Minerve ou De la sagesse/Chapitre LIV

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Paul Hartmann (p. 186-189).

LIV

L’AUTORITÉ DE L’IRRÉVOCABLE

Je me souviens d’un commandant de batterie qui reçut l’ordre de changer de position ; il avait trois heures pour exécuter ; c’était court, mais il fit des objections au lieu de commencer. J’écoutais ces choses au téléphone, et j’en fus surpris.« Est-ce obéir ? » me disais-je. Dans le fait, les objections ne touchaient qu’un intermédiaire qui ne pouvait rien. Le changement fut fait. Combien mieux fait, plus aisément fait, si la pensée de l’exécutant s’y était attelée tout de suite !

Solon donna des lois et s’en alla. Ce sage savait qu’il y a objection à tout ; j’entends objection raisonnable. Il faut d’une manière ou d’une autre fermer cette porte, de façon que, l’espoir de faire changer l’ordre étant enlevé, tout l’espoir possible s’emploie à exécuter. Tant que le cheval a espoir de jeter son cavalier à terre, c’est à cela qu’il emploie ses forces ; aussi les dresseurs disent qu’il ne faut jamais céder au cheval. Si l’on est contraint de céder, alors l’autorité périt. La méthode de ne point changer un ordre est assez justifiée devant la force brute, qu’il s’agit d’employer toute, ou de lancer toute dans une direction déterminée. Or, à l’égard d’une force intelligente et que l’on veut telle, la règle de Solon est peut-être encore plus pressante. Car la pensée est un instrument qui remord son maître ; et que ce soit ma pensée ou celle de l’exécutant qui revienne sur la chose décidée, il n’y a point de décision qui tiendra. On conte que Joffre, cinq minutes après un ordre donné la nuit, dormait déjà profondément. En de telles natures, l’ordre donné est aussitôt comme un événement du monde, sur quoi il n’y a pas à revenir, et dont il faut s’arranger.

Il n’y a pas d’exécution qui ne change un peu l’ordre, comme il n’y a point de jugement d’espèce qui ne change un peu la loi. L’obéissance passive est une fiction, mais qui est bonne au commencement, sans quoi l’exécutant reviendrait toujours au chef, lui apportant de ces objections qui ne sont que des pensées. L’action n’avance point par des pensées, et pourtant l’action n’avance que par des pensées ; ce que l’on comprend assez bien d’après l’exemple du voyage d’Arras, dans Les Misérables ; d’autant que l’exécutant est celui-là même qui a donné l’ordre, après une pénible délibération ; mais la porte est fermée de ce côté-là ; il n’y a plus à y revenir, quoique la malice des choses offre occasion sur occasion ; seulement la pensée s’emploie maintenant toute à inventer des moyens. Peut-être trouvera-t-on, en réfléchissant sur ces pages célèbres, quelques rapports de la volonté à l’œuvre ou à l’action ; j’aimerais mieux dire œuvre dans tous les cas ; car l’œuvre est cette partie de l’action qui est irrévocable comme chose dans le monde, et qui nous barre le retour. Et malheur à celui pour qui ses propres décisions sont révocables, ou semblent telles, car il ne tirera jamais de ses décisions tout le bien possible. Tels sont ceux qui divorcent, changent de métier, et courent d’une chance à l’autre. Et en effet ils recommencent au lieu de continuer. Le moment où l’on se déplaît dans le nouvel état est un moment à passer. Il n’y a que le temps d’un éclair entre la joie d’avoir changé et la certitude que ce changement est médiocre lui aussi. Et le plus grand mal, ici, est de ne pas comprendre cette sorte de loi de la nature humaine. L’homme qui ne pense pas à vouloir est accablé de ses pensées et doit se donner du jour et de la distance. Cela même fait partie du vouloir et le chef a naturellement ce mouvement d’avancer, et de rendre irrévocable chacune de ses démarches.

Or l’autorité s’établit par guérir dans les autres, et d’abord en soi-même, le perfide espoir de renoncer au premier obstacle. Chacun connaît trop bien en lui-même cette fausse sagesse qui toujours raisonne et jamais ne décide. Le commun langage désigne du beau nom de jugement à la fois la sentence irrévocable et la plus haute fonction de l’esprit. En un homme faible, les pensées brillent souvent comme des diamants ; mais ce ne sont que des idées. Dans un homme qui sait vouloir, les pensées sont des jugements ; c’est dire qu’elles engagent, qu’elles sont des commencements d’œuvre, et qu’il ne leur est point laissé ce pouvoir de remordre, qui fait le supplice des faibles. Là-dessus on peut lire ce que Descartes a écrit des irrésolus, dans son Traité des Passions, et aussi, dans le célèbre Discours, une page étonnante sur l’art de sortir d’une forêt où l’on s’est égaré ; ces textes contiennent les éléments d’une doctrine de l’action, qui est à rechercher. Toujours est-il clair que l’irrésolution est un de nos malheurs. Il est aisé de comprendre que le subordonné qui soupçonne l’irrésolution dans le chef est lui-même incapable de vouloir et parvient promptement à l’état ironique, qui est une sorte de métaphysique de la faiblesse. Au contraire, l’exécutant qui sent le vouloir du chef est lui-même lancé dans le vrai chemin du vouloir, qui est de persévérer en explorant, sans jamais revenir ; par où l’on explique en quel sens les hommes veulent être gouvernés, et en quel sens non.