Mirabeau (Rousse)/Partie 2/Chap I

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 49-56).

CHAPITRE I

« La vie privée de Montesquieu n’a point d’intérêt, a dit très justement M. Sorel. Elle n’éclaire en quoi que ce soit ses ouvrages. »

Voilà ce qu’on ne dira jamais de Mirabeau. Sa naissance, ses fautes, ses vices ; les scandales insolents qu’il traînait partout à sa suite ; les châtiments démesurés qu’il a subis ; les désordres sans nom d’une famille déchaînée contre elle-même ; toute sa vie, enfin, est le fond même et la substance de son œuvre. C’est dans ce sol tourmenté que cette vaste intelligence a jeté ses racines ; c’est dans ce limon qu’a été pétri son génie.

Gabriel-Honoré de Riqueti, comte de Mirabeau, est né le 9 mars 1749 dans ce château du Bignon où son père devait être exilé dix ans plus tard.

Son enfance a sa légende et ses prodiges, comme l’enfance mythologique des héros de la Fable. Il n’y manque que les serpents du berceau d’Hercule.

Un pied tordu, la tête démesurée ; deux dents toutes poussées quand il vint au monde ; avec cela l’air atroce, la langue embrouillée dans le filet ; et, à trois ans, une maladie qui lui laboure le visage en y creusant des cicatrices ineffaçables. « Ton neveu est laid comme celui de Satan », écrit à son frère le marquis de Mirabeau, consterné de son étonnante progéniture. C’était en effet une dérogeance humiliante à la beauté héréditaire de la race. Et, pour comble de déplaisir, ce gros garçon mal venu rappelait au gendre de M. de Vassan les traits d’un beau-père détesté ; « c’était la pourtraicture achevée de son odieux grand-père ».

À mesure que l’enfant grandit, son père l’observe sans tendresse, sans aversion, avec la curiosité maussade d’un naturaliste étudiant un « monstre » dont la classification lui échappe.

Les jugements qu’il porte sur lui varient chaque jour et ne se ressemblent que par leur choquante exagération. À peine a-t-il cinq ans, ce « neveu de Satan » est devenu « un espiègle fort questionneur et fort agissant ; on parle de son savoir dans tout Paris…. Il promet un fort joli sujet. »

Puis, quelque temps après : « Je dois renoncer à ce que cet individu-là ait jamais le caractère de notre race…. L’aîné de mes garçons vendra son nom ; il pourrait fort bien s’appeler un enfant mal-né. Il me paraît ne devoir être qu’un fol invinciblement maniaque,… en sus de toutes les qualités viles de son antique ressemblance…. Je vois maintenant le naturel de la bête, et je ne crois pas qu’on en fasse jamais rien. »

Le marquis s’efforce pourtant d’en faire quelque chose. À cinq ans, il le met entre les mains de M. Poisson, un brave homme déclassé, instruit et sérieux, qu’il prend au Bignon avec toute sa famille : « Un homme vraiment supérieur par le maintien, l’esprit et le cœur, que, de cinq ans d’habitudes journalières, je n’ai jamais pu trouver faible et intercadent en rien ».

Pendant cinq ans. Poisson enfonce patiemment dans la tête de cet écolier rétif par nature, laborieux par caprice, docile par accès, toute la quantité de grec, de latin, d’histoire et de philosophie qu’elle peut contenir. Il se forme ainsi, dans cette intelligence profonde, une couche dormante de littérature et de souvenirs classiques, de beaux exemples et de beaux préceptes, qu’un jour sa prodigieuse mémoire lui rendra fidèlement, comme un dépôt longtemps oublié.

Les défauts de l’enfant augmentent avec son savoir. Il en est un qu’il faut noter, qui semble incurable, sur lequel le marquis revient sans cesse et s’acharne. « Parbleu ! Pour le mensonge de prédilection, il l’abjurera, ou je saurai l’annuler avec disgrâce. Je ne me soucie de mathématiques, de physique ni de langues, pour lui comme pour moi. Mais de quoi je me soucie, c’est qu’il soit tellement marqué d’un fer chaud au premier mensonge qu’il fera, que la cicatrice lui en reste. »

Il est présomptueux et beau parleur, comédien de naissance, par vocation. À huit ans, il se fait applaudir sur un petit théâtre dont Poisson est poète, le chef d’emploi, le décorateur et le machiniste. « Vous verrez, écrit le marquis à Mme de Rochefort, vous verrez jouer un rôle à un petit monstre qu’on dit être mon fils, et qui, le fût-il de l’ancien La Thorillière, ne saurait être plus naturellement comédien. »

Poisson est routinier, formaliste ; il ne laisse pas assez d’air à cet esprit avide de liberté. Il ne sait pas rendre la main à propos, donner de l’espace, du champ à cette nature échappée. Voici venir l’adolescence, l’explosion turbulente d’une terrible puberté. Pour contenir ce tempérament déchaîné, pour redresser cette conscience louche et la mettre en droiture, le systématique marquis appelle à son aide un géomètre, un maître d’armes et un théatin ; puis, un capitaine de cavalerie, honnête homme et bon latiniste, membre de l’Académie des belles-lettres.

Rien n’y fait : à quinze ans, le « petit monstre » les a tous usés. On essaie alors de l’abbé Choquard qui tient à Paris une pension cosmopolite ; un novateur à la mode, fort en avance sur son temps et sur le nôtre, qui, tout en suivant de loin les vieilles méthodes de la Sorbonne, dresse ses élèves à toutes sortes de tours de force et d’adresse. Il les fait boxer à l’anglaise, manœuvrer à la prussienne, danser à la française sur des airs de ballet. Dans les intermèdes des pirouettes, l’Ami des hommes essaie de glisser par surprise un cours d’économie politique et l’explication du tableau physiocratique de Quesnay.

Mirabeau reste deux ans dans cette école d’acclimatation ; capricieux, inégal, cahoté du cachot au banc d’honneur, aussi incommode dans ses succès que dans ses disgrâces. On veut le mettre à la porte ; ses camarades le réclament et le font rester ; non pas qu’ils l’aiment fort, mais il est à leurs yeux un personnage…. Le bruit qu’il fait les amuse ; son air d’importance les grandit ; sans lui la maison serait vide…. À dix-sept ans il se couvre de gloire en déclamant un morceau de sa façon, un parallèle entre le grand Condé et Scipion l’Africain. Il commence à faire du bruit dans le monde. « Le jeune aiglon vole déjà sur les traces de son illustre père », dit le journal de Bachaumont.

Mais les Mirabeau sont d’épée, et l’âge est venu de mettre au service l’aîné de la maison, M. de Pierre-Buffières ; c’est sous ce nom sonore que le petit gentilhomme « ira dans le monde », comme on disait dans ce temps-là.

Son père l’envoie à Saintes, au régiment de Berri-Cavalerie, commandé par le marquis de Lambert, un jeune sage frotté de philosophie et d’économie politique ; un Vauvenargues moins tendre « qui prétend que l’air exclusif de l’honneur et le régime dur et froid réunis peuvent refaire les poumons les plus gâtés même par nature ».

Les poumons du jeune homme résistent à cette hygiène. En un an, il passe cinq mois à la prison de Berri-Cavalerie, à peu près comme son oncle le bailli dans la prison des gardes de l’étendard. Après quoi, il s’enfuit un beau soir, ayant perdu au jeu quatre-vingts louis sans les payer, et laissant derrière lui une fille séduite, avec une promesse de mariage en souffrance. « Tous les délires à la fois », écrit son père.

Malgré le patronage du duc de Nivernais, malgré l’entremise fraternelle de M. du Saillant, ces fautes ne devaient pas rester impunies. Le jeune officier les avait encore aggravées en portant contre son colonel d’insoutenables accusations. Un ordre du ministre de la guerre l’envoya à la citadelle de l’île de Ré. Il y trouva le gouverneur le plus débonnaire, le bailli d’Aulan, qui élargit singulièrement sa captivité, et qui bientôt ne demanda qu’à se débarrasser de son prisonnier. Grâce à lui, M. de Pierre-Buffières obtenait une sous-lieutenance dans la légion de Lorraine, qui allait combattre l’insurrection de la Corse.

S’il faut en croire le marquis, entre sa sortie de la citadelle de Ré et son embarquement à Toulon, son fils aurait trouvé moyen de commettre encore une foule de méfaits : « Il va sacrant, battant, blessant, vomissant une scélératesse que rien de semblable. Il a, en sus des autres bonnes qualités, celle d’emprunter à toutes les mains : sergents, soldats, tout lui est égal. »

En Corse, du moins, il servit bien et bravement ; il ne lui en fallait pas tant pour se croire un grand capitaine. « Ce que je suis le plus né, a-t-il écrit plus tard, c’est homme de guerre. J’ai reçu de la nature un coup d’œil excellent et rapide. Il n’est pas un livre de guerre, dans aucune langue vivante ou morte, que je n’aie lu…. Je puis montrer des mémoires de moi sur toutes les parties du métier, depuis les plus grands objets de la guerre jusqu’aux détails de l’artillerie, du génie et des vivres. » Un rapprochement qui me vient à la mémoire donne à ces prodigieuses vanteries toute leur saveur. En 1769, précisément à l’époque où ce grand guerrier de dix-huit ans faisait, en Corse, l’essai de son génie, tout près de lui, dans une modeste maison d’Ajaccio, Napoléon Bonaparte venait de naître !…

L’expédition de Corse fut l’unique campagne de Mirabeau. Au mois de mai 1770, il revenait en France et il allait passer tout l’été en Provence, où son oncle le bailli vivait retiré. Au bout de quelques jours, le vieux commandeur est étourdi, subjugué : « S’il n’est pas pire que Néron, il sera meilleur que Marc-Aurèle ; car je ne crois pas avoir jamais trouvé tant d’esprit ;… ou c’est le plus grand persifleur de l’univers, ou ce sera le plus grand sujet de l’Europe pour être pape, ministre, général de terre ou de mer, chancelier, et peut-être agriculteur ».

En effet son neveu lui a parlé de tout avec le même aplomb et la même adresse, flattant ses idées, caressant ses souvenirs ; tantôt exaltant la gloire des grands marins, tantôt professant que « l’ordre féodal » est la seule sauvegarde du peuple et le rempart le plus assuré des monarchies.

Il en dit tant et si bien qu’après trois mois de beaux discours et de sages épîtres, il rentrait en grâce auprès du marquis, gagné par l’enthousiasme communicatif de son frère ; et peut-être par le secret espoir de faire de ce vaurien « un agriculteur »… et un physiocrate.