Mimes (Hérondas, trad. Dalmeyda)/Mime III

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Traduction par Georges Dalmeyda.
Hachette et Cie (p. 75-83).

MIME III

LE MAÎTRE D’ÉCOLE

PERSONNAGES :


LAMPRISKOS, maître d’école.
MÉTROTIMÉ.
KOTTALOS, son fils.

Personnages muets : plusieurs écoliers
Le lieu de la scène est à l’école, qui est ornée des statues des Muses.
MIME III
LE MAÎTRE D’ÉCOLE

Quum librum legeres, si in una peccavisses sullaba,
Fieret corium tam maculosum quam’st nutricis pallium.

Plaute, Bacchides, III, 3, 30.
MÉTROTIMÉ.

Puissent tes chères Muses, Lampriskos, te faire jouir d’une vie heureuse, mais cingle-moi du haut en bas l’échine de ce garnement jusqu’à ce que son misérable souffle expire sur ses lèvres. Malheureuse que je suis ! il a mis ma maison au pillage pour jouer de l’argent[1], car les osselets ne lui suffisent même plus, Lampriskos, et il médite pis encore. Où loge le grammatiste qui chaque mois me réclame son salaire, dussé-je pleurer toutes les larmes de Nannakos[2], il mettrait longtemps à le dire. Mais le tripot où se réunissent les portefaix et les esclaves fugitifs, il le connaît fort bien, et le montrerait à d’autres. Et ces misérables tablettes que je m’échine à couvrir de cire chaque mois ! elles traînent délaissées, au pied du lit, contre le mur, et si par aventure il y jette un coup d’œil — comme on regarderait l’Hadès, — loin d’écrire rien de bon, il les gratte entièrement. En revanche, les osselets qu’il garde dans son sac et dans son filet sont plus luisants que le lécythe qui nous sert à tout usage. Il est incapable de reconnaître seulement un alpha, si l’on ne s’égosille à lui crier cinq fois la même chose ; avant-hier, son père lui épelait le nom de Maron[3] ; au lieu de Maron c’est Simon qu’a écrit cet amour d’enfant ; aussi me suis-je dit que j’étais folle de ne pas lui apprendre à garder les ânes, mais d’en faire un lettré, dans le vain espoir qu’il sera mon bâton de vieillesse. Quand je lui demande, comme à un enfant, de réciter une tirade, ou que son père (pauvre vieillard presque sourd et aveugle) le lui commande, il distille, comme ferait une urne fêlée : « Apollon chasseur…[4] ». — Mais ceci, lui dis-je, la grand’mère qui ne sait pas même lire et le dernier des esclaves te le réciteront. Et si nous voulons parler un peu plus haut, pendant trois jours il ne connaît plus le seuil de la maison, il va gruger sa grand’mère, une pauvre femme sans sou ni maille, ou bien on le voit sur le toit, les jambes en dehors, assis comme un singe, la tête baissée. Tu peux bien penser que mon sang ne fait qu’un tour, quand je vois cela. Ce n’est pas que je me soucie tant de lui, mais tout le toit se brise comme galette, et quand l’hiver arrive, je paie en gémissant trois demi-oboles pour chaque tuile. Car il n’y a qu’une voix chez tous les locataires : « C’est le fils de Métrotimé, Kottalos, qui a fait le coup ». Et c’est la vérité ; pas moyen de desserrer les dents. Vois comme il s’est pelé toute l’échine dans les bois, comme un vieux pêcheur[5] délien qui consume sa vie dans la mer. Quand viendra le sept ou le vingt du mois, il le sait mieux qu’un astrologue[6], et le sommeil ne peut rien sur lui quand il pense à vos jours de vacances. Mais si tu veux, Lampriskos, que ces déesses te donnent biens et prospérité, ne lui applique pas moins de…

LAMPRISKOS.

Trêve de prières, Métrotimé : il n’en aura pas moins ce qu’il mérite. Holà, Euthiès, Kokkalos, Phillos ! ne le chargerez-vous pas bien vite sur vos épaules ? Attendez-vous la pleine lune, comme Akesaios[7], pour le dépouiller ? Mes compliments pour tes exploits, Kottalos. Il ne te suffit plus de jouer simplement aux osselets[8], comme tes camarades : c’est au tripot des portefaix que tu vas jouer de l’argent ? Attends, je te rendrai plus sage qu’une fille et tu n’oseras plus toucher à un fétu, puisque c’est toi qui l’as voulu. Où est la forte courroie, le nerf de bœuf qui me sert à régler leur compte aux vauriens mis aux fers ? Allons, passez-le-moi tout de suite et ne me faites pas monter la bile !

KOTTALOS.

Non, non ! je t’en conjure, Lampriskos, par les Muses, par ta barbe, par la vie de Kottis[9], pas la forte courroie, l’autre !

LAMPRISKOS.

Tu es un mauvais garnement, Kottalos, une marchandise qu’on ne vanterait même pas pour s’en défaire, fût-ce dans le pays où les rats rongent le fer[10].

KOTTALOS.

Combien, combien de coups, Lampriskos, me donneras-tu donc, je t’en prie ?

LAMPRISKOS.

Ce n’est pas à moi, c’est à ta mère qu’il faut le demander.

KOTTALOS.

Heu !… Combien m’en donnerez-vous ? Si tu tiens à ma vie[11]

MÉTROTIMÉ.

Autant qu’en pourra supporter ta méchante peau !

KOTTALOS.

Cesse, Lampriskos, c’est assez !

LAMPRISKOS.

Cesse donc à ton tour de te mal conduire.

KOTTALOS.

Je ne le ferai plus, jamais plus : je te le jure, Lampriskos, par tes chères Muses.

LAMPRISKOS.

Voyez la langue ! Je te donnerai du bâillon, et tout de suite, si tu souffles mot encore.

KOTTALOS.

Voilà, je me tais, mais je t’en prie, ne me tue pas !

LAMPRISKOS.

Qu’on le lâche, Kokkalos.

MÉTROTIMÉ.

Non, ne t’arrête pas, Lampriskos : écorche-le jusqu’au coucher du soleil.

LAMPRISKOS.

Mais son corps est plus tacheté qu’une hydre[12].

MÉTROTIMÉ.

Il faut encore qu’il reçoive, et cela penché sur un livre, encore vingt coups comme rien, quand il devrait lire mieux que Clio.

KOTTALOS.

Bisque, bisque ! (Il s’échappe en tirant la langue.)

MÉTROTIMÉ.

Puisses-tu fourrer ta langue dans l’encre[13] ! Je rentre, Lampriskos, tout conter fidèlement au vieillard, et je reviendrai avec des entraves pour que ce garnement sautille à pieds joints devant ces Déesses qu’il a prises en grippe.


  1. Pour jouer de l’argent. Il joue sans doute le jeu « pair ou impair » avec des pièces de monnaie, au lieu d’osselets, et le mot πεπόρθηκεν ne doit pas s’entendre de dégâts matériels.
  2. Nannakos. Cet autre Jérémie est, d’après Athénée (II, 101), un roi de Phrygie antérieur à Deucalion, qui, prévoyant les malheurs à venir, versait, dit-on, des torrents de larmes.
  3. Maron. Ces deux noms sont choisis à dessein. On ne peut affirmer avec certitude que Maron représente pour les Doriens le modèle de l’abnégation et du courage (Crusius, Untersuch., p. 60) ; mais le nom de Simon doit être familier au jeune vaurien : c’est un terme de jeu, le nom d’un coup de dés.
  4. Apollon chasseur. Ἄπολλον ἀγρεῦ semble être le commencement d’une tirade très connue du temps d’Hérondas. On ne peut guère supposer qu’une femme invoque le Dieu chasseur, plutôt que les Parques ou Héra.
  5. Comme un vieux pêcheur. Buecheler et Crusius attachent aux mots τὠμβλὺ τῆς ζόης le sens de sa bête de vie. Nous entendons : « la partie émoussée de la vie », c’est-à-dire la vieillesse. Cf. fragment de Μολπεινός.
  6. Astrologue. Ce mot rend insuffisamment le grec ἀστροδιφέων, terme de dénigrement, populaire sans doute.
  7. Akesaios. Ce proverbe s’appliquait aux lambins. Cf. Zenob., I, 41. Akesaios était, dit-on, le pilote de Nélée : il remettait toujours le départ à la pleine lune, pour y voir clair.
  8. Jouer simplement aux osselets. Nous traduisons παίζειν, leçon de la seconde main.
  9. Kottis est peut-être la fille de Lampriskos.
  10. Rongent le fer. « Où le quintal de fer par un seul rat se mange ». (La Fontaine.)
  11. Nous suivons ici Buecheler qui donne ces derniers mots à Kottalos.
  12. Plus tacheté qu’une hydre. Nous laissons les trois vers suivants à Lampriskos.
  13. Dans l’encre. Nous traduisons la conjecture ἐς μέλαν, dédaignée à tort par Crusius.