Mirabeau (Rousse)/Partie 2/Chap VI

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 89-95).

CHAPITRE VI

Cette dure captivité devait pourtant avoir un terme. Le comte de Mirabeau était l’aîné de sa famille ; après son père, le chef de sa maison. Il venait de perdre, presque en même temps que sa fille illégitime, le seul enfant né de son mariage, un fils qui devait, après lui, continuer sa lignée. À cette race orgueilleuse « qui n’avait jamais connu de mésalliance que celle des Médicis », il fallait un autre rejeton. Peu importaient les querelles et les rancunes des deux époux. La race et le nom ne pouvaient s’éteindre. Mirabeau lui-même ne l’entendait pas ainsi. Autant qu’aucun des siens, il était entêté de sa noblesse ; et quand, pour prix de sa liberté, son père lui enjoint de reprendre sa femme, afin « d’en tirer progéniture et de provigner », l’habile politique a beau dire d’abord « qu’il ne veut pas faire l’étalon », il n’en pousse pas moins l’affaire avec ardeur, laissant entendre qu’il est prêt à tout, et se vantant, avec ses fanfaronnades coutumières, de ne pas rester, dans cette entreprise curieuse, au-dessous de sa renommée. Il n’est pas jusqu’à la pauvre Sophie qui, persuadée par ses adroits paradoxes, ne lui pardonne d’avance — en le plaignant — cette désagréable infidélité.

Un obstacle imprévu devait faire échouer de si honnêtes projets. Séparée de son mari depuis neuf ans, la comtesse de Mirabeau avait pris en patience son demi-veuvage et usait gaiement de sa liberté. Obligée de solliciter, par bienséance, la grâce du prisonnier, elle avait apporté dans ses démarches un zèle discret dont tant d’amers souvenirs faisaient excuser la nonchalance, et auraient, au besoin, tempéré l’ardeur.

Mais quand Mirabeau, libre enfin, tomba lourdement au milieu des fêles galantes d’Aix et du Tolomet, il y eut un soulèvement d’impatience contre ce revenant fâcheux qui, là comme ailleurs, suivant l’expression très juste du Bailli, était « un inconvénient perpétuel pour tout le monde ».

Lui seul n’était nullement embarrassé de son personnage ; et avec une aisance intrépide, sans douter un instant de l’accueil empressé qui l’attendait, il annonçait à sa femme le retour du mari gênant dont une si longue absence ne pouvait pas, disait-il, lui faire oublier la tendresse….

Ces avances hardies restèrent inutiles ; des lettres pressantes, pleines de galanteries surfaites et d’adjurations pathétiques, lui furent renvoyées sans réponse. Enfin, sommée judiciairement de revenir à la vie commune, la comtesse de Mirabeau prit un parti décisif : elle s’adressa à la Justice et demanda sa séparation. Elle avait pour conseil Portalis, un des avocats les plus renommés du barreau d’Aix.

Le procès commença par une escarmouche dont Mirabeau sortit vainqueur. Il avait plaidé sa cause lui-même, avec un succès éclatant. C’était la première fois qu’il parlait en public et qu’il voyait la foule face à face. Portalis paraît avoir joué, dans ces premières audiences, un rôle assez effacé. « Il n’a fait que balbutier », écrit le Bailli fasciné par l’éloquence de son neveu.

Mais, bientôt, l’appel de la comtesse fit revenir devant le Parlement le procès tout entier. La lutte fut acharnée. Cette fois, il ne paraît pas que Portalis ait « balbutié », ni surtout qu’il ait manqué d’adresse.

Il avait contre son adversaire des armes terribles. C’étaient les souvenirs récents de tant de scandales légendaires : le procès de Grasse, dans lequel Mirabeau était inculpé d’une tentative d’assassinat ; le procès de Pontarlier pour « rapt et séduction», dans lequel on avait commencé par l’exécuter en effigie, et qu’une transaction boiteuse venait d’éteindre ; la clameur des ennemis puissants qu’il semblait avoir ameutés comme à plaisir sur sa route ; le témoignage de ses parents eux-mêmes, qui, tour à tour, l’avaient jugé sans pitié ; enfin vingt lettres de l’Ami des hommes où, entre autres aménités, il traitait « ce Caton de nouvelle fabrique, de scélérat achevé qu’il fallait soustraire au souvenir des humains ».

Que pouvait être le mari qui avait été un tel fils, et dont son père disait en trois mots : « singe, loup ou renard, tout lui est bon » ?

Vainement le malheureux père fit des efforts désespérés pour reprendre ses lettres et pour arrêter le procès. Ses plaintes et ses conseils se perdirent dans le bruit de ces passions déchaînées. Il vit arriver la catastrophe sans la pouvoir conjurer ; et n’ayant plus que le choix des humiliations, défenseur attardé de ce fils dont ses propres écrits le faisaient le plus redoutable accusateur, il fut, malgré lui, traîné sur la scène, comme le comparse sacrifié de cette odieuse tragédie.

Quant à Mirabeau, acculé à son passé, excité par la lutte, dévoré par cette fièvre de parler, de paraître et d’agir qui était comme le feu intérieur de son génie, il s’était jeté tête baissée dans la lutte.

Si l’on veut connaître d’un seul coup tout ce que peuvent soulever d’ignominies ces procès qui livrent au public les secrets d’un ménage divisé et d’une famille désunie, il faut lire les débats de cette affaire. C’est un de ces drames domestiques comme en ont vu les hommes de mon âge, qui d’ordinaire annoncent de près la fin d’un règne et font songer à la fin d’un monde.

Le procès, les plaideurs, les avocats, les juges ont fait le sujet de bien des écrits et de bien des discours. Parmi tant de figures curieuses, je ne cherche que Mirabeau. Son vaste personnage emplit d’ailleurs toute la scène. Il écrit, il plaide, il se défend, il accuse ; et, oubliant peu à peu toute mesure, il perd par son éloquence maladroite une cause qu’un avocat médiocre aurait gagnée.

Son ironie mordante n’épargne personne. Il raille durement M. de Marignane, « ce père trop hospitalier dont le logis, plus voluptueux que la maison de Lucullus, offre un accès commode à l’amant de sa fille ». L’avocat de sa femme est un « marchand de mensonges » ; et, quant à ses juges, s’il parle de leur impartialité, c’est pour faire entendre, sans trop de détours, qu’il sait d’avance par qui « sera dicté leur arrêt ».

Après quelques allusions assez claires à l’infidélité de sa femme, il ne comprend pas que le mari, que l’homme doit s’arrêter là. Il cède au plaisir oratoire d’achever son triomphe ; et montrant la lettre dans laquelle Mme de Mirabeau avait écrit l’aveu de sa faute, il la lit tout entière, — sans demander d’ailleurs la séparation —, ajoutant ainsi une injure inutile à tous les griefs accumulés contre lui.

C’était une faute irréparable, que, dans une autre audience, il essaya vainement d’atténuer. Empêtré dans les ratures de son manuscrit, il n’eut ni l’adresse de parler sans rien dire, ni le courage de se taire. Ce qui restait de sa harangue suffit pour couper court à des accords auxquels les magistrats prêtaient de bonne grâce leur appui. Quelques gaucheries de surcroît assurèrent sa défaite, et, le 5 juillet 1783, le Parlement lui fit perdre son procès.

J’ai parlé du manuscrit de Mirabeau ; nul doute, en effet, que, suivant l’usage du temps, son plaidoyer ne fût entièrement écrit d’avance. Il est trop aisé de reconnaître les artifices laborieux qui prêtaient à cette déclamation superbe les couleurs et le mouvement de la vie. Ce qu’on a peine à concevoir aujourd’hui, c’est comment, leur cahier à la main, lisant et récitant tour à tour, les avocats et les orateurs de ce temps-là pouvaient ajuster ainsi, sans qu’il en coûtât rien à leur succès, les morceaux dépareillés de leur éloquence.

Non seulement Mirabeau avait écrit son discours, mais d’autres y avaient mis la main avec lui ; notamment l’avocat Jaubert, précurseur des Étienne Dumont, des Clavière, des Target, des Pellenc, des Reybaz, de tous ces collaborateurs bien choisis dont le grand orateur devait, plus tard, emprunter si largement le talent et le savoir. « Il avait, dit Villemain, des ouvriers qui travaillaient à son éloquence. » Les vivants et les morts, tout lui est bon, tout lui sert. Bossuet lui-même n’est pas à l’abri de ses larcins ; et, dans cette scandaleuse dispute de ménage, on est tout étourdi de rencontrer, avec une variante qui ne fait que rendre le plagiat plus grossier, un fragment classique de l’oraison funèbre de Mlle de la Vallière.

Ce qui reste de ce débat, c’est le souvenir d’un plaidoyer magnifique qui, malgré de lourdes fautes, égale, à mon sens, les plus beaux modèles. Une méthode solide, une dialectique robuste forment la charpente et comme l’ossature de l’édifice. L’emphase, qui, par endroits, enfle pesamment le discours, disparaît dans l’élan qui l’entraîne, et quant aux invectives inopportunes dont j’ai parlé, le souffle qui les emporte est si rapide qu’on n’a ms le temps de voir qui elles vont frapper. Si elles sont retombées sur l’orateur et sur sa cause, qu’il ne tenait peut-être pas beaucoup à gagner, les applaudissements de la foule avaient d’avance vengé l’artiste de la défaite du plaideur.