Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXII

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Paul Hartmann (p. 76-78).

XXII

CONNAIS-TOI

Un très bon esprit, et grand observateur, a écrit que l’envie était au fond de tous nos sentiments, même d’amitié. J’ai connu de près l’homme qui croyait penser ainsi. Il n’eut jamais d’envie ; je l’ai vu fidèle et généreux, sans aucune trace de méchanceté ; seulement il avait l’humeur vive. Suis-je un grand observateur ? Voilà la question.

Mon mouvement est de refuser. J’ai l’idée que je serai trompé par les premiers signes. J’ai l’idée que les hommes commenceront par me jeter au visage un portrait d’eux-mêmes qui ne leur ressemble guère. Par exemple, sur une question qui lui est neuve, et qui l’émeut, tout homme commence par lancer des sottises surabondantes. Je sais pourtant bien que ce n’est pas sa pensée. Mais lui il veut que ce soit sa pensée ; il s’y attache ; si on le pousse, il en jurera. C’est une prétention de faire la bête, comme de faire le méchant. Il n’est pas habile de réfuter ; il n’est pas habile de condamner. C’est brouiller l’eau. Si l’on veut voir clair, il faut attendre ; il faut que cette agitation redescende. J’attends le repos, peut-être même le sommeil si je pouvais. La seule manière de manger instruit plus que la manière de parler ; le son de la voix en dit plus que le sens. Mais il faut que j’aille encore plus loin. Un homme sous le fouet n’est pas ce qu’il pourrait être ; un homme forcé est déformé ; un homme surpris par l’événement ressemble à l’événement plus qu’à lui-même. De la même manière un bébé tout rouge, grimaçant et hurlant, ne me laisse rien à voir ; j’attends qu’il sourie. Allant jusqu’au bout de ma pensée, je dirai que je n’ai rien du tout à apprendre d’un homme méchant ; si je veux l’observer, j’attends qu’il soit bon. Bon, c’est la même chose que libre, naturel ; selon lui, non selon le choc. Rien ne change plus un homme que le regard de celui qui l’observe. S’il soupçonne seulement que je l’observe, il me tire la langue. C’est de l’hypocrisie à l’envers. Je plains les médecins aliénistes ; car les fous font les fous.

Le mot psychologue n’arrive pas à être du bon langage. Le bon langage nomme moraliste celui qui connaît passablement le cœur humain. Voilà une grande idée dans un mot. Mais quelle idée ? Il n’y a qu’à suivre le mot. La morale, c’est ce qu’on se dit pour se calmer, pour se redresser, pour se remettre en forme humaine. Comme un homme qui a peur d’un vain fantôme, et qui se dit : « Ce n’était que cela ! » Il méprise le fantôme, mais il se méprise lui-même aussi. « Peut-on être bête à ce point ? » Voilà ce que le plus simple des hommes pense de lui-même trois fois par jour. Cette morale tout à fait commune signifie donc que l’on se trompe sur soi-même pour commencer. S’apercevoir de cela, c’est penser. D’où je tire, un peu trop vite, cette idée que s’observer est autre chose que se prendre comme on est de premier mouvement. S’observer c’est se changer, se remettre en bon ordre, chercher ce qu’on veut, le trouver, l’approuver, le faire. La clémence d’Auguste en est un exemple théâtral, donc simplifié et en même temps grossi ; mais le mouvement est juste. Il monologue, et cela revient à dire : « Que suis-je ? » Suis-je un poltron qui soupçonne ? Certainement je suis cela si je me laisse aller. Suis-je une brute qui se venge ? Certainement c’est là qu’ira l’animal. Mais, comme disait Descartes, ce serait ridicule si, étant capable de dresser un chien, l’homme ne se dressait pas lui-même. Auguste finit donc par trouver le vrai Auguste, qui est celui qui veut, c’est-à-dire celui qui fait de tout le reste à peu près un homme. Et ce qu’il y a de vrai ici, c’est que le premier commencement de tout est toujours très mauvais, et que l’on se connaît très mal si on ne le change pas. Qu’est-ce qu’un musicien, sinon un homme qui s’est fait musicien ? Et croyez-vous qu’un jongleur à huit boules ait appris sans peine ? Ce n’est pas quand il laisse tomber la boule que je le connais, c’est quand il la rattrape. Et c’est quand le musicien chante juste que je connais le musicien.