Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap I

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 131-139).

CHAPITRE I

Le 5 mai 1789, à Versailles, le Roi faisait l’ouverture solennelle des États généraux.

On sait ce que fut la rencontre des Trois Ordres : de ces trois États ainsi réunis et séparés, avec des origines distinctes, des traditions différentes, des intérêts contraires, et des prétentions égales.

On connaît, heure par heure, tous les épisodes de la lutte obstinée qui, pendant près de deux mois, les tint en présence, jusqu’au jour où, la volonté fixe du Tiers l’emportant sur les incertitudes du clergé, sur les résistances maladroites de la noblesse, sur l’irrésolution du Roi et sur les intrigues puériles de la cour, tout à coup, au milieu de cette « anarchie spontanée », l’Assemblée nationale se trouva constituée d’elle-même et se mit à l’œuvre.

À la surface et par les dehors, ce n’étaient guère que des querelles de préséance, des disputes de cérémonie, des entêtements de noblesse et des effervescences de roture ; car, sur les points essentiels, sur les sacrifices féodaux, sur la caducité des droits des seigneurs et sur la déchéance de leurs privilèges, tout le monde, dès le premier jour, était d’accord. Mais en politique, les formes et les mots sont rarement de vaines apparences. C’est par là d’abord que la réalité prend le commun des hommes et les entraîne.

Au fond, il s’agissait de savoir si l’on aurait, de loin en loin, les États généraux d’autrefois, avec des pouvoirs bornés du côté du trône, avec trois ordres inégaux entre eux et assujettis l’un à l’autre ; ou bien une assemblée unique et permanente des députés du royaume, sujets indépendants d’une monarchie limitée, — égaux entre eux en droits et en puissance, possédant chacun une part de cette indivision souveraine et la représentant tout entière dans son inséparable unité ; — c’est-à-dire, du premier coup, des fondations de l’édifice jusqu’au sommet, le déclassement de toute l’ancienne société française.

Quel fut, à cette époque, le rôle de Mirabeau ? Eut-il, dans ces préliminaires décisifs, toute l’importance qu’il s’est donnée ; ou la légende a-t-elle grossi sans mesure ce que lui doit laisser l’histoire ? D’autres ont examiné cette question à loisir, avec une sagacité que j’admire. Je ne peux que parcourir, à leur suite, ce calendrier de deux années qui semble contenir tout un siècle ; marquer en passant les dates les plus fameuses ; et, sur quelques-uns des événements qu’ils ont racontés, dire librement ce que je pense.

Ceux qui font de Mirabeau le produit spontané de la Révolution et l’enfant perdu de la Liberté se trompent presque autant que ceux qui voient en lui l’inventeur et le patron de la République.

Le jour où les Etats généraux se sont réunis, il avait quarante ans. Son génie avait depuis longtemps âge d’homme, et les années patientes avaient mûri lentement les fruits de sa jeunesse.

De toutes les idées que l’orateur a soutenues à la tribune, ou que le tribun a jetées au peuple dans ses journaux, il n’en est presque aucune qui ne se trouve longtemps auparavant dans ses écrits, dans ceux de son père, dans l’œuvre des penseurs les plus graves et les plus sages ; à la surface et au fond de cette grande marée philosophique qui battait depuis cinquante ans la monarchie, et dont cette tête puissante avait bu, « comme une grosse éponge », le flot et l’écume.

Avant d’avoir ouvert la bouche pour la première fois devant une assemblée politique, Mirabeau avait pensé tout ce qu’il allait parler, écrit ce qu’il allait dire, annoncé ce qu’il allait faire. Il se croyait, de bonne foi, le sauveur prédestiné de la monarchie, le successeur incomparable de Turgot et de Malesherbes. On n’a pas le droit d’en faire, malgré lui, le précurseur de Robespierre et de Danton. Si les événements, dont il se croyait d’avance le maître, l’ont entraîné à leur suite, c’est que dans les mouvements des peuples, la logique des hommes n’est rien ; c’est que les plus habiles savent tout raisonner et tout prévoir, excepté les hasards qui mettent leur raison en défaut, leurs passions en éveil, et leurs prévisions en déroute.

Non seulement Mirabeau ne doit pas à la Révolution ses idées politiques, mais il ne lui doit même pas sa célébrité tout entière. Il était fameux avant de devenir célèbre. Ses fautes, ses malheurs et son talent, mêlés ensemble, avaient fait de lui, depuis plus de dix ans, un personnage légendaire. Il arrivait aux États généraux avec une très grande réputation et une très mauvaise renommée.

Il ne tint pas à lui que, dès le premier jour, le député d’Aix ne se mît en scène, et ne se fît, de son autorité privée, l’interlocuteur du Roi. Il avait écrit, pour répondre aux paroles tombées du trône, un discours plein de sens et de mesure qui, si l’on eût voulu l’entendre, aurait prévenu, peut-être, beaucoup de malheurs. Une habile manœuvre d’étiquette l’obligea de laisser son éloquence dans son chapeau. Ce ne fut pas son seul mécompte. À son entrée dans la salle, ses amis lui avaient préparé un triomphe. Mais le sentiment trop manifeste de la mésestime publique imposa silence à ces applaudissements téméraires.

À partir de ce moment — sans qu’on doive prendre d’ailleurs trop à la lettre les antithèses illustres d’un poète, — c’est un spectacle curieux et cruel de voir ce pauvre grand suspect se débattre contre les défiances qu’il inspire ; se mettant sans cesse en évidence, parlant à tout propos et à toute heure ; tour à tour véhément et pathétique ; cherchant à vaincre par quelque surprise oratoire, par quelque coup de main éloquent, par quelque élan désespéré de raison et de bon sens, ces immuables antipathies ; pleurant enfin de honte et de colère quand une défaite trop sensible vient déconcerter ses efforts.

À cette force perdue qu’il essaie à vide, il cherche ailleurs une prise solide et un levier. Dans un temps où les gazettes étaient encore assez rares, ce merveilleux politique semble avoir, d’instinct, pressenti la souveraineté du journal, et comment, un jour, cette puissance insolente tiendrait à sa merci tous les pouvoirs de l’État.

Dès avant le 5 mai, Mirabeau publiait, au jour le jour, des brochures qui avaient pour titre : les États généraux, et qui devaient donner le compte rendu des séances. Mais ce titre inexact ne le mettait pas assez en lumière ; il le changea ; et bientôt les Lettres à ses commettants découvrirent hardiment sa personne et son but. C’était le journal et la chronique de lui-même , où il donnait le texte revu de ses discours, le commentaire flatteur de ses motions ou de ses votes, et qui prolongeait en louanges sonores l’écho de son intarissable éloquence. Un député doublé d’un journaliste ! Il avait devancé de cent ans une des plus dangereuses inventions de la politique.

Mais ce n’était pas seulement du public que Mirabeau voulait se faire entendre ; c’était surtout de la cour. Tantôt il enflait la voix, tantôt il la modérait avec art, pour montrer toute la souplesse de cette force nouvelle dans laquelle la monarchie chancelante pouvait encore chercher son salut.

Le sage Malouet crut le comprendre ; et, sur sa demande, lui ménagea une entrevue, seul à seul, avec M. Necker. Mais ce raisonneur tout d’une pièce n’était pas l’homme des sous-entendus et des demi-mots. Recommençant, avec moins de bonne grâce, la faute que, peu d’années auparavant, M. de Calonne avait commise, il reçut cette visite comme un banquier qui n’a pas de temps à perdre reçoit un courtier véreux qui lui apporte une affaire douteuse : « Quelle proposition avez-vous à me faire ? » — De vous souhaiter le bonjour, répondit l’autre. Et il sortit furieux.

Il avait raison ! Necker ne comprenait pas combien était sincère le sentiment qu’un tel homme devait avoir de son importance, et comment, dans ce grand esprit tourmenté, le souci du bien public se confondait, sans qu’on en pût faire le partage, avec toutes les passions qui menaient sa vie. Il y eut, ce jour-là, entre ces deux hommes, une désastreuse méprise. Comme il arrive souvent aux gens qui ne veulent être dupes de personne, Necker fut dupe de lui-même et de ses étroites défiances. Quant à Mirabeau, cette fois encore, il portait la peine de ses fautes et de son passé. « J’ai élevé devant moi, disait-il plus tard, un môle de préjugés qu’il faudra du temps pour détruire ».

Peu de temps après, un bien autre malentendu devait avoir, pour la France et pour lui, de bien autres conséquences. Je veux parler de la séance mémorable du 23 juin, où, fort de sa conscience et de sa popularité, le Roi crut pouvoir imposer aux trois ordres divisés son arbitrage souverain ; où le marquis de Dreux-Brézé remplit, avec un courage plein de bonne grâce et de dignité, le devoir de sa charge ; et où Mirabeau allait prendre d’un seul coup, au milieu des partis en désordre, la place que, jusque-là, il s’était efforcé vainement de conquérir.

Quand on relit aujourd’hui les déclarations solennelles faites, ce jour-là, par le souverain, puis la charte de 1814 qui, à vingt-cinq ans de distance, ne fait guère que les répéter, on cherche en vain, dans ce sanglant intervalle, ce qu’ont gagné la Raison, la Justice et la Liberté. Les conquêtes nouvelles qu’elles avaient à faire ne valaient, vraiment, ni tant de sang, ni tant de crimes. Quelques mois de patience et de courage y auraient suffi. La terreur et l’échafaud n’ont été que le luxe effroyable d’une révolution inutile.

Mais, ce jour-là encore, on put voir quelle place tiennent les formes et les mots dans la conduite des affaires humaines. Ces déclarations libérales et sincères étaient faites dans un langage suranné qui paraissait les fausser et les démentir ; avec ces formules tranchantes et cette sorte de liturgie impérieuse qui avaient servi durant tant de siècles aux cérémonies du pouvoir absolu et aux lits de justice du despotisme. Le Roi se trompait de bien plus de cent ans. Il semblait, à l’entendre, qu’il pût reprendre le lendemain ce qu’il aurait cédé la veille, et forcer la séparation des trois ordres comme ses devanciers forçaient l’enregistrement d’un édit. Enfin, bien qu’il parlât très haut de sa volonté souveraine, on sentait sous ces apparences résolues un pouvoir indécis, qui n’irait peut-être jusqu’au bout ni de ses promesses ni de ses menaces. Pour avoir dit à contresens, et peut-être à contre-cœur : Je défends, je veux, j’ordonne, le Roi perdit dans un instant, aux yeux du peuple, le droit de rien ordonner et le pouvoir de rien défendre…. Quelques jours après, malgré ses ordres formels, l’Assemblée nationale avait remplacé les États généraux ; — et la révolution était faite.

Quels furent, dans cette journée fameuse, l’attitude et le langage de Mirabeau ? Rien n’est plus incertain. A-t-il prononcé, le 23 juin, les paroles violentes qui, dans le commun des esprits, ont survécu presque seules à tous ses discours ? c’est douteux. Dans tous les cas, il ne les a pas dites, certainement, telles que la postérité les a retenues, avec la mise en scène que les mensonges de la politique ou les fictions de l’art ont rendue populaire, et qu’après tant d’années, nous ne pouvons plus oublier. Lui-même, le lendemain, ne les a pas rapportées ainsi. Enfin, s’il a déclaré, ce jour-là, que le Tiers ne se retirerait pas devant les ordres de la cour, il n’a fait que répéter ce que Siéyès et Bailly avaient dit clairement plusieurs jours avant lui.

Mais il en est de ces mois fameux comme de tant d’autres que la légende impose à l’histoire ; qui, à une heure marquée, flottent dans l’air ; qui sont sur toutes les lèvres comme les bruits épars d’une même pensée ; et que la rumeur publique prête, avec ses variantes concises, à celui qu’elle juge assez hardi pour les avoir pu dire le premier.