Millionnaire malgré lui/p1/ch03

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Combet et Cie Éditeurs (p. 25-36).

III

MONA LABIANOV


Quatorze ans, blonde dorée, un teint de rose pâle, des yeux de pervenches, un sourire espiègle et une mélancolie douce, telle apparaissait Mona, fille unique et adorée du gouverneur d’Aousa.

Elle se tenait pensive devant le grand feu qui flambait dans la cheminée du salon.

En face d’elle, ayant à portée une petite table sur laquelle se trouvaient la théière russe et le carafon d’eau-de-vie de grains, accessoires obligés de toute soirée sibérienne, le général Labianov et le policier Kozets causaient à mi-voix.

Un peu à l’écart, plongée en apparence dans la lecture laborieuse d’un gros volume, se tenait, écrasée dans un fauteuil, une femme d’une quarantaine d’années, aux cheveux blond filasse, au teint brouillé, au milieu duquel rutilait, tel une rosette de la Légion d’honneur, un petit nez pointu, bizarrement retroussé, outrageusement rouge, formant une saillie à peine suffisante pour que de lourdes lunettes y trouvassent un appui.

Si l’on ajoute que la personne en question développait, dans une robe d’un vert criard, un corps résolvant le difficile problème d’être à la fois anguleux et lourdaud, on aura une idée de la silhouette de Lisbe Fritzau, gouvernante de Mona et, de plus,… son professeur de français…

Oh ! ce professeur de français… : un exemple suffira à montrer quel français elle pouvait enseigner.

Tout le monde l’appelait Macelle Lisbe, et cela, par la raison simple que l’institutrice, affligée d’un accent allemand des environs de Dantzig, n’avait jamais pu prononcer Mademoiselle autrement que Macelle.

— Ma bonne Lisbe, fit soudain Stanislas Labianov… tout est bien préparé pour notre voyage de demain ?

L’Allemande releva la tête et dans ce jargon bizarre qu’elle affirmait être du français :

— Oui, oui, meinherr général, les robes, manteaux, couvre-tête (chapeaux), et aussi les provisions, même les délicatessen (friandises) que Mona goûte (aime) tant.

— À la bonne heure.

— Il n’y a que la chevalerie (cavalerie) qui doit nous traîneau-escorter (escorter en traîneau) dont je n’ai pas occupé. Cela est de votre commandement-service (compétence).

— J’y ai pensé.

Et s’adressant à M. Kozets :

— La mer est prise entre Sakhaline et la Côte… Mona et Mlle Lisbe gagneront donc facilement Khabarovsk en traîneau. De là, par le Transsibérien, il leur sera facile d’arriver sans encombre à Saint-Pétersbourg.

L’agent de la police russe eut un geste indifférent.

— À votre place, j’attendrais la débâcle… Une traversée en bateau…

— Ne sera pas possible avant six semaines.

— Qu’est-ce que cela fait ?

— Cela fait qu’il me tarde de savoir ma fille loin d’ici et que je préfère la voir partir demain. Aucun danger d’ailleurs. Quatorze cosaques escorteront les voyageuses. Et le chef du détachement sera Vas’li, mon officier d’ordonnance, que j’aime comme un fils et qui me le rend bien.

Il y eut un silence que rompit la voix douce de Mona.

— J’aurais préféré rester près de toi, père.

— Ah ! ma mignonne, à Saint-Pétersbourg, ma sœur, ta tante Olga, te soignera mieux que je ne puis le faire ici… Et puis les plaisirs, les distractions te vaudront mieux que l’existence par trop sévère que l’on mène ici.

— Je ne m’en suis jamais plainte, père, insista la fillette.

— C’est vrai… Mais c’est moi qui m’attriste à te voir condamnée à cette vie morne du pénitencier. La jeunesse a besoin de gaieté, de bruit, de mouvement.

Elle secoua la tête :

— Tu ne dis pas tout, père… Ce que tu crains pour moi, ce n’est pas l’ennui… je ne m’ennuierais jamais auprès de toi… C’est la bataille dont tu as peur.

— La bataille, je ne comprends pas.

— Oh ! que si, tu me comprends bien… Les Japonais ont anéanti la flotte russe. Ils ont pris Port-Arthur, Moukden, ils marchent maintenant sur Kharbine… Dès la fonte des glaces, vous pensez qu’ils attaqueront Sakhaline, et alors… vous me renvoyez… Vous avez tort, père… Vas’li m’a appris à tirer au pistolet… J’abattrais mon Japonais aussi bien que lui.

Kozets souriait, Lisbe paraissait suffoquer ; quant au général, il considérait sa fille avec ahurissement.

— Ah çà ! qui t’a si bien renseignée ?

— Mais c’est toi-même, père.

— Moi ?

— Sans doute. L’autre soir, tu parlais de cela avec Vas’li dans ce salon même… Moi, j’étais blottie dans le fauteuil que tu occupes en ce moment.

— Sapristi ! Mais je croyais que tu dormais.

— Je ne dormais que des yeux ; mes oreilles veillaient.

— Ah ! c’est joli de surprendre ainsi les discours des gens…

— Ne t’ai-je pas toujours entendu dire que l’art des surprises est presque tout l’art de la guerre.

À cette riposte, le général ne put se défendre de rire. Kozets profita de l’instant pour demander :

Mlle Mona étant au courant, rien ne s’oppose à ce que je vous prie de m’apprendre, mon cher général, si réellement vous craignez une attaque des Nippons contre Sakhaline.

— Je m’y prépare de mon mieux, mais sans illusion sur le résultat final…

— Ainsi, à votre avis ?…

— Avant six mois, Sakhaline sera au pouvoir des soldats du Mikado, à moins de circonstances que, malheureusement, je ne prévois pas.

— Ainsi vous lutterez ?…

— Pour l’honneur… rien que pour l’honneur, monsieur Kozets.

— La Sainte Russie sera victorieuse. La phrase, prononcée par Mona, vibra âpre et pleine de foi dans la salle.

— Je le crois, mon enfant, je le crois !… Le Tzar vaincra, mais trop tard pour empêcher Sakhaline de succomber.

— Oh ! nos braves cosaques… et vous à leur tête, père…

Le général se leva, alla à la jeune fille, la baisa longuement sur le front, puis avec douceur :

— Tu es peut-être dans le vrai, ma gentille… mais il se fait tard, va te reposer.

Mona se leva aussitôt, embrassa tendrement son père, et après un salut quelque peu dédaigneux à M. Kozets — sans doute la fillette n’aimait point les policiers, — elle entraîna Macelle Lisbe au dehors.

Kozets fit entendre un petit ricanement.

— Par saint Nicolas, la jeune demoiselle n’éprouve aucune sympathie pour la police de S. M. le Tzar.

— Où prenez-vous cela ? répliqua le général non sans un tressaillement. Croyez qu’elle a été élevée dans le respect de l’Empereur et de tous ceux dont il plaît à Sa Majesté de faire ses agents.

Le policier eut un balancement narquois de la tête.

— Bah ! Voilà qui n’a pas d’importance. Occupons-nous de choses plus graves. Tout à l’heure vos paroles, plus encore le ton dont vous les prononciez, m’ont frappé. Vous êtes inquiet quant à l’issue de la guerre.

Labianov promena autour de lui un regard troublé, puis baissant la voix :

— Je ne le dirais à personne ; mais à vous, représentant de l’autorité du Petit Père[1], je dois la vérité. Oui, je suis inquiet, très inquiet…

— Peuh ! la Russie ne saurait être écrasée par le Japon… Elle a 120.000.000 d’habitants. Eux à peine 40.000.000. Nos ressources en hommes sont presque inépuisables. Qu’importent les difficultés du début, si l’on peut tenir la partie assez longtemps pour user l’adversaire, pour le réduire à néant !

Et comme le gouverneur ne semblait pas convaincu :

— Quoi ! cela ne vous apparaît pas évident ?

— Oui… et non.

— Ah ! pas à la fois, l’un ou l’autre, je vous prie… Oui… ou non.

Un instant Stanislas Labianov sembla se recueillir. Enfin d’un accent hésitant :

— Je partagerais entièrement votre avis, si nous avions affaire au Japon seul. Parbleu, l’empire du Soleil Levant ne serait pas pour nous troubler outre mesure.

— Que craignez-vous donc ? L’entrée en lice de la Chine ?

— Non… Elle dort depuis des siècles… ce n’est pas en deux ou trois ans qu’elle se remettra en mouvement.

— Quoi donc alors ?

— Quelque chose que je ne connais pas, et que, cependant, je sens autour de nous.

Il arrêta du geste l’exclamation prête à jaillir des lèvres du policier.

— Attendez… Il s’agit de choses que l’on ne saurait faire toucher du doigt… Tenez, un homme, habitant une plaine, s’apercevra de suite que l’on a abattu un arbre, un seul, parce que ses yeux, accoutumés au paysage, sont affectés par la moindre modification des lignes.

Un passant n’y verra rien, et même averti du changement apporté, ne le concevra pas.

— Ah ça ! général, vous me faites un cours de jardinier paysagiste.

— Je fais une simple comparaison… Eh bien, de par toute l’Asie, il s’opère des métamorphoses, impalpables, invisibles pour ceux qui passent, troublantes et nettes pour ceux qui résident. Ici, l’attitude des forçats étrangers, c’est-à-dire, Persans, Géorgiens, Turkmènes, Bouriates ou Mongols, ne vous a point surpris. Vous les avez jugés soumis à la discipline du pénitencier, obéissants, presque serviles.

— En effet.

— Eh bien ! vous vous êtes trompé. Un vent de révolte souffle sur tous ces cerveaux. Leurs regards sont devenus ironiques… Oh ! pas un mot, pas un geste ne saurait être puni ; … ils ignorent officiellement nos revers, les précautions sont si bien prises pour les isoler du reste du monde !… Et pourtant, j’en jurerais, ils savent jour par jour les épreuves de nos vaillantes troupes, ils correspondent avec l’extérieur… Comment ? Mystère ! Vous le prouver m’est impossible, mais comme je vous le disais, je le sens à des riens, des regards, des sourires, des inflexions de voix… Et tenez, jusqu’à l’audace de ce jeune drôle, Dodekhan, qui tantôt a osé me dire qu’il verrait la « Française »…

— Oh ! celui-là, ricana l’agent, regrette sûrement sa petite fanfaronnade… Il est aux fers dans son baraquement, avec deux gardiens…

Labianov n’eut pas le temps de répondre.

Deux coups discrets furent frappés à la porte, et, avant qu’il eût crié : Entrez ! le battant tourna sur lui-même et Bérénits, la fille de chambre de Mona, pénétra dans le salon.

— Qu’est-ce ? interrogea le gouverneur, un peu nerveusement peut-être.

— Le brigadier Bolesine demande à vous entretenir.
Qu’y a-t-il ?

— Bolesine ?

— Oui, M. le gouverneur fût-il couché, a-t-il dit, il faut que je lui parle.

— Amène-le donc, ma fille.

Et Bérénits ayant disparu, Labianov murmura :

— Que peut-il avoir à me communiquer ?… Un fait grave sans doute ?

Toute la personne du général exprimait l’anxiété. Non sans surprise, le policier remarquait cela, et à part lui, il s’étonnait qu’une chose aussi simple qu’un rapport de subalterne troublât à ce point le chef supérieur du pénitencier d’Aousa. Par les icônes, il avait dû en voir bien d’autres !

Mais l’entrée de Bolesine suspendit, ces réflexions intérieures.

Le brigadier semblait bouleversé.

— Qu’y a-t-il donc ? firent ensemble le gouverneur et M. Kozets, stupéfaits de l’air ahuri, penaud et terrifié du gardien.

— Il y a… Il y a que le diable s’en mêle, c’est certain, grommela Bolesine, des fers tout neufs, des surveillants auxquels on confierait sa tête.

— De quels fers, de quels surveillants parles-tu, mon garçon ?

La question de Labianov rendit quelque sang-froid au brigadier.

— Ah ! je vous demande pardon, Excellence, mais vrai de vrai, on perdrait la cervelle à moins.

— Retrouve-la pour nous conter ce qui nous vaut ta visite tardive.

— Vous avez raison, Excellence… c’est pour cela même que je suis venu… Mais les Lanternes de Pinsk m’ont tellement déconcerté, que je ne savais plus ce que je voulais.

Les Lanternes de Pinsk, c’est ainsi que les moujiks nomment, avec une superstitieuse terreur, les feux follets errants sur les marais de Pinsk.

Pour que Bolesine osât invoquer ces effrayants follets, il fallait que l’incident revêtit à ses yeux une gravité exceptionnelle.

— Enfin, parle, ordonna le gouverneur, pris par une impatience allant jusqu’à l’angoisse.

— Eh oui, parlez, appuya M. Kozets.

— Ainsi fais-je, Excellence. Il y a cinq minutes… je faisais la première ronde de nuit dans les baraquements…

— Il est donc plus de onze heures…

— Onze heures sonnaient comme j’entrais dans la baraque de ce Turkmène, le 12, que vous m’avez confié tantôt.

— Oui. Eh bien ?

— Je l’avais mis aux fers : les fers rivés aux poignets et aux chevilles ; la chaîne fixée par un écrou dans les planches du lit. J’avais installé un garde, de chaque côté du prisonnier.

— Achève, de grâce.

— Le 12 a disparu, et ses fers brisés sont sur le lit.

Le général échangea un regard avec M. Kozets.

— Vous entendez ? semblait-il lui dire.

Mais revenant à Bolesine.

— Et les gardes ?

— Un autre forçat du même baraquement m’a affirmé qu’ils s’étaient évanouis.

— Tous les deux ?

— Tous les deux, oui, Excellence, et que le 12 les avait juchés sur une brouette pour les conduire à l’hôpital.

— Tu t’en es assuré ?

— Non. J’ai pensé que le plus pressé était de vous aviser et de vous remettre ce papier dont la suscription est à votre adresse.

Il tendait un papier plié au gouverneur.

— Qu’est-ce ? demanda ce dernier, en prenant la missive.

— Je ne sais pas, Excellence. Cela était placé, bien en vue, sur les fers brisés… Comme votre nom est dessus…

Déjà le général Labianov dépliait l’étrange lettre.

Il la parcourut des yeux. Une teinte rouge plaqua ses joues et d’un geste brusque où se décelait l’irritation, il tendit la feuille au policier.

— Lisez, monsieur Kozets.

L’agent ne se le fit pas répéter, et à sa profonde surprise, il déchiffra ces lignes :

« Monsieur le Gouverneur,

« Sur mon ordre, mes deux gardes du corps ont perdu connaissance. Ils avaient besoin de secours ; j’ai brisé mes chaînes pour les conduire à l’hôpital. De la sorte, je puis voir la « Française » comme je le souhaitais, et nul autre que vous et moi ne saura que j’ai passé outre à votre défense. La délicatesse que je mets à vous démontrer que, pour moi, votre autorité n’existe pas, tout en la conservant intacte aux yeux des autres, vous est la preuve de la haute estime que m’a inspiré votre caractère.
xxxx«  J’ajoute un simple mot. Demain, quoi que vous fassiez, je quitterai Aousa. Je vous préviens afin que vous évitiez, par des précautions trop éclatantes, un échec retentissant, et je me dis, ce que vous apprécierez peut-être un jour,

« Votre sincèrement dévoué,
« 12 Dodekhan. »

« P.-S. — Ne vous fiez pas trop aux conseils du sieur Kozets. Comme tous les policiers, il est surtout « maladroit ».

Les deux hommes s’étaient dressés d’un même mouvement.

Sans s’être consultés, tous deux prononcèrent le même mot.

— Allons.

Et le général ajouta :

— Bolesine, prends six hommes au piquet de garde et rejoins-nous à l’hôpital.

— Bien, Excellence.


tous deux sortirent.

Le brigadier sortit en courant.

Stanislas Labianov endossait sa pelisse, se coiffait de la toque de fourrure, portant au frontal les signes de son grade. Cela fait, il se retourna vers Kozets. Le policier était prêt. Il l’avait imité de tout point. Tous deux sortirent.

Au dehors, le factionnaire qui marchait de long en large pour combattre le froid, s’arrêta un instant, et de l’épaisse capote de feutre à capuchon qui le couvrait, sortirent ces paroles :

— Salut, Excellence.

— Bonsoir, mon brave, riposta le général sans s’arrêter.

La température était glaciale. Une bise aigre sifflait à travers les branches des sapins de l’avenue du Gouvernement. Sous les pieds des promeneurs nocturnes, la neige glacée craquetait.

De loin en loin retentissait le cri sinistre d’un oiseau de nuit en chasse, ou l’appel désolé d’un carnassier affamé, rôdant aux abords de l’agglomération, avec la vague espérance d’une proie problématique.

— Où allons-nous ? questionna Kozets.

— Chez le docteur d’abord.

— À cette heure, il sera couché.

— Point. Ce digne homme a appartenu à l’Université de Varsovie, et il y a perdu l’habitude de dormir avant deux heures du matin.

Le policier n’insista pas.

Cinq minutes plus tard d’ailleurs, après avoir laissé en arrière les baraquements des condamnés où régnait le silence le plus complet, le gouverneur et son compagnon atteignaient la cahute, dénommée Laboratoire, du gouvernement.

Une lumière filtrait à travers les contrevents. Labianov la montra à l’agent :

— Vous voyez.

Le docteur travaillait, comme l’avait prévu le général. Il était plongé dans la lecture d’un énorme in-folio, et le carafon de cognac, — le praticien avait une préférence marquée pour les esprits de France, — montrait son intention de prolonger la veillée.

À l’entrée des visiteurs, il se retourna, et sans se déranger :

— Bonsoir, messieurs… Ah ! général, je devine ce qui me vaut si belle visite… La maladie soudaine de nos deux gardiens… Vous voulez savoir… Ah ! ah !… moi aussi, je voudrais savoir… Le diable est que je n’y conçois rien.

— Rien, répétèrent les nouveaux venus, sans chercher à cacher leur désappointement.

— Rien de rien, rien, ce qui s’appelle rien, messieurs. Un de vos « convicts » — le docteur affectionnait, tout comme les liqueurs, les locutions étrangères, — un de vos convicts m’a amené les deux pauvres diables.

— Je sais cela, interrompit le gouverneur… où est cet homme ?

Le médecin fit un geste insouciant.

— Je l’ignore… rentré à son baraquement, je suppose. Je ne m’en suis pas occupé, moi. Je me devais aux malades… Comme ils ne sortaient pas de leur évanouissement, je les ai dévêtus, examinés, auscultés… et j’ai découvert… une chose qui m’étourdit… ce n’est qu’une apparence évidemment… car le moyen de supposer…

Le gouverneur frappa le sol du pied… les circonlocutions du docteur l’exaspéraient.

— Enfin, qu’avez-vous découvert ?

— Une chose inexplicable.

— Mais encore ?

— Ce n’est pas vraisemblable, général.

— Par le Saint Synode ! Allez-vous me faire languir longtemps comme cela ?

En Russie, on n’invoque jamais de Saint Synode sans provoquer un malaise chez ceux qui vous entourent. Le praticien s’empressa de s’expliquer.

— Eh bien ! chacun portait sur la poitrine, à hauteur du cœur, une petite tache d’un rouge violacé, on eût cru à une brûlure causée par les radiations du radium[2].

— Du radium ?

— Oui. Si j’étais sûr de cela… tout deviendrait clair. Dans la région du cœur, une projection de radiations semblables aurait causé aux victimes une douleur insoutenable, d’où syncope, sans danger pour leur existence du reste… Mais du radium… qui coûte aujourd’hui plus de 300.000 francs le gramme… qui ici, à Aousa, porterait pareille fortune dans sa poche ?… Sans compter que je ne vois pas de quelle façon l’opérateur s’en serait servi sans se blesser lui-même.

Le gouverneur et M. Kozets se regardaient à présent, sans mot dire.

Sans nul doute, le docteur se trompait… Comment le prisonnier 12 eût-il eu du radium en sa possession ?

À son arrivée au pénitencier, il avait été fouillé. On l’avait contraint à troquer ses vêtements contre la livrée du bagne… Non… la supposition était inadmissible.

Peut-être allaient-ils parler dans ce sens, mais le brigadier Bolesine survint :

— Excellence, dit-il, les six hommes demandés attendent au dehors.

— Et moi aussi, fit une voix argentine.

Et Mona, emmitouflée de fourrures, les cheveux ébouriffés, les joues écarlatées par le froid, fit irruption dans le cabinet du docteur.

— Mona ! s’écria le général stupéfait.

Vite elle s’expliqua :

— Ne gronde pas, père, pour la dernière soirée… Bolesine a conté tantôt l’audace du 12… Ce soir, quand il est arrivé, je l’ai aperçu, j’ai écouté à la porte… C’est mal, je le sais, mais ce 12 m’intéresse tellement… C’est si drôle, ce prisonnier qui brave tout… Bref, tu es sorti… j’ai sauté dans le salon… Sa lettre était restée sur le guéridon, j’ai lu.

—  Hein ?

— C’est encore plus mal, ne me le dis pas, je le sais… mais je te répète que 12 m’intéresse… comme un livre qui serait amusant… Et après avoir lu… Vite, ma pelisse, mes snow-boots… Je courais, je courais… On entendait des hurlements dans la nuit… Bien sûr, les loups de la terre ferme ont passé le détroit sur les glaces… Heureusement, j’ai pu rejoindre Bolesine et sa patrouille… et me voilà. Ne gronde pas, c’est bien inutile, j’ai l’onglée et cela ne la fera, pas disparaître.

Déjà le gouverneur se sentait porté à l’indulgence.

Gronder la chère enfant gâtée, alors qu’au fond de lui-même n’existait qu’une crainte, celle que Mona eût froid par cette nuit glaciale.

Un sourire bienveillant se dessina sur ses lèvres.

Mais M. Kozets fronça les sourcils et sèchement :

— La fille d’un fonctionnaire de Sa Majesté devrait donner l’exemple de la discipline. Mlle Mona ne paraît pas s’en douter.

La fillette se redressa comme un cheval de sang sous l’éperon.

Elle regarda le policier bien en face :

— La discipline, monsieur l’agent, est faite surtout pour vos relations habituelles, les coupables.

— Vraiment… Alors le 12 qui en use si légèrement avec elle, serait un innocent ?

Les paupières de Mona battirent. Une ride profonde plissa son front. À n’en pas douter, la réflexion du policier l’avait troublée.

Mais cela ne dura qu’un instant.

Son joli visage reprit sa sécurité malicieuse, et les yeux brillants, la lèvre narquoise :

— Êtes-vous sûr, monsieur le policier, que tous ceux qui arrêtent les autres, ne méritent pas d’être arrêtés ?

Et comme il la regardait interloqué :

— Vous n’osez rien affirmer, continua-t-elle dans un éclat de rire étouffé. Eh bien ! moi, je pense également que, parmi ceux que l’on arrête, certains mériteraient de rester libres.

Elle ponctua sa phrase d’une révérence qui eût fait songer aux beaux jours de Trianon, si les assistants avaient connu le joli palais, caprice d’une reine qui ne soupçonnait pas qu’en jouant à la bergère, elle était déjà sur le chemin de l’échafaud, et revenant au général :

— Eh bien ! papa, c’est pardonné ?

— Il le faut bien. Pourquoi sermonner quand le mal est fait ?…

— Oh ! je t’aime, va… Tu veux bien que je te suive chez la « Française ».

Il marqua une hésitation.

— Va… il vaut mieux que je sois avec toi, que toute seule, dans ces ténèbres peuplées de bêtes qui hurlent.

— Ma foi… viens, petit diable.

— Un diable dont vous êtes le dieu, méchant père.

Elle lui sauta au cou, et le brave gouverneur lui rendant ses baisers, avec la tendresse attristée d’un père qui, dans quelques heures, va se séparer de sa fille, murmura pour se donner une contenance :

— Allons, en route… chez la « Française ».


  1. Appellation familière et affectueuse dont le peuple russe salue le Tzar.
  2. Corps radiant extrait de la pechblende de Bohème par M. et Mme Curie.