Migrations de matière dans les trois règnes de la nature

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Migrations de matière dans les trois règnes de la nature
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 693-708).
MIGRATIONS DE MATIÈRE
DANS
LES TROIS RÈGNES DE LA NATURE


I

C’est Buffon qui, au XVIIIe siècle, introduisit dans l’Histoire naturelle, vouée jusque-là au plus minutieux détail, le goût des grandes vues et des idées générales. Pour se consoler de l’ennui des petits objets dont la constante considération exige, selon ses propres paroles, « beaucoup de courage et la plus froide patience » et « ne permet rien au génie, » il lâchait la bride de temps à autre à sa puissante imagination. Il ne résistait pas, comme il en fait l’aveu au début du Livre XII de son Histoire, au désir d’intercaler dans son récit quelques discours généraux où il pouvait traiter de la nature en grand. Son exemple fut imité avec plus ou moins de bonheur par ses successeurs, et le même ordre de préoccupations se continua après lui. Ce fut le temps, vers la fin du XVIIIe siècle, où, leur tâche finie, leur travail descriptif achevé, beaucoup de naturalistes s’efforçaient de mettre en lumière les desseins secrets de la nature, ses plans, ses enchaînemens et ses accords, ou encore, suivant une autre expression en faveur, « de faire ressortir les harmonies de la nature. »

Le génie de Lavoisier, comme celui de Buffon, s’accommodait de ces vastes généralisations. Le goût s’en communiqua aux adeptes de la Chimie naissante. Et, précisément, dans cette carrière nouvelle de la philosophie naturelle, les chimistes débutèrent par un coup d’éclat, par une découverte d’une importance doctrinale incomparable. Nous voulons parler de l’antagonisme harmonique des animaux et des végétaux vis-à-vis de l’atmosphère qui les entoure. Cet antagonisme et cette harmonie sont résumés et matérialisés en quelque sorte dans la célèbre expérience de Priestley. Une souris enfermée sous une cloche de verre vicie l’air contenu et ne tarde pas à périr ; une plante verte introduite dans cet air confiné restitue à celui-ci sa pureté première, et le rend apte à entretenir la vie de l’animal. Isolément, chacun succomberait, réunis, ils vivent. L’animal et la plante altèrent l’atmosphère dans des sens opposés et de manières qui se compensent.

Le célèbre chimiste anglais à qui l’on doit tant de découvertes de premier ordre et, entre autres, celle de l’oxygène, venait d’apercevoir le lien nécessaire qui unit le règne végétal au règne animal et l’un et l’autre à l’atmosphère ambiante, c’est-à-dire au monde minéral. L’intervention des phénomènes de la vie végétale et animale dans la constitution de l’atmosphère révélait une des plus remarquables harmonies naturelles. La science générale venait de faire l’une de ses plus brillantes conquêtes.

L’antagonisme harmonique des animaux et des végétaux verts prit de 1830 à 1840, entre les mains de l’école chimique, représentée par J. -B. Dumas et Boussingault, une précision extrême et devint une doctrine véritable. J. -B. Dumas surtout l’a exposée avec beaucoup d’éclat et de clarté. Cette doctrine est devenue celle de la Dualité vitale. Elle consiste à regarder le règne animal, dans son ensemble, comme le parasite du règne végétal. Le monde animal, dans cette manière de voir, est un instrument de destruction, ou d’analyse des composés chimiques immédiats qui constituent l’organisme vivant, tandis que le règne végétal, dans son ensemble également, est un instrument de synthèse ou de formation des mêmes principes. Les animaux tirent des plantes les quatre principales catégories de leurs alimens : hydrates de carbone, graisses, substances azotées protéiques et substances minérales : ils les en tirent directement, s’ils sont herbivores, purs, indirectement et par l’intermédiaire des herbivores si leur régime est carnassier. Quant à eux, ils ne font que les détruire. Ainsi toute la synthèse est d’un côté ; elle a pour ouvriers les plantes vertes et pour primum movens ou énergie, celle de la radiation solaire. Toute l’analyse est de l’autre côté ; elle est le fait des animaux.

C’est là une erreur. De ce que, chez les plantes vertes en croissance, la somme des synthèses l’emporte sur celle des destructions, il ne s’ensuit point que celles-ci n’existent point ou qu’elles sont négligeables. Pas davantage, il ne faut considérer comme négligeable la puissance synthétique de la cellule animale. Ce serait là une interprétation erronée, une déformation des faits contre laquelle les physiologistes n’ont pas cessé de protester. Claude Bernard, en particulier, à fréquemment combattu cette doctrine dans tout le cours de sa carrière scientifique. Il opposait à la prétendue dualité vitale, la doctrine de l’unité vitale, d’après laquelle chaque être vivant, animal ou végétal, opère nécessairement des analyses et des synthèses, édifie des principes immédiats et les détruit. Les physiologistes reprochèrent aux chimistes, par cette distribution arbitraire des rôles synthétique et destructeur entre les animaux et les plantes, de dissimuler la véritable et profonde analogie de la vie dans les deux règnes. Il n’est pas douteux, et la démonstration en a été fournie d’une manière éclatante, qu’il se fait des synthèses chez les animaux comme chez les plantes ; en cela, Claude Bernard avait raison. L’organisme animal a d’autre peine que de mettre en place les matières sucrées, amylacées, grasses ou azotées, empruntées aux plantes. Avec les matières grasses, dont on connaît, depuis les recherches de Payen en 1843, l’existence dans le foin et les herbages, l’herbivore fait d’autres graisses que celles qu’il reçoit : avec les graisses de sa ration le Carnivore lui aussi en constitue de différentes. Il peut même en former aux dépens du sucre. De même, il peut, à la rigueur, faire des matières sucrées avec les matières protéiques. Les matériaux que l’animal reçoit, il commence par les décomposer plus ou moins profondément par la [digestion, puis il les reconstitue par synthèse.

Il est pourtant essentiel de remarquer que ces synthèses de graisses, d’amylacés et de substances protéiques, et la plus compliquée de toutes, celle du protoplasma, l’animal ne les réalise pas à partir des élémens minéraux. Il n’opère pas sur des matériaux placés aussi loin du terme à atteindre[1]. Il se distingue par là du végétal. Il est donc sensiblement vrai de dire que ce sont les plantes seules et, pour préciser, les parties vertes des plantes qui élèvent des corps relativement simples et de nature purement minérale comme l’eau et l’acide carbonique à la haute dignité et à la complication des composés organiques. Ce sont ces parties vertes qui fabriquent, avec l’eau et le gaz carbonique, les hydrates de carbone et les graisses.

L’existence de ces hydrates de carbone et de ces graisses est éphémère. Le cours même de la vie en amène la décomposition : la respiration en rejette les élémens dans le milieu minéral sous la forme même sous laquelle ils en étaient sortis. Si ce n’est pas la plante elle-même qui, par son fonctionnement vital, fait rétrograder ainsi le produit formé, ce sera l’animal qui en aura fait sa nourriture : c’est lui qui le détruira en eau et gaz carbonique. Et si ce sucre ou cet amidon, après avoir échappé à sa destinée naturelle, qui est d’être utilisé par l’organisme végétal qui l’a formé, échappe encore à la dent de l’herbivore ou du carnassier, il arrivera bien quelque jour où ils deviendront la proie de quelque micro-organisme, de quelque amylobacter ou de quelque moisissure qui, après diverses péripéties, les détruira enfin par sa respiration et les rendra au règne minéral sous la forme initiale d’eau et d’acide carbonique. Le cycle rotatif sera alors accompli.


II

Le mécanisme naturel par lequel la vie, sous ses deux formes, s’entretient à la surface de la terre et par lequel semble se conserver en même temps la pureté de l’atmosphère, c’est-à-dire sa permanence, a été précisé degré par degré et d’une manière complète par les successeurs de Priestley. Celui-ci avait démontré, en 1771, que le gaz dégagé par les plantes était de l’oxygène. Ingenhousz, médecin et naturaliste hollandais ou pour mieux dire cosmopolite, — car nous le trouvons successivement à Londres membre de la Société royale, à Vienne, médecin de la famille impériale en 1768 et à Paris en 1780, — montra que le phénomène ne se produisait que dans les parties vertes des plantes et sous l’influence de la lumière du soleil. Jean Sénebier, naturaliste et pasteur protestant à Genève, fit voir entre les années 1782 et 1807 que l’oxygène dégagé provient de la décomposition de l’acide carbonique. Et ainsi fut établie cette notion classique que les parties vertes des plantes jouissent de la propriété de décomposer l’acide carbonique sous l’influence de la radiation solaire. C’est ce que l’on nomme la fonction chlorophyllienne des plantes. Il s’agit ici d’un phénomène vital. La matière verte des plantes, la chlorophylle, lorsqu’elle est liée au protoplasma vivant et seulement alors, de manière à former le petit organisme nommé leucite chlorophyllien, sait utiliser les radiations solaires de manière à exécuter à la température ordinaire la décomposition de l’acide carbonique. La granulation chlorophyllienne vivante accomplit ainsi une puissante réduction que le chimiste ne peut réaliser dans le laboratoire qu’à de hautes températures et par les moyens les plus énergiques.

On sait que ce phénomène dont on n’avait vu d’abord que le commencement, — absorption d’acide carbonique par la plante, — et la fin, — dégagement d’oxygène — s’accompagne d’une mystérieuse synthèse par laquelle précisément s’accroît la substance végétale. Il se forme de l’amidon, qui apparaît en grains dans les cellules vertes, au contact des leucites chlorophylliens. Cette corrélation entre l’apparition de l’amidon et la réduction de l’anhydride carbonique est un fait fondamental, dans l’histoire de la formation de la matière végétale. On en doit la révélation au botaniste allemand Hugo von Mohl.

C’est cet aspect du phénomène chlorophyllien qui l’impose immédiatement à l’attention des physiologistes et des chimistes. La synthèse végétale, la formation d’amidon, est, en quelque sorte, le centre du processus dont l’absorption d’acide carbonique est le commencement et dont le dégagement d’oxygène est la fin ; elle devient le fait capital : elle passe au premier plan.

Tout y est énigmatique et frappant. Et d’abord la soudaineté du phénomène qui nous en dérobe les phases successives. Le botaniste Sachs cite des observateurs qui auraient vu, au microscope, l’amidon se montrer distinctement dans la cellule végétale au bout de cinq minutes d’insolation directe.


III

La formation de l’amidon, cet important phénomène de synthèse végétale, qui est la source principale de l’accroissement des plantes, a obligé les chimistes de notre temps à envisager d’une autre façon que n’avaient fait Priestley, Ingenhousz et Sénebier l’échange gazeux chlorophyllien. On n’interprète plus les faits à leur façon. Ces premiers expérimentateurs croyaient qu’il s’agissait ici d’une réduction pure et simple de la molécule carbonique dégageant tout son oxygène et déposant dans la plante tout son carbone. Dans leur manière de voir ce carbone s’unissait tout aussitôt à l’eau pour réaliser la formation synthétique des hydrates de carbone, tels que l’amidon, la cellulose ou les sucres.

Les choses ne se passent pas aussi simplement. La synthèse chimique de ces composés ne part pas du carbone préalablement isolé et qui se combinerait ensuite à l’eau : celle de l’amidon, en particulier, ne se forme pas à partir du corps simple carbone. On a constaté en effet, que, pour amorcer la formation de l’amidon, la présence de l’acide carbonique en nature était nécessaire. Il ne s’agit donc pas, selon les vues trop simples des premiers observateurs, de la dislocation directe et totale de la molécule carbonique en carbone et oxygène avec intervention ultérieure de l’eau. On n’avait imaginé cette réaction radicale qu’en raison de sa simplicité et parce qu’elle était le moyen le plus direct de rendre compte de cette condition essentielle du phénomène chlorophyllien, à savoir que le volume d’oxygène exhalé est égal au volume d’acide carbonique absorbé.

Mais il y a une autre manière de satisfaire à cette exigence du problème. C’est, puisqu’il faut faire intervenir l’eau, de la faire intervenir dès le début, dans la première phase de l’action et non plus seulement dans la dernière. Toute la réaction s’accomplit en effet, du commencement à la fin, au sein du protoplasma végétal qui est richement hydraté. L’attaque porterait donc dès le premier moment, non pas sur l’anhydride sec, mais sur la combinaison de ce gaz avec l’eau, sur l’acide carbonique proprement dit. La moitié de l’oxygène dégagé viendrait de la molécule carbonique ramenée à l’état d’oxyde de carbone, l’autre moitié viendrait de la molécule d’eau qui laisserait comme reste son hydrogène. Ces restes isolés, oxyde de carbone et hydrogène, uniraient aussitôt leur sort : leur union fournirait le corps COH2 ou CH2O qui est l’aldéhyde méthylique ou formique.

Au point de vue des faits observés, cette manière de voir vaut au moins l’ancienne conception. Elle rend aussi bien compte de l’absorption d’acide carbonique, du dégagement d’oxygène et de l’égalité des volumes de ces deux gaz. Mais, en même temps, elle explique pour ainsi dire d’emblée la formation des hydrates de carbone, sucres, amidon, cellulose. En effet, l’aldéhyde formique peut être considéré comme un véritable hydrate de carbone. Sa formule brute répond à un atome de carbone uni à une molécule d’eau. Il est, si l’on veut, le plus simple des amidons ou des sucres ; ou, du moins, il l’est en puissance. Il suffit, en effet, d’imaginer que plusieurs molécules de ce corps se condensent en une seule, se polymérisent, selon la façon de dire des chimistes, pour que le corps devienne un hydrate de carbone véritable. Six molécules condensées en une seule donneraient le sucre de glucose. La simple déshydratation du glucose fournirait ensuite l’amidon.

C’est cette imagination qu’a eue le célèbre chimiste allemand Baeyer en 1881. Il a proposé cette manière de concevoir le phénomène initial de la synthèse végétale chlorophyllienne. Ce n’était de sa part qu’une vue théorique ; mais on peut dire qu’elle avait une valeur, en quelque sorte, prophétique. Dans le monde des chimistes, certains la combattirent, d’autres l’adoptèrent. Quand on la repoussa, ce fut en raison de son caractère hypothétique ; ce fut aussi, de la part des physiologistes, en vertu de cette considération que le composé initial, l’aldéhyde formique, est un poison pour les plantes, et, en conséquence, ne saurait participer à un mécanisme fonctionnel normal. Mais c’est là une mauvaise raison ; car l’on sait bien que le fonctionnement régulier des organismes vivans engendre des substances toxiques que leur neutralisation immédiate rend inoffensives.

Parmi les partisans de la première heure de cette doctrine, il faut citer en France Würtz. L’éminent chimiste essaya même de réaliser la synthèse des sucres en partant de ces idées. M. Maquenne, un peu plus tard, apporta un argument de fait en faveur de l’hypothèse, en recueillant de l’alcool méthylique des feuilles vertes par simple distillation dans l’eau. La production des sucres par polymérisation de l’aldéhyde méthylique donna des résultats dans les mains de Boutlerow et d’O. Loew ; elle réussit enfin d’une manière définitive dans les mains de Fischer. Elle a été accomplie par degrés. Elle a fourni chemin faisant une série de composés intermédiaires qui se rencontrent en effet dans les plantes et dont on ne soupçonnait pas l’existence. Ces brillans résultats, qui ont établi la réputation scientifique hors de pair du chimiste allemand, ont donné un appui solide aux idées de Baeyer et de Würtz sur la nature essentielle du phénomène chlorophyllien.

Quoi qu’il en soit du mécanisme par lequel est réalisée cette synthèse des hydrates de carbone, on en sait le point de départ, à savoir : l’eau et l’acide carbonique, matériaux très simples, complètement oxydés, empruntés au monde minéral. On en sait le terme : amidon, cellulose, ou sucre, c’est-à-dire composés organiques hautement compliqués, dont la formation n’a pu s’accomplir qu’aux dépens d’une énergie fournie du dehors, à la granulation chlorophyllienne. Cette énergie est celle de la radiation solaire.

L’amidon une fois formé possède virtuellement en lui-même cette énergie à l’état latent, à l’état « d’énergie chimique potentielle, » comme l’on dit encore. Il est capable de la restituer en retombant à son point de départ, en redevenant acide carbonique et eau. Il suffirait pour l’obliger à cette restitution, d’approcher d’un point de cette masse combustible un corps enflammé. Il brûlera alors, reformera de l’eau et de l’acide carbonique, et l’énergie dont il était chargé, il la libérera sous forme de chaleur, à raison de 4 228 micro-calories par gramme de substance.

Mais si la synthèse qui a constitué l’amidon était un acte vital, la destruction telle que nous la supposons ici n’en est pas un. Dans la réalité des choses, ce n’est pas l’individu végétal qui détruira, au cours de son existence, l’amidon qu’il a mis en réserve et qui en récupérera l’énergie. Le plus souvent, c’est l’animal, c’est l’homme dont il deviendra l’aliment. Avant qu’il en ait tiré parti, sa vie est interrompue par sa fin naturelle ou par quelque intervention accidentelle, comme celle du moissonneur qui récolte pour lui-même. Le végétal meurt donc habituellement avant d’avoir utilisé toutes les réserves d’hydrates de carbone, de sucre, d’amidon, de cellulose qu’il avait cependant formées pour lui-même. Sic vos non vobis. Ce n’est pas lui qui va ramener le carbone et l’hydrogène de ces substances au monde minéral où ils furent pris. En attendant, le composé amidon ou sucre et ses élémens chimiques, carbone et hydrogène, continueront leur voyage dans l’organisme de l’herbivore et peut-être ensuite du carnivore où il faut maintenant les suivre.

En principe, l’animal, herbivore ou carnassier, ne fait pas subir de complication nouvelle à cette matière organique hydrocarbonée. La plus grande partie reste telle quelle ou ne subit que des modifications insignifiantes. L’homme, par exemple, fait servir les féculens qu’il ingère à former des réserves similaires, à savoir le glycogène de son foie et de ses muscles et le sucre de son sang. Quelquefois pourtant, il élève ces hydrates de carbone à un plus haut degré de complexité : il en confectionne des acides gras ou des graisses. On ne connaît exactement ni la nature ni la formule de la réaction ; mais la réalité du fait n’est pas douteuse : les animaux supérieurs peuvent fabriquer des graisses aux dépens des hydrates de carbone de leurs alimens ou de leurs réserves. — A défaut de cette alternative, les animaux détruisent les hydrates de carbone. Ils les brûlent.


Les plantes vertes fabriquent aussi des matières grasses par une action contemporaine ou corrélative du phénomène chlorophyllien. Pendant longtemps, l’existence très générale de ces graisses végétales avait échappé à l’attention des chimistes biologistes. Il semblait que les huiles, les cires, les beurres végétaux fussent des produits rares ou tout au moins particuliers à certaines plantes. On sait aujourd’hui qu’ils appartiennent à toutes sans exception. Leur formation, plus ou moins abondante, selon le cas, est une manifestation régulière de l’activité végétale.

Le mécanisme de cette formation est très obscur. On tend à admettre pourtant qu’elle est, pour une part, la conséquence plus ou moins directe de l’activité chlorophyllienne. Mais comme il s’agit de substances qui sont relativement beaucoup plus riches en hydrogène et en carbone que les précédentes, ou, ce qui revient au même, plus pauvres en oxygène, la quantité de ce gaz rejetée au dehors pendant la synthèse des graisses est plus grande que dans le cas de la synthèse des matières amylacées ou sucrées. Elle dépasse le volume d’acide carbonique absorbé. La loi quantitative de l’action chlorophyllienne se trouve ici faussée.

En fait, cette loi, considérée comme fondamentale, de l’égalité des volumes d’acide carbonique absorbé et d’oxygène exhalé subit de nombreuses infractions. Il y a quelquefois surabondance de l’excrétion oxygénée : la synthèse des graisses répondrait à un cas de ce genre. D’autres fois, il y a déficit. Ces aberrations commencent à être sérieusement étudiées. Il est possible que quelques-unes d’entre elles s’expliquent par la présence dans les parties vertes des plantes d’une substance très intéressante, la carotine que M. Arnaud a bien fait connaître dans une série de recherches publiées de 1885 à 1889. C’est une sorte d’essence constamment associée à la chlorophylle, ayant la composition d’un carbure d’hydrogène à grosse molécule ; elle possède la remarquable propriété d’absorber des quantités considérables d’oxygène, jusqu’à 200 fois son volume. Or cette substance dont la présence est susceptible de fausser la valeur des échanges chlorophylliens est inégalement répandue dans les organes verts. Elle est moins abondante dans les feuillages persistans que dans les feuilles caduques. Et précisément, un savant botaniste, M. C. -E. Bertrand, a rapproché ce défaut de carotine des feuilles persistantes de leur faible puissance respiratoire.

Pour en revenir à la synthèse des graisses chez les végétaux, il est probable qu’en dehors de l’action chlorophyllienne elles ont encore une autre origine. Elles proviendraient par réduction des hydrates de carbone déjà formés. Ce serait une ressemblance entre les plantes et les animaux chez qui il n’est pas douteux que les matières grasses se constituent aux dépens des matières sucrées ou amylacées.

L’évolution synthétique des deux catégories de substances, hydrocarbonées et sucrées, offre donc les plus grandes analogies. Ajoutons que leur dislocation destructive, corrélative du fonctionnement vital, se fait de la même manière. Elles subissent dans les tissus des mutations chimiques équivalant, dans leur ensemble, à une oxydation et fournissant en fin de compte de l’eau et de l’acide carbonique : celui-ci est rejeté par la respiration de l’animal ou de la plante, ou entraîné à l’état de carbonates et de bicarbonates par les excrétions.

Parmi les manifestations vitales qui, chez l’animal, contribuent le plus activement à cette désintégration des matières ternaires, il faut placer en première ligne le travail musculaire. La formation de ces composés représente une accumulation d’énergie empruntée à la radiation solaire : leur décomposition s’accompagne d’une libération d’énergie. C’est précisément l’énergie libérée par cette oxydation qui apparaît comme énergie mécanique du muscle et comme chaleur. Chez la plante où le travail mécanique fait défaut, c’est au moment de la floraison, de la montée en graine, de la fructification, que se manifeste le plus énergiquement la destruction des matériaux ternaires.


IV

L’existence des êtres vivans, en tant qu’elle utilise ces composés nécessaires, hydrates de carbone et graisses, est subordonnée à la présence dans le milieu minéral de l’acide carbonique et de l’eau. La vie n’est apparue à la surface du globe refroidi que le jour où, au-dessus des eaux, l’acide carbonique a coexisté dans l’atmosphère avec l’oxygène. Elle disparaîtrait si ces gaz venaient à faire défaut ; leur permanence en nature et en quantité dans l’atmosphère devient une condition de la permanence du monde vivant actuel.

Cette permanence est-elle assurée ? C’est là, une question extrêmement importante au point de vue de la philosophie naturelle. Elle ne peut être résolue que par le concours de plusieurs sciences, et, par exemple, de la biologie, de la chimie et de la géologie. Nous ne l’envisagerons pas dans toute son ampleur. Il faudrait successivement considérer tous les élémens qui appartiennent au monde minéral et dont le monde vivant a besoin. Nous n’en considérerons ici qu’un seul, l’acide carbonique, dont la proportion dans l’atmosphère est d’environ quatre dix millièmes. En ce qui concerne les autres, nous renvoyons notre lecteur au magistral exposé que M. Lambling, le savant professeur de Lille, a fait de ce sujet, il y a quelques années, dans l’Encyclopédie chimique.

Nous nous demanderons seulement si les causes de disparition et les causes de production de l’acide carbonique s’équilibrent aussi exactement qu’on le croit. Le fondement de cette croyance est, en effet, dans des mesures qui ne remontent pas au-delà d’un siècle.

Avant d’en venir à ce point, il faut observer d’abord que la permanence des proportions de l’acide carbonique dans l’atmosphère est réalisée par la réserve de ce gaz qui existe dans les eaux douces et salées. Il s’y trouve à l’état de bicarbonate de chaux, combinaison facilement dissociable en acide carbonique et carbonate de chaux. M. Schlœsing a montré, il y a quelque vingt-cinq ou trente ans, que l’eau de mer contient une masse de gaz carbonique dix fois supérieure à celle de l’air. C’est cette masse qui règle par échange la teneur de l’atmosphère. La proportion de gaz carbonique diminue-t-elle dans l’atmosphère ? Le bicarbonate se dissocie et pare au déficit. La proportion tend-elle à augmenter ? La pression s’accroît, le gaz se dissout dans l’eau et, réagissant sur le carbonate neutre déposé au fond de la mer, forme à ses dépens une quantité nouvelle de bicarbonate de chaux.

Quant aux causes d’accumulation de l’acide carbonique dans l’atmosphère, on peut citer en premier lieu la respiration des animaux et des plantes, puis la décomposition des matières organiques à la surface ou dans le sol, la combustion de la houille, et, enfin, les dégagemens volcaniques par les cratères ou par les fissures, dégagemens qui sont dus à l’action de l’acide silicique agissant à chaud sur les carbonates des couches profondes de l’écorce.

Parmi les causes principales de disparition, il faut signaler en première ligne la végétation et la culture. Cette seule cause suffirait en peu de temps à épuiser l’atmosphère, si, d’autre part, les sources précédemment indiquées ne venaient la ravitailler. Liebig a calculé ce qu’enlevait de gaz carbonique à l’atmosphère un hectare de terre en pleine végétation. Hoppe-Seyler, cité par Lambling, a conclu de supputations de ce genre que tout l’acide carbonique de l’atmosphère, source principale de la vie végétale, serait consommé par la végétation dans un espace de cent vingt-neuf ans. Une autre cause d’ordre géologique, et encore plus active, intervient dans le même sens. L’eau de mer chargée d’acide carbonique agit sur les roches qui forment le fond : les silicates sont décomposés sous cette influence ; la silice est mise en liberté ; elle se fixe ou reste fixée sur l’alumine pour former des argiles. Quant à l’acide carbonique, il s’empare des bases libérées ; et d’abord, de la chaux et de la magnésie avec lesquelles il forme des carbonates insolubles. Il s’empare également de la potasse et de la soude, abandonnées par la silice, et il constitue avec elles des carbonates solubles, mais bientôt à leur tour transformés en carbonates insolubles, au contact des chlorures alcalino-terreux de l’eau de mer. En résumé, le gaz carbonique soutiré par les eaux à l’atmosphère est ainsi progressivement immobilisé au fond des mers et soustrait à la vie.

M. Lambling est porté à conclure à la supériorité des causes de disparition et par conséquent à l’appauvrissement graduel de l’atmosphère en acide carbonique. Il semble que cette diminution ne soit pas contestable, si l’on prend son point de comparaison assez en arrière dans les temps géologiques. Car, au début du refroidissement du globe, tout l’acide carbonique, aujourd’hui fixé dans les calcaires de la croûte terrestre, devait exister à l’étal libre dans l’atmosphère. Il en a été soutiré progressivement. Il est vraisemblable que ce mouvement de fixation se poursuit encore. S’il en est ainsi, la terre marcherait lentement vers un état de choses où la vie végétale deviendra impossible, et dans lequel, par voie de conséquence, la vie animale elle-même devra disparaître. Cette conclusion pessimiste est celle à laquelle nous aboutissons de tous côtés et toutes les fois que nous nous demandons si notre monde terrestre peut subsister tel qu’il est.


V

On a examiné, dans ce qui précède, l’évolution qui, parlant de l’acide carbonique et de l’eau, aboutit à la formation, puis à la destruction des matières ternaires essentielles à la vie des animaux et des plantes. C’est ce que l’on appelle, en biologie, « le cycle du carbone » ou la « migration du carbone, » parce que le carbone est, en effet, avec l’hydrogène, l’élément principal de ces composés chimiques.

Il y a également à examiner un cycle de l’azote, c’est-à-dire une évolution qui, prenant l’azote sous les formes simples où il existe dans- le monde minéral, l’introduit dans le monde vivant, l’y suit jusqu’au degré de complexité où il existe dans les combinaisons protéiques du protoplasma, pour le ramener ensuite à son point de départ.

Ces cycles que le biologiste examine isolément, pour la commodité de l’étude, s’accomplissent en réalité simultanément. En même temps, par exemple, que l’action chlorophyllienne aboutit à la formation de l’aldéhyde formique, du sucre et de l’amidon, la synthèse azotée édifie les réserves protéiques et le protoplasma lui-même.

Les substances protéiques sont indispensables aux animaux supérieurs. Magendie en a donné la preuve dans les célèbres expériences par lesquelles il montrait que la vie peut s’entretenir à défaut de telle ou telle catégorie d’aliment, et qu’au contraire, elle ne peut pas s’entretenir à défaut d’aliment azoté. — A mesure que l’on descend l’échelle des animaux et des végétaux, la nécessité de l’aliment azoté subsiste toujours ; seulement cet aliment n’exige plus d’être offert sous une forme aussi compliquée. L’être vivant peut se contenter de composés azotés plus simples. La nécessité de l’aliment azoté résulte de la nécessité de croître, de grandir, ou seulement de s’entretenir, qui oblige l’être vivant à faire du protoplasma, c’est-à-dire un composé qui est essentiellement un mélange de protéiques. Mais les matériaux avec lesquels chaque être exécute cette synthèse sont fort différens. Il en est un grand nombre qui sont capables d’utiliser pour cette besogne des matières minérales azotées ; d’autres, et c’est le cas des animaux supérieurs, sont contraints de recourir à des protéiques déjà formés.

Tous les êtres également détruisent leurs protéiques, au cours du fonctionnement vital, mais ils les détruisent très inégalement. Très peu les font rétrograder jusqu’à la forme minérale, et par conséquent font parcourir à l’azote son cycle intégral. La plupart s’arrêtent plus ou moins loin dans la voie de la destruction ; les uns à l’urée, d’autres à l’acide urique, d’autres à des produits xanthiques, d’autres enfin à l’ammoniaque ou aux composés oxygénés de l’azote.

La synthèse azotée la plus remarquable est celle que réalise la nitro-monade de Winogradsky. Cet organisme singulier n’a pas besoin de matière organique pour se développer. Il prend au sol sous forme d’ammoniaque l’azote qui lui sert à édifier son protoplasma ; il agit, en cela, à peu près comme la plante verte ; mais, à l’inverse de celle-ci, il emprunte aux carbonates magnésien et calcaire le carbone nécessaire ; de telle sorte qu’il se développe et prospère, c’est-à-dire accomplit la synthèse de sa matière protoplasmique vivante dans un milieu purement minéral composé de carbonate de chaux, carbonate de magnésie, sulfate d’ammoniaque et phosphate de potasse. La nitro-monade est donc l’agent d’une puissante synthèse, puisque, avec des produits tirés du monde minéral, il édifie la matière organique la plus compliquée. Et pourtant, cet organisme n’a pas de matière verte chlorophyllienne ; il se développe à l’abri du soleil : deux raisons pour qu’il ne puisse utiliser l’énergie des radiations solaires. L’énergie qu’il dépense à ses opérations de synthèse lui i vient d’une autre origine. Il est, en effet, organisé pour transformer en acide nitreux, puis en acide nitrique, l’ammoniaque que les décompositions organiques laissent dans le sol. MM. Schlœsing et Müntz avaient découvert la grande généralité de cette action nitrifiante qui s’opère dans la terre et qui fait passer à l’état d’azotates les composés ammoniacaux. Ils avaient attribué cette action non pas à une réaction chimique pure, mais à l’intervention d’un agent microbien. C’est cet agent que Winogradsky, en 1890, a isolé et cultivé dans le milieu purement minéral dont il vient d’être parlé. Les Allemands revendiquent cette découverte pour deux de leurs compatriotes, Hueppe et Haereus. Quoi qu’il en soit de ce débat de priorité, on sait qu’il existe toute une série d’organismes de ce genre, ou plutôt deux séries qui accomplissent en deux phases la nitrification du sol : dans une première phase, les micro-organismes ou fermens nitreux font passer les composés ammoniacaux à l’état d’azotites ; puis les fermens nitriques amènent ces composés à l’état d’azotates.

Ces fermens nitreux et nitrique exécutent la synthèse de la matière organique qui les constitue au moyen de l’énergie libérée par l’oxydation de l’ammoniaque. C’est là une deuxième source d’énergie insoupçonnée pendant longtemps. On ne connaissait, comme puissance organisatrice de la vie, que l’énergie solaire agissant sur la plante verte. Ces remarquables études des fermens nitrifians en ont révélé une autre. Cette nouvelle puissance synthétisante de la matière vivante offre un développement universel. Les fermens nitrifians sont en effet disséminés à la surface du globe dans toutes les terres végétales : M. Müntz les a rencontrés sur les rochers des pays de montagne, dans les Pyrénées, les Vosges et les Alpes : dans les parties désagrégées, dans les masses friables et fissurées, et, par exemple, dans les schistes formant les roches pourries de l’Oberland bernois. L’extension de ces organismes est immense. On se trouve véritablement en présence d’une opération qui a l’ampleur d’un mécanisme naturel. De plus, on doit ranger dans le même type que les fermens nitrifians toute une série d’agens qui oxydent d’autres substances que l’ammoniaque, tels que les sulfo-bactéries, qui oxydent le soufre, et les ferro-bactéries, qui oxydent les sels ferreux. Les fermens nitrifians et les organismes analogues partagent donc avec les leucites chlorophylliens le privilège d’organiser, par voie de complication chimique ascendante le protoplasma vivant qui occupe le sommet de l’échelle des synthèses.

Quant à la plante verte, elle utilise le plus souvent l’azote des azotates existant dans le sol : c’est le cas des céréales. L’énergie employée à cette synthèse concomitante de la synthèse des hydrates de carbone est celle de la radiation solaire. Mais, si l’énergie solaire fait défaut, la plante verte, vivant alors à la façon des champignons et des bactéries, peut utiliser l’énergie chimique apportée par un aliment supplémentaire, tel que le sucre.

D’autres plantes vertes prennent l’azote au monde minéral à l’état de nature. C’est le cas pour les légumineuses. On sait, depuis les mémorables travaux de Berthelot, Hellriegel et Willfarth, que les racines de ces plantes présentent des nodosités sur lesquelles se développent diverses espèces de micro-organismes, qui forment avec le végétal une sorte d’association physiologique ou symbiose. Cette société singulière est capable d’utiliser l’azote libre et de le faire servir aux synthèses vitales. Cette faculté, de tirer parti de l’azote en nature, n’appartient en propre ni à la racine de la légumineuse, ni au microbe lui-même. Elle est l’attribut de leur association symbiotique.

Quelques plantes peuvent encore utiliser l’ammoniaque libre qui existe dans l’atmosphère.

Les maîtres de la science agricole, les de Saussure, les Thaer, les Mathieu de Dombasle, ont cru que les plantes pouvaient utiliser le fumier de ferme, le meilleur engrais, d’après leur doctrine. Tout à coup, vers 1840, Liebig déclara que le fumier, l’humus, est impropre à la vie végétale. L’influence favorable que la pratique universelle lui assigne et qui est indéniable tient aux produits minéraux qu’il introduit dans le sol ; à l’acide carbonique qui résulte de sa combustion, à l’ammoniaque qui vient de sa décomposition. Sauf le cas cité plus haut de l’aliment supplémentaire, les plantes vertes vivent aux dépens des matières minérales. — En résumé, le cycle de l’azote part de l’azote même des azotates, de l’ammoniaque ; il aboutit à la matière protéique : c’en est la phase ascendante. La phase descendante, qui ramène l’azote protéique au monde minéral, peut être réalisée, par étapes, par une succession d’êtres dont chacun prend la tâche au point où le prédécesseur l’a laissée.


A. DASTRE.

  1. On discute actuellement, entre physiologistes, la question de savoir si l’organisme peut seulement reconstituer l’albumine au moyen des élémens dans lesquels la digestion pancréatique résout cette substance.