Militona/1

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Militona (1847)
Hachette (p. 1-20).


I


Un lundi du mois de juin de 184., dia de toros, comme on dit en Espagne, un jeune homme de bonne mine, mais qui paraissait d’assez mauvaise humeur, se dirigeait vers une maison de la rue San-Bernardo, dans la très-noble et très-héroïque cité de Madrid.

D’une des fenêtres de cette maison s’échappait un clapotis de piano qui augmenta d’une manière sensible le mécontentement peint sur les traits du jeune homme : il s’arrêta devant la porte comme hésitant à entrer ; mais cependant il prit une détermination violente, et, surmontant sa répugnance, il souleva le marteau, au fracas duquel répondit dans l’escalier le bruit des pas lourds et gauchement empressés du gallego qui venait ouvrir.

On aurait pu supposer qu’une affaire désagréable, un emprunt usuraire à contracter, une dette à solder, un sermon à subir de la part de quelque vieux parent grondeur, amenait ce nuage sur la physionomie naturellement joyeuse de don Andrès de Salcedo.

Il n’en était rien.

Don Andrès de Salcedo, n’ayant pas de dettes, n’avait pas besoin d’emprunter, et, comme tous ses parents étaient morts, il n’attendait pas d’héritage, et ne redoutait les remontrances d’aucune tante revêche et d’aucun oncle quinteux.

Bien que la chose ne soit guère à la louange de sa galanterie, don Andrès allait tout simplement rendre à doña Feliciana Vasquez de los Rios sa visite quotidienne.

Doña Feliciana Vasquez de los Rios était une jeune personne de bonne famille, assez jolie et suffisamment riche, que don Andrès devait épouser bientôt.

Certes, il n’y avait pas là de quoi assombrir le front d’un jeune homme de vingt-quatre ans, et la perspective d’une heure ou deux passées avec une novia « qui ne comptait pas plus de seize avrils » ne devait présenter rien d’effrayant à l’imagination.

Comme la mauvaise humeur n’empêche pas la coquetterie, Andrès, qui avait jeté son cigare au bas de l’escalier, secoua, tout en montant les marches, les cendres blanches qui salissaient les parements de son habit, donna un tour à ses cheveux et releva la pointe de ses moustaches ; il se défit aussi de son air contrarié, et le plus joli sourire de commande vint errer sur ses lèvres.

« Pourvu, dit-il en franchissant le seuil de l’appartement, que l’idée ne lui vienne pas de me faire répéter avec elle cet exécrable duo de Bellini qui n’en finit pas, et qu’il faut reprendre vingt fois ! Je manquerai le commencement de la course et ne verrai pas la grimace de l’alguazil quand on ouvrira la porte au taureau. »

Telle était la crainte qui préoccupait don Andrès, et, à vrai dire, elle était bien fondée.

Feliciana, assise sur un tabouret et légèrement penchée, déchiffrait la partition formidable ouverte à l’endroit redouté ; les doigts écartés, les coudes faisant angle de chaque côté de sa taille, elle frappait des accords plaqués et recommençait un passage difficile avec une persévérance digne d’un meilleur sort.

Elle était tellement occupée de son travail, qu’elle ne s’aperçut pas de l’entrée de don Andrès, que la suivante avait laissé passer sans l’annoncer, comme familier de la maison et futur de sa maîtresse.

Andrès, dont les pas étaient amortis par la natte de paille de Manille qui recouvrait les briques du plancher, parvint jusqu’au milieu de la chambre sans avoir attiré l’attention de la jeune fille.

Pendant que doña Feliciana lutte contre son piano, et que don Andrès reste debout derrière elle, ne sachant s’il doit franchement interrompre ce vacarme intime ou révéler sa présence par une toux discrète, il ne sera peut-être pas hors de propos de jeter un coup d’œil sur l’endroit où la scène se passe.

Une teinte plate à la détrempe couvrait les murs ; de fausses moulures, de feints encadrements à la grisaille entouraient les fenêtres et les portes. Quelques gravures à la manière noire, venues de Paris, Souvenirs et Regrets, les Petits Braconniers, Don Juan et Haydée, Mina et Brenda, étaient suspendues, dans la plus parfaite symétrie, à des cordons de soie verte. Des canapés de crin noir, des chaises assorties au dos épanoui en lyre, une commode et une table d’acajou ornées de têtes de sphinx en cadenettes, souvenirs de la conquête d’Égypte, une pendule représentant la Esméralda faisant écrire à sa chèvre le nom de Phébus, et flanquée de deux chandeliers sous globe, complétaient cet ameublement de bon goût.

Des rideaux de mousseline suisse à ramages prétentieusement drapés et rehaussés de toutes sortes d’estampages garnissaient les croisées et reproduisaient d’une façon désastreusement exacte les dessins que les tapisseries de Paris font paraître dans les journaux de modes ou par cahiers lithographiés.

Ces rideaux, il faut le dire, excitaient l’admiration et l’envie générales.

Il serait injuste de passer sous silence une foule de petits chiens en verre filé, de groupes en porcelaine moderne, de paniers en filigrane entremêlés de fleurs d’émail, de serre-papiers d’albâtre et de boîtes de Spa relevées de coloriages qui encombraient les étagères, brillantes superfluités destinées à trahir la passion de Feliciana pour les arts.

Car Feliciana Vasquez avait été élevée à la française et dans le respect le plus profond de la mode du jour ; aussi, sur ses instances, tous les meubles anciens avaient-ils été relégués au grenier, au grand regret de don Geronimo Vasquez, son père, homme de bon sens, mais faible.

Les lustres à dix bras, les lampes à quatre mèches, les fauteuils couverts de cuir de Russie, les draperies de damas, les tapis de Perse, les paravents de la Chine, les horloges à gaine, les meubles de velours rouge, les cabinets de marqueterie, les tableaux noirâtres d’Orrente et de Menendez, les lits immenses, les tables massives de noyer, les buffets à quatre battants, les armoires à douze tiroirs, les énormes vases à fleurs, tout le vieux luxe espagnol, avaient dû céder la place à cette moderne élégance de troisième ordre qui ravit les naïves populations éprises d’idées civilisatrices et dont une femme de chambre anglaise ne voudrait pas.

Doña Feliciana était habillée à la mode d’il y a deux ans ; il va sans dire que sa toilette n’avait rien d’espagnol : elle possédait à un haut degré cette suprême horreur de tout ce qui est pittoresque et caractéristique, qui distingue les femmes comme il faut ; sa robe, d’une couleur indécise, était semée de petits bouquets presque invisibles ; l’étoffe en avait été apportée d’Angleterre et passée en fraude par les hardis contrebandiers de Gibraltar ; la plus couperosée et la plus revêche bourgeoise n’en eût pas choisi une autre pour sa fille. Une pèlerine garnie de valenciennes ombrait modestement les charmes timides que l’échancrure du corsage, commandée par la gravure de mode, eût pu laisser à découvert. Un brodequin étroit moulait un pied qui, pour la petitesse et la cambrure, ne démentait point son origine.

C’était, du reste, le seul indice de sa race qu’eût conservé doña Feliciana ; on l’eût prise d’ailleurs pour une Allemande ou une Française des provinces du Nord ; ses yeux bleus, ses cheveux blonds, son teint uniformément rosé, répondaient aussi peu que possible à l’idée que l’on se fait généralement d’une Espagnole d’après les romances et les keepsakes. Elle ne portait jamais de mantille et n’avait pas le moindre stylet à sa jarretière. Le fandango et la cachucha lui étaient inconnus ; mais elle excellait dans la contredanse, le rigodon et la valse à deux temps ; elle n’allait jamais aux courses de taureaux, trouvant ce divertissement « barbare » ; en revanche, elle ne manquait pas d’assister aux premières représentations des vaudevilles traduits de Scribe, au théâtre del Principe, et de suivre les représentations des chanteurs italiens au théâtre del Circo. Le soir, elle allait faire au Prado un tour en calèche, coiffée d’un chapeau venant directement de Paris.

Vous voyez que doña Feliciana Vasquez de los Rios était sur tous points une jeune personne parfaitement convenable.

C’était ce que disait don Andrès ; seulement il n’osait pas formuler vis-à-vis de lui-même le complément de cette opinion : parfaitement convenable, mais parfaitement ennuyeuse !

On demandera pourquoi don Andrès faisait la cour dans des vues conjugales à une femme qui lui plaisait médiocrement. Était-ce par avidité ? Non ; la dot de Feliciana, quoique d’un chiffre assez rond, n’avait rien qui pût tenter Andrès de Salcedo, dont la fortune était pour le moins aussi considérable : ce mariage avait été arrangé par les parents des deux jeunes gens, qui s’étaient laissé faire sans objection ; la fortune, la naissance, l’âge, les rapports d’intimité, l’amitié contractée dès l’enfance, tout s’y trouvait réuni. Andrès s’était habitué à considérer Feliciana comme sa femme. Aussi lui semblait-il rentrer chez lui en allant chez elle ; et que peut faire un mari chez lui, si ce n’est désirer de sortir ? Il trouvait d’ailleurs à doña Feliciana toutes les qualités essentielles ; elle était jolie, mince et blonde ; elle parlait français et anglais, faisait bien le thé. Il est vrai que don Andrès ne pouvait souffrir cette horrible mixture. Elle dansait et jouait du piano, hélas ! et lavait assez proprement l’aquarelle. Certes, l’homme le plus difficile n’aurait pu exiger davantage.

« Ah ! c’est vous, Andrès », dit sans se retourner Feliciana, qui avait reconnu la présence de son futur au craquement de ses chaussures.

Que l’on ne s’étonne pas de voir une demoiselle aussi bien élevée que Feliciana interpeller un jeune homme par son petit nom ; c’est l’usage en Espagne au bout de quelque temps d’intimité, et l’emploi du nom de baptême n’a pas la même portée amoureuse et compromettante que chez nous.

« Vous arrivez tout à propos ; j’étais en train de repasser ce duo, que nous devons chanter ce soir à la tertulia de la marquise de Benavidès.

— Il me semble que je suis un peu enrhumé », répondit Andrès.

Et comme pour justifier son assertion, il essaya de tousser ; mais sa toux n’avait rien de convaincant, et doña Feliciana, peu touchée de son excuse, lui dit d’un ton assez inhumain :

« Cela ne sera rien ; nous devrions bien le chanter ensemble encore une fois pour être plus sûrs de notre effet. Voulez-vous prendre ma place au piano et avoir la complaisance d’accompagner ? »

Le pauvre garçon jeta un regard mélancolique sur la pendule ; il était déjà quatre heures ; il ne put réprimer un soupir, et laissa tomber ses mains désespérées sur l’ivoire du clavier.

Le duo achevé sans trop d’encombre, Andrès lança encore vers la pendule, où la Esméralda continuait d’instruire sa chèvre, un coup d’œil furtif qui fut surpris au passage par Feliciana.

« L’heure paraît vous intéresser beaucoup aujourd’hui, dit Feliciana ; vos yeux ne quittent pas le cadran.

— C’est un regard vague et machinal.... Que m’importe l’heure quand je suis près de vous ? »

Et il s’inclina galamment sur la main de Feliciana pour y poser un baiser respectueux.

« Les autres jours de la semaine, je suis persuadée que la marche des aiguilles vous est fort indifférente ; mais le lundi c’est tout autre chose....

— Et pourquoi cela, âme de ma vie ? Le temps ne coule-t-il pas toujours aussi rapide, surtout quand on a le bonheur de faire de la musique avec vous ?

— Le lundi, c’est le jour des taureaux, et, mon cher don Andrès ! n’essayez pas de le nier, il vous serait plus agréable d’être en ce moment-ci à la porte d’Alcala qu’assis devant mon piano. Votre passion pour cet affreux plaisir est donc incorrigible ? Oh ! quand nous serons mariés, je saurai bien vous ramener à des sentiments plus civilisés et plus humains.

— Je n’avais pas l’intention formelle d’y assister… cependant j’avoue que, si cela ne vous contrariait pas… je suis allé hier à l’Arroyo d’Abrunigal, et il y avait entre autres quatre taureaux de Gaviria… des bêtes magnifiques, un fanon énorme, des jambes sèches et menues, des cornes comme des croissants ! et si farouches, si sauvages, qu’ils avaient blessé l’un des deux bœufs conducteurs ! Oh ! quels beaux coups il va se faire tout à l’heure dans la place, si les toreros ont le cœur et le poignet fermes ! » s’écria impétueusement Andrès, emporté par son enthousiasme d’aficionado.

Feliciana, pendant cette tirade, avait pris un air suprêmement dédaigneux, et dit à don Andrès :

« Vous ne serez jamais qu’un barbare verni ; vous allez me donner mal aux nerfs avec vos descriptions de bêtes féroces et vos histoires d’éventrements… et vous dites ces horreurs avec un air de jubilation, comme si c’étaient les plus belles choses du monde. »

Le pauvre Andrès baissa la tête ; car il avait lu, comme les autres Espagnols, les stupides tirades philanthropiques que les poltrons et les âmes sans énergie ont débitées contre les courses des taureaux, un des plus nobles divertissements qu’il soit donné à l’homme de contempler ; et il se trouvait un peu Romain de la décadence, un peu boucher, un peu belluaire, un peu cannibale ; mais cependant il eût volontiers donné ce que sa bourse contenait de douros à celui qui lui eût fourni les moyens de faire une retraite honnête, et d’arriver à temps pour l’ouverture de la course.

« Allons, mon cher Andrès, dit Feliciana avec un sourire demi-ironique, je n’ai pas la prétention de lutter contre ces terribles taureaux de Gaviria ; je ne veux pas vous priver d’un plaisir si grand pour vous : votre corps est ici, mais votre âme est au cirque. Partez ; je suis clémente et vous rends votre liberté, à condition que vous viendrez de bonne heure chez la marquise de Benavidès. »

Par une délicatesse de cœur qui prouvait sa bonté, Andrès ne voulut pas profiter sur-le-champ de la permission octroyée par Feliciana ; il causa encore quelques minutes et sortit avec lenteur, comme retenu malgré lui par le charme de la conversation.

Il marcha d’un pas mesuré jusqu’à ce qu’il eût tourné l’angle de la calle ancha de San-Bernardo pour prendre la calle de la Luna : alors, sûr d’être hors de vue du balcon de sa fiancée, il prit une allure qui l’eut bientôt amené dans la rue du Desengaño.

Un étranger eût remarqué avec surprise que les passants se dirigeaient du même côté : tous allaient, aucun ne venait. Ce phénomène dans la circulation de la ville a lieu tous les lundis, de quatre à cinq heures.

En quelques minutes Andrès se trouva près de la fontaine qui marque le carrefour où se rencontrent la red de San-Luis, la rue Fuencarral et la rue Ortaleza.

Il approchait.

La calle del Caballero de Gracia franchie, il déboucha dans cette magnifique rue d’Alcala, qui s’élargit en descendant vers la porte de la ville, ainsi qu’un fleuve approchant de la mer, comme si elle se grossissait des affluents qui s’y dégorgent.

Malgré son immense largeur, cette belle rue, que Paris et Londres envieraient à Madrid, et dont la pente, bordée d’édifices étincelants de blancheur, se termine sur une percée d’azur, était pleine, jusqu’au bord, d’une foule compacte, bariolée, fourmillante et de plus en plus épaisse.

Les piétons, les cavaliers, les voitures se croisaient, se heurtaient, s’enchevêtraient au milieu d’un nuage de poussière, de cris joyeux et de vociférations ; les caleseros juraient comme des possédés ; les bâtons résonnaient sur l’échine des rosses rétives ; les grelots, suspendus par grappes aux têtières des mules, faisaient un tintamarre assourdissant ; les deux mots sacramentels de la langue espagnole étaient renvoyés d’un groupe à l’autre comme des volants par des raquettes.

Dans cet océan humain apparaissaient de loin en loin, pareils à des cachalots, des carrosses du temps de Philippe IV, aux dorures éteintes, aux couleurs passées, traînés par quatre bêtes antédiluviennes ; des berlingots, qui avaient été fort élégants du temps de Manuel Godoy, s’affaissaient sur leurs ressorts énervés, plus honteusement délabrés que les coucous des environs de Paris, réduits à l’inaction par la concurrence des chemins de fer.

En revanche, comme pour représenter l’époque moderne, des omnibus, attelés de six à huit mules maintenues au triple galop par une mousqueterie de coups de fouet, fendaient la foule, qui se rejetait, effarée, sous les arbres écimés et trapus dont est bordée la rue d’Alcala, à partir de la fontaine de Cybèle jusqu’à la porte triomphale élevée en l’honneur de Charles III.

Jamais chaise de poste à cinq francs de guide, au temps où la poste marchait, n’a volé d’un pareil train. Les omnibus madrilènes, ce qui explique cette vélocité phénoménale, ne vont que deux heures par semaine, l’heure qui précède la course et celle qui la suit : la nécessité de faire plusieurs voyages en peu de temps force les conducteurs à extraire à coups de trique de leurs mules toute la vitesse possible ; et, il faut le dire, cette nécessité s’accorde assez bien avec leur penchant.

Andrès s’avançait de ce pas alerte et vif particulier aux Espagnols, les premiers marcheurs du monde, faisant sauter joyeusement dans sa poche, parmi quelques douros et quelques piécettes, son billet de sombra (place à l’ombre), tout près de la barrière ; car, dédaignant l’élégance des loges, il préférait s’appuyer aux cordes qui sont censées devoir empêcher le taureau de sauter parmi les spectateurs, au risque de sentir à son coude le coude bariolé d’une veste de paysan, et dans ses cheveux la fumée de cigarette poussée par un manolo ; car, de cette place, l’on ne perd pas un seul détail du combat, et l’on peut apprécier les coups à leur juste valeur.

Malgré son futur mariage, don Andrès ne se privait nullement de la distraction de regarder les jolis visages plus ou moins voilés par les mantilles de dentelles, de velours ou de taffetas. Même si quelque beauté passait, l’éventail ouvert sur le coin de la joue, en manière de parasol, pour préserver des âcres baisers du hâle la fraîche pâleur d’un teint délicat, il allongeait le pas, et, se retournant ensuite sans affectation, contemplait à loisir les traits qu’on lui avait dérobés.

Ce jour-là, don Andrès faisait sa revue avec plus de soin qu’à l’ordinaire ; il ne laissait passer aucun minois vraisemblable sans lui jeter son coup d’œil inquisiteur. On eût dit qu’il cherchait quelqu’un à travers cette foule.

Un fiancé ne devrait pas, en bonne morale, s’apercevoir qu’il existe d’autres femmes au monde que sa novia ; mais cette fidélité scrupuleuse est rare ailleurs que dans les romans, et don Andrès, bien qu’il ne descendît ni de don Juan Tenorio ni de don Juan de Marana, n’était pas attiré à la place des Taureaux par le seul attrait des belles estocades de Luca Blanco et du neveu de Montès.

Le lundi précédent il avait entrevu à la course, sur les bancs du tendido, une tête de jeune fille d’une rare beauté et d’une expression étrange. Les traits de ce visage s’étaient dessinés dans sa mémoire avec une netteté extraordinaire pour le peu de temps qu’il avait pu mettre à les contempler. Ce n’était qu’une rencontre fortuite qui ne devait pas laisser plus de trace que le souvenir d’une peinture regardée en passant, puisque aucune parole, aucun signe d’intelligence n’avaient pu être échangés entre Andrès et la jeune manola (elle paraissait appartenir à cette classe), séparés qu’ils étaient l’un de l’autre par l’intervalle de plusieurs bancs. Andrès n’avait d’ailleurs aucune raison de croire que la jeune fille l’eût aperçu et eût remarqué son admiration. Ses yeux, fixés sur l’arène, ne s’étaient pas détournés un instant du spectacle, auquel elle paraissait prendre un intérêt exclusif.

C’était donc un incident qu’il eût dû oublier sur le seuil du lieu qui l’avait vu naître. Cependant, à plusieurs reprises, l’image de la jeune fille s’était retracée dans l’esprit d’Andrès avec plus de vivacité et de persistance qu’il ne l’aurait fallu.

Le soir, sans en avoir la conscience, sans doute, il prolongeait sa promenade, ordinairement bornée au salon du Prado, où s’étale sur des rangs de chaises la fashion de Madrid, au-delà de la fontaine d’Alcachofa, sous les allées plus ombreuses fréquentées par les manolas de la place de Lavapiès. Un vague espoir de retrouver son inconnue le faisait déroger à ses habitudes élégantes.

De plus, il s’était aperçu, symptôme significatif, que les cheveux blonds de Feliciana prenaient, à contre-jour, des teintes hasardeuses, atténuées à grand-peine par les cosmétiques (jamais jusqu’à ce jour il n’avait fait cette remarque), et que ses yeux, bordés de cils pâles, n’avaient aucune expression, si ce n’est celle de l’ennui modeste qui sied à une jeune personne bien élevée ; et il bâillait involontairement en pensant aux douceurs que lui réservait l’hymen.

Au moment où Andrès passait sous une des trois arcades de la porte d’Alcala, un calesin fendait la foule au milieu d’un concert de malédictions et de sifflets : car c’est ainsi que le peuple accueille en Espagne tout ce qui le dérange au milieu de ses plaisirs et semble porter atteinte à la souveraineté du piéton.

Ce calesin était de l’extravagance la plus réjouissante ; sa caisse, portée par deux énormes roues écarlates, disparaissait sous une foule d’amours et d’attributs anacréontiques, tels que lyres, tambourins, musettes, cœurs percés de flèches, colombes se becquetant, exécutés à des époques reculées par un pinceau plus hardi que correct.

La mule, rasée à mi-corps, secouait de sa tête empanachée tout un carillon de grelots et de sonnettes. Le bourrelier qui avait confectionné son harnais s’était livré à une débauche incroyable de passementeries, de piqûres, de pompons, de houppes et de fanfreluches de toutes couleurs. De loin, sans les longues oreilles qui sortaient de ce brillant fouillis, on eût pu prendre cette tête de mule ainsi attelée pour un bouquet de fleurs ambulant.

Un calesero de mine farouche, en manches de chemise et la chamarre de peau d’Astracan au coin de l’épaule, assis de côté sur le brancard, bâtonnait à coups de manche de fouet la croupe osseuse de sa bête, qui s’écrasait sur ses jarrets et se jetait en avant avec une nouvelle furie.

Un calesin, le lundi, à la porte d’Alcala, n’a rien en soi qui mérite une description particulière et doive attirer l’attention, et si celui-là est honoré d’une mention spéciale, c’est qu’à sa vue, la plus agréable surprise avait éclaté sur la figure de don Andrès.

Il n’est guère dans l’usage qu’une voiture se rende vide à la place des Taureaux ; aussi le calesin contenait-il deux personnes.

La première était une vieille, petite et grosse, vêtue de noir, à l’ancienne mode, et dont la robe, trop courte d’un doigt, laissait paraître un ourlet de jupon en drap jaune, comme en portent les paysannes en Castille ; cette vénérable créature appartenait à cette espèce de femmes qu’on appelle en Espagne la tia Pelona, la tia Blasia, selon leur nom, comme on dit ici la mère Michel, la mère Godichon, dans le monde si bien décrit par Paul de Kock. Sa face large, épatée, livide, aurait été des plus communes, si deux yeux charbonnés et entourés d’une large auréole de bistre, et deux pinceaux de moustaches obombrant les commissures des lèvres, n’eussent relevé cette trivialité par un certain air sauvage et féroce digne des duègnes du bon temps. Goya, l’inimitable auteur des Caprices, vous eût en deux coups de pointe gravé cette physionomie. Bien que l’âge des amours fût envolé depuis longtemps pour elle, si jamais il avait existé, elle n’en arrangeait pas moins ses coudes dans sa mantille de serge, bordée de velours, avec une certaine coquetterie, et manégeait assez prétentieusement un grand éventail de papier vert.

Il n’est pas probable que ce fût l’aspect de cette aimable compagnonne qui amenât un éclair de satisfaction sur le visage de don Andrès.

La seconde personne était une jeune fille de seize à dix-huit ans, plutôt seize que dix-huit ; une légère mantille de taffetas, posée sur la galerie d’un haut peigne d’écaille qu’entourait une large natte de cheveux tressés en corbeille, encadrait sa charmante figure d’une pâleur imperceptiblement olivâtre. Son pied, allongé sur le devant du calesin et d’une petitesse presque chinoise, montrait un mignon soulier de satin à quartier de ruban et le commencement d’un bas de soie à coins de couleur bien tiré. Une de ses mains délicates et fines, bien qu’un peu basanées, jouait avec les deux pointes de la mantille, et l’autre, repliée sur un mouchoir de batiste, faisait briller quelques bagues d’argent, le plus riche trésor de son écrin de manola ; des boutons de jais miroitaient à sa manche et complétaient ce costume rigoureusement espagnol.

Andrès avait reconnu la délicieuse tête dont le souvenir le poursuivait depuis huit jours.

Il doubla le pas et arriva en même temps que le calesin à l’entrée de la place des Taureaux : le calesero avait mis le genou en terre comme pour servir de marchepied à la belle manola, qui descendit en lui appuyant légèrement le bout des doigts sur l’épaule : l’extraction de la vieille fut autrement laborieuse ; mais enfin elle s’opéra heureusement, et les deux femmes, suivies d’Andrès, s’engagèrent dans l’escalier de bois qui conduit aux gradins.

Le hasard, par une galanterie de bon goût, avait distribué les numéros des stalles de façon que don Andrès se trouvât assis précisément à côté de la jeune manola.