Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXV
LXXV
LIBERTÉ N’EST QU’UNE IDÉE
La liberté n’est qu’une idée, de même que l’égalité n’est qu’une idée. Je veux dire que l’égalité n’est pas un fait, comme on peut le comprendre au premier examen ; il faut la vouloir ; et à cela se ramènent tous les devoirs envers le semblable. Mais le problème de la liberté est plus intime ; il ne concerne que moi. Il commande aussi tous les autres problèmes. Car si je ne me juge pas libre de vouloir l’égalité, il n’y aura jamais d’égalité. Il s’agit donc, sous le mot de liberté, d’un parti à prendre avec moi-même. Ici les arguments sont extrêmement faibles. C’est qu’il ne s’agit point de rechercher si je suis libre ou non, comme on recherche si j’ai une maladie ou non. Il y a un parti à prendre, et c’est le parti des partis. Je demande qu’on se familiarise avec un genre d’obscurité ; ce qu’il y a de sûr, c’est que les niaiseries de la grande mécanique ne suffisent pas.
Je considère maintenant la paresse scolaire, problème bien petit, mais bien proche. On peut soigner un paresseux comme on soigne un tuberculeux ; ce sont des cas extrêmes ; et nous nommerons avec raison arriéré celui dont l’activité intellectuelle est subordonnée aux soins du médecin. Nous voilà maintenant devant l’enfant normal, devant l’enfant à qui on peut demander de vouloir. Et, celui-là, on rougirait de l’instruire comme un animal, par l’appât d’un morceau de sucre. Au contraire on se gardera de l’intéresser trop : de préférence on lui présentera le travail comme une épreuve de volonté, absolument comme l’entraînement du coureur et du boxeur lui est présenté comme une épreuve de volonté. Il rougit alors d’être inférieur devant l’épreuve ; il rassemble ses forces sous sa propre direction intérieure ; il triomphe, et ce triomphe l’affermit. Allez lui dire à ce moment-là que c’est seulement une affaire de nourriture et d’équilibre physiologique, il saura bien vous répondre, qu’à attendre la volonté comme un résultat on est lâche tout simplement. Car, rester couché jusqu’à ce qu’on ait envie de se lever, c’est la paresse même.
Je reviens à l’écolier, qui certes pourrait bier attendre que l’envie de travailler lui vienne. Cette manière de se traiter soi-même c’est exactement la paresse. Toutefois ce n’est pas eucore la pire paresse. La pire, c’est de se dire et de dire aux autres que ceux qui travaillent ont bien de la chance d’être bâtis comme cela. Qu’on voudrait bien leur ressembler, mais qu’on n’y peut rien. Cette philosophie est naturelle à l’enfant : « Lui est un bon élève, et moi je suis un mauvais élève. Lui il a du courage, et moi je n’en ai pas ». Ce discours revient à cet autre : « Je suis menteur, je le sais. Je n’y peux rien et vous n’y pouvez rien ». Il faut réagir ; il faut remonter de là ; il faut s’aider soi-même et croire qu’on peut s’aider soi-même. Et la preuve ne peut être qu’une épreuve. Un premier effort et un premier succès me donneront confiance. À force de vouloir, je saurai vouloir.
Tel est le ressort de tout enseignement. Ressort dans l’élève, qui dans le fond n’a rien d’autre à apprendre que la puissance du vouloir, d’après des expériences graduées. Ressort dans le maître aussi, qui se trouvera promptement désespéré s’il s’abandonne. Et chacun remonte son sac plus d’une fois par jour. Chacun se dit : « Il ne s’agit pas de savoir si j’ai encore le courage de travailler. Il faut s’y mettre ». C’est vouloir, non savoir. C’est se commander la foi en soi-même : et toutes les subtilités de la liberté réelle se trouvent rassemblées ici. Le courage, au sens où tout le monde l’entend, se trouve à l’origine de la moindre pensée. Quand on se met à réfléchir, il ne s’agit pas de savoir si l’homme est capable de réfléchir, ou si sa pensée est une sorte de délire assez commun. Cette question même coupe la réflexion ; et voilà le fond de la paresse. Le paresseux est un métaphysicien, qui se voit prédestiné à ne rien faire. Et en effet toute idée de prédestination est métaphysique. La liberté est au contraire une idée positive et pratique ; ou, pour parler autrement, c’est le premier postulat de la dignité. L’idée de révolte y est toute comprise ; et je dirais même que la liberté est subversive par elle-même ; c’est la grande révolte.