Mirabeau (Rousse)/Partie 2/Chap III

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 61-69).

CHAPITRE III

Jusqu’à présent, j’ai suivi Mirabeau presque pas à pas, tâchant de saisir dans leur premier relief ces traits qu’a ébauchés la légende et que cherche l’histoire. Ils ne feront plus que grossir et s’accentuer avec l’âge, pour composer la figure de l’homme lui-même, le masque de l’orateur, du politique et du tribun.

Maintenant, voici venir la cohue d’aventures, de fautes et de misères que pouvait faire pressentir cette indomptable jeunesse. Elles sont trop compliquées et trop connues pour que je m’y puisse attarder. Il faut seulement, d’un mot, en marquer la suite, pour ne pas rompre la trame qui enveloppe et tient tout le reste.

À peine marié, le jeune comte se répandit en extravagances fastueuses. Comme son père, comme son aïeul, « il s’essoufflait à faire le magnifique ». Bientôt ses gaspillages n’eurent plus de bornes. De Manosque à Marseille, il n’était bruit que des largesses besogneuses de ce riche malaisé, des indolences de ce hobereau mal appris « qui avait la main plus légère encore à frapper qu’à donner »,. qui recevait les protêts la menace à la bouche et chassait les huissiers à coups de bâton.

En quinze mois, il s’était endetté de 200 000 livres. Il était en comptes réglés avec tous les usuriers de la province ; et il allait être arrêté à la requête de ses fournisseurs ameutés, lorsqu’un expédient commode vint le soustraire à leurs poursuites.

D’accord avec sa famille, et au grand contentement du coupable, le marquis de Mirabeau obtint du Ministère une lettre d’exil qui mettait son fils sous la main du Roy, c’est-à-dire à l’abri des mandements de justice. C’était un grave abus, mais dont les créanciers de Mirabeau pouvaient seuls se plaindre, et dont il triomphait, quant à lui, sans vergogne. « J’étais exilé et je m’applaudissais de l’être », a-t-il écrit plus tard en rappelant cette bonne fortune.

Deux mois après, sa sécurité était plus complète encore. Le 8 juin 1774, une sentence du Châtelet de Paris prononçait son interdiction. Il a souvent protesté contre cette déchéance, mais jamais il n’a rien tenté pour s’en affranchir ; et, jusqu’au dernier jour de sa vie, grâce à cette humiliante immunité, le grand insolvable a pu délier les poursuites de ses créanciers.

À quelque temps de là, il allait avoir sur les bras de bien autres affaires.

Pendant que ce mari peu scrupuleux courait les environs de Manosque, désennuyant son exil dans les galanteries les plus vulgaires, sa femme, à son tour, le trompait, sans sortir de chez elle, avec un mousquetaire.

Cet accident fâcheux lui causa le plus profond étonnement. Mais bientôt, prenant les choses de très haut, il donnait à sa disgrâce conjugale ce tour théâtral et grandiose qui, dans cette famille, faisait de tout accident une tragédie, de toute aventure une épopée. Accablant de son pardon dédaigneux l’épouse infidèle, il foudroya « l’infâme suborneur » d’une longue lettre, pleine d’apostrophes et de prosopopées, où toute la rhétorique de la Nouvelle Héloïse se répandait en figures courroucées : « Indigne mortel, ne paraissez jamais devant moi ; car puisse la foudre m’anéantir si je ne vous extermine pas ! »

Après cette vengeance oratoire, qui avait dégonflé son courroux, il eut le bon goût d’en rester là, de n’exterminer personne et de ne pas ébruiter son malheur ; mais, pour se mettre l’esprit en repos, il s’avisa d’un expédient auquel un autre n’eût pas songé. Rompant son ban un beau soir, il s’en alla, tout d’une traite, à 25 lieues de Manosque, négocier pour l’amant de sa femme un mariage qui le débarrassait à jamais de son rival.

C’est en revenant de cette ambassade qu’il s’arrêta quelques jours à Grasse où sa sœur, la belle marquise de Cabris, venait de faire bâtir une maison magnifique. Par son luxe, par son esprit mordant et hardi, par l’étrangeté de ses propos et de ses allures, cette jeune femme, mal mariée, avait mis le feu à la petite ville endormie.

L’arrivée de son frère fut pour elle un renfort bienvenu. Elle l’enrôla dans ces querelles de province. Elle l’enveloppa dans ces bavardages de salons, dans ces commérages de bastides. Un jour, à Sartous, où ils se trouvaient en bruyante compagnie, Mirabeau se prit de dispute avec un homme qui avait deux fois son âge et qui portait un des plus grands noms de la Provence. On en vint aux coups en plein soleil, et les deux gentilshommes se battirent comme des portefaix, roulant l’un sur l’autre dans la poussière de la route, pendant que Mme de Cabris et ses amies se pâmaient de rire à l’ombre des micocouliers.

Ce fut un affreux scandale, et il fallut faire partir au plus vite Mirabeau. Il n’y avait eu dans cette bagarre que quelques égratignures, d’assez violentes contusions, et un parasol cassé en deux sur les épaules d’un des combattants. Mais le Provençal battu se plaignit. Le lieutenant criminel de la sénéchaussée se mit en campagne, et un décret de prise de corps fut lancé contre le vainqueur, accusé de tentative d’assassinat.

C’était beaucoup de bruit et un bien gros mot pour une bien chétive aventure. Mais cette fois encore, ce fut un abus de pouvoir et un privilège de noblesse qui sauva le futur tribun ; cette fois encore, une lettre de cachet, sollicitée par son père, le déroba aux poursuites de la justice ; et, le 20 septembre 1774, il arrivait au château d’If, où ni exempts ni recors ne le pouvaient plus atteindre. Il était sous la main du Roi, dans un lieu d’asile.

Ce prisonnier gênant n’y resta que peu de temps, juste assez pour mettre à mal la femme du cantinier ; et, au bout de six mois, il était transféré à l’autre extrémité de la France, au fort de Joux, où sa captivité allait être singulièrement adoucie. Chaque jour, avec l’agrément et souvent en compagnie du gouverneur, il descendait à Pontarlier. Il devait seulement remonter au fort chaque soir, ou du moins ne rien faire pour qu’on ne pût fermer les yeux sur son absence. C’était, en attendant mieux, un compromis tolérable entre la réclusion et la liberté.

Causeur amusant, il devint bientôt, pour les beaux esprits de la ville, une distraction pleine de charme, et pour les femmes une curiosité dangereuse. Qui aurait prévu que dans ce coin du monde, où il venait pour si peu de temps et de si loin, il allait jouer sa destinée presque tout entière ?

C’est à Pontarlier que Mirabeau connut la marquise de Monnier ; c’est là que commença cette liaison fameuse qui devait leur être si funeste. De loin, c’est un admirable roman ; et de près, une fâcheuse histoire.

Qu’une femme de vingt et un ans, lasse d’un vieux mari, excédée de dégoût et d’ennui, impatiente de liberté, de plaisir et d’amour, se soit donnée à un jeune homme plein d’esprit et d’audace, venant de loin et portant un nom alors célèbre, entouré d’une légende romanesque dont sa triomphante laideur augmentait encore le prestige, — c’est une faute pour laquelle, dans ce temps-là surtout, peu de gens avaient le droit d’être sans pitié.

Que pour s’appartenir tout entiers, pour échapper l’un à ses geôliers, l’autre à son odieux ménage, aux rigueurs de sa famille, aux sottes cruautés de sa petite ville, les deux amants, à travers tous les dangers, au risque de toutes les misères, aient été chercher dans l’exil le droit de s’aimer et de souffrir ensemble, c’est une aventure qui, à cette époque de libertinage commode, pouvait avoir sa grandeur, et dont la singularité pouvait émouvoir les plus sages.

Mais, pour se faire excuser, absoudre, admirer peut-être, il faut que ces amours défendues aient, plus que d’autres, leur pudeur, leurs idéales tendresses, et cette inviolable fidélité qui doit tenir unis à jamais deux cœurs librement assujettis l’un à l’autre.

Ici, rien de pareil. Sophie de Monnier n’en était pas à sa première faute ; et Mirabeau ne devait pas être son dernier amant…. Si l’on cherche ce qui l’a poussée dans ses bras, on ne trouve rien qui relève sa chute et l’ennoblisse : « Sais-tu ce qui te fait avoir des femmes ?… Tu attaques leur tempérament. Tu les as sans qu’elles le veuillent. »

J’ai peur que, pour elle aussi, cet enchantement grossier n’ait été la seule cause de sa faiblesse. Elle en parle d’un cœur si détaché qu’on ne voit même pas qu’elle soit jalouse de ses rivales.

Si l’on interroge, avec elle, les souvenirs qu’elle a gardes de son bonheur, on rencontre sous sa plume de telles images, poursuivies avec une si déplaisante persévérance, que, pour ne pas s’en détourner avec dégoût, il faut se l’appeler de quelles douleurs elle a payé ses plaisirs.

Quant à lui, lorsqu’il a connu Mme de Monnier, il avait traîné sa jeunesse dans les bonnes fortunes les plus banales, dans les plus vulgaires rencontres ; portant de l’une à l’autre, avec une indifférence fougueuse, ce tempérament de fer qui était le secret mal gardé de ses conquêtes, et cette rhétorique licencieuse qui paraît avoir été la seule poétique de ses amours.

Mais ce n’est pas tout ; et, ici encore, par un odieux alliage qui reparaît presque partout dans la vie de Mirabeau, l’argent se mêle aux élans suspects de cette passion équivoque ; — l’argent du mari qui, d’abord, défraie les dépenses de l’amant, et qui va payer ensuite, d’étape en étape, les frais de route des deux fugitifs.

Ces honteux commerces n’étaient pas très rares à cette époque. Les chevaliers et les vicomtes de la comédie avaient dans le monde leurs modèles ; et, en subvenant aux besoins ou aux fantaisies de cet amant magnifique, la marquise de Monnier ne faisait pour lui que ce qu’elle venait de faire pour un autre. L’ennui de vivre, l’occasion, la curiosité des sens l’avaient livrée à Mirabeau. L’intérêt , l’ambition, l’ennui d’aimer l’ont détaché d’elle. Sauf les premières années qui ont été la rançon et l’honneur de leur faute, ils ne se sont demeurés fidèles que pendant le temps où ils étaient dans l’impuissance de ne pas l’être.

Il y a du moins une époque où l’on aimerait à s’arrêter avec eux ; où de durs et mutuels sacrifices relèvent et purifient leur amour ; où l’on voit éclater enfin dans l’intelligence de Mirabeau cette crise juvénile qui annonçait la puberté puissante de son génie.

Les deux amants avaient trouvé en Hollande un asile ; et, sauf les étreintes de la misère, ils s’y croyaient à l’abri de tous les dangers. Pendant près d’une année, logés à l’étroit dans une vieille maison d’Amsterdam, ils vécurent unis par la même tendresse, par les mêmes souffrances, et par ces illusions orgueilleuses qui, à défaut d’une plus sûre croyance, étaient pour eux les dieux inconnus de l’avenir.

C’est là que, sous l’aiguillon de la nécessité, changeant de tâche chaque matin, marchandant au jour le jour avec les courtiers et les libraires, sous des noms d’emprunt, le prix de son labeur et le salaire de ses veilles, Mirabeau a commencé cette effrayante production de brochures, de pamphlets, de livres et d’écrits de toute sorte qui, dès avant la Révolution l’avaient déjà rendu célèbre.

Trahis enfin par des imprudences inévitables, traqués par la police active du marquis de Mirabeau, livrés par le pays auquel ils étaient venus demander un asile, les deux exilés furent arrêtés le même jour et conduits, l’un au donjon de Vincennes, l’autre à Paris, dans une maison de refuge.

C’est là que, quelques mois après, Sophie de Monnier accouchait d’une fille ; mais bientôt, cette enfant qu’elle avait à peine vue, mourait loin d’elle, emportant la dernière joie, le dernier orgueil qu’elle pût avoir dans ce monde.

Mirabeau resta enfermé à Vincennes pendant près de quatre années. À peine rendu à la liberté, on sait comment l’amant de Sophie rompit sans pitié cette autre chaîne. Au bout de quelques mois, à son heure, à sa convenance, quand survint une occasion commode, et alors que, déjà, il négociait sa paix avec sa femme, il alla trouver, à Gien, Mme de Monnier. Quelques nuits de plaisir usèrent les restes de cette passion qui, pendant quatre ans, avait fait tant de bruit dans sa tête, mais qui, malgré ses grands élans de tendresse, ne paraît pas avoir pénétré bien loin dans son cœur.

Quant à elle, on sait aussi les consolations désespérées qu’elle chercha dans d’autres amours ; comment enfin, veuve et libre depuis longtemps, au moment où une lueur de vraie tendresse et de bonheur allait peut-être éclairer sa destinée, la pauvre abandonnée, lasse de vivre, mit fin elle-même à ses jours. C’était à l’heure où, comblé de gloire, Mirabeau arrivait à l’apogée de sa fortune…. Quelque jugement que l’on porte sur la femme qu’il a perdue, la vie et la mort de Sophie de Monnier doivent peser lourdement sur sa mémoire.