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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XIV

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Paul Hartmann (p. 50-53).

XIV

DISCIPLINER L’IMAGINATION

« Contre les peines morales, le vin de Champagne. » Cette cynique maxime est de Stendhal ; et je ne la méprise pas plus que je ne méprise la médecine ; il est plus court de prendre un calmant que de supporter la douleur. Et à qui n’est-il pas arrivé de se rendre courageux par deux verres de la gnole militaire ? De même il n’est point de colère ni d’enthousiasme qui survive à une saignée. Et le régime du pain et de l’eau calme les passions politiques. On sait qu’un travail excessif laisse peu de poids aux pensées. L’homme est donc aisément éducable par ce côté-là. Et je ne vois pas pourquoi on ne traiterait pas une petite fièvre par des remèdes, si on le peut.

Toutefois Descartes, ce maître de courage, en ses immortelles Lettres à la princesse Élisabeth, ose bien dire que la fièvre lente peut avoir pour cause principale un peu trop d’attention donnée à certains déplaisirs, et un peu trop de complaisance à en explorer les piquants. Cette naïveté très savante des passions, qui nous fait parcourir de long en large nos petits malheurs, cherchant si nous n’avons rien oublié de ce qui peut les aggraver, ressemble un peu trop à la folie lucide, qui recense ses pensées au lieu de les changer. Mais Descartes, tout à fait de style Louis XIII en cela, prétendait vivre selon la grandeur, au lieu de chercher sa propre raison en son voisin, encore moins en son médecin. Descartes doit être compris jusqu’au fond. Car le devoir de gouverner ses pensées est à ses yeux l’esprit même et le devoir envers l’esprit. Toute sa métaphysique a pour objet l’esprit en chacun, qu’il sait bien nommer l’esprit divin. Il s’agit donc de gouverner royalement ses pensées, et ce n’est point seulement le jeu d’un subtil analyseur, c’est la méthode même du géomètre et du physicien. Ce qu’il y a de difficile dans ces pensées formelles, dans ces théorèmes, c’est de garder les notions contre toute intrusion de l’expérience. Car le carré est seulement par mon décret ; en lui-même il n’est pas carré, il n’est rien. Ce qui est en soi, l’objet que je me donne, n’est jamais qu’objet. Et sous ce rapport les géomètres se persuadent quelquefois qu’ils peuvent comprendre quelque chose d’après l’objet dessiné et la formule écrite ; or, il n’en est rien. L’imagination n’est qu’un secours pour l’entendement, et encore à condition qu’elle soit gouvernée. Il faut donc rejeter l’intuition, qui jamais n’a de sens que par l’ordre et par le rappel des notions voulues. Là-dessus l’homme n’a pas le droit de composer, son esprit lui est confié. Cette fière méthode est un peu trop oubliée, et l’on voit beaucoup de malades imaginaires, j’entends qui sont réellement malades, mais par l’effet d’une imagination non disciplinée. Je conçois qu’un rêve atroce et qui revient souvent peut réduire un homme au désespoir. Mais Descartes nous conte que, par sa précaution de considérer toujours les événements du meilleur côté, il était arrivé à n’avoir plus que des rêves raisonnables. Et le fait est qu’il est déjà bien précieux, dans les relations de société, de supposer une bonne intention à la place d’une mauvaise ; on le peut toujours. Et cela revient à dire que nous ne devons point laisser nos pensées s’emparer de nous. Un de nos bons latinistes, plein de jugement devant Cicéron ou Tacite, en était venu à ne plus penser que microbes, ce qui le fit mourir par une conséquence indirecte ; car il n’était tranquille que sur les plus hauts glaciers, où il périt. Cette histoire, qui est assez dans le goût des anciens fabulistes, prouve qu’il ne faut pas regarder à une seule chose, mais plutôt, comme Descartes le répète, ne jamais sentir la tyrannie d’une pensée sans aussitôt développer la pensée directement contraire à celle-là. Comme, par exemple, si nous pensons à notre ennemi, il faut faire très attention aux vertus qu’il pourrait avoir ; car cette pensée n’ira pas de soi. Qui essaiera de cette sagesse, il sera étonné des effets. Que mon lecteur veuille seulement faire cette expérience une fois par jour, pendant qu’il se lave le visage, car cela excite à penser ; il se lavera l’esprit aussi.

C’est dire que la pensée d’un régime, par elle-même raisonnable, ne doit pourtant pas envahir l’esprit ni l’occuper tout. Et je conseille de suivre aussi l’idée contraire, d’après laquelle les aliments ont tous presque la même composition et les mêmes vertus ; et en ajoutant encore, ce qui est de médecine, que le plaisir de goûter en mangeant est lui-même bon pour la santé. Cette idée peut faire excès, comme toutes ; c’est qu’aucune idée n’est vraie seule. Car il peut arriver que s’enfuir soit le plus sage moyen ; mais si cette idée est tyrannique, elle enlève le courage, ce qui est très mauvais par d’autres effets. Et, si vous avez un procès, n’oubliez pas de plaider pour l’autre. J’ai observé, en ceux qui suivent un régime par peur, que cette peur même fait qu’ils sont malades s’ils se souviennent d’avoir mangé, par entraînement, quelque mets qu’ils croient leur être nuisible ; on sait que la peur est une maladie dont les attaques nous prennent au-dessous du diaphragme. Je conclus qu’il faut une certaine indifférence à l’égard de ces choses. D’autant que l’idée préoccupante d’une dépendance où nous serions nous donne un désespoir de nous-mêmes qui est tout mauvais. Le danger de la situation humaine est que notre libre arbitre ne dépend que de nous, et qu’ainsi le secours extérieur risque de nous faire oublier le principal de nous. Certes un gourmand est méprisable ; mais combattre la gourmandise par la peur, c’est être au-dessous. C’est au-dessus qu’il faut être. Le roi peut être tué une fois par la conspiration ; mais le soupçon tue le tyran vingt fois ; c’est lui-même qui manie le poignard.