Minerve ou De la sagesse/Chapitre LI

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Paul Hartmann (p. 174-177).

LI

TROP DE VÉRITÉS

Ceux qui aiment la vérité par-dessus tout, ceux que je vois prêts à souffrir et à mourir pour elle, sont aussi ceux qui vont se coller à l’erreur comme les mouches à la vitre. Descartes disait que l’amour que nous avons pour la vérité est ce qui est cause que nous nous trompons par précipitation. Et, une fois trompés, nous fermons les yeux à ce qui pourrait nous détromper. Et pourtant qui ne voudrait être détrompé ? Mais aussi on appelle confusion, et c’est très bien dit, l’espèce de honte qui nous prend d’avoir jugé trop vite, et cela veut dire que nous ne savons plus où nous en sommes, comme si tout progrès dans la connaissance multipliait nos embarras. C’est que l’on n’est jamais délivré de l’erreur, attendu que l’erreur n’est rien, et que tout est vrai, et que le vrai combat le vrai.

On dit souvent que l’esprit humain est un mauvais instrument, et qui se trompe toujours. Cette vieille thèse des sceptiques m’a toujours paru très faible. Il y a plutôt abondance de vérités ; et, pour mieux dire, tout est vrai. Par réflexion même l’erreur est vraie ; car il y a toujours quelque raison d’un jugement ; et il exprime toujours un état des choses et de moi. C’est dans Spinoza que ceux qui désespèrent de jamais penser le vrai trouveront consolation ; car les vérités leur tomberont en pluie. Selon l’exemple fameux de ce philosophe, l’homme qui disait « ma cour s’est envolée dans la poule de mon voisin » exprimait encore une vérité sur la situation de ses organes parleurs, ou pour autrement dire, sur la disposition de son imagination qui lui faisait prononcer un mot pour un autre. Et n’est-il pas évident qu’un homme qui veut être parfaitement sincère doit barboter n’importe comment ; dont les surréalistes et autres intrépides ont fait une méthode. Car prouvez-moi, disent-ils, que la plus étrange suite de mots vaut moins que vos prudents arrangements, qui ne sont vrais de personne ni pour personne. Cette thèse exaspère ; elle fournit un bon exemple de ces vérités qui ne sont pas vraies seules.

Qui pense, il est au manège. Il tourne en rond ; il retrouve les mêmes vérités. Le pacifique retrouve la nécessité de se défendre, et celle de manger. Le juste s’aperçoit que continuellement il se préfère à beaucoup d’autres êtres qu’il détruit, ou qu’il enchaîne à son service. Le politique qui poursuit la liberté retrouve le pouvoir fort comme une condition de l’ordre, et l’ordre comme une condition de la liberté. Honteux et confus il se voit, comme le corbeau. Honteux parce qu’il est confus ; parce qu’il mêle et détruit les unes par les autres des vérités également évidentes. Ignorer n’est pas gênant ; mais savoir est difficile. Et ce sont des hommes très rusés qui ont inventé de prouver qu’on ne sait jamais rien. Mais je doute qu’ils se soient jamais trouvés en paix devant la propriété, qui est juste, et aussitôt injuste, devant le châtiment qui est nécessaire évidemment, et absurde évidemment, devant la liberté de conscience elle-même, qui ne peut pourtant aller jusqu’au droit de se tromper et de tromper les autres. Ces difficultés expliquent le fanatisme ; car l’homme s’en tient à une vérité comme le chien à l’os, et aussitôt menace.

Bûchers, massacres, guerres, tout cela viendrait de pensée ? Je le crois. Nous sommes si fiers de juger que nous brûlons la preuve contraire ; c’est la première manière de réfuter qui nous vient à l’esprit. Il est bien plaisant de voir deux disputeurs de grammaire ou de métaphysique montrer de la colère. C’est donc que chacun d’eux craint de soupçonner que l’autre ait raison. Si pourtant il avait raison, dit Socrate, il faudrait l’aimer et lui dire merci. Socrate est peut-être le seul homme qui n’ait pas craint les difficultés. Il a senti que, si une idée avait besoin de son contraire, cela même serait bon à savoir. Car, si exigeante que soit la vérité, si blessante même qu’elle soit, il faut l’aimer et la servir. Or c’est de là que Platon découvrit la corrélation des idées opposées, soupçonnant même que, sous la condition d’une bonne marche et d’une mise en ordre, qu’il nomme dialectique, tout serait vrai. Bref, il nous a appris à penser sans peur et sans impatience. À la racine de cette idée, dans le bon Socrate, il y avait la charité intellectuelle, vertu rare, qui veut que l’on aime l’adversaire jusqu’à adopter ses idées, ce qui met ensemble les deux contraires et annonce quelque progrès dans l’art de penser. En Platon cette vue est plus hautaine et plus patricienne. Mais les naïfs ne savent point lire Platon. Ils sont bouillants d’impatience ; ils savent bien que ce n’est pas si compliqué, et qu’eux-mêmes sont dans le vrai, et que leurs contradicteurs sont des sauvages, qui n’ont que l’apparence de l’homme. Aussi les voilà dans la rue les uns et les autres, et se perçant les uns les autres de vérités empoisonnées.