Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXXVII

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Paul Hartmann (p. 126-129).

XXXVII

LES QUATRE VERTUS

Le mot vertu a d’abord ceci pour lui qu’il enferme une admirable ambiguïté, même dans son usage ordinaire. Tout le monde comprend ce que c’est que la vertu d’une plante ; c’est une efficacité qui est attachée à la plante, qui ne trompe jamais, qui ne manque jamais, qu’on est sûr d’y trouver. Vertu, de quelque façon qu’on l’entende, est toujours puissance. Et, d’un autre côté, vertu c’est toujours renoncement. Cette contradiction accable les esprits sans courage ; tout au contraire, elle doit piquer, éveiller, provoquer, quand ce ne serait même que pour le bon style. Vertu n’est assurément pas renoncement par impuissance, mais plutôt renoncement par puissance. Si je suis trop peureux ou trop timide pour faire l’escroc, ce n’est pas vertu. Si je suis courageux par folle colère, ce n’est point vertu. Si je suis résigné par lâcheté, ce n’est point vertu. Ce qui est vertu c’est pouvoir de soi et sur soi. Personne n’est fier de se laisser aller à d’inutiles récriminations ; personne n’est fier de ne savoir plus ce qu’il dit ; personne n’est fier de tirer la langue devant le plaisir, comme on voit les chiens à la porte du boucher ; nul ne se vante de régler ses opinions sur l’argent qu’il gagne ; nul n’aime flatter son maître. Dire ce qu’on pense, et d’abord examiner ce qu’on pense et ce qu’on dit, dans des circonstances où l’on sait qu’on y perdra, c’est vertu.

Les anciens enseignaient quatre vertus ; c’est dire qu’ils apercevaient quatre ennemis de la possession de soi. Le plus redoutable c’est la peur, car elle fausse les actions et les pensées. Le courage est le premier aspect de la vertu, le plus honoré ; si la justice se présentait toujours sous l’apparence du courage, il y aurait plus de justice. Être juste en bravant quelqu’un c’est plus facile que d’être juste de soi à soi. Et d’où vient cette ardeur au courage ? Peut-être de ce que la preuve du courage n’est point objet de dispute. Il s’agit de faire une action dangereuse, et sans se laisser défaire d’aucune manière, soit par hésitation, soit par précipitation. Cela se connaît au visage, aux mains, à la voix. Aussi a-t-il été admis, pendant des siècles d’hommes, que n’importe quel homme pouvait être requis de fournir la preuve du courage, et que nul n’était estimé qu’à cette condition. Les duels et provocations sont un peu oubliés ; non pas tout à fait ; mais la preuve du courage règne toujours sur les hommes ; l’invitation à la guerre est difficile à refuser, et par ces causes.

L’autre ennemi de l’homme c’est le plaisir ; ainsi la tempérance est la sœur du courage. Sœur moins honorée. Et pourquoi ? C’est que la tempérance, qui va toujours à refuser, peut venir de ne point désirer assez, ou encore de craindre trop les suites ; ce n’est point puissance ; ce n’est point vertu. Un avare est sobre par une économie de sa propre vie et par une sorte de misère intime. Ainsi cette vertu de tempérance est aisément soupçonnée ; et de soi à soi aussi ; car toute dépense a figure de courage. L’homme hésite donc devant la tempérance, vertu voilée.

La richesse nous tient fort. Nous l’envions, et nous voilà esclaves ; si nous l’avons, elle nous tient encore mieux. Nous voulons donc gagner sur tout, c’est-à-dire donner moins ou recevoir plus. Et la vertu, ou puissance intime, par laquelle nous résistons à cet attrait de voler, c’est la justice. Non pas justice forcée, par gendarmes et juges, mais justice libre, justice de soi à soi, et supposé que personne n’en sache rien. Cette vertu nous fatigue d’incertitude, car nous nous sentons volés de toutes parts, et voleurs souvent sans le vouloir, et avec l’éloge de tous. C’est pourquoi je disais qu’un homme moyen est plus attentif à prouver son courage qu’à prouver sa justice ; ce qui explique en partie ce paradoxe, que l’homme donne plus aisément sa vie que son argent.

À considérer ces trois vertus, on s’aperçoit qu’elles sont comme des ombres portées par la quatrième, qui est la sagesse ; car il s’agit toujours de n’être pas dupe et de garder son esprit clair ; et le premier effet des passions est de nous aveugler. Aussi la première vertu est-elle de bien juger, de bien discerner, de savoir ce qu’on nous veut, ce qu’on nous promet, ce qui nous importe, ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas. Et il est clair que ceux qui veulent nous conduire commencent par effrayer, fatiguer et décourager notre attention, par un feu d’artifice de brillantes et bruyantes apparences, par l’éloge, par l’injure, par le sarcasme, par la honte, par la menace. En effet, sous le nom de la vertu, c’est le jugement qui se trouve toujours visé. Il n’y a qu’une vertu, c’est l’attitude libre de l’esprit devant lui-même. C’est, pour bien dire, le respect de soi qui se montre sous les vertus. Un homme vertueux c’est un homme qui se sait, en quelque sorte, porteur d’esprit, et responsable de ce haut attribut. Aussi le sage ne croit que soi, et de soi que son esprit ; jusqu’à dire quelquefois que la vertu n’est rien.