Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap V

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 163-170).

CHAPITRE V

Mais qu’est-ce que des discours lus ainsi à distance et à loisir ? À peine la moitié de l’éloquence. Ce qui manque à ces pages immobiles, c’est un souffle vivant qui les soulève ; qui anime les mots muets et les fasse parler. Ce qu’il faudrait avoir devant les yeux, ce n’est pas le discours, mais l’orateur, la tribune et le public : c’est-à-dire le comédien, la scène et le théâtre. Il faudrait voir l’homme, suivre le labeur précipité de sa pensée, entendre sa voix, saisir son geste, son regard, le frémissement de ses lèvres ; écouter les murmures qui l’interrompent ; compter les mains qui l’applaudissent et les bras qui le menacent ; se mêler à la foule où, choristes et coryphées, s’agitent les comparses tumultueux de ce grand spectacle.

Ici, l’homme est de stature ordinaire, épais, massif, large d’épaules, bien d’aplomb sur des jambes solides ; tout en force. La face est énorme, laide, trouée de cicatrices, avec les traits rugueux d’un sphinx mutilé par le temps, aplatis et comme écrasés. Toute la vie est dans les yeux ; un charme étrange dans le sourire. La tête est grossie comme à dessein par le fouillis ébouriffé d’une chevelure insolente. Tout le personnage est extraordinaire, presque comique, avec des élégances et des politesses prétentieuses de provincial endimanché. Dès qu’il parle ou qu’il cause, ce gros homme déplaisant s’allège, se dégage et embellit. Ces lèvres épaisses s’abaissent avec dédain ou sourient avec grâce. Il a, tour à tour, « de certains yeux couchés » ou bien des regards chargés d’éclairs. Quoi qu’il dise, on l’écoute. Il captive ceux qu’il veut séduire, il fait peur aux autres. Il y prend plaisir, il s’en vante sans façon, avec cette ingénuité fanfaronne qui fait que, dans son pays de Provence, on se tutoie soi-même avec bienveillance, et qu’on parle de soi comme s’il s’agissait d’un autre. « On ne connaît pas toute la puissance de ma laideur. Quand je secoue ma terrible hure, il n’y a personne qui osât m’interrompre. » Entendez cela ! Il n’y manque que l’accent pour qu’on se sente de l’autre côté de la Durance.

La voix est souple, changeante, habile ; forte et vibrante, disent les uns ; tonnante, disent les autres ; « mielleuse », a écrit l’Ami des hommes. S’il faut en croire un collègue de Mirabeau, qui l’entendait tous les jours, c’était une voix « argentine ». Cela veut dire, en somme, qu’elle était tout ce qu’elle voulait être, se prêtant tour à tour à tous les tons et à tous les rôles ; comme le geste, comme l’attitude du corps et l’air du visage. Voilà pour le dehors et l’expression matérielle du discours. Sermo corporis, disaient les anciens ; le langage du corps qui n’est pas toute l’éloquence, mais sans lequel il n’y a pas d’éloquence. On n’est pas tant orateur par ce qu’on dit, mais par ce qu’on est. Voyons le reste.

Pendant longtemps, quand on avait prononcé le nom de Mirabeau, on croyait avoir dit : l’improvisateur,… l’homme qui parle sans préparation, sans étude, sans effort, presque malgré lui ; « un instant avant d’avoir pensé », suivant le mot de La Bruyère. Cette erreur n’est plus permise aujourd’hui. Comme tous les orateurs de son temps, et si étrange que cela nous puisse paraître, Mirabeau prononçait des discours écrits, écrits par lui, ou par d’autres. Ceux qui l’ont entendu nous l’affirment, et ses manuscrits, qui existent encore, rendent leurs témoignages inutiles. Il lisait, à la tribune, des traités véritables qu’il avait préparés lui-même, ou dont ses secrétaires lui avaient fourni le fond et souvent dégrossi la forme ; de cette collaboration profitable, il ne faisait aucun mystère,… ses collaborateurs bien moins encore.

Mais aux dissertations politiques de Pellenc, aux études économiques de Du Roveray, à l’éloquence genevoise d’Étienne Dumont et de Reybaz, il ajoutait, quand le sujet en valait la peine, ce que, tous ensemble, ils ne pouvaient pas lui donner. Cet emprunteur magnifique leur rendait en une minute, au centuple, ce que, sur leurs lentes épargnes, ils lui avaient pu prêter. C’était un mot, une phrase, un geste ; un sourire d’intelligence au jeune Barnave ; un regard terrible « assené » aux Lameth ou à Maury ; une apostrophe « aux trente voix », avec un froncement de sourcils et un hochement de « sa terrible hure ».

Avec un art infini, avec une dextérité prodigieuse, il coupait, il élaguait, il ajoutait ; il cousait ensemble des morceaux disparates qu’il reliait par des reprises rapides à la trame dont sa main puissante tenait tous les fils. C’était là son œuvre ; et si le manuscrit était aux autres, le discours était bien à lui.

Ce n’était pas seulement ses secrétaires qu’il employait à son éloquence ; une note qu’on lui faisait passer quand il montait les marches de la tribune, un mot qu’il venait d’entendre dans la salle, tout lui était bon. « Quand il t’aura volé une idée, écrivait son père, il a tant de confiance et d’audace qu’il la fera ronfler tout de suite en belles phrases. » Ce n’est là qu’une boutade du marquis, mais où il y a pourtant un grain de vérité. L’art et le métier de l’orateur, ce n’est pas d’avoir beaucoup d’idées qui n’appartiennent qu’à lui, mais de saisir promptement, d’où qu’elle vienne, celle qui convient précisément au temps où il parle, au lieu où il parle et aux gens qui l’écoutent. Un seul mot fait souvent la fortune d’une journée. Il s’agit de le trouver et de le dire.

Forum et Jus ! Forum et Jus !!! Je me souviens qu’un jour, avec ce vieux dicton, répété vingt fois, Berryer nous a tenus haletants pendant toute une heure. Berryer ne se souciait guère des citations et du latin ; il se rappelait assez peu les adages de l’école, et il n’aurait pas trouvé celui-là. C’était Dupin l’aîné qui venait de laisser tomber ces deux mots, en causant, un instant avant l’audience ; mais ils résumaient d’une façon si frappante tout le procès, qu’une fois l’orateur debout, ils sont venus d’eux-mêmes, et comme malgré lui, se placer sur ses lèvres.

En lisant ses discours, Mirabeau ne faisait que suivre l’usage et la mode de son temps. Il nous le dit lui-même : « À l’Assemblée, c’étaient des délibérations qui ressemblaient plutôt à des séances académiques qu’à des débats approfondis et réguliers ; des discours laborieusement travaillés dans le silence du cabinet, prononcés avec solennité à la tribune aux harangues ; où l’on observait plutôt la différence des compositions que celle des pensées ; où chacun, plus empressé à soutenir son opinion qu’à discuter celle des autres, répondait ordinairement à tout, excepté à ce qu’on avait dit. » — « J’ai autant parlé que lu «, ajoute-t-il avec orgueil à propos d’un de ses plus beaux discours.

Au reste, ce qu’il faut admirer le plus, dans Mirabeau, ce ne sont pas les grands coups d’éloquence, comme dans la discussion sur le veto royal, comme dans le discours sur le droit de paix et de guerre ; c’est la suite, l’enchaînement solide des idées, la raison continue, le bon sens infatigable, l’abondance des ressources, l’à-propos toujours prêt ; la vie enfin qui anime tout ; la bonne humeur généreuse qui fait tout passer, et cette terrible familiarité qui le mettait partout à son aise et de plain-pied avec tout le monde. « J’ai toujours remarqué, comme la preuve d’un très bon esprit, qu’on fît son métier gaiement. »

Les mots de Mirabeau sont restés plus que ses harangues ; car ce lecteur incomparable, ce raisonneur correct et tenace, n’en était pas moins un merveilleux improvisateur. Si, dans ses discours, il allait ordinairement droit au but, dans ses répliques, il allait toujours droit à l’homme. « Qu’importent les feuilles du soir ! Allons à la question ! » répondait-il à un interrupteur qui le menaçait de la colère des journaux. À l’abbé Maury qui venait de disserter longuement sur les biens du clergé : « Il m’a été difficile de deviner si le préopinant est monté à la tribune pour son plaisir ou pour le nôtre ». Et, comme il soutenait un jour, au milieu des murmures de la gauche, une proposition favorable à la religion : « Je supplie la partie de l’Assemblée qui m’interrompt d’observer que je ne vise pas à un évêché ».

Quoiqu’il se piquât de philosophie et de « métaphysique », jamais homme n’eut moins de goût pour les théories abstraites, et ne fut moins enclin aux utopies. Il estimait que, dans la politique, les occasions, les expédients et le hasard tiennent presque autant de place que les principes : « Autre chose est de voyager sur une mappemonde, ou de marcher sur la terre », a-t-il répété souvent.

Dans cette assemblée, qu’il dépassait de tout son génie, les auxiliaires et les adversaires ne lui manquaient pas ; auxiliaires incertains et défiants dont ses brusques incartades déconcertaient trop souvent le zèle : Mounie, Malouet, les deux La Rochefoucauld, Bailly, Talleyrand, Lally-Tollendal ; — adversaires éloquents, ardents et habiles : Barnave, qu’il ménageait et qu’il malmenait tour à tour ; les frères Lameth, qu’il traitait comme des malfaiteurs ; l’abbé Maury, qui se plaisait à le harceler de ses escarmouches hardies. Mais, au milieu de ses colères oratoires, jamais il ne connut la rancune ni l’envie ; en dépit des passions tyranniques contre lesquelles elle ne savait pas se défendre, il y avait, au fond de cette âme bien née, je ne sais quelle grandeur souveraine où des rivalités mesquines ne pouvaient atteindre.

Quelle place aurait tenue cet homme étrange parmi les orateurs et les politiques de notre temps ? Il serait trop long de le chercher ici, et peut-être indiscret de le dire. J’ai parlé tout à l’heure de Berryer. Malgré moi, ce grand nom se présente encore à ma pensée, mêlé aux souvenirs lointains de ma jeunesse et aux travaux de toute ma vie. De tous les orateurs que j’ai entendus depuis cinquante ans, il est le seul qui, à tort ou à raison, m’ait fait songer quelquefois à Mirabeau. L’ampleur, la souplesse, l’émotion sonore de la voix, le feu du regard, l’autorité naturelle du geste, la puissance agitée de toute la personne. Voilà bien — sauf l’attrait particulier de la laideur — tous les dehors oratoires par lesquels ils se rapprochent l’un de l’autre. Dans la discussion, le début un peu lent, l’envolée un peu lourde ; mais une fois partis, le même élan rapide et sûr, la même largeur de vues ; la même hâte loyale d’aller droit au but ; un bon sens souverain, dédaigneux des arguties et des procédures ; une entente des affaires admirable, avec une ardeur d’imagination singulière ; puis, tout à coup, de profondes échappées de cœur et de larges éclairs qui vont jusqu’au bout de l’horizon. Entre ces deux grands « prodigueurs de vie », malgré tout ce qui les sépare, peut-être trouverait-on encore d’autres ressemblances….

Quoi qu’il en soit, chaque époque a ses orateurs, dont les succès passent vite, dont les triomphes durent peu ; et qui, une fois leurs lèvres closes, vivent plus par leur renommée que par leurs discours. Ce n’est pas sur des pages muettes et sur des écrits décolorés qu’on peut juger, à cent ans de distance, ces ouvriers d’un jour. Il faut en croire leurs contemporains, ceux qui ont pu les voir et les entendre, qui ont senti de près la secousse de leur parole et le contre-coup de leur éloquence. Ceux-là, sans que nous puissions nous y méprendre, ont donné à Mirabeau la première place. Elle ne lui sera jamais enlevée.