Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXX

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Paul Hartmann (p. 274-276).

LXXX

DOCTRINE DE L’ACTION

Un sage qui cultive son jardin et ne parle guère, se vante d’avoir fait tenir toute la doctrine de l’action en deux chapitres dont chacun n’a qu’un mot. Premier chapitre, continuer. Deuxième chapitre, commencer. L’ordre, qui étonne, fait presque toute l’idée. Méditer vaut mieux que discuter. Par ce moyen, les deux chapitres feraient bientôt un gros livre. Voici un sommaire du gros livre.

Continuer, c’est le seul moyen de changer. Quand l’idée vous vient de changer, c’est signe que le métier commence à entrer et à piquer, au lieu de caresser. C’est le moment rugueux ; c’est l’épreuve de l’homme. Un métier qui n’est pas rebutant n’est pas encore un métier ; l’homme n’y est qu’amateur, selon un admirable mot, et qui enferme un juste mépris. L’amateur s’amuse ; le point où cesse l’amusement, il ne le passe jamais. Quand donc le métier ne va plus tout seul, cela nous avertit de le faire. Il faut alors se tourner vers soi et donner de soi. Enfin le métier n’est plus agréable ; il n’y a plus qu’à le bien faire. L’athlète qui est récompensé au commencement est bien trompé par cette faveur de fortune ; ce qu’il amasse, c’est le contraire du courage. L’heureux succès lui fait perdre de vue la nécessité de vouloir. Quand vient le moment difficile, où il faut tenir bon, c’est alors qu’il lâchera tout, cherchant un métier qui aille tout seul ; mais un tel métier n’existe pas.

Stendhal conte qu’étant jeune il restait la plume levée, attendant le génie. Il n’a pas eu la chance, dit-il, de trouver le bienfaisant ami qui lui aurait dit : « Écrivez vingt lignes tous les jours, génie ou non ». J’ai aperçu ici un des secrets de l’art d’écrire. Ne raturez pas, continuez ; une phrase commencée vaut mieux que rien. Si la phrase est gauche et caillouteuse, ce sera une leçon pour vous. Je suis assuré que le poète n’achève ses étonnants miracles qu’en s’appliquant plutôt à continuer qu’à changer. Ne dites pas que vous vous moquez de l’art d’écrire ; c’est un art nécessaire en tout métier, et l’on perd bien du temps à effacer et à recommencer. La rature n’est pas le moyen de s’épargner des ratures ; bien au contraire ; car on prend l’habitude d’écrire n’importe comment, par l’idée qu’on pourra changer. Le brouillon gâte la copie. Essayez de l’autre méthode ; sauvez vos fautes. Ces remarques sont bonnes pour tous les arts et pour tous les travaux. On dit que Calmann-Lévy, l’ancien, le fondateur de la dynastie, battait la semelle devant une petite boîte de livres accrochée au mur. Selon mon opinion, la puissance de réussir, si commune chez les Juifs, vient d’une opinion métaphysique selon laquelle on n’est pas au monde pour s’amuser.

Le deuxième chapitre attend. Commencer, si ce mot vient après l’autre, c’est s’y mettre tout de suite, et réduire, comme je dis souvent, le temps de la mise en train à zéro. Le petit mot : « Je ferai » a perdu des empires. Le futur n’a de sens qu’à la pointe de l’outil. Prendre une résolution n’est rien ; c’est l’outil qu’il faut prendre. La pensée suit. Réfléchissez à ceci que la pensée ne peut nullement diriger une action qui n’est pas commencée. On ne conçoit pas Boucicaut fondant le Bon Marché ; il l’a fait ; c’est une tout autre méthode. Et, en dépit d’un fort préjugé, les entreprises bien conçues ne se font jamais. Il n’y a qu’à savoir comment l’avion a été inventé. Ces exemples éclairent les deux chapitres. Les appliquant au second, je dis qu’il est tout à fait inutile de réfléchir à ce qu’on va faire, tant qu’on n’a pas commencé. C’est inventer un classeur avant de savoir quels papiers on y mettra. Ou bien, c’est vouloir savoir ce que l’on dira avant de le dire. Et ce dernier exemple est le meilleur, parce qu’il choque. Notre pensée n’est pas ainsi faite qu’elle puisse marcher la première ; qui pense ses actions n’agit jamais. Le grimpeur de l’Himalaya peut aussi nous instruire ; car s’il reste à regarder la montagne, il ne saura jamais par où il peut passer. « C’est pour savoir par où je passerai que je marche. » Gœthe terminera ce discours : « Accepter comme une loi ce que le génie de la raison humaine souffle à l’oreille de chaque nouveau-né, c’est-à-dire soumettre l’action à l’épreuve de la pensée et la pensée à l’épreuve de l’action ».