Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXXIX

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Paul Hartmann (p. 301-303).

LXXXIX

LES ÂNES ROUGES

Le doute est le sel de l’esprit ; sans la pointe du doute, toutes les connaissances sont bientôt pourries. J’entends aussi bien les connaissances les mieux fondées et les plus raisonnables. Douter quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé ou que l’on a été trompé, ce n’est pas difficile ; je voudrais même dire que cela n’avance guère ; ce doute forcé est comme une violence qui nous est faite ; aussi c’est un doute triste ; c’est un doute de faiblesse ; c’est un regret d’avoir cru, et une confiance trompée. Le vrai c’est qu’il ne faut jamais croire, et qu’il faut examiner toujours. L’incrédulité n’a pas encore donné sa mesure.

Croire est agréable. C’est une ivresse dont il faut se priver. Ou alors dites adieu à liberté, à justice, à paix. Il est naturel et il est délicieux de croire que la république nous donnera tous ces biens ; ou, si la république ne peut, on veut croire que coopération, socialisme, communisme, ou quelque autre constitution nous permettra quelque jour de nous fier au jugement d’autrui, enfin de dormir les yeux ouverts comme font les bêtes. Mais non. La fonction de penser ne se délègue point. Dès que la tête humaine reprend son antique mouvement de haut en bas, pour dire oui, aussitôt les tyrans reviennent. L’union sacrée est la plus récente invention contre l’homme, et la plus funeste. Ici l’homme est sans défense, et le bonheur d’aimer l’envahit tout. « C’est pour toi, lui dit-on ; c’est pour ton salut ; c’est pour ton bien. » Si c’est un mauvais comédien qui parle, on en rira. Même les bêtes, à ce que je crois, sentent le mensonge comme par un instinct ; et les hommes vibrent comme des tambours selon l’éloquence du cœur. Aussi je ne crois pas que les comédiens aient jamais eu la moindre puissance. Je ne crains pas les mauvais maîtres ; je crains les bons maîtres. On me montre l’homme-tambour, celui d’hier ou celui de demain. On me dit : « Il est sincère, il est bon, il est honnête ; il est dévoué au bien public ; il est fidèle à son serment ». Il se peut. Ce crédit qu’il me demande, ou que vous me demandez pour lui, je l’accorde volontiers à tout homme. Mais j’attends encore mieux d’un homme ; j’attends qu’il sache douter ; car c’est la marque de l’homme. Et je veux l’y aider ; ce n’est donc pas le moment d’abdiquer ; ce n’est pas le moment de renoncer moi-même à l’esprit d’examen. Non. Ce serait le détrôner et découronner en même temps que moi-même.

Il faut que les hommes politiques s’habituent à ce genre d’amour qui les bourre et les pique, qui les réveille, qui leur donne la grande ruse de l’esprit. Quant à présent, ils ne savent que verser des larmes, et dire que le peuple est bien ingrat et bien méchant. Le peuple est touché, et leur renouvelle, par un bail de trois, six ou neuf ans, le droit de se croire eux-mêmes. Ainsi les voilà tous les yeux bouchés. Tout à fait de la même manière que ces banquiers, qui sont des poètes, et qui obtiennent un nouveau bail de confiance ; ils n’aiment pas, eux non plus, douter de leurs merveilleuses valeurs ; et les actionnaires assemblés n’aiment pas douter non plus ; l’expert-conseil, si bien payé, ne doute pas davantage. Certes il est agréable de croire à sa propre richesse ; mais par-dessus tout il est agréable de croire à quelqu’un ; et cet homme, à qui on croit, est heureux aussi d’être cru, et de croire ceux qui le croient, et de se croire lui-même. C’est par ces causes que tous les rois sont sans discernement. L’homme n’est pas dans une situation telle qu’il puisse jamais s’offrir le luxe de croire.

Croyance, c’est esclavage, guerre et misère. Et, selon mon opinion, la foi est à l’opposé de la croyance. La foi en l’homme est pénible à l’homme, car c’est la foi en l’esprit vivant ; c’est une foi qui fouaille l’esprit, qui le pique, qui lui fait honte ; c’est une foi qui secoue le dormeur. En toutes les ligues, en toutes les associations, en tous les états, il se montre un bonheur d’acclamer, d’approuver les comptes, et de dormir, en haut, en bas, pendant un an, comme si les statuts pouvaient penser. Il y a aussi en ces assemblées de vrais croyants, un petit nombre de ceux que j’appelle les ânes rouges, qu’on ne peut atteler, qui ne croient rien. Ceux-là ont la foi, la foi qui sauve.


FIN