Millionnaire malgré lui/p1/ch11

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Combet et Cie Éditeurs (p. 141-163).

XI

LE ROMAN D’UNE VIRGULE


Une demi-heure après, Mariole et sa fille sortaient mystérieusement de la cabine de première classe, retenue à bord du Canadian par le riche inconnu, auquel ils obéissaient sans rien savoir de lui… pour deux intérêts :

L’un noble…, celui de leur ami Albert Prince ;

L’autre moins admirable…, le leur propre, composé du plaisir d’accomplir aux frais du « Milord », comme ils appelaient Dodekhan, un superbe voyage, et aussi de l’espoir ambitieux d’obtenir une commandite suffisante pour ouvrir, dans une cité canadienne, un magasin de modes à l’instar de Paris.

Amitié et rêves d’avenir doré se mêlaient dans leurs cervelles fantasques.

Tous deux se rendirent dans les couloirs de seconde classe, s’assurèrent que le représentant de la maison Bonnard n’était pas encore de retour, et remontèrent sur le pont pour le guetter.

Ils vinrent s’adosser à la façade du salon des premières. De là, ils surveillaient la passerelle, et jouissaient du spectacle du port, des quais, où s’agitaient des porteurs, des négociants, des camionneurs.

Le père et la fille s’abandonnaient au charme de cet instant de repos, après la nuit passée en chemin de fer, quand brusquement tous deux tressaillirent, échangèrent un regard et tendirent l’oreille vers la porte du salon ouverte à côté d’eux.

Un bruit de voix s’en échappait.

D’un même mouvement, ils coulèrent des yeux curieux par l’ouverture.

Miss Laura Topee s’y trouvait, discutant avec un homme de taille moyenne, trapu, le visage très brun encadré d’un collier de barbe noire. Et ces phrases parvinrent aux voyageurs :

— Vous oubliez, miss Laura, qu’encouragé par vous, j’ai pu croire que j’étais agréé comme fiancé.

— Je n’oublie rien, señor Orsato Cavaragio.

— Quand je sus votre retour décidé, je voulus vous donner une marque d’estime particulière, et je résolus de venir à votre rencontre jusqu’en France. C’est là, veuillez le remarquer, un déplacement notable…

— Pour lequel mon père vous indemnisera.

Tiennette et Mariole échangèrent un regard.

Ce dialogue de fiancés leur semblait réellement original.

La réplique de Laura cingla sans doute son interlocuteur qui, on s’en souvient, avait traversé l’Atlantique au reçu d’une lettre du roi du cuivre, — car il grommela d’un ton rogue :

— Ce n’est point avec des dollars que l’on paie une amabilité.

— Ah ! et avec quoi donc, je vous prie ?

— Avec de l’affection, Laura.

L’Américaine fit entendre un petit rire sec :

— Alors, vous pensez que l’affection s’achète… Vous vous trompez, señor. Ce sont là des idées du Sud. On achète un mari, une femme, si l’on est assez riche ; mais l’affection, c’est autre chose.

— Vous êtes cruelle, miss Laura.

— Juste assez pour être sincère.

— Voyons, parlons affaires et de façon raisonnable. J’ai d’immenses propriétés dans l’Arizona et la Californie…

— Tout comme mon père dans le Nord.

— Ne puis-je au moins acheter l’épouse : je m’efforcerai ensuite de conquérir sa tendresse ?

— Ah bien ! murmura Tiennette, ils ne sont pas ordinaires, les futurs d’Amérique.

Mais Mariole lui fit signe de se taire. La conversation continuait :

— Vous ne m’avez pas comprise, disait Laura.

— En quoi, chère miss ?

— En ceci. Ainsi que toute Américaine, je considère le mariage comme un but pour la jeune fille. Quand vous avez demandé ma main, vous ne m’avez point paru un parti méprisable. De votre personne, vous n’êtes pas mal ; votre fortune égale à peu près celle de mon père, donc j’étais sûre de ne point déchoir. Bref, si je n’étais pas entraînée vers vous par une attraction particulière, du moins vous ne m’inspiriez aucune aversion.

— Je vous remercierais de l’aveu, si, moi, je ne ressentais pour vous une tendresse profonde…

Laura l’interrompit vivement :

— Nous parlons affaires, señor… Le mariage est une affaire, songez-y…

— Oh ! relativement.

— Point, une affaire absolue, du fait que chacun prend charge du bien d’autrui. La femme devient gérante de la fortune de l’époux ; le mari est caissier de la liberté de l’épouse. Seulement notre convention de fiançailles ne pouvait être que provisoire et essentiellement révocable.

— Hélas !

— Ne dites pas de ces mots de regret. Il vaut mieux une bonne rupture qu’une mauvaise union.

— Je ne trouve pas.

La gentille miss haussa les épaules.

— Cela démontre que vous n’êtes point pratique et donne raison à mon père, qui affirme l’infériorité morale des gens du Sud.

Il y eut un silence, après lequel Laura poursuivit :

— En venant en France avec mon père, je me croyais bien résolue à contracter hymen contre vous, avec bail perpétuel. Mon séjour à Paris m’a démontré que je me trompais sur ma détermination, et qu’il existait des clauses de résiliation, qu’un informé insuffisant ne m’avait pas permis de dégager jusqu’à ce moment.

— Je n’ai pas de titre de noblesse ?

— Justement.

— Cela est inférieur à la fortune, puisque avec de l’argent on achète un titre.

— Erreur de raisonnement ; car avec un titre on achète une fortune. Ce sont donc des valeurs équivalentes, dont la supériorité devient une simple question de préférence.

God bless you ! Je préfère la richesse, moi, Orsato Cavaragio.

— Je possède l’or, trouvez bon que je préfère le titre.

— Je ne saurais m’y opposer. Seulement, miss Laura, vous m’avez fait votre profession de foi. Souffrez qu’à mon tour je vous dise mon inébranlable résolution.

— Je vous écoute avec intérêt.

Le fiancé éconduit prononça lentement :

— Nous autres, dans l’Arizona, nous avons du sang espagnol dans les veines. Est-ce pour cela que notre civilisation saxonne demeure superficielle ? que notre âme reste irrémédiablement latine ? Je dois le croire. Toujours est-il que, comme nos ancêtres ataviques, notre affection est exigeante, violente, égoïste peut-être, mais follement dévouée. C’est ce sentiment que j’éprouve à votre égard.

Elle s’inclina coquettement.

— Quand nous avons donné notre cœur, il nous est impossible de le reprendre…

— Cela doit être bien gênant.

Orsato eut un geste violent ; mais, se dominant, il reprit avec un flegme menaçant :

— Très gênant, en effet, pour celle qui l’a reçue en don.

Elle persifla :

— Je vous certifie que non.

— Très gênant, continua le señor Orsato, car si je m’incline devant votre arrêt, en ce qui me concerne…, je ne saurais permettre à personne de convoiter l’inestimable trésor qui m’échappe.

Cette fois, Laura eut un léger sursaut.

— Pardon ! Vous dites ?…

— Je dis que quiconque aspirera à votre main aura à compter avec moi. Le couteau, le revolver, le poison même, doivent amener le trépas d’un adversaire qui me ravirait la consolation de penser : Miss Laura t’a refusé le bonheur, du moins elle ne l’accorde à personne.

Une rougeur rageuse avait monté au front de la jeune fille.

Les lèvres pincées, elle demanda :

— De quel droit prétendez-vous peser sur ma vie ?

Lui ricana, faisant un calembour que la situation rendait tragique :

— Je ne sais si cela est droit ou courbe. Le certain est que cela sera ainsi, et que rien n’empêchera que cela soit.

— Mais je vais vous haïr !

— La haine vaut mieux que l’indifférence.

— Je défendrai au mari de mon choix de se battre avec vous.

— À votre aise. Je l’insulterai tant…

— Il vous traduira devant les tribunaux.

— S’il y tient. Mon avocat, payé pour cela, le traînera dans la boue.

Pas un mot de cette conversation peu banale n’était perdue, pour les auditeurs postés à l’extérieur du salon.

Tiennette, incapable de se tenir, pouffait littéralement de rire :
Il salua et continua son chemin.

— Non, dit-elle à l’oreille de son père ; cette façon de faire sa cour ! Ah bien ! si c’est là ce qu’on appelle le flirt américain !…

Dans le salon, miss Laura, qui avait semblé prête à bondir sur le señor Orsato, s’était brusquement tournée vers la porte, et elle disait d’un ton impossible à rendre :

— Le prince… le prince ! Son Altesse paraît à la coupée.

Mariole et sa fille regardèrent du côté indiqué et un cri faillit leur échapper.

Celui qui, à cet instant, mettait le pied sur le pont, était tout simplement Albert Prince, lequel, son télégramme expédié, venait prosaïquement réintégrer sa cabine de seconde classe.

Et soudain l’Américaine, d’un pas précipité, sortit du salon, s’arrêta de manière à se trouver sur le passage du jeune homme, et lui adressa une profonde inclination.

Prince eut ce geste de surprise de l’homme qui ne reconnaît pas une personne rencontrée, puis il salua à son tour et continua son chemin.

— Voilà qu’elle le salue, l’English Américaine, murmura Tiennette… Allons vite lui conter l’histoire que nous a soufflée le « Milord »… Voyez-vous que la « Miss » lui parle avant… Il n’y comprendrait rien.

Mais son père la retint.

— Un instant encore.

Au même moment, Orsato Cavaragio rejoignait Laura, questionnant :

— Qui est cet homme ?

Et la jeune fille, plantant son regard dans les yeux du gentleman, répondit :

— Quelqu’un que vous êtes trop maigre sire pour provoquer, que vous n’êtes pas assez fort pour salir…

— Vraiment ! Il est donc bien riche ?

— Il est plus riche que cela. Il est prince de Tours, descendant des rois de France.

Là-dessus elle s’enfuit, laissant Orsato abasourdi. Quant à Mariole et à Tiennette, ils se regardèrent avec une sourde inquiétude.

— Diable ! grommela le premier, diable !…

— L’écheveau s’embrouille, appuya la modiste.

— Cet imbécile d’Orsato, elle n’avait pas besoin de lui raconter…

Mariole t’interrompit :

— Nous signalerons cela à « Milord ». En attendant, il faut convaincre Albert…

— Ah ! le convaincre…

— Ou, du moins, lui conter la chose de façon qu’il se croie convaincu,… ce qui, pour nous, est tout à fait la même chose.

Sans dire plus, il se précipita vers le panneau des secondes.

Tiennette s’y engouffra à sa suite, et bientôt tous deux s’arrêtèrent devant la porte de la cabine de Prince.

D’un doigt impatient Mariole heurta le bois :

— Toc ! toc !

— Entrez ! répondit la voix du jeune homme.

Mariole, Tiennette firent aussitôt irruption dans la cabine, où Prince disposait méthodiquement valise et malle, qu’un facteur de la gare avait apportées à bord.

— Vous, monsieur Mariole… et mademoiselle Tiennette ! Vous que j’ai laissés à Paris… je vous retrouve ici…

L’ex-agent mit un doigt sur ses lèvres :

— Chut !

— Quoi ? Il ne faut pas vous interroger ?

— Pas comme cela.

Le jeune homme ouvrit des yeux énormes, exprimant un sentiment voisin de l’ahurissement.

— Ne faites pas des yeux aussi surpris, conseilla Athanase, c’est de vos oreilles que j’ai besoin.

— De mes oreilles ?

— Et de votre intelligence. À cette heure, moi qui vous ai sauvé la vie en venant ici, je viens vous donner de vos nouvelles, vous enseigner à faire votre connaissance, à entamer avec vous-même les relations inattendues, auxquelles la politique et la magistrature vous ont conviées sans vous consulter.

— Ah ! fit seulement Prince, complètement effaré par cet incompréhensible exorde.

— Pourquoi cette accumulation de faits étranges, contraires à la marche ordinaire des choses ? reprit Mariole. Pourquoi, me demanderez-vous ?

— Ma foi, si vous le permettez, j’avoue qu’en effet…

— Je le permets. Je ne suis là que pour vous éclairer.

— Ah ! tant mieux.

— Un grand danger vous a menacé, vous menace encore.

— Un grand danger… Moi ?

— Vous, directement ; Tiennette et moi, par ricochet, car nous sommes décidés à défendre notre ami, et nous nous sommes portés garants pour lui.

— Je ne veux pas que vous vous mettiez en péril pour moi.

— Trop tard, prononça dignement Mariole ; je suis engagé dans votre jeu.

Une secousse légère, qui fit chanceler les trois interlocuteurs, annonça que le Canadian quittait l’amarrage.

— Mais, au fait, reprit le représentant de commerce… de quoi vous êtes-vous portés garants… Je n’ai aucune dette, aucun engagement…

— Ah !… naïf que vous êtes ! Une créance, un traité ne vous mettraient pas en péril.

— C’est juste, mais quel est ce péril ?

D’un geste théâtral, Athanase désigna la couchette.

— Asseyez-vous. Moi, je parlerai debout.

Tandis que Prince et Tiennette obtempéraient à son invitation, il rouvrit la porte de la cabine, scruta le couloir d’un regard soupçonneux. Puis il referma et revint à son hôte tout interloqué de ces prudentes façons.

— Tout d’abord, commença le père de la modiste, je dois vous expliquer comment vous nous retrouvez, nous, bons bourgeois de Paris, sur ce navire à destination du Canada.

— Oh ! inutile.

— Pardon ! très utile au contraire. Vous nous dites adieu hier, à midi ; vos courses étant longues, vous pensiez plus pratique de vous rendre ce soir à la gare sans repasser par chez nous. Parfait, à midi, nous ne songions pas plus à aller au Canada que la Tour Eiffel.

À une heure et demie, il n’en était plus de même.

— À une heure et demie ?

— Du moins, notre pendule marquait cette heure… Elle va bien et à cinq minutes près, on peut tenir ces indications comme exactes.

— Mais le péril ?…

— Attendez, hier soir, nous prenions, à Montparnasse, le train de neuf heures pour La Rochelle-La Pallice.

— Mais, moi aussi.

— Je le sais, je vous ai vu du reste à Niort.

— Et vous ne m’avez pas appelé…

Mariole leva les bras au ciel comme pour le prendre à témoin, mais la cabine étant basse, il se heurta les mains au plafond, ce qui l’engagea à prendre un ton pathétique :

— Ô jeunesse impatiente, toujours prompte en paroles oiseuses… À Niort, je ne pouvais pas… l’épée de Damoclès était suspendue sur votre tête.

— Une épée maintenant ?

— Sous la forme d’agents secrets qui vous observaient et qui — l’ex-sergent de ville prit un ton mélodramatique, — vous auraient étendu à terre d’un coup de couteau, si un mot maladroit était sorti de votre bouche.

À cette affirmation Albert ne trouve rien à répondre.

Seulement toute sa personne exprima une telle stupéfaction, que Tiennette dut tourner la tête pour cacher les contractions hilares de sa mutine physionomie.

Mariole, lui, demeurait imperturbable.

Il narrait avec aisance la fable soufflée tout à l’heure par Dodekhan.

— Mais pourquoi tout cela ? Qu’est-ce que cela veut dire ? put enfin bégayer Prince.

Athanase prit un temps, toussa pour s’éclaircir la voix et, avec une emphase persuasive :

— La police française veut cacher la fugue d’un prétendant, qui est venu conspirer en France et lui a échappé. La position de plusieurs hauts fonctionnaires est en jeu, il y a des députés compromis…

— Des députés à présent… Oh ! ma tête ! ma tête !

— Je m’explique. Le prétendant, muni d’appuis et de capitaux, est parti, sans avoir été arrêté, vers les pays jaunes, où il veut se tailler un royaume avec l’aide des Japonais victorieux.

— Bon !

— C’est là un motif de complications avec la Russie, l’Angleterre, l’Allemagne, avec tous les pays européens qui ont des intérêts là-bas.

— En quoi cela me touche-t-il ?

— Vous ne saisissez pas… c’est pourtant simple.

— Simple, gémit le jeune homme… ; jamais simplicité ne m’apparut plus complexe.

Mariole lui appuya la main sur l’épaule.

— Eh bien, l’on est venu chez moi de la Préfecture.

— Chez vous ?

— Parfaitement, on voulait savoir où vous rencontrer parce que, pour disqualifier le prince, et calmer toutes les susceptibilités diplomatiques, il était question de…

— De… ? achevez, vous me mettez sur des charbons.

— De vous faire assassiner.

— Hein ?

— Comme je vous le dis.

Du coup, Albert se prit la tête à deux mains et d’un ton où pointait un commencement de colère :

— En quoi ma mort eût-elle disqualifié le prince ?

— C’est le prince de Tours.

— Le… ? Et alors, moi Prince…

— De Tours, avec une virgule après Prince…

— Que vous n’avez marquée ni sur ma valise ni sur mes bagages.

Avec un aplomb renversant, Mariole répliqua :

— Pardon, je l’avais marquée… On a des lettres, mon cher ami, et l’on ne néglige pas un signe aussi important qu’une virgule.

— Mais alors ?…

— Alors, on l’a effacée, preuve de l’acharnement de la police. On vous subtilisait vos papiers. Vos bagages, portant, la mention Prince de Tours, étaient confisqués. La police affirmait que le personnage gênant était défunt, et déclarait l’autre un imposteur. Cela le brûlait dans le monde diplomatique blanc et jaune, et la parade se trouvait jouée, sur votre dos. Est-ce clair ?

— Enfin, soit ; mais à présent ?

— À l’énoncé du sort qui vous était réservé, je me suis récrié.

— Je vous en remercie.

— Ma fille aussi.

— Je vous remercie, mademoiselle Tiennette.

— J’ai sauté dans un fiacre, volé à la Préfecture, et en les menaçant d’un ami inconnu qui aurait publié l’affaire dans les journaux s’il vous était arrivé malheur, j’ai obtenu, en me portant garant de vous, que l’affaire fût conduite autrement.

— Comment, mais comment ?

Mariole prit un temps, comme s’il eût voulu aiguiser encore la curiosité de son interlocuteur, puis doucement :

— Vous jouerez le rôle de Prince de Tours, sans virgule.

— Moi ?

— Vos faits et gestes, surveillés par la police, mentionnés par les journaux au besoin, serviront à déconsidérer le véritable prétendant, à le rendre suspect à la cour japonaise, et à rendre le calme aux chancelleries d’Europe.

Le représentant de la maison Bonnard eut un rugissement :

— Et vous comptez que je vais être Prince malgré moi ?

— J’ai promis, mon ami.

— Mais je refuse.

— Alors, prononça. Mariole d’un ton douloureux, c’est la mort sans phrases… La Préfecture, qui n’est que l’agent du gouvernement en tout cela, reprend son premier plan… et l’assassin, qui est sans doute à bord, vous égorge.

— C’est insensé.

— Et ma Tiennette, et moi-même, déjà suspects pour vous avoir défendu… le ciel seul sait le sort qui nous est réservé !

L’astucieux sergent, de ville leva les yeux au plafond, comme pour prendre le ciel à témoin.

Tiennette se voila le visage de ses mains.

Cette mimique bouleversa le jeune homme.

— Voyons, voyons, fit-il, je ne voudrais pas attirer le malheur sur vous… Vous avez cru bien faire.

— Et je le crois encore, cher ami.

— C’est possible.

— Alors acceptez… Qu’est-ce que cela vous fait ?… L’autre prince est au diable, en Mongolie, que sais-je ?… Vous, vous ferez plaisir au gouvernement… vous agirez en bon Français… ce sera la décoration peut-être… sans compter que cela vous facilitera singulièrement le placement des produits de Bonnard et Cie.

Cette fois, Albert daigna sourire.

Il était représentant de commerce après tout. Son voyage en Amérique devait être le tremplin de son avenir. Les derniers arguments de son interlocuteur le décidèrent.

En somme, le bien à recueillir lui apparaissait clairement, tandis que le mal résultant de l’aventure restait problématique.

Il eut pourtant une suprême hésitation.

— Je reste libre de dépouiller mon rôle…

— Et de nous perdre avec vous… quand il vous plaira !

— Bon, alors, va pour le prince… Seulement, un prince en deuxième classe…

— Précaution pour garder l’incognito.

— Sans suite…

— Ma fille et moi composerons votre maison militaire et civile.

— Eh bien, soit ! J’accepte… jusqu’à nouvel ordre.

Comme si l’on eût attendu ce moment, on frappa discrètement à la porte de la cabine.

Les trois amis se regardèrent.

— Une visite, murmura Prince.

On frappa de nouveau.

Tiennette se leva, courut à la porte en disant :

— Après tout, nous n’avons aucune raison pour refuser d’ouvrir.

Et sur cette affirmation, parfaitement contestable d’ailleurs, elle fit tourner le panneau sur ses gonds. Aussitôt elle eut un cri de surprise :

— M. le second du bord !

L’officier désigné apparaissait en effet dans l’encadrement de la porte.

— Pardon, je vous dérange, fit-il en saluant profondément le représentant de la maison Bonnard et Cie.

— Monsieur Gaylin, je crois, prononça le jeune homme encore mal revenu de sa surprise ?

— Lui-même, mais je reviendrai, je vois que vous avez du monde…

— Des amis pour lesquels je n’ai point de secret.

M. Gaylin salua Mariole et Tiennette avec cette courtoisie particulière aux officiers de marine, puis gracieusement :

— Alors, je remplis ma mission.

— Une mission ? répéta Prince.

— Délicate, j’ose le dire. Mais si l’expression me trahit, je vous supplierai de songer seulement à l’intention respectueuse et dévouée.

Prince jeta un coup d’œil vers Mariole.

Évidemment il implorait le secours de l’agent, car le ton, l’attitude du second du Canadian le troublaient. Il n’était point accoutumé à se voir, lui représentant de commerce, bombardé de respect, de dévouement. Et cela le troublait prodigieusement de sentir ces sentiments se déverser en pluie sur sa personne. Toutefois il réussit à répondre assez dignement :

— Je vous écoute, monsieur.

— Voici la chose. Respectueux d’un incognito…

— Ah ! l’incognito… fit légèrement Albert aussitôt rappelé à l’ordre par un coup de coude de Tiennette.

— Incognito dont les motifs doivent échapper à notre curiosité ; nous éprouvons, le capitaine et moi, une tristesse à la pensée que l’héritier d’une couronne est contraint de descendre du trône à une cabine de deuxième classe.

Albert ouvrit la bouche. Mariole posa sans façon son pied sur celui du jeune homme…

Et comme l’agent pesait exactement 184 livres, les orteils d’Albert furent comprimés à ce point que la parole, peut-être imprudente, qui allait jaillir de ses lèvres se transforma en un cri de souffrance.

L’officier sursauta :

— Qu’arrive-t-il à Votre Altesse ?

Il se reprit bien vite :

— Non, c’est ma langue qui a fourché ; je voulais dire : Que vous arrive-t-il, monsieur ?

— Oh ! rien, du tout.

— Pourtant ce cri ?

Mariole jugea prudent d’intervenir.

— Un cri n’est rien, cher monsieur. Comme les paroles, les cris volent…

— Et l’orteil reste, acheva tout bas Albert, secouant son pied endolori.

Il y eut de la surprise sur les traits de l’officier ; toutefois il n’insista pas et reprit :

— Bref, le commandant et moi avons espéré que vous voudriez bien prendre place aux repas de premières et vous promener sur le pont, au salon, partout, comme si vous occupiez une cabine de cet ordre.

— Moi ? fit Albert à cette conclusion inattendue… mais…

— C’est bien et c’est juste, s’écria vivement Tiennette d’un ton pénétré.

— Ah ! vous trouvez, bégaya le représentant de commerce, ayant l’impression qu’au milieu de cette imbroglio, se corsant à chaque minute, il allait perdre la raison.

Le second insista.

— Acceptez l’hommage de marins. Si notre langage n’a pas la souplesse de celui des gens de cour, notre désir d’honorer un passager tel que vous est profond, sincère, et ce nous serait une déception de vous voir repousser notre proposition.

Pensif, Prince ne répondit pas.

L’offre de l’officier tenait à l’erreur de personne dont Mariole l’avait prévenu à l’instant. Et son esprit loyal lui faisait trouver indélicat d’accepter. Faire plaisir au gouvernement français, c’était bien ; mais de là à exploiter la crédulité publique, il y avait un abîme.

Heureusement Athanase veillait.

Sur le front du représentant il lut l’hésitation. Si Albert répondait par un refus, c’en était fini de toutes combinaisons. Échouer quand le plus fort semblait fait ! Jamais de la vie ! Il y allait du magasin de modes de sa fille !

Dignement, il fit un pas en avant, masqua en partie Albert et, saluant le second :

— Monsieur, dit-il en baissant la voix, pour mon maître, j’accepte !

— Pour votre maître ?

— Pour votre maître ? redit Albert absolument ahuri.

Mariole se redressa de toute sa hauteur.

— Athanase, général comte Mariole, chef de la maison militaire de Son Altesse.

Ce ne fut pas un salut, mais un plongeon qu’exécuta l’officier à cette annonce.

— Or, continua l’ex-agent de la paix, je vous exprime la royale gratitude d’un prince, qui ne pourrait l’exprimer lui-même, sans trahir son incognito.

— Monsieur le comte, s’écria le second, conquis par le grand air de l’ancien sergent de ville, il est bien entendu que vous-même jouirez des mêmes avantages.

— Je vous remercie ; ma fille et moi occupons des cabines de premières… cela faisait partie du déguisement que vous avez percé à jour…

— Mais que nous ne trahirons pas, général, soyez-en persuadé.

Sur quoi, l’officier s’inclina et se retira, allant porter à son supérieur le compte rendu de sa mission si heureusement terminée.

Prince restait seul en face de Mariole et de Tiennette.

Il crut le moment venu de se rattraper de sa contrainte passée, en accablant de reproches les artisans de sa situation actuelle.

— Ah çà ! commença-t-il…

Mais la modiste trancha la phrase commencée.

— Pas de discours !

— Hein ? Vous me défendez de parler à présent ?

— Dans votre intérêt, monsieur Albert… Quand on déraisonne, il est inutile d’en faire part à tout le monde.

— Allons… je déraisonne, moi…

— Sans aucun doute. Voyons !

— Mon père vous a-t-il, oui ou non, arraché aux mains des assassins.

— Oui, évidemment… Comme il me l’a dit.

— Alors, vous ne devez pas vouloir qu’il soit victime de son affectueux dévouement.

— Je ne dis pas le contraire.

— En ce cas, conclut la jeune fille, subissez ce qui ne saurait être empêché sans danger pour lui, pour vous et pour moi.

On ne résiste pas à certains arguments. Albert se tut. Soit ! il accepterait les avantages de la première classe, mais il noterait sur son calepin les dépenses supplémentaires afférentes à ce déclassement, et, plus tard, sur ses appointements, il économiserait la somme qu’il trouverait bien moyen de faire parvenir à la Compagnie transatlantique sans se compromettre.

— Un tour sur le pont, proposa Mariole, ravi de la résignation de son compagnon.

— Volontiers. La promenade avant le déjeuner est éminemment apéritive.

— Allons donc, cher ami… Vous êtes Prince de Tours, et nous sommes votre escorte !

Tous trois quittèrent la cabine, Albert en tête, Mariole et la gentille modiste le suivant avec le décorum convenable à la maison militaire et civile d’une Altesse.
Accoudé au bastingage, il songeait.

Ils parcoururent les coursives, gagnèrent l’escalier des cabines et débouchèrent enfin sur le pont.

Tout au loin, vers l’Est, un brouillard gris indiquait encore la côte de France, mais d’instant en instant il devenait moins précis, il se fondait.

Avant une demi-heure il aurait disparu, et le steamer filerait à travers l’Atlantique, emportant avec lui l’horizon circulaire et uniforme de la pleine mer.

Quelques goélands, aux ailes souples et cotonneuses, escortaient encore le navire.

Tiennette, peu habituée à ce spectacle inconnu à Paris, se prit à suivre le vol de ses oiseaux, tandis que Mariole, ravi de voir sa fille s’amuser, lui donnait toutes les explications qu’un agent de la Préfecture peut avoir à sa disposition en ce qui concerne les goélands.

Ne sachant trop s’il était satisfait ou non, Albert s’était mis à l’écart.

Accoudé au bastingage, il songeait…

Certes, le côté comique de sa situation lui apparaissait. Homme vulgaire, il se fût abandonné en riant.

Mais la « race » qu’il ignorait être, en lui, l’éducation, pensait-il, avait fait éclore en son être des délicatesses de raffiné ; il lui fallait se répéter qu’il mettrait en danger le brave Mariole et sa fille s’il se révoltait, pour se prêter à la comédie.

Tout à ses réflexions, il n’aperçut pas Dodekhan et Kozets descendant de la passerelle.

Ceux-ci abordèrent Mariole, échangèrent avec lui quelques paroles, qui arrachèrent au Turkmène un geste de satisfaction.

Après quoi il s’approcha lentement de Prince… Kozets le suivait.

Les yeux noirs du jeune homme se fixèrent sur le voyageur absorbé, avec une douceur infinie.

— Pauvre duc d’Armaris, murmura-t-il, pauvre enfant dépouillé de son titre, de sa fortune… tu ne connaîtras jamais plus la mère qui, par moi, veille sur toi.

Sa jeune physionomie avait revêtu une gravité singulière, mais le sourire reparut sur ses lèvres :

— Allons, plus de pensées tristes ; c’est une partie gaie qui est engagée, soyons gai.

Et il vint s’accouder auprès d’Albert.

Surpris, celui-ci leva la tête et resta un peu déconcerté devant cet inconnu qui les saluait du geste.

— Ne cherchez pas, monsieur, fit obligeamment Dodekhan, vous ne m’avez jamais vu.

— Ah ! bien !… Je me disais aussi.

Mais je tiens à compléter les explications que vous tenez de M. Mariole.

Albert sursauta :

— Vous êtes au courant ?

— À telle enseigne que je vous présente M. Kozets, attaché à la Direction centrale de la police russe.

Il désignait l’agent.

La police russe ! balbutia le représentant de la maison Bonnard, replongé dans l’effarement par l’apparition inattendue d’un policier de l’Empire des Tzars.

Ne vous troublez point de cela, monsieur, reprit le Turkmène ; pour notre part, nous sommes heureux que vous ayez accepté la situation, et désarmé les mains qui se levaient déjà pour vous frapper.

— Vraiment ! des mains se levaient…

— Menaçantes, monsieur, menaçantes… Elles sont toujours autour de vous, prêtes au mal, et si je me fais connaître à vous, c’est uniquement pour vous donner le moyen de n’avoir plus rien à craindre, ni pour vous, ni pour les bons amis, qui ont détourné les fureurs d’un gouvernement apeuré.

Tout à l’heure, Albert se demandait si Mariole, si Tiennette n’avaient pas été victimes d’une mystification ; à présent, il ne doutait plus. L’entrée en scène du policier russe, au type si particulier, l’allure aristocratique de Dodekhan le conduisaient à la certitude.

L’ex-forçat de Sakhaline lui tendait un écrin.

— Qu’est cela ?

— Une fleur de boutonnière que je vous prie de porter.

Machinalement, Albert ouvrit la boîte et demeura saisi.

À l’intérieur était une branche de pin aux feuilles d’émeraudes, aux cônes de rubis.

— Fixez-la, je vous prie. C’est un signal qui signifie, pour les espions lancés à votre suite, que vous acceptez d’être ce que l’on exige de vous.

— Ah !

— Si, avec cela, vous ne dévoilez à personne, à personne au monde, la substitution, tout s’arrangera bientôt, et ni vous, ni vos amis, n’aurez plus rien à craindre… Gardez surtout le secret pour ceux qui vous interrogeront au sujet du port de cette branche de pin à la boutonnière.

— Ce seront des ennemis ?…

— Ou des amis, des adversaires ou des défenseurs. Dans le doute, le mutisme est le salut. À la question, bornez-vous à répondre par ce mot de ralliement : « Branche de sapin conduit à la fiancée que l’on rêve… Superstition indienne ». C’est compris ?

— Oui, oui, grommela Prince, que l’imbroglio toujours croissant amenait à un état voisin de la rage… Seulement, vous, monsieur, qui me sembler connaître admirablement les dessous de cette sotte affaire, pourriez-vous m’apprendre pourquoi l’on m’a choisi plutôt qu’un autre.

Ah ! certes ! Dodekhan aurait pu renseigner son interlocuteur ; mais le moment n’était pas vertu ; aussi répliqua-t-il avec un imperturbable sang-froid :

— Hélas ! je n’en sais rien.

— Quoi ? Vous ignorez ?

— Oui. C’est le secret de la police française… peut-être même n’y a-t-il pas de secret, et êtes-vous tout simplement la victime du hasard…, le monsieur qui passe dans la rue juste à point pour recevoir une cheminée qui tombe.

Puis d’un ton cordial :

— Suivez toujours mes conseils, ce sont ceux d’un ami, qui tient à vous serrer la main…

Et la main d’Albert étreinte par la sienne… :

— Un ami qui se sent pour vous une sympathie de frère.

Là-dessus, Dodekhan s’inclina avec une grâce parfaite, et s’éloigna, toujours flanqué de Kozets.

Prince ne les retint pas.

L’extraordinaire aventure, prenant sans cesse plus d’ampleur, lui causait une sorte de vertige.

Vraiment ces premières heures de voyage lui apportaient une fatigue, une contention d’esprit, qu’il n’avait pas prévues.

De nouveau, il se pencha sur le bastingage, cherchant à distraire sa pensée de l’intrigue embrouillée où le hasard le jetait.

Maintenant la côte de France s’était noyée dans le lointain. Le steamer semblait occuper le centre d’un immense plateau glauque, sur lequel le ciel s’appuyait, tel une cloche de lapis-lazzuli.

Et malgré tout, dans le cerveau du voyageur, se heurtaient les choses hétéroclites qui, depuis le matin, s’entassaient autour de lui. Ainsi qu’un promeneur perdu dans les ténèbres, il cherchait un fil conducteur. Pourquoi la police l’avait-elle justement désigné pour jouer les princes ? Question insoluble.

Soudain il tressauta, brusquement tiré de son rêve éveillé.

Une jolie voix claire, argentine, puisant un charme de plus dans un léger accent anglais, venait de résonner à son oreille.

— Je demande votre pardon, disait-elle, mais on m’a fort encouragée à vous adresser la parole.

Il se retourna.

Miss Laura était à côté de lui.

La gentille Canadienne semblait troublée, gênée, émue, et cet état, anormal chez l’audacieuse jeune fille, la rendait adorable.

Il ressentit comme un choc, et d’un ton mal assuré :

— On a bien fait, mademoiselle. Que puis-je pour vous être agréable ?

Malgré l’amabilité de la réponse, elle semblait prête à défaillir.

Ses grands yeux bleus se rivaient sur la branche de pin, aux gemmes vertes et rouges, que Prince avait fixée à sa boutonnière un instant plus tôt.

— Oh ! c’est étrange ! fit-elle.

L’exclamation, on le conçoit, lui était arrachée par la vue de ce bijou, identique à celui qu’elle-même portait quelques jours auparavant à la soirée de l’ambassade de Chine. Mais Albert, ne pouvant se donner cette explication toute simple, questionna :

— Que trouvez-vous étrange, mademoiselle ?

— Oh ! rien, rien du tout, fit-elle en rougissant.

— Va pour l’étrange rien du tout ; seulement j’ai cru comprendre que vous désiriez me dire quelque chose…

La plaisanterie rappela Laura à elle-même.

— Ah oui ! précisément… Je venais vous dire : Je suis miss Laura Topee, fille du roi du cuivre.

Et comme il s’inclinait :

— Oh ! fit-elle, nos royautés transatlantiques sont peu de chose auprès des royautés d’Europe. Mais, à cause du titre et de la fortune de mon père, le capitaine a décidé de me placer à table le long de vous.

— Ah ! mademoiselle, rien ne pouvait m’être plus sensible.

Laura secoua la tête.

— Non, non, ne parlez pas de la sorte… Je sais les traditions de galanterie de l’ancienne société française ; mais moi, j’en serais troublée… Je ne suis qu’une petite Américaine, assez mal élevée, prétend ma fille de chambre, un peu sauvage, excentrique, accoutumée à dire les choses comme elles me viennent…

— Vous les dites fort bien.

— Encore… Je sais que je ne parle pas droit ; je ne possède pas les tournures de votre belle langue… Alors je cherche à m’en tirer en laissant mon esprit exprimer tout ce qu’il pense… Si bien que, devant avoir mon siège à côté du vôtre devant la table, et me sentant trop bavarde pour ne pas vous parler durant le repas, je viens vous demander, tout uniment, comment je devrai vous appeler pour ne point choquer les convenances, non plus que votre incognito ?

Est-ce que le Français comprenait bien le sens de ses paroles ?

Il est permis d’en douter.

Les grands yeux de Laura, fixés sur lui, avec une expression mutine et soumise, lui procuraient des perturbations cardiaques inexplicables.

Elle était tout simplement exquise, et ses regards causaient à son interlocuteur comme un chatouillement, un fourmillement dans la région du cœur.

— Comment vous appellerai-je ? répéta la jeune fille.

Sans réfléchir, il répondit :

— Albert.

— C’est bien familier.

— Monsieur Albert, rectifia-t-il, quoique le mot monsieur…

— Soit peu en usage dans les maisons… royales…

Elle eut un petit cri et, rougissante :

— Pardon, je me suis trompée… c’est, comme disent les Parisiens, une gaffe… mais si involontaire… Enfin, monsieur… Albert… merci de votre condescendance.

Elle fit mine de s’éloigner, mais comme se contraignant au courage, elle désigna du doigt la branche de pin :

— Si j’osais… je vous demanderais pourquoi ce bijou à votre boutonnière ?

À cette question, Prince se sentit frémir. Ceux qui la formuleraient, avait dit Dodekhan, seraient des amis ou des ennemis, avec lesquels il conviendrait d’être très circonspect…, et la pensée que cette gentille personne pourrait lui être ennemie, lui était désagréable.

— Je suis indiscrète peut-être ? murmura-t-elle.

— Mais non, mademoiselle… une superstition indienne. Branche de pin conduit à la fiancée que l’on rêve.

Elle devint pâle, ses mains se crispèrent nerveusement, puis d’une voix assourdie, elle balbutia :

— Merci et pardon, monsieur… Albert.

Là-dessus, elle s’enfuit dans un frou-frou de jupons, laissant le jeune homme bien plus interloqué de cette rapide conversation que de toutes les aventures précédentes.

Il la regardait glisser légèrement sur le pont, regagner l’entrée du salon, quand une main s’appuya sur son bras.
En quoi cela vous déplaît-il ?

— Quoi encore ? murmura-t-il en pivotant sur les talons.

Cette fois, l’indiscret était moins agréable à voir que la séduisante Laura.

C’était Orsato Cavaragio en personne.

Prince ne l’avait jamais vu ; aussi crut-il d’abord à une méprise.

— Vous devez faire erreur, monsieur ?

Mais le señor secoua le front d’un air tragique, et d’un ton lugubre :

— Vous venez de causer avec une jeune personne ?

— Miss Laura Topee. Tout le monde a pu le constater sur le pont.

— Précisément.

— Eh bien ! En quoi cela vous déplaît-il ? questionna Albert, agacé par l’attitude provocante de son interlocuteur.

— En ceci : j’ai juré que, ne m’épousant pas, elle n’épouserait personne autre.

Prince fut sur le point de s’écrier qu’il ne songeait pas du tout à épouser Laura ; mais ce bon mouvement resta à l’état d’intention.

Orsato lui déplaisait décidément, et il lui eût répugné de prononcer une phrase susceptible d’être interprétée comme une concession.

Et puis…, cela, il ne se l’avoua pas…, mais il lui apparut soudain d’une outrecuidance insupportable, que ce personnage eût décidé d’empêcher l’élégante Canadienne d’épouser un autre homme que lui.

Si bien qu’au lieu de la vérité pacifique, Albert lança cette déclaration grosse de conséquences :

— Vous avez juré, monsieur, c’est fort bien ; mais votre serment n’engage que vous.

— Vous vous trompez. Il engage les autres à la prudence.

— La prudence est un mot vide de sens chez les Français.

— Chez les descendants des Espagnols, ce mot signifie que des yeux veillent, et qu’une main tient un poignard, une épée, un revolver, une arme quelconque.

— Oh ! fit ironiquement le pseudo-prince, dans la police française, cela signifie la même chose.

Les paroles de son interlocuteur lui avaient paru ne pouvoir sortir que de la bouche de l’un des ennemis signalés par ses alliés.

— Comprenez-le en espagnol, c’est là ce que je vous souhaite.

— Oh ! l’espagnol n’est pas nécessaire à la Préfecture.

Orsato, incapable de deviner le quiproquo, haussa les épaules.

— Riez, je veux bien… Seulement croyez-moi ; si vous avez étudié l’histoire, vous n’ignorez pas, qu’à défaut de l’épée, le poignard sait trouver le cœur des princes. Le passé est la leçon du présent. J’ai dit.

Et raide, faisant sonner les planches du pont sous ses talons, il laissa le représentant de commerce partagé entre le désir de ne pas compliquer encore une situation incroyable et celui de corriger l’insolent personnage.

Sa jambe s’agita furieusement, il allait pencher pour la correction.

Mais Mariole, Tiennette s’élancèrent vers lui, inquiets des conciliabules, curieux d’en connaître la cause.

Prince les accueillit par ces mots :

— Ah bien ! ça se corse. L’une veut m’appeler Monsieur Albert, l’autre veut me poignarder. Ma parole, si vous ne m’aviez mis au courant, je croirais que tous ces gens-là ont un coup de soleil carabiné !

Il se figurait être au courant, le malheureux !

L’air ahuri de ses amis eût dû chasser cette illusion. Hélas ! la cloche du déjeuner, sonnant à ce moment, l’empêcha d’exercer ses facultés observatrices.

À son tour, il prit le chemin de la salle à manger où, à cette minute précise, Laura rougissante disait à son respectable père :

— Je lui ai parlé. Il est très aimable. Je le nommerai Monsieur Albert.

Topee gonfla ses joues.

— Vous allez vite en besogne, Laura.

— En vous voyant opérer, mon père, j’ai appris que la rapidité est la principale condition du succès.

Prince paraissait à la porte du dining-room. Cela seul empêcha le milliardaire de presser sur son cœur sa fille, sa digne fille, qui s’inspirait de ses aphorismes commerciaux pour entrer dans le mariage.