Minerve ou De la sagesse/Chapitre XLV

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Paul Hartmann (p. 152-154).

XLV

FAIRE LE SOURD

Quelqu’un, ces jours-ci, me demandait un remède contre l’humiliation. Celui qui me faisait cette demande ne manque pas de jugement ; aussi savait-il bien que le remède ici n’est pas de jugement. C’est la première chose à savoir quand il s’agit de passions qui sont à peine des passions. Il est bon pourtant de remarquer que les critiques d’un homme que nous estimons très haut ne nous humilient point mais plutôt nous mettent en ordre de marche et de bataille. Et ne cherchons point dans les nuages pourquoi la vraie estime fait ce miracle ; le lien est en quelque sorte substantiel ; nous n’estimons, au vrai, que ceux qui font ce miracle ; ils le font parce qu’ils devinent nos puissances mieux que nous-mêmes. Cela ne fait jamais de doute ; nul ne s’y trompe ; chacun recherche son maître et son ami. Il est bon de rappeler en son esprit ces précieux jugements où l’humiliation ne se trouve point.

Mais où se trouve-t-elle ? Est-on humilié d’être traité sans respect par quelque sot que l’on juge sot ? Il se pourrait. Nous ne sommes pas ainsi faits que nous puissions mépriser la forme humaine. Nous prêtons toujours trop d’esprit aux bêtes, dès qu’elles nous ressemblent un peu. À bien plus forte raison les signes de l’esprit se trouvent joints au visage, au son de la voix, aux éclairs du regard. Aussi on dit très exactement que c’est le trait d’esprit qui blesse ; entendez que, dans le refus même de comprendre, ce qui offense c’est la preuve, au moins d’apparence, lancée en même temps, d’un esprit qui n’est ni borné ni engourdi. Souvent dans ces bûches parlantes, qui se mettent en travers devant nos départs et nos espoirs, nous découvrons tout à coup une perspicacité étonnante, une pointe de finesse, un éclair qui fait soudain paraître un rapport d’égal à égal, qu’il nous plaisait d’oublier. C’est ainsi qu’un enfant, qui semblait tout à fait imperméable, trouve quelquefois le chemin de nous piquer au vif. Moins on se prépare, moins on attend, et mieux l’on est touché. Cela conduirait à des réflexions consolantes. C’est toujours profit si l’on découvre qu’un homme est moins sot qu’on ne croyait. Mais admirez comme le jugement nous donne les verges ; aussitôt l’on rougit de ne pouvoir persuader ce semblable que l’on découvre. Marc-Aurèle voyait loin lorsqu’il écrivait, parlant à lui-même : « Instruis-les, si tu peux ; si tu ne peux, supporte-les ».

Je disais bien que le jugement ne peut rien contre l’humiliation ; et aussitôt je l’oublie. Que faire donc ? D’abord bien savoir cela même, et ne point chercher d’arguments ; c’est faire le sourd. Encore moins chercher des arguments à part soi ; encore moins chercher la victorieuse réponse dans le temps où on ne peut plus répondre. L’adversaire réel est difficile à persuader ; mais comment persuader l’adversaire qu’on imagine ? Celui-là lance et relance la même flèche. La vraie défense, sans doute, est au-dessous de la pensée. Elle est dans l’attitude. Notre ennemi, c’est ce guerrier en nous qui se prépare, qui s’élance, et qui se retient. Il faudrait, au contraire, s’assouplir et s’étirer ; cette gymnastique secrète doit s’accorder avec la politesse ; je crois même que la vraie politesse y conduit ; car elle se trouve principalement dans une sorte d’indifférence musculaire que l’on nomme aisance. Ne rien marquer, ne rien signifier, cela prépare à n’entendre guère, et c’est ce que j’appelle faire le sourd ; car ce n’est point l’oreille qui entend, c’est le sursaut qui entend, c’est la riposte qui entend. Disons encore mieux ; c’est le cœur, ce moteur infatigable, c’est le cœur qui entend. Or, si le cœur s’en mêle, c’est qu’il y a raideur et attente, animation et commencement d’émeute dans le troupeau des muscles. Donc, à cette société qui n’est pas amitié, prêter son être comme un vêtement pendu, dans lequel il n’y a personne.