Minerve ou De la sagesse/Chapitre XII

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Paul Hartmann (p. 43-45).

XII

LE VRAI SAVOIR

On parle d’instruction, de réflexion, de culture ; on annonce que cela changera tout ; on remarque que cela ne change rien. En réalité, il s’exerce une pression continue et fort habilement dirigée contre l’esprit. Il y a une manière d’enseigner, que ce soit science, ou langues, ou histoire, qui va obstinément contre l’esprit. L’ancien apprentissage, qui n’est qu’esclavage, revient partout, sous les dehors du savoir technique. En bref, je dis que l’esprit n’a rien fait encore ; mais c’est qu’il n’est pas éveillé encore. Nous vénérons un entassement d’énormes pierres, et les vrais croyants apportent chaque jour une pierre de plus. Tel est le tombeau de Descartes.

Il faudrait oser ; on n’ose point. Mais sait-on bien ? La doctrine du libre jugement est profondément enterrée. Je ne vois guère que des croyants. Ils ont bien ce scrupule, de ne croire que ce qui est vrai ; mais ce que l’on croit n’est jamais vrai. La pensée s’éveille un peu, tâtonne un peu et tombe dans l’être ; soudain, elle est chose et traitée comme chose. Imaginez un écolier qui cherche une solution, que ce soit un nombre, ou une construction géométrique, ou la traduction d’un vers latin ou d’un vers anglais. Il la cherche, et c’est un malaise et un petit supplice de chercher. S’il la lit du coin de l’œil par-dessus l’épaule de son voisin, il s’y jette, il est sauvé ; enfin il pense. S’il la lit sur son propre papier, ou dans son propre discours intérieur, il s’y jette encore ; il appelle cela sa pensée. Il a gagné, tout est dit. Je le compare à un homme qui creuse, et qui ne sait point se garder, ni sauter en arrière ; il laisse son outil sous le bloc, peut-être sa main, peut-être lui-même tout. Les preuves sont comme des pièges, un homme instruit est un homme en cage ; chaque connaissance ajoute un barreau. La règle de trois emprisonne le petit bonhomme, et le système emprisonne le grand homme. À la Bastille aussi, il y avait des prisons bien meublées, et des cachots vulgaires pour le menu peuple.

De quoi s’agit-il donc ? Il faut le dire. Il s’agit de l’esprit de Socrate, de l’esprit de Montaigne, de l’esprit de Descartes. Il s’agit d’une certaine manière de croire, et même le vrai, qui laisse l’esprit tout libre et tout neuf. Descartes, à des moments admirables, pèse sa propre physique, y reconnaît des suppositions, dit-il, assurément fausses, et d’autres assurément douteuses. C’est cette manière d’être assuré qui sauve l’esprit. Une belle proposition de mathématiques est vraie selon l’esprit, par l’ordre et l’enchaînement des notions ; mais, au regard de l’objet, elle n’est qu’une raisonnable préparation à penser. Le chimiste invente des atomes, et puis les décompose en atomes plus petits qui gravitent comme des planètes autour de quelque soleil ; belle machine pour penser plus avant ; belle construction ; idée. Mais s’il croit que c’est une chose, que c’est vrai, que l’objet est ainsi, il n’y a plus de penseur.

Où vais-je ? Il n’y a qu’un objet qui est l’homme en société et dans le monde. Et chacun, depuis des siècles, a pris le parti de croire avant de savoir. Or, ce croire fanatique est la source de tous les maux humains ; car on ne mesure point le croire, on s’y jette, on s’y enferme, et jusqu’à ce point extrême de folie où l’on enseigne qu’il est bon de croire aveuglément. C’est toujours religion ; et religion, par le poids même, descend à superstition. Suivez les démarches d’un partisan ; même des cris, même une bousculade heureuse lui font effet de preuves. La puissance revient, comme règle de l’esprit ; et, selon la loi de puissance, elle revient toute. Tel est l’esprit de guerre et de domination qui n’est pas seulement dans le despote, mais dans l’esclave aussi. Il y a des choses prouvées ; c’est entendu ; on n’y pense plus ; et voilà la pensée. Or, regardez bien, je dis que le contenu n’importe guère, et que la manière de croire gâte tout. D’autant que le despote raisonnable n’est pas longtemps raisonnable. Il faut donc que les hommes prennent le parti de juger, de penser, de douter. Obéir, il le faut bien ; mais rien n’est plus simple et rien n’est plus sain, si seulement on refuse de croire, si seulement l’esprit se garde. Et vous verriez, sous ces regards attentifs et libres, forts du vrai savoir, vous verriez comme le despote serait promptement un bon petit roi.