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Millionnaire malgré lui/p2/ch10

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 369-385).

X

LES FUSILS ÉLECTRIQUES


— Vous, vous ? Quel malheur !

— Voilà une réception qui sort de la banalité…

— Et que vous allez comprendre. On vous a laissés entrer dans ce cirque de montagnes, on ne vous en laissera pas sortir.

— Que voulez-vous exprimer ?

— Que le seigneur Orsato, avec une nombreuse troupe, garde les deux défilés donnant accès aux rives du lac Christmas : celui par lequel vous êtes entrés au sud ; celui qui, au nord, s’ouvre vers la frontière canadienne.

Dodekhan, Prince et Laura demeurèrent muets, en face de Kozets, avec lequel ils venaient d’échanger ces terribles répliques.

Séparés de Peg et de Meg, obscurs artisans de leur délivrance à Nevada-City, les fugitifs s’étaient éloignés de la ville, où ils avaient connu de si vives émotions et, après des marches fatigantes, des périls incessamment renouvelés, ils venaient de rejoindre le wagon, amené par l’agent russe au rendez-vous fixé naguère par le fils de Dilevnor.

Devant eux s’étalait la nappe grise du lac Christmas.

Une étroite plage de sable, parsemée de blocs schisteux, s’étendait entre la limite des eaux et la falaise perpendiculaire, qui emprisonne la masse liquide.

Kozets avait dit vrai.

Deux passes étroites accèdent seules au lac, chacune s’ouvrant à l’une de ses extrémités sud et nord.

Ces passes occupées par l’ennemi, les voyageurs se trouvaient pris au piège.

— Mais comment avez-vous su tout cela ? reprit Dodekhan.

— Oh ! de la façon la plus simple. Le señor Orsato a pris le soin de me le dire lui-même.

— Vous l’avez vu ?

— Il y a quatre jours.

— Et… ?

— Il m’a conté que vous lui aviez échappé à Nevada ; qu’alors il avait réfléchi, s’était souvenu du chariot de Virginia-City. Un chariot ne disparaît pas aussi facilement qu’un individu. Il avait retrouvé ma trace, et me trouvant campé sur la rive du Christmas-Lake, il avait deviné que je vous attendais…

Albert et Laura se regardèrent avec une angoisse inexprimable.

Avaient-ils donc tant souffert pour arriver à l’aventure néfaste qui les séparerait ?

Mais soudain Kozets s’interrompit :

— Bon, le señor Orsato va vous expliquer la chose en personne.

Son bras s’étendait vers la passe nord.

Tous regardèrent de ce côté et restèrent saisis.

Une dizaine d’hommes bien armés se dirigeaient vers eux. En tête des nouveaux venus, se montrait Orsato Cavaragio.

D’un même mouvement Prince et Laura saisirent leurs revolvers.

Mais Dodekhan les arrêta du geste :

— Il faut entendre ce que cet homme va dire.

— Oui, et nous laisser empoigner par ses acolytes, gronda le représentant de la maison Bonnard et Cie.

— Erreur ! Tout le monde à l’intérieur du wagon. Nous avons là une forteresse, ne l’oubliez pas… une forteresse où nul ne pénétrera sans notre permission.

— C’est vrai, murmura miss Topee, se souvenant du circuit électrique qui l’avait protégée naguère.

— Alors, faisons vite.

Tous gravirent aussitôt les degrés d’arrière du véhicule ; Dodekhan monta le dernier ; mais il ne referma pas la porte, et demeura dans l’encadrement, regardant, sans émotion apparente, les ennemis approcher d’un pas rapide.

À cinq mètres du chariot, Orsato arrêta ses hommes.

Lui-même s’avança jusqu’auprès des degrés, et saluant avec une politesse ironique :

— À ma vue vous vous êtes terrés comme lapins apercevant le chasseur. Cela était inutile. Ma présence se justifie simplement par le désir de vous apprendre certaines choses que vous ignorez.

Dodekhan s’inclina non moins gracieusement.

— Vous connaissant peu scrupuleux, señor, nous avons pris une précaution qu’en dépit de vos paroles, nous ne regrettons pas.

Les yeux d’Orsato lancèrent un éclair, mais se contraignant au calme :

— On pardonne tout aux vaincus.

— Nous ne le sommes pas encore.

— Vous l’êtes… Avant cinq minutes, vous serez de mon avis, et la fugace miss Laura me remerciera de consentir à l’épouser encore.

— Ma foi, murmura le Turkmène, si vous me faites voir cela…

— Je suis venu uniquement pour vous montrer ce spectacle.

— Je vous écoute.

Cavaragio prit un temps, puis d’un ton sarcastique :

— Seulement je désire être entendu de la principale intéressée.

— Elle vous entendra.

— Je souhaite en être certain. Elle ne courra aucun risque en se tenant auprès de vous.

C’était vrai. Le courant électrique circulant dans les degrés du wagon, mettait, entre les voyageurs et leur ennemi, un infranchissable obstacle.

Dodekhan adressa un signe à Laura, qui vint aussitôt se placer à côté de lui.

Un salut d’Orsato annonça que le señor se déclarait satisfait.

— Je n’ai plus aucune raison pour reculer l’explication annoncée, dit-il, je commence donc.

Et dardant un regard moqueur sur la milliardaire :

— Miss Laura se souvient-elle qu’à bord du steamer qui nous ramena d’Europe, elle prononça cette phrase : La fortune et la noblesse sont des valeurs équivalentes. Ayant la richesse, il est tout naturel que je préfère le titre.

La jeune fille regarda le ciel.

Elle se souvenait. Elle avait formulé ces paroles qui, à présent, lui semblaient niaises, ridicules, odieuses. Que cela était loin déjà ? Combien son âme avait changé ?

— Je sollicite l’honneur d’une réponse, fit Orsato avec une nuance d’impatience.

Laura abaissa la tête pour affirmer :

— Je me souviens.

— Je vous remercie de cette remembrance miss Laura. De votre déclaration j’ai conclu que si vous n’aviez point possédé la fortune, vous auriez, en Américaine raisonnable et pratique, choisi le milliard de préférence au blason.

La jeune fille eut un geste vague. Fortune, blason, étaient aujourd’hui pour elle des quantités secondaires. Le mobile principal de ses actions devenait désormais l’affection.

— Fort de cette assurance, continua Cavaragio, incapable de soupçonner les pensées nouvelles de son interlocutrice, je me demandai si le moyen de conquérir votre main, ne consisterait pas à vous priver de vos richesses…

— À me priver ? répéta Laura…

— … de façon, poursuivit triomphalement le señor, à vous amener à cet état, où vous seriez contrainte de vous décider, soit pour les dollars, soit pour les titres nobiliaires.

— Je ne comprends pas.

— J’explique alors. Pour que vous arriviez à cet état désiré, il fallait que votre père, que vous-même, fussiez ruinés.

Elle eut un éclat de rire perlé :

— Oh ! si vous ne trouvez pas mieux…

Il l’interrompit :

— Je n’ai pas besoin de mieux, car ma pensée était bonne ; si bonne que je l’ai réalisée…

— Vous avez réalisé quoi ?

— Votre ruine.

La jeune fille tressaillit. Ses yeux semblèrent s’agrandir en une muette interrogation.

— Vous savez, miss, reprit imperturbablement Orsato, qu’Ézéchiel Topee avait réalisé toute sa fortune, pour accaparer le cuivre enfermé dans ses cavernes de Swift-Current ?…

— Oui, mais bien loin de le ruiner, l’opération triplera, quadruplera sa situation.

— Triplerait, quadruplerait, miss… ces verbes mirifiques doivent s’employer au mode conditionnel…

— Parce que…

— Parce qu’ils n’auraient leur bienfaisant effet que si ce digne Topee vendait le stock de cuivre amassé par lui.

— Eh bien ?

— Pour le vendre, il faut l’avoir.

— Il me semble…

— Il vous semble mal… Il ne l’a plus.

— Comment, il ne l’a…

— Par la raison péremptoire que d’habiles voleurs ont emporté tout le stock et que les grottes de Swift-Current sont vides.

Un instant Laura considéra son interlocuteur avec une expression où il y avait plus de surprise que de regret, puis elle haussa les épaules :

— Voilà une imagination ridicule.

— Non, miss, une réalité navrante.

— Jamais je ne croirai cela…

— Sans le voir… Vous le verrez, ma chère miss ; ma visite actuelle a pour but de vous déclarer que vous serez libre de vous rendre auprès de votre père, de vous assurer de l’exactitude de mes dires, sous la seule condition que vous voudrez bien dès à présent me promettre de redevenir ma fiancée si, comme je l’affirme, Ézéchiel est au bout de ses dollars.

Il parlait avec trop de conviction pour que le doute subsistât.

La jeune fille comprit que la ruine de son père était un fait accompli.

Elle ne vit pas le fugitif sourire qui se joua sur les lèvres de Dodekhan, et avec une énergie qui surprit Orsato :

— Vous me demandez d’affirmer que j’aime mieux la richesse que…

— que les blasons, oui.

— Eh bien, señor, sachez…

Elle s’arrêta, se retourna vivement. Ses grands yeux bleus semblèrent interroger Prince, qui se tenait un peu en arrière ; puis reportant ses regards sur Orsato :

— Sachez, señor, que les richesses, les titres, ont pour moi bien perdu de leur valeur aujourd’hui… Je ne marierai que celui vers lequel me portera l’affection. Je ne saurais donc prononcer l’engagement que vous demandez.

À cette conclusion inattendue, Cavaragio répondit par un véritable rugissement.

— Alors, vous déguisiez donc la vérité sur le steamer.

— Non, je pensais à cet instant ce que je disais.

— Et… ?

— J’ai changé depuis ; changé au point de ne plus me reconnaître moi-même.

Jusque-là, Orsato, se croyant maître de la situation, avait conservé tout son calme ; mais en se voyant éconduit par la jeune fille, les sentiments tumultueux de sa nature reprirent le dessus.

Ses lèvres se crispèrent, ses mains s’étendirent menaçantes.

— Oui, toujours la même, ironique et orgueilleuse… mais tremblez : car je vous épouserai en dépit de vous… Oh ! ce ne sera plus l’affection qui me guidera… Moi aussi, je me suis modifié, et si je n’écoutais que mon sentiment, j’en connais une plus digne, plus belle, plus noble, qui voit en moi un hidalgo, et ; non un esclave dont on se joue.

— Que ne lui donnez-vous votre nom ?

— Mon orgueil est en jeu… Je vous briserai… Vous avez vingt-quatre heures pour réfléchir… Les défilés sont bien gardés. Si demain vous ne répondez pas selon ma volonté, j’amènerai du canon et je vous pulvériserai dans votre abri. Ainsi vous serez punie de votre ridicule vanité, et moi, je serai libre, avec la certitude que vous ne serez jamais la fiancée d’un autre.

Et rageur, écumant, Orsato pivota sur ses talons, rejoignit le groupe formé par ses hommes, avec lesquels il s’éloigna sans détourner la tête.

Un instant ; de profond silence suivit son départ.
Orsato s’éloigna.

Les voyageurs se regardaient pensifs.

Enfin Prince murmura :

— Un canon, diable !

— Oui, appuya Kozets ; ce coquin peut nous réduire en miettes sans se mettre à portée de nos coups.

— Il faudrait forcer l’une des passes, fit Dodekhan d’une voix douce.

Mais l’agent russe leva les bras dans un geste désespéré.

— Ils sont une dizaine de chaque côté… Dix, c’est déjà beaucoup pour trois hommes… De plus, le bruit des détonations attirera infailliblement les autres, et alors…

Il n’acheva pas. Tous avaient compris. Oui, on réussirait à abattre quelques ennemis, et puis l’on succomberait sous le nombre.

Certes, trois hommes résolus eussent pu tenter l’aventure ; mais Laura était là, Laura que Prince considérait avec des yeux qu’obscurcissait un brouillard humide :

— Je n’ai pas le droit de mourir ainsi, fit Dodekhan d’une voix assourdie.

Et les regards convergeant sur lui :

— Non, continua-t-il, j’ai une mission grandiose à accomplir… Les peuples attendent mon signal… Il faut donc sortir d’ici.

— Mais comment ? s’écrièrent les autres…

— Puisque, insista Kozets, je viens de vous démontrer l’impossibilité de passer.

Le Turkmène secoua la tête :

— Rien n’est impossible.

— Ah ! par exemple !

— Seulement il faut songer au moyen de réaliser ce que l’on rêve.

— Je n’en vois pas !

— Ni moi !

— Ni moi !

Cette triple réponse de ses compagnons n’émut pas le jeune homme.

— Pour résoudre un problème, fit-il d’une voix calme, il importe tout d’abord d’en bien préciser l’énoncé…

— Ah ! gémit Prince, la situation n’est que trop précise.

— Deux passes s’offrent à nous, continua Dodekhan sans tenir compte de l’interruption. Chacune est gardée par dix hommes. À la rigueur, la nuit, la surprise aidant, nous pourrions en venir à bout… Seulement la lutte sera bruyante… Les gardiens du passage non attaqué accourront au secours de leurs camarades… Je sais bien que nous pourrions ruser… deux d’entre nous se sacrifieraient ; par malheur, ni miss Laura, ni moi, ni aucun de nous, ne doit être sacrifié, sous peine de rendre le sacrifice inutile.

— Il est joli le problème, grommela Prince dont le cœur martelait la poitrine.

— Il devient très simple, en tout cas. Il se résume à forcer l’un des passages sans faire de bruit.

Les auditeurs s’exclamèrent avec stupeur.

— Sans faire de bruit !

— Parfaitement.

— C’est de la féerie…

— Non, de la science.

— Quoi ! vous estimez pareille chose possible ?

— Peut-être.

Laura, Prince, Kozets, considéraient le Turkmène avec une surprise mêlée d’inquiétude. Quelle était cette science à laquelle il faisait allusion ?

Pour lui, il restait calme, paraissant supputer les chances d’une idée qui lui était venue.

Enfin, il releva la tête :

— Monsieur Kozets, dit-il, et vous, monsieur Virgule, vous allez déboulonner les ferrures, qui rattachent les faces du wagon au plancher. Vous laisserez cependant celui-ci sur ses essieux ; car nos ennemis ne doivent être avertis de nos préparatifs par aucun signe.

— Ah ! ce sont des préparatifs…

— De fuite, oui.

Et comme leur étonnement paraissait grandir encore, Dodekhan continua :

— Ce soir, la nuit venue, nous ferons glisser ce plancher sur le lac. Nous aurons ainsi un radeau, pouvant nous transporter en face de la passe nord, où l’on ne craint certainement pas une attaque par eau.

— En effet ! cela facilitera la surprise.

— Attendez tous, les appareils producteurs d’électricité sont fixés sur ce plancher ; nous aurons donc à notre disposition un courant énergique.

— Oh cela… !

— Ne le dédaignez pas, car c’est grâce à lui que nous combattrons nos ennemis sans produire le moindre bruit.

— Vous voulez les foudroyer ?

— Quelque chose d’approchant.

— Mais pour cela, il faudra arriver tout près d’eux.

Le jeune homme eut un sourire et laissa tomber ce mot qui médusa ses auditeurs :

— Point !

— Quoi ? s’écrièrent Kozets et Prince, vous prétendez les frapper…

— À distance, oui.

— Mais comment ?

— À l’aide des fusils électriques que je vais fabriquer.

Ils restaient, la bouche béante, les yeux écarquillés, toute leur physionomie disant qu’ils ne comprenaient pas. Dodekhan s’assit, les invita du geste à en faire autant, puis du ton d’un professeur :
Vous savez ce qu’est un solénoïde.

— C’est un petit cours de balistique auquel vous m’obligez. Tant pis pour vous.

Puis lentement :

— Vous savez, ou vous ne savez pas, qu’un solénoïde, — c’est ainsi que l’on nomme un corps enroulé en spirale, — dans lequel circule un courant électrique, acquiert par ce fait la propriété d’exercer une attraction, une sorte de succion, sur un noyau de fer mobile suivant l’axe intérieur de ses spires.

— Ah ! grommela Kozets, d’un air complètement abasourdi.

— Ah ! gazouilla miss Topee, qui de toute évidence n’avait rien saisi de l’explication donnée par son compagnon de voyage.

Prince seul garda le silence.

Dodekhan lui adressa un signe d’intelligence.

— Vous devez avoir compris, vous ?

L’ancien candidat à l’École Polytechnique inclina la tête pour affirmer.

— Oui, je me souviens même d’avoir lu qu’il y a une quinzaine d’années, une société financière s’était formée pour appliquer cette propriété… aspirante des solénoïdes, au transport des lettres. Au lieu et place des canalisations pneumatiques…

— J’ignorais cela.

— On devait établir des tubes en spirale, à l’intérieur desquels un wagonnet de fer, chargé de la correspondance, aurait été aspiré par un courant électrique. L’affaire fut abandonnée, je ne sais trop pourquoi.

— Eh bien, fit Dodekhan, elle vient d’être reprise.

— Ah bah !

— En Danemark.

— Vraiment ?

— Par un savant, M. Birkeland. Seulement celui-ci ne veut plus utiliser la propriété des spires électrisées au transport des correspondances, mais à la création d’une artillerie nouvelle[1].

— Une artillerie ?

— Oui.

— En voilà une idée !

— Admirable, car elle supprimerait la poudre, le bruit, la flamme.

— Mais le projectile ne quitterait pas l’âme de la pièce ainsi actionnée.

— Erreur.

— Et il obtiendrait la vitesse initiale nécessaire.

— Il l’obtiendrait.

Kozets et Laura écoutaient, commençant à entrevoir l’idée du Turkmène.

Celui-ci reprit lentement.

— Supposez que, juste au moment où le… projectile va passer de la dernière spire au vide de l’atmosphère, on coupe brusquement le courant. Ce projectile continuera son chemin, en vertu de la vitesse acquise. Si cette vitesse est grande, — et elle le sera si le courant propulseur est suffisamment énergique, — cet obus nouveau modèle, se comportera comme ses prédécesseurs. Il décrira une trajectoire et ira tomber au point où la pesanteur et sa vitesse de translation se feront équilibre.

— En effet, cela paraît évident.

— C’est l’artillerie de l’avenir. En attendant, mettez-vous au travail avec M. Kozets, moi, je me nomme arquebusier de la troupe, et… nous expérimenterons les fusils, ou plutôt les couleuvrines de rempart que je vais fabriquer, avec l’aide de miss Laura.

La jeune fille rougit légèrement :

— Je vous remercie de me faire travailler au salut commun. Je vous en suis d’autant plus obligée, que c’est ma présence surtout qui rend votre évasion difficile.

— Ne croyez pas cela, je vous en prie.

— Si, si, insista la jeune Canadienne, je suis trop sûre de ce que je dis.

Et s’adressant à Albert :

— Voyez comme la fortune est peu de chose en ce moment.

Il la regardait, ému par cet aveu, épouvanté à la pensée de celui qu’il devrait lui faire bientôt ; de cet aveu qui l’étouffait et pour lequel il se sentait sans courage.

Elle reprit tout doucement, une caresse, dans la voix :

— Fortunes et titres ne sont rien auprès d’un peu de courage, d’un peu de dévouement.

Dodekhan interrompit les causeurs :

— Allons, à l’ouvrage.

Aussitôt Kozets et Prince disparurent dans le chariot, tandis que le Turkmène disait à la jeune fille :

— Nous, munissons-nous de tiges arrondies. Notre premier travail consiste à enrouler, sur leur cylindre, du fil de laiton, en le serrant, comme si nous voulions obtenir une longue bobine Ruhmkorff.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la nuit, le plancher du wagon, détaché des faces et des essieux, fut glissé, au moyen de tasseaux, jusqu’à la surface du lac.

À l’arrière étaient rassemblées les piles et bobines, reliées, par des conducteurs, à trois tubes solénoïdes, pointés à l’avant, sur des trépieds.

À chacun était adaptée une planchette, supportant un commutateur, grâce auquel les « servants de cette arquebuserie électrique » pouvaient, à volonté, donner ou suspendre le courant.

La lune éclairait les falaises rocheuses bordant l’autre côté du lac ; mais sur la berge occupée par les voyageurs, la ceinture granitique projetait une bande d’ombre favorable à l’expédition.

À l’arrière du radeau improvisé, — la batterie flottante, comme l’appelaient  déjà les compagnons de Dodekhan, — celui-ci avait fixé une planche, grossièrement façonnée en godille. C’était le propulseur de l’embarcation.

Au nord et au sud, les passes s’indiquaient par des foyers ardents.
deux sifflements légers ont passé dans l’air.
Les séides d’Orsato Cavaragio avaient allumé des feux pour se garantir du froid nocturne, toujours assez vif dans la région.

Ces feux avaient l’avantage de guider les assiégés. Grâce à eux, ils ne risqueraient pas de faire fausse route.

Longtemps, Dodekhan et ses compagnons attendirent.

Il fallait que la nuit fût assez avancée pour que les aventuriers, à la solde du señor Cavaragio, fussent endormis.

Comme l’expliquait le jeune Turkmène, avec un calme parfait, on n’aurait plus alors qu’à dépêcher les factionnaires, pour surprendre le campement, le tenir à sa merci.

Vers minuit, Dodekhan donna le signal d’embarquer.

Tous prirent place sur le frêle radeau. Le jeune homme actionna les piles, se mit à la manœuvre de la godille, tandis qu’Albert et Kozets se glissaient à portée des commutateurs commandant deux des solénoïdes meurtriers. Auprès de chacun étaient amoncelés des cylindres de fer doux ; ces projectiles avaient été obtenus en sciant, en fragments de quatre centimètres, des tringles de fer, qui assuraient auparavant la rigidité des parois du wagon.

Lentement la godille se tord sous les eaux.

Le radeau glisse à la surface.

Aucun bruit ne trahit sa marche. On dirait une ombre d’embarcation, portant un équipage d’ombres.

Peu à peu, les feux de la passe sud, dont on s’éloigne, s’atténuent en un brouillard rougeâtre, tandis que ceux de la passe nord deviennent plus éclatants.

Bientôt, les jeunes gens, Laura, distinguent leurs ennemis. Huit sont étendus sur le sol. Enroulés dans leurs épais manteaux, ils dorment.

Deux sont debout, un peu en avant du foyer, sur lequel ils se détachent.

Ils ont leur carabine sur l’épaule.

Ils veillent.

— Quelles admirables cibles ! murmura le Turkmène.

Et s’adressant à Prince :

— Il faut les abattre en même temps, afin qu’aucun ne donne l’alarme.

Prince s’inclina et se pencha sur l’arme étrange mise à sa disposition. Dodekhan esquissa le même mouvement.

Un grand silence angoissé se produit.

Tous sentent leur cœur battre avec violence. En cet instant décisif, ils sont mordus à l’esprit par le doute. Si les appareils fonctionnaient mal, s’ils n’amenaient les fugitifs qu’à une expérience avortée et ridicule.

Ils seraient perdus. La mort seule leur ouvrirait un chemin, leur permettant d’échapper aux mains d’Orsato Cavaragio.

Mais ils frissonnent.

La voix de Dodekhan vient de passer, légère comme un souffle :

— Attention ! à vous l’homme de droite. Je me charge de l’autre.

Pendant quelques secondes, on ne respire plus à bord du radeau. Le Turkmène et le pseudo-prince sont presque couchés sur les solénoïdes. Ils visent avec toute leur âme, car ils songent à ce moment même, chacun de son côté :

— La dette léguée par mon père, la promesse faite à la « Française », dépendent de la minute qui va s’écouler !

— Le salut de Laura, de cette enfant à laquelle j’appartiens tout entier, est attaché à ce petit lingot de fer, enclos dans une spirale !

Mais un sursaut les secoue tous.

Deux sifflements légers ont passé dans l’air.

Une fraction de seconde s’écoule. Haletants, tous sont dressés, les yeux fixés sur les factionnaires de leurs ennemis.

Et soudain tous deux s’affaissent sur eux-mêmes, roulent sur le sol.

Laura, Prince, Kozets ont peine à retenir un cri de triomphe ; mais les événements se précipitent :

Les carabines des factionnaires ont sonné en tombant sur le roc.

Deux ou trois des dormeurs se soulèvent au bruit. Ils regardent autour d’eux ; ils vont s’apercevoir que leurs camarades ne veillent plus sur le campement, qu’ils se sont enfoncés dans le grand sommeil du trépas.

Mais les tireurs glissent des fragments de fer entre les spires. Kozets vise de son côté, désireux de montrer aussi son adresse.

Des sifflements s’entre croisent dans l’air. On dirait qu’une volée d’oiselets s’ébat sur le rivage.

Cela dure quelques instants encore. Puis Dodekhan pousse le radeau sur la grève.

Il saute à terre, en ordonnant du geste que personne ne le suive.

Courbé en deux, glissant sur le sol avec la légèreté d’une ombre, il parvient auprès du feu.

L’un après l’autre, il examine les corps étendus… Les armes électriques avaient accompli, leur œuvre.

— Venez, appela-t-il.

Aussitôt, ses compagnons débarquèrent. Kozets enleva quelques boulons, trancha quelques cordes, disjoignant aussi les planches du radeau. Les solénoïdes furent jetés dans le lac, et il ne resta plus trace des armes silencieuses, qui avaient eu raison de la garnison du passage nord.

Ceci fait, l’agent rejoignit ses compagnons.

Laura, toute pâle, s’était arrêtée, comme hypnotisée, devant les cadavres de ses ennemis.

Comme malgré elle, elle murmura :

— La science, voilà qui est beau.

Mais Dodekhan ne lui laissa pas le loisir de s’absorber dans ses réflexions.

Il avait disparu un moment ; il revint.

— Les chevaux de nos ennemis sont entravés à dix pas. J’en ai isolé quatre ; j’ai tranché les jarrets aux autres. Allons, en selle, et au galop. Il nous faut gagner au large… Qu’au matin, nous soyons hors d’atteinte.

Un quart d’heure plus tard, les fugitifs, si heureusement sortis du cirque rocheux de Christmas-Lake, galopaient à fond de train dans la plaine.


  1. Depuis 1904, M. Birkeland poursuit ses expériences, à Copenhague. Les dernières semblent concluantes.