Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXVIII

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Paul Hartmann (p. 236-238).

LXVIII

INDIGESTION DE PREUVES

On m’a rapporté un discours de fasciste, qui n’est ni sot, ni faible : « Nous sommes trop intelligents ; nous comprenons tout ; toutes les preuves s’enfoncent en nous comme des flèches. Vous autres, gens du Nord, vous ne vous faites point la moindre idée, à ce que je vois, de ce que c’est qu’un esprit ouvert et souple ; vous avez trop froid ; vous êtes prudents et fermés. Nous autres, nous sommes de tous les avis et de tous les partis, par cette aisance mathématicienne, qui reçoit les présuppositions et suit les raisonnements ; jeu d’académicien ou d’avocat. Bon. Mais il y a du vrai partout, et d’habiles raisonneurs dans tous les partis ; l’internationalisme est vrai ; la paix est vraie ; la guerre est vraie ; le socialisme, le communisme, le matérialisme, l’idéalisme, le rationalisme, tout cela est vrai ; la police est vraie et l’anarchie est vraie. Nos penseurs se sont jetés dans tous ces chemins, et nous à leur suite. Quand on pense si aisément, si librement et si vite, cela prouve que l’on n’est point fait pour penser. D’où bon nombre de penseurs avant nous sont revenus à la religion. Mais nous, nous revenons non pas à la vieille religion, qui, hélas, a ses preuves aussi, mais à la jeune religion, qui demande seulement obéissance et courage, la seule qui soit sans preuve, la seule qui ne s’embarrasse pas des preuves de l’autre. Ainsi la pensée est ramenée au rang de l’outil ; je ne dis point que ce soit son vrai rang ; je trouverais des preuves aussi par là, et des preuves du contraire. Mais enfin nous sommes heureux ».

Je crois bien que j’allonge ce discours, selon la maladie Nordique. Toujours est-il qu’il faut suivre quelque torrentielle dialectique de ce genre-là si l’on veut comprendre ces chemises noires, qui dansent et chantent de l’autre côté des monts. La Grèce eut de ces sophistes, qui prouvaient n’importe quoi. D’où ils venaient à choisir les opinions les plus agréables. J’imagine que Platon, riche, généreux et brave, aurait suivi ces pensées d’aventure s’il n’avait rencontré le rustique Socrate, penseur lent, en quête d’une autre puissance. D’où je vois qu’il n’est point bon d’avaler les preuves, comme un poisson l’appât, mais qu’il faut se garder libre par cet art de douter, avant, pendant et après le discours : car les preuves ne manquent pas, ni les choses prouvées ; mais ce qui importe c’est que chaque vérité trouve enfin sa place. C’est pourquoi penser est un travail de police dans l’esprit de chacun, et suppose un fort gouvernement, et une puissance de refus qui scandalise nos avaleurs de preuves. J’invoque ici Montaigne et Descartes ; ce n’est pas peu. En eux l’humanité s’assure et se recueille selon la modestie, se gardant de ces gestes intempérants qui sont ridicules s’ils ne s’achèvent en coups. Car il est plus facile qu’on ne croit de payer et prouver de sa personne ; d’où la danse des poignards, le fanatisme et les sacrifices humains ; cela est bien ancien et ne résout rien. De plus cela est de mauvais ton. Mais oui ! Ce qui fait défaut présentement, c’est la belle, c’est la divine modération. La violence intérieure, la violence de pensée, me semble être à l’origine de tous les maux. Voilà en quel sens on peut se défier du fascisme, de la même manière qu’on ne prend point le ton déclamatoire. On se dit : « Ce n’est pas ainsi qu’on parle ; ce n’est pas ainsi qu’on pense. » Question de bonne tenue.