Minerve ou De la sagesse/Chapitre LVI

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Paul Hartmann (p. 193-196).

LVI

L’ÉCOLE DE LA LIBERTÉ

Un pessimiste m’écrit sur la question des guerres imminentes ou possibles. Il est, lui, assez tranquille pour les quatre ans qui viennent. « C’est après ce temps-là que je croirais avoir à craindre. » J’enregistre, car c’est un homme de grand savoir, et dont le jugement compte beaucoup à mes yeux. Mais il se glisse de l’aigreur partout. Le voilà qui se moque des efforts des littérateurs, qui essaient (à mes yeux c’est courage) de changer l’histoire. Et pour finir il me donne une bonne volée de principes, comme d’autres donneraient de trique. « Nous ne sommes pas libres, poursuit-il ; nous ne pouvons que prendre conscience des lois nécessaires qui régissent aussi bien le tumulte humain que le tumulte marin. Comprendre et consentir, voilà l’esprit. »

Je salue ces principes, et aussi leurs contraires. Ce sont de vieux amis, que j’ai beaucoup pratiqués ; toutefois de loin et sans me laisser mordre. Pour commencer par la thèse aujourd’hui la plus populaire, cette thèse des lois et de l’homme-machine est proprement métaphysique. Elle est transposée de cette autre thèse que, tout étant su d’avance par Dieu, il est impossible de concevoir que l’action humaine change quelque chose au destin. Sous les deux formes je reconnais une même supposition, qui est que, si on savait tout, on pourrait prévoir à coup sûr, et jusqu’au dernier détail, la suite des événements humains. C’est bien ce savoir total qui nous regarde penser en quelque sorte, et se moque de nos projets. Qu’on l’appelle Dieu ou comme on voudra, il enferme toujours la notion d’un avenir tout fait et absolument immuable, qui s’avance vers nous comme un train qui, bien loin encore de ma vue et de mon ouïe, n’en roule pas moins. Et je dis que cette idée est métaphysique, parce qu’elle propose à notre esprit la totalité des choses et la totalité du savoir, notions qui se nient elles-mêmes comme la notion d’un nombre plus grand que tout nombre se nie elle-même. Et il faut reconnaître qu’il est bien fou de fonder toute sagesse sur une idée si évidemment confuse et insaisissable.

J’avoue que la thèse de la liberté humaine (ou aussi bien divine) abonde aussi en contradictions. Ontologiquement, comme on dit, elle n’est pas plus concevable que l’autre ; au reste je crois bien qu’ontologiquement, ou si l’on veut théologiquement, tout est impossible. Où loger la liberté ? Hors du monde, elle ne peut rien ; dans le monde et rouage dans le monde, elle dépend de tout. Au reste il est clair que la liberté ne peut être. La nature même de cette notion exclut qu’on la possède comme un organe. Et, pour abréger, je dirai que la doctrine de la liberté ne peut être qu’une mystique de la liberté ; mais attention, je l’oppose à une autre mystique, qui est la mystique du destin. C’est à choisir, et non pas à prouver. Au reste n’est-il pas raisonnable que si on refuse de choisir d’être libre, on ne soit point libre. Cette remarque est certes plus près que les thèses, de nos fautes, de nos remords, de nos confessions et résolutions.

Approchons encore un peu plus. C’est un fade discours à faire à l’homme qui est au volant, et qui arrive au tournant, que celui-ci : « Il ne dépend point de toi de tourner selon la route ou de culbuter selon le ravin ». Fade discours, et discours dangereux ; car si l’on y croit seulement une seconde, on lâche tout, et la pesanteur, la masse, la vitesse sont chargées d’exécuter la suite. L’homme n’en revient guère. Et c’est une chose digne de remarque que le doute sur la liberté soit toujours dangereux. Réellement la thèse de la nécessité devient vraie si on y croit. Un ivrogne, un joueur sont perdus si, comme il arrive, ils croient fermement qu’il n’est point en leur pouvoir de se corriger. Retournant cette sorte de raisonnement, je dirai que la première condition d’être libre, c’est de croire qu’on l’est, ou mieux encore de vouloir l’être.

Je sais bien qu’il y a réponse à tout. Mais enfin le fou fait n’importe quoi, effaçant l’idée du bien et du mal ; au lieu que l’honnête homme ne cesse de refuser certaines maximes et certaines actions. C’est même la marque de l’honnête homme qu’il se croit tenu de choisir, et donc capable de choisir ; au lieu que celui qui s’abandonne et suit la pente, et qui ne croit pas pouvoir faire autrement, est méprisé.

Je m’avance sur le bord d’une falaise ou d’un gouffre. Je mesure la profondeur, j’essaie l’appui, je surmonte cette pesanteur qui ne cesse de me tirer en bas ; j’évite à chaque instant cette catastrophe bien aisée à prévoir ; je l’évite parce que je la prévois ; voilà l’homme. Au contraire si l’idée me vient que je ne l’éviterai pas, si je la pressens en tout mon corps, si je me sens déjà tomber, s’il me semble que le gouffre m’attire, si je pense que cela doit être, si je m’abandonne, alors voilà le fou. Il y a de ces noires pensées, qui sont vertige, dans tout crime et peut-être dans tout accident ; car la sinistre prophétie sur soi a toujours grande puissance ; et ce qu’on nomme l’attrait du malheur est sans doute quelque chose comme le sentiment de l’inévitable. L’homme sain a juré de vaincre cette tristesse qui nous tombe du ciel, et qui est au fond théologique. Cette guerre qui toujours nous tire comme une pesanteur, j’en prétends juger sans aucun vertige, et comme s’il dépendait de moi de l’empêcher.