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Minuit !!/Le reflet de la conscience

La bibliothèque libre.
Amyot, éditeur (p. 213-263).


LE REFLET DE LA CONSCIENCE.




— Car, monsieur Hannequin, ce pauvre Manoquet est fou, bien fou… et alors…

— Alors, mon cher Vanvré, que voulez-vous faire à cela ?

— Ce que j’y veux faire ?… Mais enfin, c’est d’un voisinage très-désagréable !

— Possible ! mais tant que Manoquet ne se livrera pas à des actes de folie extérieure et patente, il n’y a au monde que madame Manoquet…

— Madame Manoquet n’est pas déjà si rassurée et si elle osait… Après cela, vous me direz qu’elle pense à sa Fille… — Ha ! ha ! voilà le double six, monsieur Hannequin, du six ou du six, vous avez le choix !

C’était vers la fin d’août 1840, et dans le principal café d’une petite ville du midi de la France, que MM. Vanvré et Hannequin échangeaient cette conversation, en jouant aux dominos la consommation de leurs demi-tasses.

M. Mannequin était adjoint au maire d’A***.

M. Vanvré était avocat, et avait acquis une certaine importance dans le département, par son habileté, sa faconde et ses opinions libérales.

Quant au café, éclairé au gaz et tapissé de glaces à l’instar de Paris, c’était un des plus brillants de la province, et l’une des gloires municipales de la ville d’A***. C’était le Café de la Mairie.

En ce moment, Vanvré désirait sans doute obtenir les bonnes grâces de son partenaire, car il calculait son jeu de façon à le laisser gagner.

Évidemment, l’adjoint faisait la sourde oreille et semblait peu disposé à l’hostilité envers Manoquet, jadis son maire, et actuellement la fleur des éligibles et la perle des électeurs.

Mais, il n’était que huit heures et demie, et Vanvré devait le posséder jusqu’à dix heures au café. Puis, Mannequin demeurait à une bonne portée de fusil de la Place de la Mairie, et il pouvait le reconduire ; c’était encore un quart-d’heure de plus.

Ce fut donc avec une sage lenteur que Vanvré savoura son café après la première partie de dominos. À chaque gorgée il faisait claquer sa langue avec la douce satisfaction de l’homme qui digère en caressant son dada favori, et sûr de son effet.

L’adjoint, non moins enfoncé dans les jouissances de la gastronomie, jetait un coup d’œil circulaire autour de lui et contemplait les consommateurs du Café de la Mairie ; c’étaient tous des gens bien famés dans le canton, ayant des rentes ou de beaux biens au soleil, comme il convenait aux clients de cet établissement modèle dont les opinions juste-milieu, étaient bien connues.

Il supputait, sur le visage de chaque habitué, le présent et l’avenir de sa fortune, songeait aux alliances possibles ou probables des familles, aux dots des filles, aux héritages des fils, et dressait pour la centième fois le bilan du canton.

— Jolie fortune, en vérité ! murmura Vanvré d’un ton distrait.

Cette exclamation, au milieu du silence de ses pensées, fit sur Mannequin f effet d’une fusée.

— Hein ?… laquelle ?…

— Celle de Manoquet.

— Ah ! oui… surtout depuis qu’il a acheté les Barbettes… Et une fille unique… Ce sera un joli parti !…

— Il faudra voir… car si la tête du père déménageait, comme on le dit… ma foi !… adieu la députation, et alors…

— Bah ! ce sont des cancans de petite ville… ce n’est pas une tête fêlée celle qui a si bien su gouverner ses affaires.

— Le fait est, qu’il est parti de peu…

— Oui ; — une vingtaine de mille francs, la dot de madame Manoquet.

— Mais comment diable, avec vingt mille francs, a-t-il pu acheter Nangeac, une terre noble, un château, après tout, les trois métairies de Marnes, et enfin les Barbettes, qui en valent cent mille ?

— D’abord, il a hérité de son oncle Patureau…

— Bon ! — Vingt mille francs ! cela ne fait que quarante, en tout.

— Et ses économies ?… Il rogne joliment ses sous, le père Manoquet, soit dit sans reproches.

— Mettons qu’en vingt ans, qu’il a de ménage, Manoquet ait économisé les deux tiers de son revenu, cela ne fait jamais qu’une dizaine de mille francs ; encore…

— Et ses vins, ses eaux-de-vie ?

— Oui, oui, il y a des profits. Oh ! je suis loin de prétendre que Manoquet ne vend pas bien ses vins ! il me les fait assez cher payer ; mais enfin…

— Eh bien ! quoi ?… A-t-il assez bien su faire valoir son argent aussi, depuis vingt ans ?

— Pas mal… pas mal. On sait que les jaunets ont fait des petits ; dame ! en prêtant à quinze ou vingt aux petits cultivateurs dans la gêne.

— Allons donc ! mon cher monsieur Vanvré, ne soyons pas mauvaise langue, que diable !… Et puis, ajouta plus bas l’adjoint, en lançant un regard autour de la salle, et puis, les murs ont des oreilles, monsieur Vanvré !…

— Je n’ai pas dit trente.

— Chut. — Allons, je sais bien que ces diables de Barbettes vous tiennent au cœur… car, si le père Mornaix, les eût achetées. Manoquet n’aurait pas payé le cens pour les prochaines élections et doublé la dot de sa fille. Alors vous auriez pu prétendre à la couronne. Voilà le nœud de la question ; n’est-ce pas ?

— Oh !… moi, je n’ai pas d’ambition… Certes, si je voulais épouser une héritière, j’en trouverais d’autres que mademoiselle Manoquet, et si, plus tard, je tenais à devenir député, ce ne serait pas ce bonhomme qui me gênerait… il est vrai, qu’aujourd’hui ce n’est pas des hommes de talent qu’il faut… mais des gens prêts à tout… des vendus… qui seraient, en toute occasion, les humbles valets des ministres… Allons ! je m’oublie, monsieur Hannequin, reprit le candidat puritain en observant chez l’adjoint un froncement de sourcils significatif. — Un petit verre de Chartreuse, n’est-ce pas ? avant de recommencer la partie. Vous m’avez battu tout à l’heure !

— Comme vous voudrez, monsieur Vanvré… ce sera tantôt votre tour de faire domino !

— Vous me gagnez toujours ; c’est qu’aussi vous êtes d’une force !… — Garçon !

Le petit verre de liqueur fut dégusté en silence ; et la partie recommencée, avec cette gravité dans les petits détails de la vie, qui fait le fond des mœurs de la province.

Tout souvenir des conversations précédentes disparut, au moins chez l’adjoint, entre les émotions de la perte ou du gain. Ses yeux se reportaient avec inquiétude du zig-zag formé par les dominos étalés sur la table, aux mystères de son jeu, soigneusement dissimulés aux regards de son adversaire.

— Du cinq ou du blanc… — Blanc partout… — Du trois ou du blanc… — Vous n’avez rien ?… — Domino !

Ce cri de victoire, poussé encore par l’adjoint, fit faire un soubresaut à Vanvré, qui restait à son tour plongé dans des réflexions profondes.

— Il y a des gens heureux tout de même, murmura-t-il.

— Comme vous dites cela d’un ton tragique, à propos de la perte d’une simple partie de dominos ! reprit l’adjoint, en déguisant mal la satisfaction réelle que lui causait son gain.

— Tout leur réussit… même les malheurs… même les crimes… articula Vanvré sans répondre.

— Mais qui cela ? bon Dieu ! exclama l’officier municipal hors de lui, en ouvrant des yeux gros comme des boules de loto.

— Manoquet !…

— Manoquet ! — Mais enfin voulez-vous finir par me dire, monsieur Vanvré, ce que vous avez contre mon ami Manoquet, notre ancien maire, et où vous voulez en venir !…

— Oh ! à rien, pauvre homme !

Monsieur Hannequin rejeta avec fureur les dominos dans leur boîte, et posa ses deux coudes sur la table dans l’attitude d’un homme décidé, coûte que coûte, à écouter ce qu’il ne voudrait pas entendre.

— Que voulez-vous dire, enfin ?

— Comme vous vous montez, monsieur Hannequin ! C’est bien simple pourtant ; Je dis, ce que nous disions tout à l’heure, que monsieur Manoquet a été heureux toute sa vie dans ses affaires, et je fais même la réflexion, que l’assassinat de ce pauvre père Mornaix, la veille de l’adjudication des Barbettes, a été pour lui une vraie chance !… Mais le voilà fou, maintenant !

— En vérité, mon cher Vanvré, c’est vous qui êtes fou !

— À propos, où en est l’affaire ? l’assassin est-il enfin découvert ? Tous devez avoir reçu des nouvelles de la préfecture ? — Le jardinier arrêté est-il coupable ?…

— L’ordonnance de non-lieu a été rendue hier… l’alibi est clair et net… c’est incompréhensible ! — Mais voilà dix heures qui sonnent ; — allons-nous-en.

Comme ils se levaient pour sortir, leur attention fut attirée par un échange d invitations et de refus qui avait lieu à la porte du café. Us allaient traverser les deux interlocuteurs quand quatre exclamations simultanées attestèrent une reconnaissance réciproque.

— Quand on parle du loup… — C’est vraiment le cas de citer le proverbe, cher monsieur Manoquet, dit Vanvré, en tendant le premier la main aux nouveaux venus, par cette grimace sociale qui fait commettre tant, de lâchetés au nom de la politesse. — Bonjour, monsieur Gaujac.

L’adjoint salua d’abord M. Gaujac, qui était son maire actuel ; puis il s’adressa à Manoquet.

— C’est vrai, dit-il, nous parlions de vous, — Comment cela va-t-il ? — Entrez donc !

— Merci, merci, monsieur Mannequin, répondit avec volubilité un petit homme gros, court et chauve, qui, tout en taisant trois pas en arrière, échangeait force coups de chapeau et poignées de main avec les deux joueurs de dominos, — Merci, il est dix heures, et madame Manoquet n’aime pas à ce que je rentre tard… J’ai été malade ces temps derniers. — Bonsoir !

— Ah ! par exemple ! nous vous ramènerons !

— Vous demeurez à deux pas !…

— Une simple partie…

— Non, non… bonsoir !

— Allons donc ! Est-ce que le Café de la Mairie vous fait peur ? demanda Vanvré, en riant des efforts sincères de Manoquet pour s’en aller.

— Peur ! repartit le petit homme, avec un haut-le-corps étrange en si mince circonstance. — Oh ! rien ne me fait peur, monsieur Vanvré. — Je n’ai pas de raisons pour avoir peur !

Et, Manoquet entra d’un pas terme et les yeux fermés, comme un homme qui va au feu pour la première fois. Il salua à peine et sans détourner la tête, la daine du comptoir, et alla se blottir dans l’angle le plus obscur de la salle.

Ses trois compagnons l’y suivirent et s’attablèrent.

Vanvré jeta les dominos sur la table : le maire commanda du punch et l’adjoint fit le jeu.

Quant à Manoquet, il regardait les veines du marbre gris de la table avec une attention soutenue.

— À vous, lui cria tout à coup le maire pour le tirer de sa contemplation.

Manoquet tira vivement un domino de son jeu et le posa au hasard.

— Ce n’est pas cela, mon cher voisin, dit Vanvré en repoussant le domino. On demande du cinq partout et vous mettez du deux…. Mais seriez-vous malade ?

Comme vous êtes rouge ! Regardez-vous donc dans la glace !

— La glace, la glace…, laissez donc les glaces tranquilles, reprit le propriétaire avec une physionomie réellement bouleversée… Je vais bien jouer.

— Ce pauvre Manoquet ! Vous savez qu’il a la tête à l’envers depuis l’assassinat Mornaix ? dit à demi-voix Vanvré au maire.

Hannequin fronça les sourcils, car la phrase avait été dite assez haut pour que tout le monde l’eût entendue. En effet, Manoquet avait enfin brusquement levé la tête et regardé son voisin en face. Comme la plupart des natures méridionales, il allait au devant du danger : par peur peut-être.

— Pourquoi donc aurais-je la tête à l’envers, monsieur Vanvré ? demanda-t-il.

Oh !… Et à l’envers… ai-je dit cela… Vous aurez mal entendu… Mais, quelquefois on peut être frappé d’un événement comme celui-là ; et il y aurait bien de quoi !… Car c’est chose horrible à penser, messieurs, que dans notre pays, avec la gendarmerie, le ministère public et toutes les garanties de la civilisation, on puisse venir assassiner un bourgeois tranquille dans sa maison, lui prendre son argent et s’en retourner chez soi ou ailleurs, les mains dans ses poches, sans que personne ne vous voie, sans qu’aucun indice ne vous désigne, sans que toutes les justices du royaume trouvent autre chose à rendre, à la société lésée, qu’un arrêt de non-lieu !

L’œil fixe, les lèvres tremblantes, rouge à croire qu’il allait tomber d’apoplexie, Manoquet murmura :

— Eh bien ?

— C’est désolant, en vérité, reprit le maire, mais que voulez-vous ? — on a fait toutes les recherches possibles et l’on n’a rien découvert. — Savez-vous quelque chose ? — Non, n’est-ce pas ? — Eh bien ! alors, ne parlons plus de cela, car ce n’est pas gai. Quant à moi, j’avoue que je ne rentre plus chez moi sans une certaine terreur.

— C’est naturel… — Voyez-vous, il y a une chose certaine : c’est que l’assassin est du pays, c’est qu’il connaissait le père Mornaix et ses habitudes, car pour être allé déterrer l’argent derrière la glace du salon, il fallait bien qu’il fût sûr de son fait.

— Vanvré ! mon cher ami, votre voisin est vraiment malade, s’écria l’adjoint en désignant Manoquet du regard.

En effet, les yeux du propriétaire lui sortaient de la tête, sa respiration était arrêtée sur ses lèvres, ses mains tremblantes laissaient tomber les dominos.

On venait d’apporter le punch, Hannequin lui en offrit un verre ; mais le malheureux essaya vainement de le porter jusqu’à ses lèvres ; ses bras refusaient leur service. Tout à coup il jeta le verre dans la glace qui était en face de lui et la fit voler en éclats.

Les consommateurs attardés qui restaient dans le café levèrent la tête avec une exclamation d’étonnement ; la dame du comptoir se précipita vers la table des quatre joueurs, et les trois partenaires s’élancèrent au devant de Manoquet devenu furieux.

Mais, avant qu’ils aient pu l’arrêter, leurs verres saisis par Manoquet avaient cassé trois autre glaces.

Et un instant le tumulte fut à son comble. Les passants entraient dans le café, les garçons enlevaient tous les projectiles, carafes, demi-tasses, queues de billard ; le maire revêtait son écharpe, V adjoint s’efforçait à la fois de contenir le furieux et d’apaiser la foule : la dame du comptoir pleurait.

À travers le bouleversement, Manoquet hors de lui, cherchait une issue pour la fuite, mais la sollicitude d’Hannequin, lui enleva toute possibilité de s’échapper.

Après le premier émoi, quatre bras vigoureux le saisirent et l’assirent de vive force sur une banquette. On lui fit avaler des verres d’eau sucrée à l’éther, on lui posa des compresses d’eau froide, on lui frappa dans les mains ; mais tout fut inutile. Chaque morceau de glace répétant son image lui causait un nouvel accès de fureur ; il traitait ses amis de bourreaux et réclamait mille fois la guillotine en échange d’un semblable supplice.

Enfin, à bout d’efforts, ses trois compagnons le lâchèrent.

Il s’élança d’un bond hors du café et se mit à courir dans la direction de sa demeure.

Vanvré, le maire et l’adjoint, sortirent quelques minutes après lui, et le suivirent à distance.

On pense bien que cet étrange accès donna lieu à mille commentaires. Hannequin avoua que M. Vanvré avait raison, et que l’esprit de son respectable ami Manou net était peut-être dérangé. Le maire se contenta d’affirmer l’aliénation et de reconnaître qu’il allait se trouver bientôt, sans doute, dans la fâcheuse nécessité de faire renfermer son plus considérable administré. Quant à Vanvré, fidèle au système qui des effets le faisait remonter aux causes, il répétait une fois de plus, que l’assassinat mystérieux du père Mornaix était un événement inouï et bien capable de déranger la cervelle d’un honnête homme.

Après vingt minutes de marche et de conversation, les trois acteurs de l’étrange scène du Café de la Mairie s’arrêtèrent à une petite distance du logis de Manoquet

C’était une belle maison carrée, sise à l’extrémité d’un faubourg et dont la façade précédée d’une cour-jardin plantée d’arbres et entourée d’une grille, donnait à l’ensemble de la propriété l’aspect majestueux auquel on reconnaît, dans toutes les bourgades de France et du monde, l’habitation du maître.

Aussi, devant ce bâtiment si évidemment au-dessus de tout son entourage, le maire et l’adjoint cessèrent ils de parler de l’événement pour renfermer leurs réflexions en eux-mêmes.

La blancheur de ces murs intacts, la verte pelouse bordée de fleurs qui semblait un tapis au milieu de la cour, les hauts peupliers qui se tenaient en sentinelle de chaque côté de la porte, la grille enfin, cette grille tant envier dans le canton, disaient si bien aux deux officiers municipaux : Respectez Manoquet !

Manoquet ! qui possède ce bel immeuble et sept ou huit métairies ; Manoquet ! qui paie mille francs d’impôts et qui, partant, pourrait devenir un jour ou l’autre votre député. Manoquet ! qui dîne deux fois l’an chez le préfet du département ; Manoquet ! qui pourrait, s’il le voulait bien, bouleverser le canton à ce point, que Gaujac cesserait d’être maire et Mannequin d’être adjoint !

Or cependant, ce demi-Dieu dont la déchéance mise en question était une si grosse affaire, arriva en courant au seuil de la grille. Elle s’ouvrit comme par enchantement devant lui, et une exclamation étouffée se fit entendre.

Vanvré fit observer que, sans nul doute, madame Manoquet inquiète de l’absence et de la folie de son mari guettait son retour dans le jardin. On entendit la porte de la maison se refermer et tout fut dit ; il fallut rentrer dans la ville.

Le retour fut plus silencieux que la venue. Il se faisait tard d’ailleurs, et chacun commençait à penser à son logis, où l’attendait une ménagère d’autant plus impatiente que, malgré l’heure avancée, l’affaire du café n’avait pu manquer de se répandre. D’ailleurs, le maire et l’adjoint avaient déjà pensé que les choses devenaient assez graves pour exiger de la réserve.

On se sépara, mais pas avant que l’impitoyable Vanvré ait eu le temps de dire au maire :

— C’est égal, moi, si j’étais juge d’instruction, et qu’il se commît un crime si étrange dans mon arrondissement, je n’oublierais point cet axiome du droit romain qui recommande, avant toute chose, de rechercher à qui le crime profite !

Manoquet, ce bourgeois si respecté de la petite ville d’A***, était un de ces propriétaires carrément posés sur un millier d’arpents qui ont tant d’importance en province.

Dans certains départements du Midi, rien n’est plus inattaquable que les gens qui possèdent de beaux biens au soleil comme on dit. On a la plus haute considération pour la richesse territoriale, et, surtout, pour celui qui a su l’acquérir lui-même.

Et puis, ces fortunes et ces positions qui nous paraissent infimes à Paris, ont en province une valeur énorme : et, si l’on cherchait bien, on serait étonné de voir l’influence qu’elles exercent même en dehors de leur cercle.

Deux mois environ avant l’époque où nous commençons ce récit, le département avait été mis en émoi par un de ces crimes comme il s’en commet, bon an, mal an, trois ou quatre en France. Un vieil avare, soupçonné dans le pays de cacher un trésor, avait été assassiné avec sa servante, dans une maison isolée des environs d’A***.

Un vulgaire eustache connu pour appartenir à la victime, une glace brisée, derrière laquelle un trou dans le mur contenait encore deux ou trois louis oubliés par le voleur, deux cadavres et une fenêtre ouverte, ce fut tout ce que la justice put recueillir ou constater, quand elle arriva sur le lieu du crime.

Depuis, c’était en vain qu’elle avait recherché l’auteur par tous les moyens possibles. Le temps était sec et par conséquent les traces de pas n’avaient pu servir d’indice. Aucun vêtement taché de sang n’avait été vu à personne dans tout le pays.

On avait arrêté, pour la forme, un vieux jardinier sourd qui habitait une cabane à l’extrémité du jardin du bonhomme Mornaix. Mais, comme nous l’avons vu plus haut, faute de renseignements et d’aucune preuve quelconque, on avait dû le mettre en liberté.

Peut-être, le lecteur aura-t-il déjà entrevu l’horrible drame qui avait laissé deux cadavres dans cette maison solitaire ; peut-être aura-t-il, à travers l’obscurité d’une nuit sans lune, reconnu Manoquet s’échappant avec la fièvre de sa belle maison à la grille orgueilleuse ; errant à travers la campagne, sans projet arrêté, s’approchant par hasard de la maison Mornaix — écoutant une à une ses pensées incohérentes…

Peut-être, même, aura-t-il suivi la marche de ces pensées ; depuis la première, qui était l’envie folle et maladive d’acquérir les Barbettes, ce beau bien qui faisait son propriétaire maître de deux communes, jusqu’aux dernières qui arrivèrent pressées et sombres comme une volée de corbeaux.

« L’adjudication a lieu demain… au comptant…

« Tout le monde croit dans le pays que c’est moi qui vais acheter.

« J’ai déjà reçu bien des coups de chapeau de plus, parce que l’on me croit le futur propriétaire des Barbettes… J’ai dîné avec le sous-préfet qui m’a présenté au député d’un arrondissement voisin, en lui disant : — Monsieur Manoquet, un des plus riches propriétaires du pays… bientôt peut-être votre collègue…

« Que dira-t-on, quand on verra que je n’achète pas ?…

« — Manoquet n’est pas si riche qu’il paraît… Manoquet est ruiné. Aussi pourquoi s’est-il fait bâtir un palais ?… avec une grille ?… Pourquoi madame Manoquet a-t-elle un cachemire de l’Inde ? et mademoiselle Manoquet des robes de cent francs ?

« — Ma foi ! dira Vanvré, je ne suis pas fâché de ne pas être devenu son gendre… Eh ! eh ! la dot ne paiera que la toilette de madame…

« — Faut-il qu’il soit à court pour ne pas avoir acheté les Barbettes ! Un bien qui jouxte toutes ses propriétés, qui lui met continuellement des étrangers chez lui, qui lui vaudra tous les ans trois ou quatre procès…

« — Il y a des gens qui font moins d’étalage et qui sont plus solides… Le petit père Mornaix, par exemple ! en voilà un, qui a bien sûr dans sa cachette de quoi acheter les Barbettes !… et les payer au comptant… en bel or…»

Le petit père Mornaix !…

Une fois ce nom logé dans la cervelle de Manoquet, ses idées prirent une direction fatale, unique et fixe, que rien ne pouvait changer.

« Que diable fait-il de son argent ?… Il doit avoir plus de cent mille francs cachés depuis qu’il thésaurise…

« Si cet argent avait été placé depuis vingt ans… en bonnes terres !…

« Pourvu qu’il n’ait pas l’idée d’acheter les Barbettes ?… Mais non !… les avares aiment l’or pour l’or…..

« Ce que c’est que le sort pourtant !… pourquoi tant d’argent entre les mains de ce bonhomme ?… Il a soixante-dix ans, il va bientôt mourir !

« Mourir !… Si le père Mornaix mourait, en effet, qui diable serait lésé au monde ? — Il n’a point de femme, point d’enfants, point de belle maison, qui serait dépecée après sa mort pour licitation entre majeurs et mineurs…

« Mais où serre t-il son trésor ? »

Et, insensiblement, mû par une attraction indéfinissable, Manoquet resserrait son cercle autour de la maison isolée. On n’entendait point de bruit, les jalousies étaient closes. À travers l’une d’elles, filtrait un rayon de lumière. Manoquet s’approcha… machinalement…

Dans la pièce qui servait de salon, Mornaix se promenait à grands pas.

Il était seul, et semblait en proie à un combat violent.

De temps en temps il s’arrêtait devant la glace de la cheminée et y restait immobile.

Cependant il était évident qu’il ne s’y mirait point.

Ses yeux erraient avec inquiétude autour de lui ; il semblait craindre d’être vu devant cette glace et brider de s’en approcher.

— L’argent est là, se dit Manoquet.

« Pourtant, si tout autre que moi, monsieur Manoquet ancien maire et bourgeois considéré de la ville d’A***. si quelqu’ambitieux dans la misère, voyait là ce vieil Mornaix, si chétif, si grêle, si jaune… et cette glace qui défend un trésor ?…

« Car il doit y avoir bien de l’argent là-dedans… des doubles louis ! — Le vieil harpagon n’a jamais changé d’or !… »

Après un dernier regard, plus effaré que les autres, Mornaix tira de sa poche son vieux couteau à manche noir, bien connu dans le pays pour avoir subi autant de métamorphoses que celui de Jeannot ; il glissa la lame, amincie et creusée par l’usage, dans la rainure de la glace et appuya.

La glace s’ouvrit comme le vantail d’une armoire, et laissa voir à l’œil fiévreux de Manoquet un trou assez grossièrement fait dans la muraille, et dans ce trou une cassette cerclée de fer.

Mornaix ouvrit la cassette, et en tira des piles d’or qu’il rangea devant lui.

Manoquet fit un soubresaut en arrière de la fenêtre :

Des doubles louis ! ce sont des doubles !

Et il revint tremblant à son poste d’observation.

Les piles sortaient une à une, doucement soupesées par l’avare, et s’alignaient sur deux files.

— Cordieu ! je crois bien qu’il pourrait acheter les Barbettes, les payer rubis sur l’ongle et garder encore de bons sacs d’argent comptant…

Les Barbettes……

Comme si ce nom, qui n’avait pas franchi la pensée de Manoquet, eût éveillé un écho, le petit vieillard cessa d’aligner les piles d’or et prit sur une table voisine un papier jaune qu’il déroula. Sur ce papier Manoquet lut en lettres de deux pouces qui lui parurent flamboyantes :


Demain 23 Juin 1840,

ADJUDICATION DEFINITIVE

DE LA PROPRIÉTÉ DITE DES BARBETTES,

Canton de… commune de… etc…

Bois, prés, terres labourables, étang, bâtiments d’habitation, deux métairies, etc.

À cette vue, quel démon, quel vertige saisirent Manoquet de leurs griffes aiguës ?…

Soulever la jalousie, enfoncer la fenêtre d’un violent coup de poing, sauter sur le vieillard, étreindre son cou grêle entre deux mains crispées fut l’affaire d’une seconde.

Un râle sourd fut la seule plainte de l’avare qui réunit ses dernières forces pour repousser la glace sur son trésor.

La glace, trop rudement lancée, frappa le mur avec violence et retomba en éclats.

Mais, avant que la servante éveillée par le bruit ait eu le temps de se lever, Mornaix, jeté à terre, étouffé par deux mains nerveuses et meurtri par les coups redoublés son assassin dont les genoux lui enfonçaient la poitrine, avait rendu le dernier soupir sans pousser un cri.

Alors, Manoquet saisit le couteau allongé de sa victime et s’élança dans l’ombre au-devant de la servante, tUne lutte de quelques minutes, des cris bientôt expirants dans la gorge percée d’outre en outre de la malheureuse fille, puis des soupirs étouffés et la chute d’un corps lourd sur le carreau annoncèrent que le premier crime n’aurait pas de témoin.

L’assassin retourna au salon, perça de quelques coups de couteau le corps déjà sans vie du malheureux Mornaix, remit précipitamment dans la cassette les rouleaux d’or épars, saisit le trésor, renversa la lampe, et s’enfuit à travers les ténèbres.

Qui aurait eu l’idée de se promener à cette heure-là par les chemins ? qui aurait pu voir Manoquet rentrer chez lui sans bruit par une porte dérobée ?…

En arrivant à pas de loup dans sa chambre, son premier soin fut de cacher la cassette sous les matelas de son lit ; puis il tomba épuisé sur un fauteuil.

Il prit sa tête dans ses mains sanglantes comme pour contenir sa cervelle prête à éclater.

Puis, il bondit sous les premières atteintes de la terreur, et songea à examiner ses habits, qui devaient être tachés de sang, et à faire disparaître toute trace de son crime.

Mais, chaque mouvement était pour lui l’occasion d’un nouvel effroi : le frémissement des rideaux de son alcôve quand il les effleurait, le bruit de ses pas sur le parquet, le grincement rapide de l’allumette chimique sur le papier de verre, tous ces petits chocs, si légers qu’ils fussent, le faisaient tressaillir.

Il lui semblait qu’ils éveillaient des échos lugubres et que sa femme allait se lever et venir dans sa chambre ; sa fille, même, peut-être !………

Alors, il se hâtait, et les bruits devenaient plus fréquents et plus sonores, et les allumettes s’éteignaient l’une après l’autre en jetant un éclair bleuâtre.

Enfin, cependant, la bougie fut allumée ; sa première lueur causa à Manoquet une nouvelle émotion. Néanmoins, par un effort de volonté, il secoua ces puériles inquiétudes, et regarda ses mains, d’abord, qui étaient tachées de sang déjà sec.

Son premier soin fut de se déshabiller à la hâte et de revêtir son costume de nuit ; puis il lava ces mains sanglantes, les essuya avec soin, et vint devant sa glace pour voir s’il n’avait pas de sang au visage.

Mais alors il pâlit, chancela, et se retourna vivement en étouffant un cri d’effroi.

Dans cette glace, dans la glace de sa chambre et de sa cheminée, ce n’était pas lui qu’il rencontrait ; c’était le vieux Mornaix, tel qu’il l’avait vu deux heures auparavant, l’œil fixe, arrêté devant une autre glace qui cachait son trésor.

D’abord, il se précipita en arrière, regarda partout dans les rideaux, sous les meubles, dans les encoignures : puis il rappela ses souvenirs. Mornaix était mort, bien mort, étouffé et percé de coups de couteau… Ce n’était donc pas lui : il n’avait pu le suivre… Mais c’était son ombre, peut-être.

Cette idée rendit à Manoquet le courage de la bravade : avoir peur d’un spectre, lui, Manoquet !

— Allons donc ! se dit-il, suis-je un enfant ?

Et il se rapprocha de la glace.

Le petit vieillard était encore là, avec son pantalon de nankin, sa veste usée, sa queue et ses ailes de pigeon, et ce regard, cet insupportable regard fixe qui semblait plonger dans les yeux de Manoquet ses deux rayons connue deux jets de flammes.

Cette fois, l’assassin resta rivé au parquet devant cette vision qui devenait horrible. Il voulait fuir et ne le pouvait plus ; au contraire, une puissance inexorable l’attirait plus près encore du miroir et du reflet.

Cependant, il entendit sonner trois heures, et la peur de la justice humaine, qui allait s’éveiller avec le jour, lui rendit des forces. Il s’arracha de devant cette glace, saisit les habits qu’il venait de quitter, et les emporta dans le coin le plus reculé de la chambre pour les visiter.

Mais il fallait retourner à la cheminée pour prendre la bougie, et il ne pouvait s’y résoudre. Ses dents claquaient, et beffroi glaçait jusqu’à la moelle de ses os.

Il prit ses habits un à un et essaya de distinguer les taches de sang dans la pénombre ; mais c’était en vain que ses doigts palpaient l’étoffe et que ses yeux perçaient les ténèbres : les habits étaient de couleur sombre, il ne pouvait rien distinguer.

Le jour allait venir pourtant !

Alors, par un suprême effort de volonté, il marcha en avant, ferma les yeux, saisit la bougie et revint en courant.

Par un hasard extraordinaire, ses habits étaient peu ou point tachés. Il les retourna précipitamment dans tous les sens, lava avec soin toutes les traces sanglantes, les essuya, les essora, se lava le visage et les cheveux, et, par surcroît de précaution, frotta avec du papier, qu’il brûla ensuite, les gouttes d’eau rougeâtre qui étaient tombées sur le parquet ; puis il souffla sa bougie.

L’obscurité lui rendit du courage. Il osa traverser sa chambre à pas de loup, ouvrir avec mille précautions une fenêtre, sortir enveloppé d’une robe de chambre, et écarter la superficie de la terre fraîchement remuée d’une plate-bande, pour enterrer l’eau sanglante de ses ablutions. Enfin il se coucha.

Quatre heures sonnaient et le jour commençait à poindre ; Manoquet, roulé dans ses draps, cachait sa tête dans ses oreillers et appelait en vain le sommeil. Son imagination, lancée à toutes brides, s’égarait à travers ses souvenirs et ses terreurs. Il était couché sur la cassette du père Mornaix, et la place de sa couche où l’épaisseur de la boite faisait bosse, lui semblait brûlante, — Comment la cacher cette cassette dénonciatrice ? où la mettre ? — Sous son lit ? — On la trouverait. — Dans son armoire ? — Mais si sa femme en demandait la clef ? — L’enterrer ? — Il faisait trop jour !

Le soir seulement… la nuit suivante, c’est-à-dire, il pouvait l’enfouir… alors elle serait vide ! les Barbettes seraient achetées… — Peut-être ?…

Peut-être ! car d’ici-là, combien d’événements pouvaient surgir… Avec ce jour, ce jour pâle encore, mais qui grandissait de minute en minute, le crime allait se découvrir… On allait trouver ces deux cadavres. — Et si l’un des deux respirait encore ? Si Mornaix était vivant ? S’il allait se trouver présent à l’adjudication des barbettes et dire en le montrant au doigt : — Voilà mon assassin !

Alors, se dressait dans le souvenir de Manoquet le fantôme de sa victime, tel qu’il l’avait vu deux fois dans la glace. Et il fermait les veux, en cachant sa tête sous ses couvertures, dans la crainte de le revoir encore.

Puis, mille peurs contradictoires se disputaient son esprit. Peur de la justice humaine, qui, peut-être, allait suivre pas à pas ses démarches pendant cette nuit fatale ; peur des premiers visages qu’il allait voir à son réveil : du regard de sa femme, du baiser matinal de sa fille ; peur surtout des récits des domestiques, qui allaient savoir, dès le matin, l’horrible événement, et de la mine qu’il ferait en les écoutant ; peur d’avoir peur, surtout, en approchant d’une glace !

En vain, essayait-il de se prouver à lui-même, que sa vision était née d’un instant de fièvre ; en vain, s’assurait-il, par les raisonnements les plus convaincants, qu’une hallucination seule avait pu lui montrer l’ombre de sa victime au lieu et place de son propre reflet ; en vain, tâtait-il son crâne chauve et sa barbe piquante du matin pour se prouver qu’il était bien lui-même, et que la glace ne pourrait lui renvoyer que son image à lui, Manoquet, Un tremblement nerveux irrésistible, agitait tous ses membres. Chaque gradation de la lumière augmentait son angoisse au lieu de la chasser, car il avait peur comme ont peur ceux qui ne croient pas aux fantômes et qui se moquent des remords.

Enfin l’heure du lever arriva ; il fallait sortir du lit, s’habiller !

C’est-à-dire, qu’il fallait revoir ses habits sanglants il y a quelques heures, affronter le regard des siens, se mêler à la vie sociale… et passer devant des glaces ! il fallait faire sa barbe ! rester vingt minutes devant un miroir !…

Et Manoquet s’enfonçait plus avant encore dans ses oreillers. — Si je ne me levais pas ? se disait-il.

— Oui ! mais ce serait un indice… on dirait : Manoquet se lève habituellement à six heures… à sept il est habillé, rasé, coiffé… Manoquet s’est levé plus tard… il avait donc mal dormi ?

— Allons !

— Suis-je fou, d’ailleurs, de craindre en plein jour une hallucination de ténèbres ? Ces morts sont morts…

— Eh ! ne suis-je plus un homme ? Ne suis-je pas Manoquet, après tout, ce matin comme hier, et ce soir ne serai-je pas propriétaire des Barbettes ?

J’achète, je paie en beaux écus d’or… pardieu ! n’est-ce pas tout ce qu’il faut ? et qui oserait ne pas me respecter ?… me soupçonner ? moi ?… quelle folie !…

Et d’un saut, cette fois, Manoquet fut à bas de son lit. Il se vêtit à la hâte, en étant au grand jour un dernier renard d’examen à ses habits, et traversa résolument sa chambre pour aller à la fenêtre faire sa barbe.

Il passa raide sans tourner la tête du côté de la cheminée. Mais quelle force inconnue obligea son regard à devenir oblique pour interroger furtivement le miroir ?

Quel peintre magique y esquissa en moins d’une demi-seconde le profil busqué du père Mornaix, et son aile de pigeon poudrée à blanc ?

La vision était donc réelle ? elle était donc constante ?

Une idée horrible traversa l’esprit de Manoquet et vint réunir toutes ses terreurs en une seule ; mais intense, mais poignante à lui faire oublier tout le reste, et ses richesses futures et ses craintes présentes : à lui faire chercher du regard à quel clou ou à quelle patère il pourrait se pendre, en faisant un nœud coulant à sa cravate…

Il se demanda, si cette apparition implacable et vengeresse serait visible pour lui seul ?… si les autres, en cherchant Manoquet du regard, ne verraient pas Mornaix se dresser à ses côtés, ou derrière lui, ou en son lieu et place, enfin comme lui le voyait dans les miroirs.

Il entendait dans sa maison le bruit du réveil ; les pas dans les corridors, les portes s’ouvrir et se fermer, la sonnette de la grille annoncer les fournisseurs ; il sentait approcher de minute en minute le moment où ses domestiques allaient lui apporter son déjeuner, où sa femme allait entrer chez, lui, où un premier regard allait croiser le sien et voir… quoi ?… Lui, ou un spectre accusateur ? lui, ou le fantôme de cet avare maigre, chétif et vieux, qui gisait étendu dans son sang en face de la cachette de son trésor pillé ?

Cette angoisse croissante devint insupportable devant cette crainte odieuse, tous les châtiments de la justice humaine lui semblèrent des jeux d’enfant, et il se souvint à peine de retirer la cassette volée de dessous ses matelas pour la cacher provisoirement dans une armoire. Que lui importait cette preuve si l’ombre du propriétaire était là, réclamant devant tous son bien volé ?

Enfin la clef tourna dans la serrure et la porte s’ouvrit. Ce fut une seconde, mais une de ces secondes pendant lesquelles les cheveux blanchissent.

Madame Manoquet entra.

— Eh bien ! Manoquet, dit-elle, tu sais la nouvelle ?

— Non. reprit le malheureux d’une voix étouffée.

— On dit que c’est ce vieux grippe-sou de Mornaix qui achètera les Barbettes !

— Ah !… Mais comment voudrais-tu que je le sache ?… Pourquoi me demandes-tu cela ? balbutia-t-il.

— Mais, comme tu es sorti tard hier au soir, tu aurais pu voir des gens qui te l’auraient dit : on est bien venu me le dire à moi !

— Je suis sorti tard ?… mais non… mais non… tu as des visions… — Ne va pas répéter cela, au moins !

— Bon ! que tu es sorti hier ? Si c’est un secret je ne le dirai pas : c’est bien !

Manoquet respira : le crime n’était pas connu encore, et le spectre n’était point visible à tous les yeux.

— Bah ! dit-il, il ne les tient pas encore les Barbettes, le vieil avare… et il lui faudra monter haut l’enchère s’il veut me les arracher !…

— Tu achètes donc ? s’écria madame Manoquet au comble de la joie, en sautant sur les genoux de son mari. — Mais comment as-tu fait pour trouver l’argent ?

— Bon, bon, ne t’inquiète pas ; on payera !

— Mais alors c’est donc que tu avais de l’argent caché… quelque magot que tu me dissimulais ? — Allons, avoue, avoue.

— Peut-être bien, répondit Manoquet, que la perspective d’être propriétaire de cette terre tant désirée, grisait au point de lui faire tout oublier.

— Quel bonheur ! quelle joie ! quelle surprise ! Pour le coup nous allons être les premiers partout… Tu seras député, Manoquet. — Moi je veux aller six mois à Paris l’hiver. — Et ce Vanvré, ce petit avocat sans causes qui fait toujours sa cour à Élisa ! comme je vais le mettre à la porte. — Je veux marier notre fille à Paris et non pas dans ce trou de province. — Qu’en penses-tu ?

— Oui vraiment !

— Manoquet, je veux une voiture pour aller à nos maisons de campagne et pour me promener dans la ville.

— On verra, on verra, madame Manoquet, répondit le bourgeois flatté dans les plus secrètes tendances de sa vanité départementale.

— J’étais fou, pensa-t-il. Le spectre n’a jamais existé que dans mon cerveau. Eh ! vogue la galère ! qui diable pourrait me soupçonner ?

— Ah ! tu me faisais des cachotteries ?… Et, où donc, cachais-tu ton argent ? reprit madame Manoquet par un manège assez ordinaire aux femmes, manège qui consiste à tourner autour d’un secret, jusqu’à ce qu’elles le sachent de gré ou de lassitude.

— Tu es trop curieuse.

— Oui, oui, c’est pour cela que monsieur a couru le garou toute la nuit…

— Veux-tu te taire ! s’écria Manoquet en bondissant sur son siège… D’abord, il n’y a rien de vrai dans tout cela. Je n’avais pas le moindre argent caché ailleurs que dans mon secrétaire ; j’ai joint à mes économies quelques emprunts adroitement contractés hors de l’arrondissement, et je vais bravement acheter la propriété ! Il me manquera une dixaine de mille francs pour le paiement, mais ma foi ! quand une fois l’acte sera fait, ton oncle Bajac les prêtera. J’ai une combinaison en vue qui fera de l’argent… et il faudrait du malheur pour que tout ne soit pas remboursé dans l’année. — Voilà mon affaire, ma biche ! fit Manoquet enchanté de son arrangement. Maintenant, ne cause pas !

Madame Manoquet était trop sincèrement ravie pour ne pas se contenter de cette explication. Elle se leva et lâcha la tête de son mari qu’elle n’avait point cessé de caresser, bichonner, flatter et embrasser.

— Allons, maintenant il faut s’habiller, déjeuner et courir à cette adjudication vite et tôt ! — Moi j’irai ce soir sur le Cours. — Fais ta barbe !

Cette proposition fit tressaillir Manoquet de la tête aux pieds.

— Bah ! ce sera pour demain, dit-il.

— Pour demain ? es-tu fou ? Depuis quand ne fais-tu plus ta barbe tous les jours ?

— Pour une fois !…

— Oui, et on le remarquerait. On dirait : Manoquet était tellement troublé aujourd’hui qu’il avait oublié de faire sa barbe ! Allons donc ! du courage !

— Laisse moi tranquille.

— Tiens, voilà ton savon préparé ; regarde comme il mousse ! voilà tes rasoirs, voilà ton miroir. — Allons, houp ! Et d’un mouvement rapide elle badigeonna de savon le menton de son mari.

Celui-ci avait réuni tout son courage pour une dernière épreuve. Il jeta un regard sur la glace et retomba vaincu sur le dossier de son fauteuil.

C’était encore Mornaix qu’il venait de revoir dans ce miroir que lui tendait sa femme. Mais Mornaix en col de chemise, et le visage barbouillé de savon.

Oh ! s’écria-t-il en couvrant le miroir de ses deux mains.

— Eh bien ! quoi ! qu’y a-t-il ? As-tu peur de ton ombre à présent ?

— De… mon… ombre… balbutia le malheureux avec des yeux égarés… ce n est pas mon ombre cela…

— Allons donc, mon ami, qu’as-tu ? demanda madame Manoquet, effrayée cette fois du visage bouleversé de son mari.

Manoquet resta un instant sans répondre. Il paraissait prendre une résolution difficile et repoussait toujours la glace de ses deux mains. Enfin il regarda madame Manoquet avec une expression d’angoisse et de prière….

— Ma femme, dit-il, est-ce que… j’ai les cheveux blancs ?

— Tu sais bien que tu es chauve et que les cheveux qui te restent sont noirs !

— Ainsi je n’ai pas soixante-dix ans ? je ne suis pas poudré, je ne suis pas maigre et jaune comme…

— Tu es fou ! mon ami,

— Mais… j’ai bien de la mousse de savon sur la figure, reprit le malheureux, hésitant entre l’espérance et la terreur.

— Sans doute.

— Voyons donc ! s’écria-t-il avec une énergie nouvelle, en retirant brusquement ses mains pour regarder dans la glace. Est-ce que c’est moi ?…

Il n’acheva pas sa phrase, car il venait de retrouver la même tête en face de lui ; la même tête couverte de mousse savonneuse comme la sienne et avec le regard fixe qu’il devait avoir, et derrière cette tête, la figure étonnée, mais calme, de madame Manoquet.

Ses yeux s’injectèrent de sang, il brisa la glace en mille morceaux et n’eut que le temps d’ouvrir une fenêtre pour ne par suffoquer.

Madame Manoquet restait immobile et consternée, sans rien comprendre à cette scène étrange.

Tout à coup Manoquet, à qui l’impression de l’air avait rendu de l’empire sur lui-même, se retourna et regarda sa femme avec un froncement de sourcils qui annonçait une résolution énergiquement prise.

— Ma bonne amie, lui dit-il, je ne veux plus voir une glace dans ma maison, et cela, à l’instant, sur l’heure ! commence par me couvrir celle de cette cheminée avec une serviette, ton châle, ton tablier, ce que tu voudras.

— Mais ?…

— Fais-le immédiatement ! sans retard ! reprit-il d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

Madame Manoquet se mit en devoir d’obéir, fort inquiète du dérangement d’esprit de son mari, mais sans essayer aucune autre observation.

Quand la glace fut couverte, Manoquet respira et se mit à arpenter sa chambre de long en large comme un prisonnier qui s’habitue à la liberté ; puis, il acheva de s’habiller, après s’être essuyé la figure et brossé les cheveux.

— Tu as bien compris ce que je t’ai dit, n’est-ce pas ? demanda-t-il à sa femme. Il faut que ce soir, quand je rentrerai, toutes les glaces de la maison soient citées ; celles qui servent à toi et à ta fille devront être ou dissimulées sous un rideau ou mises dans une armoire dès que vous aurez fini votre toilette.

— Oui, mon ami.

— À compter de demain tu feras en sorte d’avoir un barbier qui vienne me raser tous les matins.

— Bien.

— Et surtout pas un mot sur tout ceci… tu chercheras un prétexte… une histoire… tu prendras tout sur toi… C’est pour moi une question de vie ou de mort, tu entends ?

— Sois tranquille, reprit la pauvre femme toute tremblante.

— Maintenant laisse-moi à mes affaires… Les Barbettes seront achetées ce soir !

Quelques heures plus tard, en effet, la ville d’À*** apprenait en même temps l’acquisition de la propriété tant enviée des Barbettes par monsieur Manoquet, ex-maire, futur député, et l’horrible assassinat du vieux Mornaix et de sa servante. On pensera sans peine que malgré l’importance exagérée qu’attachaient les principaux personnages de la ville à 1 adjudication, un crime si audacieux fit l’effet d’une révolution.

L’inquiétude et l’effroi furent unanimes.

Aucune preuve, aucun indice ne mettait sur les traces des coupables, et plus le mystère qui enveloppait ce drame sanglant paraissait impossible à percer, plus la terreur augmentait. Les uns, croyaient à une bande d’assassins organisés pour le vol et le pillage ; les autres, plus clairvoyants, reconnaissaient les caractères d’un crime isolé, mais n’avaient que plus de frayeur de l’assassin qui savait si bien cacher ses traces, et se soustraire aux investigations de la justice.

Le crime avait été découvert à midi environ, par le jardinier qui, ne voyant pas sortir son maître à l’heure habituelle, était entré dans la maison pour lui demander ses ordres. À une heure, toute la population masculine qui n’assistait pas à l’adjudication des Barbettes, avait été de tous les côtés aux informations, et, à quatre heures, le juge d’instruction, le sous-préfet et le procureur du roi faisaient leur enquête.

On pense quelle était sur le Cours l’agitation générale, quand, dans l’après-dîner, chacun en s’abordant se transmettait ses renseignements, ses impressions et les termes du procès-verbal. Toutes les suppositions, toutes les conjectures les plus improbables étaient mises en avant tour à tour. Mais au milieu du concert de félicitations que recevaient monsieur, madame et mademoiselle Manoquet, sur leur nouvelle acquisition, à travers les prestiges qui environnaient cette fortune désormais rangée parmi les plus considérables du département, quel oseur eût laissé faire, seulement en imagination, un rapprochement quelconque entre l’achat des Barbettes et le meurtre du père Mornaix ?

Et pourtant !… il y avait déjà sur ce Cours, si bruyant et si animé, une personne qui ne se laissait aller ni à la curiosité banale, ni à l’orgueil de la richesse. Tandis que la fumée de l’encens grise, pour une heure, l’assassin lui même, un ver rongeur s’est installé au cœur de sa femme. Ce pressentiment, cette crainte qu’elle n’ose encore appeler d’aucun nom, qu’elle repousse, qu’elle étouffe sous les raisonnements, creuse un sillon et y laisse sa trace noire. Elle a peur.

Aussi, malgré la fortune, la vie devint-elle douloureuse à la belle maison de Manoquet. Des incidents bizarres s’y succédèrent, et furent comme les coups de cloche, qui rappelaient la crainte au cœur de la pauvre femme, dès qu’elle se laissait aller à la vie facile en chassant les chimères.

Manoquet devint taciturne et sombre ; mille choses indifférentes lui déplurent ou l’offensèrent. Après les glaces irrévocablement proscrites, au grand étonnement des gens et des visiteurs, ce fut le tour de toutes les surfaces brillantes, des marbres polis, des meubles luisants, des cristaux et de la vaisselle.

En vain, madame Manoquet cherchait-elle à tout des prétextes et nies excuses ; en vain, déployait-elle, vis-à-vis de tous, cette adresse qui est le génie de la femme, même vulgaire, quand ses grands intérêts de cœur sont en danger. Rien ne pouvait entièrement dérober aux yeux de sa fille, de ses domestiques et de ses amis intimes, les excentricités croissantes de son mari ; rien ne pouvait chasser de sa propre pensée l’inquiétude et le soupçon.

Et puis, Manoquet sortait ! il allait à ses affaires. Si peu que ce fût, il allait voir les gens dont il ne pouvait s’éloigner tout à coup sans éveiller l’attention. Et partout il trouvait des glaces ! et partout, en dépit de ses précautions, il se trouvait, au moins un instant, en présence de l’apparition maudite. Alors il rentrait en proie à la fièvre, au délire. Cette vie devint horrible.

Tantôt, le malheureux, perdant toute espérance, prenait la résolution de jeter au suicide cette existence empoisonnée ; tantôt, il se rattachait par l’ambition à cet espoir qui l’abandonnait sans cesse. Un instant, il croyait entrevoir la fin de son supplice ; il se persuadait qu’à force de volonté, il vaincrait le spectre et dompterait le remords.

Un jour, quelques semaines après l’acquisition des Barbettes, mademoiselle Élisa exprima te désir de voir cette belle propriété et d’y pendre la crémaillère. Manoquet accueillit avec joie cette demande, qui le rattachait à la vie par son orgueil de propriétaire, et sa femme fut heureuse d’un projet qui semblait promettre au malade une distraction… salutaire peut-être !

On partit donc en famille, et l’on admira d’abord ces beaux mouchoirs à bœufs, comme disent les propriétaires campagnards, qui entouraient les fermes et la maison d’habitation. Ou supputa le produit des récoltes ; on goûta, pour ainsi dire, la qualité de la terre ; on admira la beauté des arbres, le bon entretien des bois, la sage distribution des semailles, avec l’enthousiasme de connaisseurs habitués à la comparaison.

En approchant de la maison, tout devint une joie nouvelle : les vergers Étaient riches, les arbres fruitiers d’un l)on rapport ; l’étang paraissait bien empoissonné. Et puis, il y avait des fleurs, des jets d’eau, des bancs de gazon, des kiosques de verdure, ces mille gloires de propriétaire, enfin, qui font d’une maison de campagne la première d’un arrondissement, et de son heureux possesseur l’objet de l’envie générale.

On entra d’abord dans un élégant vestibule que précédait un perron de quelques marches ; ensuite, dans une vaste salle à manger où les fermiers préparaient un repas fourni par le poisson des étangs, la volaille des basses-cours et les fruits des jardins ; puis Manoquet ouvrit la porte qui communiquait au salon et fit quelques pas dans l’ombre, car on avait fermé les volets et les rideaux à cause de la chaleur du soleil.

Mais, à peine ses yeux avaient-ils percé les ténèbres, qu’un cri rauque s’échappa de sa poitrine et qu’il tomba raide sur le parquet.

Madame Manoquet et sa fille se précipitèrent à son secours. Les fermiers accoururent : on transporta le malheureux à l’air et à la lumière ; sa face était violette, sa bouche écumante, ses dents serrées.

Madame Manoquet coupa la cravate de son mari, lui jeta de l’eau à la figure, lui fit respirer des sels, tandis que la jeune fille commandait un bain de pieds et frappait en pleurant dans les mains du moribond.

Enfin, Manoquet respira et promena autour de lui des yeux égarés.

— C’est juste… c’est juste, murmura-t-il d’une voix entrecoupée… nous sommes chez lui !…

— Chez qui donc, mon ami ? fit madame Manoquet tremblante, en éloignant d’un geste tout le monde, même sa fille.

— Tu ne l’as donc pas vu, venir au-devant de moi à travers la glace du salon, comme pour me faire les honneurs de sa maison ?

— Au nom du ciel, mon ami, qui donc ? Qui vois-tu dans toutes les glaces, dans tous les verres, partout ?…

— Lui !…

— Mais qui ? mais qui donc, encore une fois ? Tu nous tues avec tes terreurs… perds-tu la raison ?… Qui ?…

— Mais lui !… Mornaix ! répondit le malheureux avec un regard fou.

Madame Manoquet se jeta sur son mari pour étouffer ses paroles.

— Tais-toi, tais-toi, malheureux, s’écria-t-elle, pour ta fille, pour ta vie, pour nous tous.

— Quoi donc ? Qu’ai-je dit ? reprit tout à coup Manoquet, ramené par l’épouvante de sa femme au sentiment de la réalité.

— Bien, mon ami, répondit la pauvre créature.

Depuis ce jour, jusqu’à celui de la scène que nous avons décrite au Café de la Mairie, la vie de ces deux êtres fut infernale. Manoquet sentait la folie lui étreindre le crâne malgré ses combats, malgré l’énergie d une volonté devenue terrible. Sa femme attendait, le cœur tordu par l’angoisse, chaque péripétie de l’instruction criminelle en conjurant le scandale par des efforts suprêmes.

À tout prix, elle voulait détourner l’attention jusqu’à l’hiver, pour emmener Manoquet à Paris sans causer trop d’étonnement. Mais, chaque jour, de nouvelles scènes rendaient la feinte impossible ; chaque jour la catastrophe devenait plus imminente. L’épouse et lanière, la voyait inévitable, terrible, menaçante, et prête à faire crouler l’édifice de tant de comédies et de mensonges.

Il y a des dévouements inconnus et des expiations imméritées qui doivent avoir la puissance de racheter des crimes. Pendant les deux mois qui s’étaient écoulés depuis l’assassinat, madame Manoquet avait souffert un horrible martyre. Aussi, semblait-elle avoir pris dix années de plus. Ses cheveux blanchirent, son visage pâlit et se déforma ; mais, elle ne voulait pas que l’on remarquât ces changements, qui auraient encore attiré l’attention sur son intérieur. Mourante presque, elle se teignit les cheveux et mit du rouge.

Elle tâchait de retenir sou mari au logis sous mille prétextes : un jour c’était un rhume, un autre une courbature, indispositions qui empêchent un patient de s’exposer aux intempéries de l’atmosphère, et n’exigent point les soins assidus d’un médecin.

Manoquet sentait trop bien lui-même le dérangement de ses facultés, il avait trop peur d’avoir ses visions au-dehors, pour ne pas seconder les précautions de sa femme. Mais s’il fallait éviter, par dessus toutes choses, de laisser voir les angoisses et les terreurs du criminel, il fallait également ne pas étonner i esprit inquiet de la petite ville, par une retraite absolue. Les tyrannies de la vie de province venaient à chaque instant faire subir à cette lutte de nouvelles épreuves. Tantôt c’étaient des réflexions cruelles qui circulaient ; tantôt des visites indiscrètes qui venaient interroger le foyer domestique. Et. si le riche propriétaire s’exemptait d’un dîner ou d’une fête, toute la ville venait le lendemain, prendre des nouvelles de ce pauvre monsieur Manoquet.

Madame Manoquet fut obligée d’intimer aux domestiques l’ordre de garder le silence sur le dérangement d’esprit de leur maître. La position devint intolérable. C’était donc dans une angoise impossible à décrire, que la pauvre femme attendait son mari le soir où il était sorti avec le maire. Mais, quand elle vit les heures s’écouler sans que Manoquet reparût, son inquiétude ne connut plus de bornes. Elle fit coucher sa fille et tous ses domestiques et attendit, en se promenant dans la cour, le moment d’ouvrir la porte au criminel poursuivi par les furies. L’honneur de sa fille et de sa maison en danger, la vie et la fortune de son mari menacées par la loi, avaient fait une héroïne de cette bourgeoise, futile et faible devant la fortune et le succès.

Elle avait à peine eu le temps de refermer la grille, que Manoquet, fou, tremblant, les yeux hagards s’élançait dans sa chambre et se jetait sur son lit.

— Qu’y a-t-il ? mon Dieu ! s’écria-t-elle.

— Tout est perdu ! murmura le malheureux avec un râle qui semblait celui de l’agonie.

— Expliquez-vous, expliquez-vous… qu’avez-vous fait, qu’avez-vous dit ?

— Je meurs…

— Au nom du ciel !

— Ils m’ont mené au Café… au Café de la Mairie, tout tapissé de glaces, comprends-tu ?… Je l’ai vu… partout… dans tous les coins… sous toutes les faces… jouant quand je jouais… parlant quand je parlais, buvant quand je buvais… Je l’ai vu hors de lui, furieux, terrible comme un échappé de l’enfer et se multipliant mille fois, quand je me débattais en brisant les glaces… j’ai poussé des cris horribles… Vanvré est sur la voie, Vanvré soupçonne et jette partout le soupçon…

Madame Manoquet arrosa d’eau fraîche les tempes de son mari, l’aida à se déshabiller, lui fit prendre une potion calmante et s’assit près de son lit, en proie à d’indicibles terreurs. Chaque pas qu’elle entendait frapper les pavés de la rue lui semblait annoncer l’arrivée de la justice désabusée. Elle passa la nuit à poser des sinapismes aux pieds et des compresses glacées sur la tête du malade.

Enfin, vers le matin, il parut plus tranquille.

— Écoutez, lui dit-elle ; il faut nous sauver tous et nous sommes au bord de l’abime… — Vous ne pouvez plus cacher votre état ; il faut laisser croire à la folie mais en cacher atout prix la cause.

Maintenant, il n’y a plus à hésiter, il faut donner notre fille à Vanvré avec les Barbettes pour dot. Voici pour lui un invitation à dîner ; il faut qu’il l’ait ce matin même pour arrêter sa langue maudite.

— Mais…

— C’est notre seul espoir de salut. Si l’on vous interroge sur votre fureur d’hier, — et l’on vous interrogera, mon Dieu ! rien ne peut empêcher cela ! — avouez que les glaces vous font horreur parce que depuis quelque temps vous y voyez un spectre… celui de… votre père, par exemple ! L’explication de vos terreurs est devenue nécessaire… d’ailleurs il faut enfin vous faire soigner ; vous êtes très-malade.

Le malheureux ne répondit pas, car il souffrait horriblement en effet. L’excitation de la fièvre diminuait, mais l’atonie qui suivait la crise était horrible. Il lui semblait sentir sa cervelle se fondre sous son crâne en feu, ses idées se disperser et devenir incohérentes, tandis que sa vision prenait un corps véritable et se faisait vivante. Les sons n’arrivaient plus que confus à son oreille, les paroles perdaient leur sens dans son esprit, les objets vacillaient devant ses yeux en prenant des formes bizarres. Il sentait sa volonté se dissoudre et sa raison lui échapper.

Contrairement à son attente, madame Manoquet n’eut point à subir le supplice des visites curieuses qui venaient d’ordinaire interroger chacun de ses froncements de sourcils pour en faire un texte à commentaires. Personne Il e vint demander l’explication de la crise de la veille, personne, pas même les amis intimes.

Ce silence de mort, cet abandon général doublèrent les terreurs de la pauvre femme ; plus la journée s’avançait, plus elle attendait avec anxiété un visage étranger sur lequel elle pût lire les impressions venues du dehors. Ces questions tant redoutées le matin, elle les souhaitait maintenant avec une violence qui devenait à chaque instant plus intense.

Le dîner, auquel elle avait invité Vanvré, était fixé au dimanche suivant. Elle fit de nouvelles invitations et les envoya porter par ses domestiques, en leur recommandant de rapporter les réponses.

Mais aucune réponse ne fut affirmative. Les uns étaient à la campagne, les autres absents ou malades.

Elle sentit gronder un formidable orage.

Vers midi, la femme du maire, qui avait engagé mademoiselle Manoquet à venir lui donner son goût sur quelques nouveaux achats, la fit prier de l’excuser ce jour-là.

À trois heures, l’attente était devenue cet horrible supplice que comprennent seuls ceux qui ont été un instant dans leur vie entre le salut et la mort.

— Ma mère, disait Élisa, qu’avez-vous donc ? — Vous êtes bien pâle. — L’indisposition de mon père serait-elle dangereuse ?

— Madame, demandaient les domestiques, faut-il aller chercher le médecin pour Monsieur ?

Et la pauvre créature essayait de cacher ses tortures et commandait des préparatifs de fête.

Enfin, la sonnette de la grille retentit.

Madame Manoquet se précipita à la fenêtre et vit à travers les feuilles une silhouette noire.

Elle porta la main à son cœur pour en comprimer les battements.

Était-ce le juge d’instruction ?…

— Madame, dit un domestique, c’est M. Garraudot.

M. Garraudot était le médecin d’A***, qui venait sans avoir été appelé.

Il avait appris, disait-il, l’indisposition subite de monsieur Manoquet, et il venait offrir ses soins habituels.

Cette visite fut, en même temps, pour madame Manoquet un soulagement et une inquiétude ; elle tremblait de mettre son mari à l’épreuve des questions du docteur. Cependant, elle ne pouvait pas refuser de l’introduire sans qu’un tel relus parût suspect. Chaque incident pouvait acquérir un sens décisif, dans cette lutte où tout était piège et écueil.

— Mon mari est dans sa chambre et dans son lit, docteur, dit-elle ; soyez le bien venu, j’allais vous envoyer chercher ; car, ajouta-t-elle à voix basse, j’ai bien peur que le pauvre homme n’ait la tête malade.

Le médecin traversa le salon pour aller à la chambre de son client. Madame Manoquet entra avec lui et entrouvrit les rideaux du lit.

— Mon ami, dit-elle à son mari, en le regardant de ce regard fixe qui dompte les fous, voici le docteur Garraudot qui vient vous voir.

Manoquet se souleva sur son séant avec un mouvement d’effroi. — Pourquoi faire ? demanda-t-il d’une voix entrecoupée ; qu’il s’en aille… je… je n’ai pas besoin de médecin.

— Allons, mon ami, laissez-vous soigner, reprit-elle en appuyant sa main sur l’épaule du malade, pour lui faire sentir l’autorité sous la prière. — Docteur, c’est la tête !…

Garraudot s’approcha, palpa la tête brûlante de Manoquet et lui tâta le pouls.

— Quelle fièvre ! dit-il. Il y a lieu de craindre le transport au cerveau ou l’apoplexie… Que lui faites-vous, madame ?

— Eh ! sais-je que faire, docteur ?

Le médecin s’assit. — Monsieur Manoquet, reprit-il, vous êtes très-malade ; un médecin est un confesseur, vous le savez. Or, à votre maladie il y a une cause morale… quelle quelle soit, il faut me la faire connaitre.

Cette interrogation directe, positive, brutale même, lit bondir le moribond, qui poussa un cri en se cachant la tête sous ses couvertures.

Il lui semblait que l’œil perçant du praticien allait voir son crime au fond de sa conscience, ou même, distinguer sous son visage, comme sous un masque, la tête terrible et accusatrice de sa victime.

Madame Manoquet rassembla tout son courage.

— Docteur, dit-elle, mon mari est poursuivi par une vision. — Depuis quelques semaines, dans toutes les glaces, dans toutes les surfaces qui reflètent son image, il voit le spectre de son père.

Et elle se pencha vers le moribond, lui posa les mains sur le front, fixa encore une fois ses yeux sur les yeux hagards et fous de cet homme, dont elle voulait retenir par un magnétisme suprême la dernière lueur de raison. — N’est-ce pas mon ami ? ajouta-t-elle.

Mais, Manoquet se tordit comme un ver sous ce regard ; ses mains tremblèrent, ses dents claquèrent, ses lèvres s’agitèrent pour murmurer des paroles qui mouraient dans sa gorge.

Et, plus le vertige le gagnait, plus sa femme dardait son regard et appuyait ses mains, comme si en serrant cette tête égarée, elle pouvait la défendre de la folie.

Un cri strident sortit enfin de la poitrine de Manoquet.

— Va-t’en… va-t’en… fit-il ;… tes yeux… tes yeux aussi sont des miroirs !!…

Et il retomba inerte et raide comme un cadavre.

Elle se releva et laissa retomber les rideaux sur le visage décomposé de son mari.

Des larmes de désespoir roulaient sur ses joues. Elle était vaincue.

— Eh bien, docteur ? dit-elle.

Le docteur se promenait à grands pas dans la chambre, le front pensif, les sourcils froncés.

— Eh bien ! madame, je viendrai le saigner demain.

Il prit son chapeau et fit quelques pas pour sortir.

Puis il revint :

— Madame, reprit-il à demi-voix, mais assez haut pour être entendu du malade, on parle beaucoup dans la ville des visions de M. Manoquet, Et, dois-je vous le dire ? quelques-uns, — des visionnaires aussi, sans doute. — en regardant son visage bouleversé, songent à une autre tête… Adieu, madame.

Quand M. Garraudot fut parti, la pauvre femme, à bout de force et de courage, laissa éclater ses sanglots, en comprenant toute son impuissance contre la mort et le déshonneur. Elle courut chez Élisa et se jeta dans ses bras.

— Mon enfant, s’écria-t-elle, prions pour ton père et que Dieu nous sauve !

Que se passa-t-il dans le cerveau du criminel depuis les dernières paroles du docteur jusqu’à la nuit ? Quels ressorts achevèrent de se détendre, quelles cordes de se rompre ? — Nul ne le sut jamais, car personne ne l’observait, à l’instant précis, où la folie s’y installa victorieuse du bon sens perdu.

Il était seul, il faisait nuit, et il v avait deux mois, jour pour jour, heure pour heure, qu’il avait quitté sa maison par une porte dérobée pour aller porter ses mauvaises pensées dans la campagne.

Sans bruit, mais machinalement et comme mu par un ressort, il s’habilla, sortit par une fenêtre, gagna le jardin, la porte, puis la rue.

Au moment où dix heures sonnaient il entrait au Café de la Mairie.

Toute la ville semblait s’être donné rendez-vous au milieu des débris de la veille. Chaque société, réunie en groupe, oubliait l’heure, entraînée par la chaleur de la discussion. Gaujac le maire, Hannequin, Vanvré et le médecin, formaient le plus animé de ces groupes.

À la vue de Manoquet, tous poussèrent un cri d’étonnement et se reculèrent.

Celui-ci s’avança en regardant de tous les côtés dans les glaces et les débris, sans étonnement et sans terreur, mais avec des yeux égarés.

— Oui, oui, messieurs, s’écria-t-il, vous avez raison de me reconnaître. Je suis Mornaix ! et il est naturel que ma vue vous étonne. Mais, ne craignez rien, cependant, je ne vous veux pas de mal.

C’est Manoquet que je cherche !

Car Manoquet est un assassin, messieurs ! Il est entré chez moi comme un voleur, comme un meurtrier… Il m’a surpris comptant mon or, mon bien, ma vie… La lutte a été terrible… et comme il était le plus fort, et qu’il m’avait terrassé, il a cru qu’il m’avait tué… Et comme il emportait ma cassette, il a cru qu’il m’avait volé. — Mais non !… mais non ! C’était moi, moi Mornaix, qui l’avais tué, car je lui avais arraché sa conscience ! — C’était moi, moi Mornaix ! qui l’avais volé, car je lui avais pris son âme, car je l’avais enfermée dans mon corps… dans mon petit corps misérable et vieux !

Vous n’aviez pas vu cela encore, parce que j’ai voulu le faire souffrir longtemps… Mais lui, lui qui se sentait double, voyait mon reflet à la place du sien dans tous les miroirs… Aujourd’hui, vous me reconnaissez tous… parce que l’heure de la vengeance est venue… — Allez chercher Manoquet dans sa belle maison neuve ! Allez l’arracher à son opulence et traînez-le à la prison d’abord, à la guillotine ensuite ! Allez ! allez !

Vous avez peur, messieurs ? les fantômes vous effraient… Vengez-moi donc, alors ! Vengez-moi donc, et vite, si vous ne voulez pas aussi me voir partout demandant vengeance… si vous ne voulez pas me reconnaître, avec terreur, dans chaque miroir, et retrouver ma hideuse figure dans chaque image que les surfaces brillantes vous renvoient. Tuez ce qui reste de mon assassin ! le sang appelle le sang !… Tuez-le ! car il a mon reflet pour sceau indélébile, et, tant qu’il vivra, vous verrez mon fantôme… tuez ! tuez !… Au bourreau, Manoquet !

Et il tomba, les membres raidis, les lèvres écumantes, les yeux injectés de sang. Quand, après un moment de stupeur, on osa s’approcher de lui pour le relever, ce n’était plus qu’un cadavre.

— De quoi est-il mort ? demandèrent les curieux.

— D’une attaque d’apoplexie foudroyante ! répondirent les médecins.