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Minou-Minette/II

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Minou-Minette (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 149-152).


II


L’ENTREVUE


L’hiver était venu, et la neige qui couvrait les rivages de la baie d’Algueville faisait paraître noirs et le ciel et les flots. Nul bruit autre que leur éternelle plainte ne se faisait entendre, et Madeleine seule dans sa grande chambre regardait tristement la campagne silencieuse et glacée. Minou-Minette s’était frileusement rapprochée du feu, et sur les vitres verdâtres s’étalaient çà et là les délicates arabesques tracées par la gelée.

« Je vais encore bien m’ennuyer aujourd’hui, se dit Madeleine ; à l’heure qu’il est, au couvent, on s’amuse à balayer la neige et à jeter du pain aux petits oiseaux. On entend les cris des pensionnaires du collège des Écossais qui font des glissades et se battent à coups de boules de neiges. On est plus gai qu’ici. Quel silence ! quel froid ! Si au moins ma belle-maman me permettait de sortir avec miss Betzy, mais elle croit que cela me rendrait malade. »

En effet, Mme d’Algueville, d’une santé très délicate, et tout occupée à soigner son mari, toujours souffrant, ne pouvait s’imaginer que ce fût une bonne chose de sortir par tous les temps, et ne laissait descendre sa belle-fille dans le jardin, que lorsqu’il n’y avait ni pluie, ni vent, ni soleil. Miss Betzy, personne indolente, qui ne se plaisait que dans un fauteuil, enchérissait encore sur les recommandations de la comtesse, et tenait la jeune fille prisonnière les trois quarts du temps.

Miss Betzy entra, l’air empressé : « Mademoiselle, dit-elle, madame la comtesse désire que vous vous fassiez recoiffer et habiller. Il va venir des visites.

– Des visites par ce temps, Miss ? En êtes-vous sûre ?

– Parfaitement sûre. J’ai prévenu Renotte. »

Renotte, en effet, arrivait, portant dans une toilette de taffetas vert une robe de damas couleur fleur de pêcher, garnie de cygne, un collier de velours noir et un petit chapeau de roses grand comme la main, et si joli que rien plus.

« Voici les habits de Mademoiselle ; madame la prie de se dépêcher de les mettre.

– Quelle jolie robe, ma bonne ! Mais qui donc va venir ?

– Oh ! Mademoiselle je n’en sais rien, mais il ne faut pas être bien fine pour le deviner. Ce doit être un épouseur. »

Madeleine devint pourpre et se mit à trembler.

« Taisez-vous, Renotte, dit-elle ; vous êtes une méchante fille de me faire peur ainsi. Je sais que c’est M. l’abbé de Saint-Aubin que mes parents attendent ces jours-ci, et madame sa grand’mère, qui est un peu notre cousine.

– C’est possible, dit Renotte ; mais si on n’attendait qu’une douairière et un abbé, madame la comtesse ne m’aurait pas tant recommandé de coiffer Mademoiselle à la Dauphine, et ne m’aurait pas fait passer la nuit pour retoucher les engageantes de cette belle robe-là. Et on a ôté les housses du salon, on y fait du feu depuis ce matin comme pour rôtir un bœuf ; et monsieur, malgré son rhumatisme, s’est habillé comme pour aller à la cour ; et madame est en train de mettre sa robe de velours gris, garnie de martre, et le cuisinier apprête une collation superbe : il y a des cailles à la gelée, des pommes à la Condé, des crèmes à la rose, etc., etc. »

Miss Betzy, entrant, coupa court au caquet de Renotte.

« Comment, Mademoiselle ! dit-elle, vous n’êtes pas encore prête ? N’avez-vous pas entendu le carrosse ? Il y a une visite au salon, et madame la comtesse vous attend. Mettez vite vos gants, allons !

– Encore un peu de poudre sur cette boucle ! dit Renotte. Mademoiselle est tout habillée sous son peignoir. Je l’ai coiffée en dernier, parce que la robe n’aurait pu entrer. »

Madeleine, en effet, était coiffée à la dernière mode, et sa chevelure abondante et naturellement frisée, relevée avec art, s’étageait jusqu’à une hauteur d’un pied, poudrée de poudre blonde, et gracieusement ornée de gaze rose et de fleurs de pêcher.

« Pourquoi êtes-vous si rouge, Mademoiselle ? dit miss Betzy ; c’est très laid pour une demoiselle. Ne sauriez-vous pâlir un peu ? À côté de ce duvet de cygne, vos joues ont l’air de cerises tombées dans la crème. C’est affreux !

– Par exemple ! s’écria Renotte, Mademoiselle est jolie comme un cœur, ainsi. Voudriez-vous qu’elle fût pâle comme vous, Miss ?

– Taisez-vous donc, Renotte, dit Madeleine. Miss, je vous en prie, dites-moi qui est au salon.

– La baronne douairière du Plaissis-d’Algueville, Mademoiselle, et son fils, l’abbé de Saint-Aubin.

– Est-ce tout ?

– À peu près, dit Miss, qui n’osait mentir. Il y a aussi le chevalier, un petit jeune homme sans conséquence, qui sort du collège, un bambin, une figure de rhétorique. Allons, venez. Quand aurez-vous fini de tirer sur ce gant ? Il est entré, il va bien. »

Mais Madeleine tremblait comme la feuille. Tout en lui ajustant son collier, Renotte lui murmurait à l’oreille : « Eh bien, quoi ? Après tout, si Mademoiselle n’en veut pas, elle le dira. Est-ce que Mademoiselle veut se faire religieuse ?

– Oh ! non, ma bonne Noton.

– Eh bien, alors, ne faites pas l’enfant.

– Partons ! » dit miss Betzy.

Madeleine, se baissant, prit Minou-Minette dans ses bras.

« Que voulez-vous faire de ce chat ?

– Il me servira de contenance, dit Madeleine ; si je n’ai Minou-Minette, jamais je n’oserai entrer au salon.

– Hé ! laissez-la faire, c’t’enfant ! » s’écria Renotte.

Renotte, qui avait vu naître Madeleine, était une autorité dans la maison. Miss Betzy laissa faire, et descendit l’escalier en maugréant contre les couvents, les femmes de chambre et les petits chats.

La compagnie qui attendait Madeleine au salon était groupée autour de la cheminée, et tous les regards se dirigèrent vers la jeune fille, qui, dès le seuil, fit une profonde révérence. Son père s’avança vers elle, lui offrit la main et la présenta, en grande cérémonie, à la vieille baronne et au jeune abbé. Madeleine leva timidement les yeux et fut frappée de l’air vénérable de la douairière, et de l’expression vraiment angélique du visage de l’abbé. Du premier coup, elle se sentit attirée vers eux. Quant à la comtesse, tout à la fois ravie de voir sa belle-fille si jolie, et scandalisée de l’étrange idée qu’elle avait eue d’installer Minou-Minette sur son vertugadin, elle ouvrait la bouche pour gronder, lorsqu’un sixième personnage, qui n’avait pas dit un mot, tandis que la baronne et l’abbé s’espaçaient en compliments, s’écria de la voix la plus franche et la plus joyeuse :

« Oh ! Mademoiselle, que vous avez là un joli petit chat !

– N’est-il pas vrai, Monsieur ? dit Madeleine, c’est une petite chatte ; elle s’appelle Minou-Minette.

– Prêtez-la-moi, de grâce, dit le chevalier. Tenez, madame ma mère en avait une toute semblable, qu’elle aimait fort. »

Il prit Minou-Minette, l’embrassa, la caressa ; tout le monde parla de la petite chatte ; la glace était rompue. Une demi-heure après on fit collation, et lorsque, après le départ de la baronne et de ses fils, les parents de Madeleine lui demandèrent si elle accepterait pour son fiancé le vicomte d’Algueville, elle répondit naïvement que, s’il était aussi bon chrétien qu’il lui avait paru aimable, elle serait très contente de l’épouser.

L’hiver se passa joyeusement au château d’Algueville, et aussitôt que les cloches de Pâques eurent annoncé les fêtes printanières, on fit les apprêts des noces, et, le 1er mai, l’abbé d’Algueville maria les jeunes fiancés.