Minerve ou De la sagesse/Chapitre XLVIII

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Paul Hartmann (p. 163-166).

XLVIII

L’OPTIMISME COMME RÈGLE

Inquiétude et obsession viennent d’avoir trop d’esprit ; c’est le mal humain, même des sots. Il est clair que les animaux n’ont point cette manière de ruminer, qui consiste à penser qu’on pense, et à loucher, pour ainsi dire, en dedans. Au contraire l’homme ne peut s’empêcher de penser, et souvent pour son propre supplice. Un spectacle horrible il le revoit en souvenir ; il le repasse en détail ; il n’en oublie rien. Ou bien il suppose et imagine le pire, par une sorte de pressentiment qu’il veut croire. Ou bien il se répète quelque mot qui l’a piqué au vif. Enfin il pense noir. Beaucoup auraient besoin d’un art d’oublier et d’une insouciance étudiée.

Mais, l’attention, ainsi appliquée, semble aller contre sa fin. Comment bannir une pensée ? C’est toujours l’avoir. Et la faute commune c’est d’engager la lutte contre une pensée dont on veut se délivrer. On argumente contre soi ; on se prouve qu’on ne devrait pas regarder par là ; c’est y regarder. Toutes les passions y sont prises. Le théâtre et le roman offrent des exemples de cette délibération qui ne finit point, qui n’avance point. L’insomnie est un cas remarquable de cette pensée qui tourne en cercle. Quelquefois même un rêve désagréable revient dès que l’on s’endort. Le pire effet d’une pensée est de nous faire craindre le sommeil. Sans aller toujours aussi loin, l’humeur nous mène par les mêmes chemins.

Descartes est un des rares qui aient compris que les pensées tristes sont mauvaises pour la santé ; c’est que cet homme profond ne voyait point de différence entre la tristesse dans l’âme, et un état où le corps défiant refuse tout échange et toute nourriture. Et comme d’autre côté il sait, par doctrine et expérience, diriger ses pensées, il conte, dans une lettre célèbre, que, par le soin qu’il a pris d’écarter toujours les pensées pénibles, il est arrivé jusqu’à n’avoir plus que des rêves raisonnables. Cette sagesse est haute, belle, et rare. Et même si elle est hors de nos prises, encore vaut-il mieux la contempler comme un modèle, qu’au contraire admirer des hommes sombres et soucieux, qui ont fait malheur de tout. Je dirais en peu de mots, et contre de noirs doctrinaires, que la tristesse n’arrange rien et ne répare rien.

Mais, cela dit, je ne sais pas encore me délivrer d’une pensée. Puis-je penser comme je veux et ne pas penser comme je veux ? Cette question, qui passe pour métaphysique, est en réalité le problème intime de chacun. Car, par exemple, l’offensé voudrait bien pardonner, c’est-à-dire oublier ; mais cela ne dépend pas de lui ; il trouve même ridicule qu’on puisse croire que cela dépend de lui. Regardez bien ; il est offensé et il se juge offensé en ce sens, précisément, qu’il ne peut s’empêcher de penser à l’offense. Quelqu’un lui a enfoncé cette épine ; il ne peut ni ne veut oublier l’épine ; il en essaie la pointe. Que ce soit ressentiment, remords, ou désespoir, le plus clair du supplice est que l’on sait qu’on n’y peut rien, et que l’on est, comme on dit, damné à toujours. Dans les très subtiles pensées de n’importe qui, il y a toujours cette pensée supérieure, qui est la connaissance de soi, et qui condamne le soi-même à être toujours soit envieux, soit timide, soit ignorant, soit maladroit, et dans tous les cas malheureux. Cette pensée vient très tôt à l’enfant, et lui est quelquefois très pernicieuse ; mais heureusement cet âge oublie sans peine par un simple changement de spectacle. L’homme sérieux, je dirai même vertueux, est celui qui est le plus redoutable à lui-même.

L’optimisme m’apparaît ici comme une règle supérieure. Car il faut vouloir que la vie soit bonne ; et d’abord il faut vouloir qu’on puisse le vouloir. Sans ce décret préalable, le malheur va toujours de soi. Car on sait qu’il n’y a pas de situation qu’une inquiète pensée ne puisse gâter. Je veux appeler héroïque cette pensée cartésienne qui ne cesse de sous-entendre en chaque pensée que toute pensée est libre. Ce qu’il y a de beau dans Descartes, c’est qu’il se montre à nous comme un homme pareil aux autres, et occupé à lutter contre le malheur ; seulement extrêmement rusé, et voyant de loin les conséquences d’un premier abandon. La folie, à proprement parler, est cet état de nos pensées où nous croyons que nous ne pouvons rien changer à nos pensées. Le moindre éclair de raison revient au contraire à chercher un meilleur arrangement de nos pensées, et d’abord à croire qu’un tel arrangement dépend de nous.

Dès qu’on a la foi, l’expérience répond. Un beau poème récité, lu, ou copié, changera aussitôt le paysage des pensées ; oui ; mais à condition qu’on se mette à réciter, à lire, à copier, avec assurance ; car un tel remède ne vaut rien si l’on croit, en l’essayant, qu’il ne vaut rien. À d’autres esprits, une bonne page de Marc-Aurèle ou de Spinoza donnera le même secours ; à d’autres un simple problème. Mais attention ; il ne faut pas retomber dans un problème forcé, c’est-à-dire qui s’impose ; au contraire il faut se donner librement un problème, et l’expérience même de la liberté est ce qui importe ici. Les jeux de combinaisons, surtout les plus frivoles, sont sans doute un très bon remède pour ceux qui pensent noir ; car un problème efface l’autre ; et aucun problème n’intéresse qu’autant qu’on le veut bien. Le jeu de cartes vaut beaucoup mieux que le jeu très sérieux des rois, dames et valets qui se joue et rejoue dans la tête ambitieuse.