Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXXV

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Paul Hartmann (p. 119-122).

XXXV

FRATERNITÉ DIFFICILE

Fraternels au dedans, vous l’êtes au dehors. Querelleurs et hargneux chez vous, vous l’êtes au dehors. Et ce n’est pas par le seul mot de république que vous aurez la paix comme par miracle. La fraternité est difficile de près. Si l’on ne surmonte point l’ardeur de mépriser et de soupçonner, on exportera la même colère et l’on refusera la paix. Alors il faudra se battre, c’est-à-dire obéir et mourir ; et ce sera justice. Car ces querelles entre nations, que l’on croit nées des intérêts contraires, sont bien plutôt des querelles d’honneur. Et l’antique coutume des duels subsiste encore toute. Si vous voulez insulter et défier, il faudra combattre un jour ou l’autre. Et ce même mépris de l’homme, vous le retrouverez parmi vous, d’après cette loi inéluctable, qui fait régner les mêmes maximes au dedans comme au dehors. En vain l’on essaie de nourrir l’amitié par la haine, et cela s’est appelé l’union sacrée. En réalité l’homme était méprisé et massacré ici comme là-bas. Quelle fraternité pouvez-vous supposer dans l’inflexible chef, qui lance ses hommes comme des bombes ? Ce n’est que matériel de guerre.

La paix suppose que l’on rend à l’homme son vrai prix. C’est exiger beaucoup de soi. Il faut déposer l’injuste orgueil. Il faut regarder humainement l’homme. Alors, sous ce regard fraternel, les différences tombent presque à néant. Seulement il faut réveiller ce sentiment généreux. Je veux faire honte à l’homme qui se vante d’aimer son chien parce que c’est son chien. C’est ainsi que le colonel aime ses hommes ; et ils l’ont bientôt compris. Je défie le colonel d’en être heureux : il se mêle à cette fausse générosité la résolution de tuer sans hésitation, dès que ce sera nécessaire. On loue Wallenstein, Turenne, Condé ; on ne peut faire que leurs moyens soient humains. Misanthropie totale, alors, et qui est de métier ; c’est pourquoi la colère militaire aime à se grossir. L’oreille humaine entend très bien ce son-là, qui signifie guerre ici, guerre partout, guerre toujours. Comment sortir de là ? Assurément ce n’est point par les vertus du chef qu’on en sortira, mais plutôt par les vertus de l’esclave. L’esclave est souvent fraternel à l’esclave. Le chef n’est jamais fraternel au chef.

L’Évangile a dit là-dessus ce qui importe. Je prends l’Évangile comme un fait humain capital. « Si tu n’aimes que ceux qui t’aiment, ce n’est pas beaucoup. » Nous avons, pour nous remettre droit sur nos pieds d’hommes, l’admirable histoire de Jean Valjean et de l’évêque. Il faut s’y retremper. Notez que l’esprit de force et d’injustice, qui se sent dans la moindre parole, ne cesse d’attaquer Hugo par des moqueries sans mesure, et empoisonnées. C’est le dernier effort de la misanthropie, et très bien dirigé. Mais je reprends mon livre, je donne ma voile au vent, et je me moque des moqueurs. L’évêque n’attend pas que le forçat se montre digne de l’homme. Au contraire il fait le premier pas, et encore le second ; il en promet tellement d’autres que le forçat renonce à son rôle, à son rôle qu’il sait très bien. Il n’y a plus de comédies, mais deux hommes.

À vrai dire nous sommes dans une situation difficile à l’égard des sentiments de société. La période de la guerre et des prochaines suites nous a frappés par d’horribles paradoxes. L’homme ne s’est plus reconnu ; il a fallu prendre de la hauteur pour juger cet humble moraliste, le combattant. Il se trouvait tellement loin des sentiments de son enfance qu’il ne pouvait les reprendre. Et c’est à cette sorte de salut intellectuel que contribuent les hommes démesurés, comme Bienvenu, Jean Valjean et Hugo lui-même.

Quelquefois on entend dire que ces sentiments sublimes n’ont plus lieu dans ce siècle ferrugineux, tout enivré de puissance. Mais qui donc dit cela ? Qui donc enseigne cela ? C’est quelque colonel encore qui s’est glissé parmi les hommes. Son affaire c’est de recruter. Mais vous n’allez pas dire que c’est ainsi qu’on élève l’homme. Cela, c’est le mensonge que nous avons trop écouté. Il n’y a, nous dit-on, que les méchants qui comptent, parce qu’il n’y a qu’eux qui soient craints. Craints on les respecte, et bientôt on les aime. Nous retrouvons ici la vertu du chien. Eh bien je dis que nous devons nous séparer du chien et revenir à l’homme. Car ce n’est point la peur, ni la sûreté, ni l’arme, qui feront la paix ; c’est la fraternité qui fera la paix. Et besoin est de se relever au-dessus de la puissance. Besoin est de réveiller l’homme.

Pour finir, je vois que le problème se pose entre soi et soi. Il s’agit de savoir si, de soi à soi, on pensera en homme. Car en somme je suis fraternel à moi comme je le suis au prochain. Je me fie à moi comme je me fie au prochain. Le misanthrope ne se fie à rien ni à personne ; il croit que nous vivons tous des vies d’animaux. Aussi n’ouvre-t-il crédit à aucune forme d’homme. Peut-être la guerre est-elle un soulagement pour ces natures malheureuses. Au contraire il faut aimer par préjugé, et approuver par préjugé. Il faut jurer de l’homme, et porter légèrement les déceptions. L’optimisme finit par se communiquer, et revenir à nous, créant l’atmosphère de paix. C’est ainsi que l’on forme les grands moments de l’histoire.