par des passions encore ardentes, c’est en face d’un grand nombre d’hommes qui expient leur faute par le malheur, et qui tous ont le droit d’en appeler à la postérité des jugements précipités de leurs contemporains, c’est au milieu de telles circonstances qu’il convient surtout de rappeler que le premier devoir de tout historien est de dire la vérité, non dans l’intérêt d’une opinion ou d’un parti, mais uniquement dans celui de la morale et pour l’instruction de tous. Il est donc de la plus haute importance qu’en rapportant les faits, le narrateur ne perde jamais de vue la source d’où ils ont jailli ; il faut qu’il se dise à lui-même que les vœux populaires n’ont pas toujours été inspirés par des motifs désintéressés, généreux, sincèrement patriotiques, à tous les hommes dont les cœurs s’y sont associés, et aussi, que les actes que l’opinion publique a justement condamnés, et dont les résultats ont été si désastreux, n’ont pas tous été conçus dans des pensées de haine et de colère : il reconnaîtra sans doute, alors, que plusieurs de ces actes, fruits d’une erreur déplorable, ont pris naissance dans les sentiments qui honorent le plus l’humanité. Ces considérations sont particulièrement applicables à Charles X : rempli de préjugés et attaché de cœur à l’ancien régime sous le nouveau, roi catholique et pieux, à une époque où le catholicisme excitait beaucoup plus de défiance que de ferveur dans la partie la plus influente de la nation, il regarda les hommes qui avaient défendu la révolution comme les coupables auteurs de nos longues calamités ; il se persuada, ainsi qu’un grand nombre de ceux qui l’entouraient, qu’en rétablissant des institutions vieillies, il rendrait à la monarchie son ancienne splendeur, à la France un long avenir de paix et de sécurité : en s’avançant vers ce but, il crut remplir un saint devoir, et une fois engagé dans une voie qui menait à l’abîme, il y marcha d’un pas ferme, le front levé, la main sur la conscience.

Charles X, dans le cours d’une carrière déjà longue, s’était montré du petit nombre des hommes dont la conduite politique n’offrait aucune variation, et qui n’eurent que bien rarement à se reprocher d’avoir fait une concession à des opinions qu’ils ne partageaient pas. Les Français étaient avertis du péril et pressentaient depuis longtemps les orages du nouveau règne ; cependant, tel est le pouvoir d’un langage gracieux et de l’affabilité des manières, et telle est en France la facilité avec laquelle le peuple, oubliant de premières impressions, passe souvent de la prévention à l’espérance, que l’avénement du nouveau roi parut d’abord populaire : Plus de hallebardes ! avait-il dit aux gardes qui empêchaient la foule de l’ approcher : ce mot, et plusieurs autres aussi heureux, et surtout la suppression de la censure, furent des présages favorables au début de ce règne. Mais, en affranchissant la presse, Charles X ne répudiait point la responsabilité des actes d’un ministère flétri par elle ; il l’acceptait au contraire, en déclarant son intention formelle de le maintenir au pouvoir. Alors ceux qui avaient été trop prompts à espérer furent désabusés, et l’indignation publique se souleva menaçante à l’annonce d’une suite de projets impopulaires successivement présentés aux chambres, par la couronne, avec une effrayante rapidité. L’un d’eux, dans lequel le ministre avait habilement fondu le projet de la conversion des rentes en trois pour cent, accordait un milliard à l’émigration comme indemnité ; un autre rétablissait les communautés religieuses de femmes ; un troisième attachait des peines infamantes et atroces aux profanations et aux vols commis dans les églises ; en certains cas, le sacrilège devait être puni de la peine des parricides ; enfin, le projet qui blessa le plus d’intérêts et souleva le plus de ressentiments tendait à arrêter le morcellement des propriétés et à recréer dans les héritages un privilège en faveur de la primogéniture à défaut d’un vœu formellement exprimé par le testateur. Tous ces projets, dictés sous l’influence des anciens émigrés et de la congrégation, étaient conçus dans un esprit contraire à celui de la révolution. La chambre des députés les adopta ; celle des pairs en combattit quelques-uns avec succès ; elle réussit à en faire disparaître les dispositions les plus funestes, et partagea quelque temps, avec les cours royales, la faveur populaire. Ces actes du gouvernement furent interrompus, en 1825, par les solennités du sacre : Charles X parut à Reims entouré de l’ancien appareil de la majesté royale ; là il prêta serment à la charte, et reçut la couronne des mains de l’archevêque, au milieu d’un cérémonial gothique, nullement en harmonie avec les mœurs du siècle, et où la génération nouvelle ne voulut voir qu’un acte de déférence envers le clergé.

Le parti libéral grandissait, se fortifiait de toutes les fautes du pouvoir, et devenait insensiblement presque toute la France : il voyait avec orgueil à sa tête, dans la chambre élective, Benjamin Constant, Royer-Collard et Casimir Périer ; mais il avait à déplorer une perte immense ; Foy n’était plus : cent mille citoyens, l’élite du commerce, du barreau, de la littérature et de l’armée, suivirent ses funérailles, et protestèrent avec énergie contre la marche du gouvernement, en adoptant ses enfants, au nom de la patrie, sur la tombe entr’ouverte de leur père, le plus redoutable et le plus éloquent adversaire des ministres. La cour ne vit qu’un mouvement séditieux dans cette manifestation éclatante des sentiments d’un grand peuple, et continuait à suivre la voie dangereuse où la poussaient ses propres préjugés et les vœux impatients d’une grande partie de la noblesse et du clergé, lorsque le plus terrible ennemi de la congrégation et des jésuites entra tout à coup en lice pour les combattre. M. de Montlosier, ancien champion des vieilles libertés féodales et des prérogatives de l’aristocratie, dénonça la vaste organisation de la congrégation comme menaçante pour le maintien de la religion en France, et pour la sûreté de l’état ; et M. de Frayssinous, ayant laissé échapper à la tribune l’aveu de l’existence des jésuites dans le royaume, M. de Montlosier fit, contre leur rétablissement, un énergique appel aux lois de l’état par-devant la cour royale de Paris. Celle-ci, s’étant déclarée incompétente pour les poursuivre, M. de Montlosier s’adressa sur-le-champ à la chambre des pairs, qui, sur les conclusions de M. Portalis, accueillit la pétition en ce qui touchait à l’existence d’une société religieuse non légalement autorisée, et prononça le renvoi au président du conseil. C’était prendre fait et cause contre la congrégation ; celle-ci ne tarda point à se venger : dès ce jour la résolution fut prise d’enchaîner la presse, qui dénonçait les jésuites au pays, et d’annuler l’opposition de la chambre des pairs, qui appelait sur eux les rigueurs de la loi. L’exécution du premier projet ne se fit pas attendre : M. de Peyronnet présenta, dans les premiers jours de 1827, à la chambre des députés, la loi sous laquelle devait périr la liberté de la presse, et la défendit contre les attaques désespérées du côté gauche, en la désignant sous le nom de loi de justice et d’amour. À peine connue, elle excita un soulèvement universel de l’opinion publique. L’Académie française s’honora en protestant contre elle, sur la proposition de Charles de Lacretelle, vivement soutenue par MM. de Châteaubriand, Lemercier, Jouy, Michaud, Joseph Droz, Alexandre Duval et Villemain, et une commission fut nommée dans son sein pour supplier le roi de retirer un projet si funeste. Charles X refusa de la recevoir, et répondit par des châtiments à cet acte d’indépendance courageuse. Il destitua de leurs emplois respectifs MM. Villemain, Lacretelle, et Michaud lui-même, l’auteur de la savante Histoire des Croisades, l’un des plus anciens serviteurs de la royauté. La loi, adoptée par la chambre des députés, rencontra une violente opposition dans celle des pairs. Le ministère comprit que, si cette chambre l’acceptait, elle en retrancherait du moins les dispositions les plus rigoureuses ; il la déroba, en retirant son projet, à cette dangereuse épreuve. Le peuple fit honneur au monarque de cette sage mesure : Paris illumina, et des cris de Vive le Roi ! se firent entendre au milieu des feux de joie et des acclamations populaires.

Charles X, qui heurtait, sans le savoir, toutes les sympathies nationales, attachait du prix à l’affection des Français pour sa personne : depuis longtemps il se sentait blessé du silence du peuple sur son passage, et, après avoir été témoin de l’ivresse des Parisiens à l’occasion du retrait de la loi sur la presse, il ordonna, pour le dimanche suivant, une revue générale de la garde nationale. Ce jour-là, Paris tout entier se transporta au Champ-de-Mars, où soixante mille hommes étaient sous les armes. Le roi passa dans tous les rangs, et parut satisfait de l’accueil qu’il reçut : presque partout cependant au cri de Vive le roi ! se mêla le cri réprobateur de À bas les ministres ! Quelques voix insultèrent, à l’insu du monarque, les princesses présentes à la revue, et, en défilant devant le ministère des finances, un bataillon fit entendre d’énergiques et menaçantes imprécations. Déjà le roi avait prononcé des paroles gracieuses, lorsque, sur le rapport des princesses, et sur les vives instances de MM. de Villèle et de Corbière, il crut devoir venger les membres offensés de sa famille et de son conseil ; mais il ne distingua point les innocents des coupables, et les confondit dans un châtiment inconsidéré : le lendemain de cette revue, Paris apprit avec stupeur que sa garde nationale était dissoute. La presse éclata en menaces ; elle fut enchaînée aussitôt après la session par la censure arbitrairement rétablie : une violente opposition contre cette imprudente ordonnance de dissolution se manifesta dans la chambre des pairs, et gagna même celle des députés, où chaque jour grandissait une minorité hostile aux ministres : déjà un grand nombre des membres appartenant à toutes les opinions avaient déclaré que, bien qu’une loi eût consacré la septennalité de la législature, ils n’avaient cependant reçu de leurs commettants un mandat que pour cinq ans, et ne pourraient en conséquence siéger plus longtemps à la chambre : M. de Villèle songeait d’ailleurs à assurer la durée de son pouvoir et l’exécution de ses projets par une nouvelle chambre septennale encore plus docile à ses volontés ; il consulta les préfets sur l’esprit de leurs départements, et recueillit, par leurs réponses, le fruit de l’esprit de servilité qu’il exigeait dans les fonctionnaires publics. Presque tous furent d’accord pour lui garantir des élections favorables à son système. Fort de ces assurances, il n’hésita plus, et, en novembre 1827, parurent les ordonnances par lesquelles la chambre des députés était dissoute, les collèges électoraux convoqués, et soixante seize pairies créées, la plupart en faveur des membres de la majorité de l’ancienne chambre et des grands propriétaires que leur fortune seule recommandait au choix royal.

La presse, d’après le texte formel de la loi, redevenait libre aussitôt que la dissolution de la chambre était prononcée : son énergique et active influence, ainsi que la vigilance des électeurs, triomphèrent, cette fois des frauduleuses manœuvres de l’administration. À Paris, toutes les élections furent libérales, et la joie publique éclata en bruyantes manifestations, auxquelles une répression cruelle et précipitée donna le caractère d’une émeute. Le sang coula dans la rue Saint-Denis, et le ministère parut encore plus odieux à la suite de ces troubles, qu’on l’accusa, suivant l’usage, d’avoir provoqués. Bientôt toutes les élections des départements furent connues ; la France apprit avec transport qu’une imposante majorité constitutionnelle était sortie de l’urne électorale. Vainement M. de Villèle voulut encore s’attacher au pouvoir en sacrifiant ses collègues les plus condamnés par l’opinion publique ; vainement épuisa-t-il toute espèce de combinaison pour former un nouveau conseil en harmonie avec la nouvelle chambre, et dont lui-même pût faire partie ; il avoua son impuissance, et tomba devant la volonté nationale qu’il avait si longtemps méconnue.

Le conseil dont il fut membre avait, durant une administration de sept années, frappé la nation dans un grand nombre de ses plus chers intérêts et dans toutes ses sympathies ; et tandis que ses actes impopulaires accumulaient chaque jour contre le pouvoir de nouveaux et formidables ressentiments, il ôtait chaque jour aussi quelque force, quelque moyen de résistance à l’autorité. En transformant les agents du pouvoir en aveugles instruments de sa volonté, il les déconsidéra ; il blessa l’armée par ses complaisances pour ceux qui spéculaient sur les conversions religieuses des régiments ; il s’aliéna les cours royales en condamnant leurs arrêts ; l’université, en fermant l’école normale, en suspendant les cours de deux illustres professeurs, de MM. Guizot et Cousin, dont les graves et profonds enseignements partageaient alors, avec les éloquentes leçons de M. Villemain, l’attention de la jeunesse studieuse ; enfin, en dissolvant la garde nationale de Paris, le ministère frappa toute la France dans chaque famille de la capitale, et se priva d’avance lui-même de tout moyen de conciliation en cas de lutte contre une population exaspérée. C’était la seconde fois, depuis douze ans, que le parti royaliste, possesseur du pouvoir, se perdait par ses propres fautes ; et si, depuis longtemps, il était arrêté que jamais la dynastie régnante ne s’ identifierait de cœur et de pensée avec la nation ; s’il était dit qu’il n’y aurait jamais accord entre la France de la révolution et la race de Charles X ; si cette race enfin était déjà condamnée dans les décrets mystérieux de la Providence, il faut avouer que l’administration de MM. de Villèle et Corbière, en hâtant cette catastrophe redoutable, contribua puissamment aussi à en adoucir les périls. Ce fut elle en effet qui, d’avance, rendit peu probable une lutte sanglante et prolongée, en ralliant à la charte tous les corps de l’état et presque toutes les classes de la nation, par le sentiment d’un danger commun et d’une réprobation unanime.

Quelques actes cependant d’une meilleure politique furent l’œuvre du ministère dans ses opérations financières et dans ses relations avec l’étranger. M. de Villèle favorisa le mouvement ascendant du crédit de la France, les efforts de son industrie manufacturière et son commerce extérieur. Il ne put, suivant son désir, et à l’exemple de la nation anglaise, faire reconnaître par la France l’indépendance des colonies espagnoles ; mais du moins il fit émanciper, par ordonnance royale, l’ancienne colonie de Saint-Domingue, et, par le traité du 6 juillet, le gouvernement français s’unit à l’Angleterre et à la Russie pour amener la fin des hostilités entre la Turquie et la Grèce. Le fils de Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha, appelé par le sultan, arrivait alors en Morée avec une flotte formidable, chargée d’une grande partie des forces militaires de l’Égypte : les Grecs épuisés étaient perdus sans l’intervention des puissances. Ibrahim refusa d’observer l’armistice prescrit par elles, et ce refus amena la glorieuse journée où l’escadre française sous l’amiral de Rigny, unie aux escadres anglaise et russe, foudroya et anéantit dans le port de Navarin la flotte égyptienne. Cette victoire sauva la Grèce et en fit une nation : la France l’apprit avec ivresse, et salua en elle la glorieuse aurore d’un heureux avenir. Cet enthousiasme fut partagé par le peuple anglais, qui se plut à rapporter l’honneur de ce triomphe au grand ministre dont il déplorait la perte : Canning n’était plus. Des orages s’annonçaient aux deux extrémités de l’ Europe. L’empereur Alexandre avait cessé de vivre en 1825, et l’empereur Nicolas, son frère, appelé au trône par la renonciation de son frère aîné Constantin, n’y était monté qu’après de sanglants combats, qui faisaient pressentir un règne agité. Vers le même temps, après la mort du roi Jean VI, don Pedro, l’aîné de ses fils, renonçant à la couronne de Portugal en faveur de sa fille dona Maria, avait donné une constitution à ce royaume, sous les auspices de l’Angleterre : les amis de don Miguel absent, les partisans du pouvoir absolu, se disposaient à courir aux armes ; déjà la guerre civile s’allumait parmi les Portugais, tandis que, dans le royaume voisin, en Espagne, une main tyrannique et insensée maintenait le peuple dans l’anarchie par le despotisme. Le reste de l’Europe faisait silence. C’est alors que la France parut entrer dans une voie meilleure, et qu’elle obtint quelque temps un gouvernement qui sut comprendre ses besoins et qui parut disposé à répondre à ses vœux.

Le nouveau conseil fut formé le 4 janvier 1828. Ses membres étaient MM. de Martignac, Portalis, la Ferronnaye, de Caux, de Saint-Cricq, et Hyde de Neuville, auxquels le roi adjoignit ensuite MM. de Vatimesnil et Feutrier, évêque de Beauvais. M. de Martignac, doué d’un esprit judicieux, plein de convenances, d’une parole facile et brillante, attacha par son talent son nom à ce cabinet, dont aucun ministre n’obtint la présidence. La chambre des députés, présidée par M. Royer-Collard, qu’avaient élu sept colléges, flétrit d’abord, dans son adresse au roi, le dernier ministère, et fut ensuite sur le point de le traduire en accusation. La situation du nouveau cabinet était doublement difficile. La plupart de ses membres avaient donné trop peu de gages à l’opinion libérale pour rassurer la France, et n’en offraient point assez à l’opinion royaliste pour contenter la cour : de là, les exigences de l’opposition et la défiance du monarque, de là aussi, la chute rapide de ce ministère ; mais, dans sa courte administration, il fut utile et dota le pays de lois importantes. L’une d’elles, satisfaisante pour la presse, abolissait la censure ; d’autres admettaient la spécialité dans les grandes divisions du budget, la permanence des listes électorales, et le contrôle des mesures administratives en matière d’élection ; enfin le droit d’interpréter les lois devenait celui des trois branches du pouvoir législatif.

Dans ses relations extérieures, le ministère répondait aux sympathies de la France pour le salut des Grecs, par l’envoi de quinze mille hommes en Morée, sous le général Maison : Ibrahim se retira devant eux, la Grèce fut affranchie, et Capo d’Istria y fonda un gouvernement régulier. À l’intérieur, les obstacles se multipliaient chaque jour sous les pas des membres du cabinet ; ils poursuivaient néanmoins leur tâche avec courage. Leur triomphe le plus difficile fut le renvoi des jésuites, qu’ils obtinrent par deux ordonnances royales du mois de juin, dont l’une interdisait la direction de huit écoles secondaires ecclésiastiques à toute personne appartenant à une congrégation non autorisée, et les plaçait sous le régime universitaire, et dont l’autre enlevait aux évêques la direction ou surveillance de ces écoles ou petits séminaires. Ces ordonnances furent la plus pénible concession de Charles X aux exigences de l’époque ; aucun sacrifice ne lui coûta davantage. La congrégation se sentit par elles blessée au cœur ; elle éclata en anathèmes contre le ministre qui les avait signées, et de toutes parts retentirent, autour du roi, des cris de réprobation et de colère. La défiance que le cabinet inspirait déjà au monarque se transforma bientôt en aversion, par le souvenir même de ce qu’il lui avait forcément accordé. Dès lors, il ne vit point, sans une secrète satisfaction, la conduite peu mesurée du côté gauche : celui-ci, organe de la France, alarmé comme elle de la présence dans la chambre d’une minorité nombreuse et imbue de doctrines inconciliables avec les intérêts et les vœux nationaux, convaincu d’ailleurs des sympathies invincibles, des liens indissolubles qui unissaient à cette minorité la dynastie régnante, cherchait avant tout à prévenir son rappel au pouvoir, et demandait plutôt encore de fortes garanties contre lui que de sages institutions pour la France. Voilà ce qui tendit principalement à donner, en 1828 et 1829, un caractère d’ impatience et d’irritation profonde à la majorité de l’assemblée. Le roi se trompa sur les causes réelles des exigences de la gauche. Il regardait son conseil comme l’expression véritable du parti constitutionnel, et se plut à répéter qu’aucun ministère, aucune concession de la couronne ne seraient capables de satisfaire les libéraux : il espéra que le moment viendrait où les ministres, qu’il croyait lui avoir été imposés par l’opinion publique, seraient condamnés par elle, et qu’il trouverait, dans leur chute populaire, un motif ou un prétexte pour revenir à des élus de son choix.

Charles X fit à cette époque un voyage dans les départements de l’Est : l’accueil favorable des populations toujours avides de voir un roi l’abusa sur les dispositions de l’esprit public, et un échec du ministère à la chambre le confirma dans l’intention d’exécuter ses desseins funestes. Deux importants projets de loi, l’un sur l’organisation des conseils municipaux, l’autre sur celle des conseils d’arrondissement et de département, avaient été présentés à la chambre des députés. L’extrême droite, en haine des ministres, oublia ses doctrines de 1815 sur les franchises locales ; elle repoussa les projets ministériels comme trop démocratiques, et s’entendit avec le côté gauche, dont ils satisfaisaient imparfaitement les vœux, pour les condamner, avant même que la discussion fût ouverte : la chambre ne tint pas compte au ministère des difficultés de sa position, et celui-ci retira brusquement les deux projets. La cour triompha de cette disgrâce du cabinet ; Charles X arrêta dès lors dans sa pensée la dissolution de son conseil, et, le 8 août 1829, après le vote du budget de 1830, et la clôture de la session, parut l’ordonnance qui créait le nouveau ministère.

Trois hommes marquants, le prince de Polignac, MM. de la Bourdonnaie et de Bourmont, furent inscrits sur la liste, comme un défi jeté à la France. Le premier, doué d’ailleurs des plus estimables qualités, était l’expression vivante du parti congréganiste ; le second représentait, en ce qu’elle avait de plus violent, la chambre impopulaire de 1815 ; le troisième, ancien chef de chouans, n’était connu du peuple et de l’armée que comme transfuge à Waterloo. MM. de Blacas et de Damas avaient eu la plus grande part à la formation de ce cabinet, et ce dernier venait d’être nommé gouverneur du duc de Bordeaux : la contre-révolution était ainsi ouvertement annoncée. Mais la France avait pris des forces dans le temps écoulé entre la fin du ministère de M. Villèle et la formation du nouveau ; Dieu avait permis qu’elle obtînt dans la loi de la presse et dans la loi électorale deux armes puissantes contre la tyrannie ; elle était en mesure de résister, et elle résista. Le 8 août, le char de la monarchie fut lancé sur une pente rapide, à l’extrémité de laquelle il fut englouti par l’abîme.

Aussitôt que les nouveaux ministres furent connus, le pays prit une attitude imposante, la presse passa tour à tour de la colère à la pitié, du dédain à la menace ; la société Aide-toi, le ciel t’aidera, préparait, en cas de dissolution de la chambre, la résistance par la voie électorale, et sur tous les points du royaume se forma une vaste association pour prévenir et combattre l’établissement redouté des taxes illégales. La cour ne vit, dans ces grands et formidables mouvements de l’esprit national, que les symptômes d’une conspiration, dont le but était le renversement du trône. Si l’on peut dire en effet qu’il y eût alors conspiration, c’était pour sauver la charte en péril, et c’était la France entière qui conspirait. En butte à une telle défiance, à des attaques aussi violentes, le conseil protestait toujours de son respect pour nos institutions. M. de la Bourdonnaie fut sacrifié par ses collègues à l’opinion publique, et le ministère, présidé par M. de Polignac, parut enfin devant les chambres. Charles X, en déployant pour la dernière fois, le 2 mars, toutes les pompes de la royauté, déclara, en présence des députés et des pairs réunis, sa ferme intention de maintenir également intactes nos institutions et les prérogatives de la couronne. L’adresse des députés, en réponse au discours du trône, respectueuse et pleine de mesure, signalait cependant au roi la composition de son nouveau ministère, comme dangereuse et menaçante pour les libertés publiques : deux cent vingt-et-un membres, contre cent quatre-vingt-un, votèrent cette adresse mémorable. Le roi en fut offensé, il se plaignit d’un refus de concours qu’elle n’exprimait pas, et termina en annonçant que ses résolutions étaient connues et seraient immuables. La chambre fut prorogée et ensuite dissoute. Le roi rendit l’ordonnance qui convoquait de nouveau les colléges électoraux : la France était préparée à répondre, et les deux cent vingt-et-un signataires de l’adresse furent réélus.

Cependant le conseil avait cherché à acquérir quelque popularité au moyen d’un succès militaire, et un affront fait au consul de France par le dey d’Alger offrit aux ministres une heureuse occasion de purger la mer des pirates barbaresques. Une expédition contre Alger fut ordonnée : M. de Bourmont eut le commandement de l’armée, l’amiral Duperré obtint celui de la flotte. La ville fut prise, et les courtisans accueillirent avec transport la nouvelle de cette brillante conquête ; mais le peuple ne s’associa point à leur joie ; il comprit que ce triomphe les enhardirait, et qu’il menaçait d’ôter aux libertés de la nation plus qu’il n’ajouterait à sa gloire.

La lutte politique approchait enfin de son terme : déjà le résultat général des élections était connu, et la volonté du pays n’avait pas été moins immuable que celle du monarque. Le cabinet allait se trouver en face d’une majorité plus compacte, plus impatiente et plus hostile. La plupart des membres de cette majorité ne voulaient pourtant pas la chute du trône : ils étaient sincèrement constitutionnels ; mais alors, comme en 1791, la cour, pour son malheur, ne sut point distinguer les constitutionnels des révolutionnaires radicaux ; elle s’obstinait à voir le danger, le fléau de la France dans la charte, qui était l’égide et le salut de la dynastie : être dévoué à la constitution, c’était, aux yeux de la cour, être ennemi du monarque : c’est ainsi que, refusant de prêter appui aux hommes qui voulaient la charte avec les Bourbons, elle les contraignit à s’appuyer sur ceux qui la voulaient sans les Bourbons, dont cette prévention déplorable et invincible précipita la chute. La dynastie penchait sur l’abîme ; elle était arrivée à ce point fatal où se manifestent les symptômes les plus infaillibles de la chute de tout gouvernement. Presque tous les hommes éminents en science et en talent étaient passés dans les rangs de l’opposition, et ceux même qui avaient le plus énergiquement soutenu cette dynastie dans l’origine, ceux qui auraient eu le plus grand intérêt personnel à ce qu’elle se maintînt dans les voies constitutionnelles qu’ils lui avaient tracées, étaient la plupart devenus les chefs de la majorité hostile à son gouvernement : enfin, suspecte à la nation, surtout par les avantages qui pouvaient affermir son autorité, elle voyait le pays repousser la gloire qu’elle lui présentait, et l’opinion d’un grand nombre lui imputer à crime non seulement ses fautes, ou ses succès, mais encore les calamités qu’elle s’efforçait de conjurer. Plusieurs départements furent en effet, à cette époque, désolés par des incendies multipliés, et la rumeur publique s’égara jusqu’à reprocher au gouvernement d’être l’auteur de ces crimes.

L’époque de la convocation des chambres approchait, et l’esprit de vertige, avant-coureur de la ruine des empires, pénétrait de toutes parts dans le palais du roi de France. Des bruits étranges circulaient à Saint-Cloud, résidence de la cour, où l’on attribuait les imposantes manifestations de l’esprit public à la pernicieuse influence d’un comité directeur : c’était lui seul, disait-on, qui détachait la France de son roi. Les fonds publics avaient-ils baissé depuis la nomination du ministère, c’était l’œuvre du comité directeur ; les populations des villes du Midi faisaient-elles un bruyant et glorieux cortége au général Lafayette, à son retour des États-Unis, où il avait joui du plus beau triomphe qu’un homme puisse ambitionner, c’était le comité directeur qui commandait leurs acclamations ; le peuple, au contraire, restait-il froid et indifférent à la nouvelle de la conquête d’Alger, c’était le comité directeur qui lui prescrivait le silence : il suffisait de découvrir les membres de ce comité, de faire un exemple sur quelques-uns, pour que tout rentrât sur-le-champ dans l’ordre et l’obéissance ; il fallait en finir avec la révolution et les révolutionnaires : le nom de Napoléon était dans toutes les bouches ; ceux qui jadis l’accablaient d’outrages, n’avaient plus assez d’éloges pour son génie ; il fallait l’imiter, et, comme lui, user de force et d’audace : l’armée serait fidèle, la bourgeoisie avait donné sa démission, la garde nationale de Paris s’était laissé désarmer, et l’on pouvait compter sur la multitude : quelques charbonniers et forts de la Halle n’étaient-ils pas venus en procession à Saint-Cloud, n’avaient-ils pas dit au roi ce mot répété par la cour avec complaisance : Maître charbonnier est maître chez lui ? D’après cela, pouvait-on douter que le peuple ne fût royaliste, et qu’il ne prît fait et cause pour la couronne ? Tels étaient les discours de ceux que le roi admettait dans son intimité : la seule personne qui aurait pu combattre avec succès une résolution téméraire qu’elle n’approuvait pas, madame la dauphine, était absente, et tout contribuait à abuser le malheureux prince, déjà trop enclin à se faire illusion à lui-même. Son esprit obéissait à une influence plus haute et encore plus irrésistible : Charles X, et en cela son premier ministre lui était semblable, Charles X croyait avoir une grande mission à remplir ; il regardait comme un devoir sacré d’étouffer le libéralisme, d’établir son gouvernement sur des bases religieuses et monarchiques, et il se laissa persuader que l’article 14 de la charte, qui autorisait le roi à rendre des ordonnances pour le salut de l’état, l’autorisait aussi à sortir des voies légales, si l’état en péril ne pouvait être sauvé par la légalité. À ses yeux, le salut de la monarchie dépendait du maintien de son ministère et du triomphe du trône sur une chambre qu’il accusait de vouloir le renverser, et il ne crut point déchirer la charte, il ne fut point sciemment parjure, en recourant à ce funeste article pour la violer. L’image sanglante de son frère s’offrait sans cesse à ses regards : « Louis XVI, disait-il, avait été conduit à l’échafaud pour avoir cédé toujours ; » et Charles X, oubliant que le grand art de gouverner consiste à savoir employer à propos la concession et la résistance, crut sauver sa tête et sa couronne en ne cédant jamais.

Dans les derniers jours de juillet, le roi était invariablement résolu : son ministère délibérait encore, et, soit qu’il hésitât, soit qu’il voulût donner le change à l’opinion, des lettres closes, portant convocation pour le 3 août, furent envoyées aux membres des deux chambres. Quelques voix s’élevaient au conseil contre les dangers des mesures violentes et illégales ; mais le roi, interprétant tout refus comme un abandon au moment du danger, et ayant ainsi transformé la question d’état en question d’honneur, un dévouement déplorable fut seul écouté, et, le 28 juillet, le Moniteur publia un exposé de motifs rédigé par M. de Chantelauze, et suivi des fameuses ordonnances, signées de la veille, qui supprimaient la liberté de la presse, annulaient les dernières élections, et créaient un nouveau système électoral. Tous les ministres présents à Paris voulurent en partager la responsabilité : elles furent contre-signées prince de Polignac, Chantelauze, comte de Peyronnet, Montbel, Guernon de Ranville, baron Capelle, et baron d’Haussez. Le membre du conseil le plus capable d’ordonner les dispositions militaires indispensables pour en préparer l’exécution, Bourmont, ministre de la guerre, était encore en Afrique : le prince de Polignac le remplaçait, et telle était sa confiance au succès, qu’il ne crut devoir prendre aucune mesure extraordinaire pour l’assurer.

Un long et sourd frémissement répondit d’abord dans Paris à la publication des ordonnances, qui, en détruisant la charte, brisaient tout lien entre la nation et le trône. Le lendemain, un sentiment unanime électrisa les cœurs ; la multitude donna l’exemple d’une lutte héroïque, et l’élite de la population seconda ce mouvement. Mille barricades furent aussitôt improvisées, au cri de Vive la Charte ! et l’on abattit de toutes parts les emblèmes royaux, les insignes de la monarchie. Paris alors fut mis en état de siège : le maréchal Marmont, duc de Raguse, chargé du commandement en chef, dirigea les troupes contre la population insurgée ; mais Lafayette avait reparu au milieu d’elle, et sa main vénérée déployait encore une fois l’étendard tricolore ; la garde nationale, dissoute par Charles X, répondit à l’appel de l’illustre vétéran de la liberté, en se ralliant sous les couleurs populaires : chaque rue, chaque place, fut pour les Parisiens un glorieux champ de bataille : après trois jours de combat, les libertés publiques étaient sauvées, et le peuple rentra dans son repos. Durant ces trois journées, le cours de la justice légale avait été interrompu ; les tribunaux étaient restés fermés, et cependant, telle fut sur le peuple, durant et après l’action, l’impression de la justice et de la majesté de sa cause, qu’il combattit pour les lois comme on exécute leurs arrêts, et qu’on eût dit, après la victoire, qu’elles n’avaient point cessé de régner souverainement dans Paris.

À côté du grand spectacle de la capitale insurgée pour la défense de ses institutions et de ses libertés, celui qu’offrait à Saint-Cloud l’intérieur de la résidence royale n’était pas non plus sans intérêt. Quelques courtisans, élevés en dignités, ceux dont la raison était éclairée par l’imminence du péril, et par l’expérience du malheur, pâlirent à la lecture des ordonnances de juillet, et renfermèrent leurs secrètes appréhensions dans un silence inquiet et improbateur ; tandis que les hommes qui, à tout moment, assiégeaient l’oreille du prince, ceux aussi qui, dans un rang inférieur, peuplaient sa cour, s’abandonnaient la plupart à une joie insensée ; il fallait, disaient-ils, un exemple sévère ; Charles X, à les entendre, allait porter le coup mortel aux jacobins, Charles X venait enfin d’agir en monarque, de ce jour seulement il était roi. Cette foule téméraire passa promptement à la rage et à un désespoir aussi aveugle que l’avait été son ivresse : mais celui qui, dans le palais, presque seul entre tous, appelait sur sa personne un vif intérêt, c’était l’auteur et la première victime de cette catastrophe prodigieuse, c’était le roi. Il dérobait en public, à tous les yeux, sur son front impassible, le secret de ses émotions déchirantes. Rempli du sentiment que le cœur éprouve lorsqu’on croit s’acquitter d’un grand et pénible devoir, pénétré de confiance dans la protection céleste, et sourd en apparence à la voix lugubre du tocsin qui sonnait au loin la dernière heure de la monarchie, Charles X cherchait au pied des autels l’assurance qu’il ne trouvait plus autour de lui : sans doute il se serait reproché d’ébranler par un signe de faiblesse un reste de fermeté dans l’âme de ses serviteurs, et de leur arracher toute espérance, en paraissant désespérer lui-même de sa fortune. Il y avait eu de sa part, dans les derniers actes de son règne, une illusion étrange, une faute immense, mais il y avait aussi de la majesté dans le regard serein du vieux monarque, ferme encore et résigné sur les débris de son trône.

Le 29 au matin, la lutte continuait dans la capitale avec le surcroît d’énergie que donnait au peuple l’enthousiasme des succès de la veille. Alors les personnes de la cour, dont les conseils avaient été longtemps importuns au prince, élevèrent de nouveau la voix, et le conjurèrent de révoquer ses fatales ordonnances. M. de Semonville, grand-référendaire de la chambre des pairs, accourut à Saint-Cloud, et tenta un dernier et prudent effort pour concilier l’autorité vaincue du monarque avec la puissance du peuple courroucé. Le roi refusait d’ajouter foi à l’étendue du péril : enfin, lorsque Marmont eut évacué Paris, et eut reparu à Saint-Cloud avec les débris de ses bataillons, Charles X céda, il révoqua ses ordonnances, et chargea le duc de Mortemart de composer un nouveau ministère. Il n’était plus temps ; trop de sang avait coulé : la commission municipale de Paris, spontanément composée de MM. Jacques Laffitte, Mauguin, Audry de Puyraveau, de Schonen, Lobau, et Casimir Périer, rejeta les ouvertures de la cour : le danger de celle-ci redoublait à chaque heure ; des régiments passaient dans les rangs patriotes, le peuple des campagnes s’insurgeait de toutes parts, et Paris allait fondre sur Saint-Cloud. Dans la nuit du 29 au 30 juillet, Charles X ordonna le départ pour Versailles. Lorsqu’aux lueurs naissantes du jour il traversa, pour la dernière fois, le palais si longtemps témoin des pompes et des splendeurs royales, lorsque, entouré de sa famille, il aperçut l’enfant dont des milliers de voix avaient salué les glorieuses destinées, quand il le vit prêt à s’avancer avec lui vers la terre d’exil, alors des larmes sillonnèrent les joues du vieillard découronné, et une angoisse douloureuse étouffa ses paroles. Quelques heures plus tard, Charles X était à Trianon, et les vainqueurs parisiens à Saint Cloud.

Cependant il était à craindre que l’union maintenue entre les citoyens de l’immense capitale, pendant la lutte, ne se brisât au moment où ils allaient choisir un gouvernement nouveau. Les uns désiraient la république ; mais la sanglante image de la convention apparaissait entre leurs vœux et ceux de la France ; les autres, et c’était l’immense majorité, souhaitaient le maintien des formes représentatives : mais pour qu’elles fussent conservées, il fallait qu’il se rencontrât un homme qu’une position particulière élevât au-dessus de tous, et qui eût donné des gages incontestables de son dévouement aux libertés publiques. Cet homme existait : la France le possédait dans la personne du duc d’Orléans. Bien jeune encore à l’époque de la révolution, ce prince avait adopté les couleurs nationales et combattu aux premières grandes journées où s’illustrèrent nos armes. Proscrit, il ne s’était point présenté à l’étranger en suppliant, ou en auxiliaire contre son pays ; il avait su conserver, à l’aide de ses talents, une honorable indépendance. Rétabli dans ses titres et dignités, il brava seize ans les froideurs de la cour et fit donner à ses fils une éducation populaire ; il avait été l’ami de Foy, et l’était encore des hommes éminents de la littérature, de la science et de la tribune. Arraché par les Parisiens à sa délicieuse retraite et à toutes les douceurs de la vie de famille, il cède à leurs désirs, il entre dans la ville aux acclamations du peuple victorieux, et est proclamé lieutenant-général du royaume.

Les députés, convoqués par Charles X pour le 3 août, étaient arrivés en grand nombre et donnèrent leurs premiers soins à la révision de la charte, dont plusieurs articles, depuis longtemps condamnés par l’opinion, furent modifiés ou supprimés. C’est ainsi que la religion catholique cessa d’être reconnue pour celle de l’état, et que le fameux article 14 disparut de la charte nouvelle : la liberté de la presse fut irrévocablement établie dans cette charte par l’abolition de la censure ; les chambres eurent, comme le monarque, l’initiative dans la présentation des projets de loi ; il fut arrêté qu’il ne pourrait plus être créé de commissions et de tribunaux extraordinaires, et que la France reprendrait l’étendard aux trois couleurs : on fixa l’âge des députés à trente ans, et la durée de leur mandat à cinq années ; on convint qu’il serait ultérieurement statué sur la constitution de la chambre des pairs ; et cette décision eut plus tard pour effet l’abolition de la pairie héréditaire ; enfin le préambule, par lequel Louis XVIII déclarait octroyer la charte à ses sujets, fut supprimé comme blessant la dignité nationale. La charte, ainsi modifiée, était suivie de dispositions particulières dans lesquelles les députés abolissaient toutes les pairies de la création de Charles X, et déclaraient qu’il était urgent pour la France d’obtenir par des lois séparées, 1° l’application du jury aux délits de la presse et aux délits politiques ; 2° la responsabilité des ministres et des autres agents du pouvoir ; 3° la réélection des députés promus à des fonctions salariées ; 4° le vote annuel du contingent de l’armée ; 5° l’organisation de la garde nationale avec intervention des gardes nationaux dans le choix de leurs officiers ; 6° l’assurance légale de l’état des officiers ; 7° des institutions départementales et municipales fondées sur un système électif ; 8° la liberté de l’enseignement ; 9° l’abolition du double vote. L’acceptation de la charte, ainsi rédigée, devenait la condition formelle de l’élection d’un nouveau prince au trône.

La famille royale fugitive, retirée de Versailles à Rambouillet et menacée dans ce séjour par vingt mille Parisiens accourus en armes pour la contraindre à s’éloigner, venait d’abandonner cette dernière résidence, et s’acheminait lentement et pour la troisième fois vers l’exil. Le 16 août, elle s’embarqua au port de Cherbourg pour l’Angleterre. Avant de quitter la France Charles X fit parvenir aux chambres son abdication et celle du dauphin son fils, en faveur du duc de Bordeaux : mais les députés, consultant l’intérêt le plus pressant de l’état et le vœu national, appelèrent au trône S. A. R. Louis-Philippe d’Orléans et ses descendants de mâle en mâle à perpétuité. Les pairs adhérèrent sur-le-champ aux vœux et aux actes des députés, et des salves d’artillerie annoncèrent la séance royale du lendemain. Ce jour-là, 9 août 1830, le duc d’Orléans, accompagné de ses fils aînés les ducs de Chartres et de Nemours, se rend en grand cortége au palais Bourbon, où sont réunis les pairs, les députés, le corps diplomatique et une assemblée nombreuse. Il prend place sur un pliant disposé au-dessous du trône vacant, et après la lecture de la déclaration des deux chambres, le prince se découvre, lève la main, et dit : « En présence de Dieu, je jure d’observer fidèlement la charte constitutionnelle, avec les modifications exprimées, dans la déclaration ; de ne gouverner que par les lois et selon les lois ; de faire rendre bonne et exacte justice à chacun selon son droit, et d’agir en toute chose dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. »

Le prince, après avoir signé la formule du serment, monta sur le trône, et de ce moment il fut reconnu pour roi des Français, sous le nom de Louis-Philippe Ier.

En jetant les yeux sur le tableau des seize années de la restauration, tout esprit impartial et non prévenu comprendra que la France, durant la plus grande partie de cette époque, s’est trouvée dans une crise dont il était à craindre qu’elle ne put sortir que par une révolution nouvelle. En effet, les classes moyennes et les plus influentes se voyaient en 1814 en possession d’avantages qui, pour la plupart, étaient les fruits de la révolution de 1789 ; tandis que les princes appelés à gouverner la France étaient poussés, d’une manière fatale, à agir sous une influence directement contraire aux nouveaux et puissants intérêts de ces classes. Il y avait lieu de redouter que, pendant trois générations, le trône ne fut occupé par des souverains étrangers aux mouvements de l’esprit public et imbus de préjugés hostiles aux institutions nationales : et l’on n’ignorait pas qu’en vertu des mêmes notions erronées sur le droit divin, qui, avant eux, avaient perdu les Stuarts, ces princes se croyaient investis par Dieu même du droit de renverser, lorsqu’ils le jugeraient nécessaire et possible, tout obstacle à l’exercice d’une autorité arbitraire et absolue. Plus cette crise alarmante se prolongeait, et plus les passions envenimées et furieuses menaçaient d’en rendre l’issue désastreuse ; la France, enfin, avait en perspective une guerre civile et toutes ses horreurs, et semblait ne pouvoir échapper à cette effroyable calamité que par une victoire rapide et assez complète pour assurer le maintien de ses institutions. Cette victoire fut celle des trois journées de juillet ; mais, quoique pure de tout excès, et bien que nous la considérions à juste titre comme un événement providentiel, ses résultats n’en étaient pas moins inséparables de grands et de nombreux dangers. Ce n’est en effet que dans des moments rapides et bien rares que les peuples s’élèvent au-dessus d’eux-mêmes, et que le profond sentiment d’un grand devoir peut imposer silence aux passions. Il y a d’ailleurs dans toutes les grandes capitales une masse considérable d’hommes ignorants et cupides, toujours prêts à se soulever contre un gouvernement quelconque, sans autre motif que celui de produire un changement qu’ils croient favorable à leur intérêt particulier : ces hommes, après le succès, sont prompts à déguiser leur égoïsme sous les noms les plus honorables, et sont aussi les plus ardents à réclamer pour leur conduite intéressée les récompenses qui ne sont dues qu’au patriotisme. Il est impossible que le gouvernement nouvellement établi contente les prétentions exagérées du plus grand nombre d’entre eux, et alors ceux qu’il n’a pu satisfaire lui vouent une haine implacable, et se montrent impatients de détruire leur propre ouvrage : ils sont secondés en cela par les partisans du gouvernement vaincu, et par plusieurs esprits vraiment nobles et généreux, mais faciles à s’abuser eux-mêmes, et qui, rêvant pour leur pays un bien-être à certains égards chimériques, avaient espéré voir jaillir sur-le-champ, d’une convulsion soudaine, d’immenses améliorations que le temps seul peut produire. Ils contribuent tous à enflammer les passions d’une multitude toujours avide de nouveautés, et la bercent d’illusions dangereuses ; ils exagèrent le tableau de ses souffrances, et lui parlent du triomphe qu’elle vient d’ obtenir, comme s’il lui eut suffi de vaincre pour être désormais affranchie de la nécessité du travail et de toute chance de misère. Ceux qui n’ont combattu que dans le fol espoir d’arriver à ce but, se persuadent bientôt que rien n’est changé, parce qu’ils n’ont pu l’atteindre : et, incapables d’apprécier par eux-mêmes la différence des temps et des circonstances, ils regardent comme d’autant plus facile de renverser un gouvernement nouveau, qu’il a suffi d’un effort pour briser celui qui était consacré par une longue existence : l’émeute alors descend en armes sur les places publiques. Il était donc inévitable que la royauté nouvelle rencontrât bientôt une vive opposition, et aucun autre gouvernement peut-être n’eut à soutenir de plus nombreuses et de plus violentes attaques. Quelque jugement que l’on soit d’ailleurs en droit de porter sur ses actes, son mérite incontestable est d’avoir cherché la force là où sont en effet les forces vives et intelligentes de la nation, au sein des classes moyennes, et d’avoir préféré la consolidation de l’ordre au dedans et l’affermissement de la paix au dehors aux avantages incertains d’une guerre générale, qui aurait pu mettre en péril la civilisation du monde. La France, depuis sept ans, s’est résignée sans doute à de douloureux sacrifices ; mais elle n’en a fait aucun qu’elle ne puisse avouer, et si elle a été plusieurs fois blessée dans ses affections et ses sympathies par les événements qui ont ensanglanté diverses contrées de l’Europe, elle ne l’a point été dans son honneur. L’entrée de nos troupes sur le territoire belge en 1831, le siège de la citadelle d’Anvers, la prise de possession d’Ancône, l’extension donnée à nos conquêtes en Afrique, faits accomplis malgré le vœu de la plupart des puissances étrangères, témoignent suffisamment que l’honneur national est sauf, et que le drapeau tricolore a encore une fois tenu l’Europe en respect. Les peuples comme les individus ont une conscience, et il y a des temps où, semblable au rayon de soleil qui perce les plus sombres nuages, la vérité se fait jour à travers les préjugés et les passions des partis. Jamais la conscience publique n’a parlé avec plus d’énergie qu’après les horribles attentats de juillet 1835, de juin et de décembre 1836, et tout un peuple a reconnu qu’en couvrant tant de fois le roi et sa famille d’une égide miraculeuse, la protection divine s’était en même temps étendue sur la France. Le moment est venu pour elle de recueillir les fruits d’une sage politique : l’émeute et la guerre civile sont étouffées ; elle est en possession paisible des libertés les plus précieuses dont la conquête lui a coûté quarante ans d’efforts et de combats ; l’instruction des classes pauvres a reçu de vastes développements ; les chiffres toujours croissants des caisses d’épargne, en attestant que le bien-être de ces classes s’améliore, offrent pour l’avenir des garanties de sécurité intérieure ; la clémence royale enfin a pu calmer l’irritation des partis sans compromettre la dignité de la couronne ou l’ordre public, et un décret d’amnistie, rendu sous d’heureux auspices, à l’occasion du mariage de l’héritier du trône avec la jeune princesse Hélène de Mecklembourg, ouvre une ère nouvelle à la royauté fondée par la charte de 1830.

FIN.