Mimes (Hérondas, trad. Dalmeyda)/Mime I

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Traduction par Georges Dalmeyda.
Hachette et Cie (p. 57-65).

MIME I

L’ENTREMETTEUSE

PERSONNAGES :


MÉTRICHÉ.
GULLIS.
THRESSA, esclave de Métriché.

MIME I
L’ENTREMETTEUSE

… Vous devriez, ma fille, en l’âge où je vous voy,
Être riche, contente, avoir fort bien de quoy,
Et, pompeuse en habits, fine, accorte et rusée,
Reluire de joyaux, ainsi qu’une épousée.

Régnier, Satire XIII.
MÉTRICHÉ.

Thressa, on frappe à la porte. N’iras-tu pas voir si quelqu’un de nos gens vient de la ferme ?

THRESSA.

Qui va là ?

GULLIS.

C’est moi.

THRESSA.

Qui, toi ? crains-tu d’approcher ?

GULLIS.

Me voici, j’approche.

THRESSA.

Qui es-tu donc ?

GULLIS.

Gullis, la mère de Philénion. Va dire à Métriché que je suis là.

THRESSA (à Métriché)

On te demande…

MÉTRICHÉ.

Qui est-ce ?

THRESSA.

Gullis.

MÉTRICHÉ.

Maman Gullis ? Laisse-nous, esclave. Quel hasard t’amène, Gullis ? Comment nous tombes-tu du ciel ? Car voilà bien cinq mois, je pense, que pas même en songe — j’en atteste les Parques — on ne t’a vue frapper à cette porte.

GULLIS.

J’habite loin d’ici, mon enfant, et, dans les rues, la boue vous monte jusqu’aux jarrets : et moi je n’ai pas plus de force qu’une mouche, car la vieillesse m’accable et l’ombre est proche.

MÉTRICHÉ.

Allons, cesse d’accuser à tort la vieillesse : tu es bien plutôt de force à en étrangler d’autres, Gullis.

GULLIS.

Raille à ton gré : vous voilà bien, vous autres jeunes femmes.

MÉTRICHÉ.

Mais ne t’échauffe point pour cela !

GULLIS.

Voyons, mon enfant, depuis combien de temps déjà sèches-tu sur ta couche solitaire, pauvre abandonnée ? Depuis que Mandris est parti pour l’Égypte, dix longs mois se sont écoulés, et tu n’as pas reçu le moindre mot de lui : il t’a oubliée, il a bu à une autre fontaine. Là-bas est la demeure d’Aphrodite : tout ce qui est, tout ce qui a jamais été quelque part sur terre, on le trouve en Égypte : richesse, palestre, puissance, jours sereins, gloire, spectacles, or, adolescents, temple des dieux frères, excellent roi[1], musée, vin, tous les biens qu’on peut désirer ; des femmes si nombreuses que, par Koré, le ciel ne peut se vanter de porter autant d’étoiles, et charmant les yeux non moins que les déesses qui se disputèrent autrefois devant Pâris le prix de la beauté (puissent-elles ne pas m’entendre !). À quoi penses-tu donc, malheureuse, de rester clouée sur ta chaise ? Mais tu vieilliras sans t’en douter, tes cheveux grisonneront et la fleur de ta jeunesse se flétrira. Allons, que l’on tourne ailleurs ses regards[2], que pour deux ou trois jours on change d’esprit, et qu’on se déride avec un autre ami ! Un vaisseau n’est pas mouillé fermement sur une seule ancre[3]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nul de nous ne connaît l’avenir, car changeante est notre fortune.

MÉTRICHÉ.

Où veux-tu donc en venir ?

GULLIS.

Personne ne peut nous entendre ?

MÉTRICHÉ.

Pas une âme.

GULLIS.

Écoute donc ce que je venais t’apprendre. Le fils de Matakiné, fille de Pataikios, Grullos, cinq fois couronné dans les jeux, enfant vainqueur à Delphes, proclamé deux fois à Corinthe quand le premier duvet lui fleurissait les joues, deux fois, à l’âge d’homme, victorieux à Pise dans l’épreuve du pugilat, Grullos, dis-je, jeune homme riche, honnête et qui ne ferait pas de mal à une mouche, d’ailleurs pur et vierge, t’a vue à la fête de Misa : aussitôt ses flancs bouillonnent, l’amour aiguillonne son cœur. Nuit et jour il ne bouge de ma maison, enfant ; il se lamente, il me cajole, il meurt de désir. Allons, Métriché, mon enfant, écoute-moi, un péché, un seul, cède à la Déesse, prends garde que la vieillesse ne te surprenne. Tu seras doublement heureuse,… ton bonheur passera ton attente. Réfléchis, suis mon conseil : je veux ton bien, oui, j’en atteste les Parques !

MÉTRICHÉ.

Gullis, les cheveux blanchissent et le sens s’émousse. Oui, j’en jure par l’heureux retour de Mandris et par la bonne Déméter, d’une autre femme je n’aurais pas écouté cela sans colère. D’une bonne leçon j’aurais payé sa belle chanson et je lui aurais ôté l’envie de repasser le seuil de ma porte. Quant à toi, ma chère, ne me viens jamais apporter semblable message ; parle aux jeunes femmes[4] ainsi qu’il convient à une vieille. Quant à Métriché, fille de Pytheas, laisse-la s’incruster sur sa chaise. On ne se rit pas de Mandris. Mais ces paroles mêmes, comme on dit, sont superflues pour Gullis. Thressa, nettoie la coquille, verse trois setiers de vin pur, ajoute quelques gouttes d’eau, et sers la coupe pleine. Tiens, Gullis, bois.

GULLIS.

Donne. Sache que je n’étais pas venue[5] pour te donner de mauvais conseils, mais pour l’amour de toi…

MÉTRICHÉ.

Aussi te régale-t-on du meilleur vin.

GULLIS.

Puisse-t-il, mon enfant, abonder dans tes cuves. Il est doux, par Déméter. Gullis n’a jamais bu de meilleur vin que celui de Métriché. Allons, sois heureuse, mon enfant : assure ton avenir ; pour moi, je ne fais qu’un vœu : puissent Myrtalé et Simé[6] rester jeunes tant que Gullis respirera.


  1. Excellent roi : c’est Ptolémée III Évergète ; son règne va de 247 à 226.
  2. Que l’on tourne ailleurs ses regards : nous traduisons le supplément proposé par Weil, πάπτη]νον ἄλλῃ.
  3. Sur une seule ancre. Les trois vers qui suivent sont trop mutilés pour qu’on puisse les restituer d’une façon vraisemblable. Crusius introduit fort étrangement l’idée de la mort (l’ennemi commun ?) et donne des mots μηδὲ εἷς ἀναστήσῃ une explication inadmissible. Buecheler entend : nec quisquam excitet (sollicitetve) ; c’est forcer le sens de ἀναστήσῃ. Peut-être faudrait-il entendre par ce dernier mot, non pas excitet, mais recreet ; le sens serait alors : « un nouvel ami, si l’orage éclate, et que nul ne te ranime, sera là pour te protéger ». Mais ce sont là de simples conjectures, peu conciliables avec les lectures de Blass.
  4. Parle aux jeunes femmes… Blass, dans son récent examen du papyrus, a lu, non μιτρηίαισι (texte de Buecheler) ni μετρηταῖσι (texte de Crusius), mais ὃν δὲ γρῄαισι πρ. γυν. τ. ν. ἀ.. Nous avons profité de cette dernière lecture.
  5. La fin du vers est très mutilée : nous hasardons un sens probable.
  6. Myrtalé et Simé sont sans doute de jeunes pensionnaires de l’entremetteuse.