Mirabeau et la cour de Louix XVI/02

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MIRABEAU


ET


LA COUR DE LOUIX XVI.




Je ne veux pas faire ici une histoire ou un portrait de Mirabeau. Il y a en lui trois ou quatre personnages divers : il y a le fils qui lutte contre son père ; il y a l’aventurier littéraire et politique ; il y a l’amant de Mme Monnier et le prisonnier de Vincennes ; il y a l’écrivain ; il y a enfin l’homme politique de 89 à 91, et encore ici l’homme est double, car l’orateur révolutionnaire de l’assemblée constituante n’est pas le même que le conseiller secret de la monarchie. Je ne veux étudier aujourd’hui dans Mirabeau que ce dernier côté de l’homme politique.

Ici d’abord vient une question : de l’orateur révolutionnaire de l’assemblée constituante ou du conservateur secret de la monarchie, quel était le vrai Mirabeau ? Mirabeau voulait-il la révolution comme il la préconisait à la tribune, ou la monarchie, dont il était le conseiller dans ses notes secrètes ? Quant à moi, je n’ai aucune incertitude à ce sujet : je crois que Mirabeau voulait sincèrement la monarchie, et, à mes yeux, le Mirabeau des notes secrètes est le vrai Mirabeau. De plus, je, prétends qu’entre ses discours de tribune et ses notes au roi, il n’y a pas de différences fondamentales. Le langage varie ; la pensée est la même, à prendre l’homme dans l’ensemble de ses discours et de ses écrits. Ses passions du moment sont fort contradictoire, je l’avoue ; ses paroles le sont un peu moins ; ses pensées ne le sont pas du tout.

D’où vient la croyance que j’ai en la bonne foi de Mirabeau ? Je crois à la parole d’un mourant. Trois jours avant sa mort, Mirabeau disait à la M. de La Marck : « Mon cher ami, j’ai chez moi beaucoup de papiers compromettans pour bien des gens, pour vous, pour d’autres, surtout pour ceux que j’aurais tant voulu arracher aux dangers qui les menacent. Il serait peut-être plus prudent de détruire tous ces papiers ; mais je vous avoue que je ne puis m’y résoudre. C’est dans ces papiers que la postérité trouvera, j’espère, la meilleure justification de ma conduite dans ces derniers temps ; c’est là qu’existe l’honneur de ma mémoire ; ne pourriez-vous emporter ces papiers, les mettre à l’abri de nos ennemis, qui, dans le moment actuel, pourraient en tirer un parti si dangereux en trompant l’opinion publique ? Mais promettez-moi qu’un jour ces papiers sseront connus, et que votre amitié saura venger ma mémoire en les livrant à la publicité[1]. » Au lieu de regarder ces notes pour la cour comme autant de témoins qui justifiaient sa politique et qui en révélaient l’intention. Il y avait donc dans ces papiers sa vraie pensée, celle qu’il voulait montrer à la postérité. Ce n’était pas comme orateur révolutionnaire qu’il voulait paraître dans l’avenir, c’était comme l’homme qui avait voulu empêcher la chute de la monarchie, qui avait voulu régénérer et raffermir la royauté.

Ce n’est pas seulement à ses derniers momens que Mirabeau parlait ainsi. Déjà, au mois de juillet 1790, il s’était cru près de mourir, et il avait à cet instant suprême confié aussi au comte de La Marck ses papiers secrets et le soin de sa mémoire. Les billets qui se trouvent dans sa correspondance, au sujet de ce dépôt, sont nobles et touchans. « Voilà, mon cher comte, deux paquets que vous ne remettrez qu’à moi, quelque chose qu’il arrive, et qu’en cas de mort vous communiquerez à qui prendra assez d’intérêt à ma mémoire pour la défendre[2]. » Et M. de La Marck lui répond : « Si j’existe lorsque la chose publique, universelle, vous perdra, ma profonde amitié pour vous, le culte que je rends à votre supériorité, assureront à votre mémoire tout ce dont je suis capable. Ce serait peu de chose ; mais le zèle le plus exclusif saura, à défaut de toute autre qualité trouver ceux qui seront dignes de parler de vous. » Nobles et simples paroles dont Mirabeau ressentait dignement la grandeur affectueuse, et qui ranimaient son ame tourmentée ! « Je suis très touché de votre billet, mon cher comte, et je vous assure que mon courage est très ravivé de l’idée qu’un homme tel que vous ne souffrira pas que je sois entièrement méconnu. Ou je serai moissonné bientôt, ou je laisserai dans vos mains de nobles élémens d’apologie. Certes, je compte dans leur nombre la sorte de divination qui vous a appelé à être mon ami, lorsque tant d’hommes vulgaires s’occupaient à faire écho contre moi ou essayaient de me garrotter sur leur mesure ; — mais passons aux affaires[3] ! » Je n’aime pas à prodiguer les grands mots ; mais je sens en lisant ces paroles je ne sais quel accent sublime et triste qui me touche et me pénètre. J’aime jusqu’à cette brusque interruption d’une grande ame qui s’arrache à sa profonde émotion et qui passe aux affaires, les affaires qui sont le vrai travail des hommes de cœur en temps de révolution, à condition cependant, que les ames associées dans de grands périls et pour de nobles espérances ; si elles renoncent à exprimer leurs émotions, ne renonceront pas à les sentir, et que les labeurs et les soucis communs occuperont leur esprit sans jamais dessécher leur cœur. Je ne crois pas à la sincérité des entreprises où il n’y a pas quelque grand sentiment en jeu, et non-seulement il faut que les entreprises aient un but élevé, je veux aussi qu’elles se fassent entre gens qui s’aiment l’un l’autre et qui aient plaisir à se serrer la main je dirais volontiers qu’il n’y a que les bonnes ames qui s’entendent à faire les grandes choses. Il y a de grandes intelligences qui ont le cœur égoïste ; celles-là, quoi qu’elles fassent, ne font jamais que de petites choses sous de grands noms. Mirabeau était assurément une grande intelligence ; mais de plus il y avait dans son ame un coin de bonté et de grandeur : la pureté lui manquait, mais non la chaleur. Mirabeau était fier, mais je croix qu’il n’était pas vain, et les.gens fiers ont cela de bon, qu’ils peuvent aimer les autres et s’y intéresser ; seulement ils aiment de haut. Ils peuvent aussi être aimés, seulement ils ne peuvent l’être que par les bonnes natures, par celles qui ne sont pas vaines et qui ne répugnent pas à la supériorité d’autrui.

Ce coin de bonté et de grandeur qu’avait Mirabeau était ce qui le faisait aimer de M. de La Marck et, ce qui lui attirait de généreuses affections. « Il faut, dit M. de La Marck, avoir connu Mirabeau dans le commerce le plus intime pour rendre justice à ses bonnes et nobles qualités et comprendre tout ce qu’il y avait en lui de séduction. Malgré la divergence de caractères et même d’opinions qui existait entre nous, je ne sais quel charme, pour ainsi dire involontaire, m’attirait vers lui ; c’est un pouvoir qu’il a exercé sur tous ceux qui l’ont connu particulièrement. Il emporta dans la tombe la consolation d’avoir eu beaucoup d’amis.. »

À prendre M. le comte de La Marck tel que MM. de Bacourt le dépeint dans l’introduction, je ne m’étonne pas du goût qu’il avait pour Mirabeau. « Il avait, dit M de Bacourt, un tour passionné d’esprit qu’il conservait vingt ans. » C’est par là qu’il avait aimé Mirabeau, c’est par là qu’il avait chéri ce génie, en lui il sentait aussi un cœur. Il l’aimait à la fois comme homme et comme orateur, comme on aime un ami et comme on aime les arts, avec l’affection que l’un inspire, avec le charme que les autres font sentir. C’était autrefois l’attribut des grands seigneurs d’aimer les arts, la littérature, les hommes de génie et les hommes de cœur, tout ce qui ennoblit l’ame, tout ce qui l’émeut du grand côté. La littérature a été la passion du XVIIIe siècle, et il y avait quelque chose de cette bonne passion dans le goût de M. de La Marck pour Mirabeau ; mais M. de La Marck eut le mérite de sentir promptement qu’il y avait dans Mirabeau plus d’un lettré, qu’il y avait un homme, et c’est cet homme qu’il aima sincèrement. Les grands hommes ont souvent des amis qui cherchent à s’approprier un peu de leur auréole : c’est là le principe de l’amitié des coteries. En aimant Mirabeau, M. de La Marck ne songea pas un instant à lui-même. L’élévation de son esprit et son rang dans le monde le préservaient également de chercher à faire les affaires de sa vanité derrière la popularité et le génie de Mirabeau. Je dirai même qu’on sent que M. de La Marck aime Mirabeau de haut, presque de tous les côtés, excepté, si j’ose ainsi parler, du côté de l’amitié, et cette allure est toute naturelle dans M. de La Marck, qui est de maison quasi souveraine, et qui a sur Mirabeau toutes les supériorités de rang et de fortune qui se reconnaissaient entre gentilshommes ; mais il n’en a que plus de mérite, selon moi, à aimer Mirabeau en ami, à reconnaître sa supériorité et son génie, et à comprendre que les temps étaient venus où cette supériorité de génie était une force qu’il fallait apprécier.

Si j’avais besoin de prouver combien l’affection de M. de La Marck pour. Mirabeau était dégagée de tout calcul de vanité et de tout esprit de coterie, j’en trouverais un témoignage incontestable dans la manière dont il vivait avec lui : il ne le flattait pas, il ne le singeait pas. Quiconque connaît un peu le manège des coteries voit à ces deux signes que M. de La Marck ne mettait ni sa vanité ni son ambition à être l’ami de Mirabeau. Loin de chercher à l’imiter, il le contredisait volontiers et prenait le contre-pied des thèses que Mirabeau soutenait dans la conversation, et à ce propos M. le La Marck raconte une belle et touchante parole de Mirabeau mourant. Un jour, dans un de leurs entretiens, on s’était mis à parler des belles morts, soit dans l’antiquité, soit dans les temps modernes, et là-dessus Mirabeau, s’échauffant, avait été fort éloquent sur les morts dramatiques ; il y avait pourtant un peu d’emphase dans son éloquence, ce qui fit, dit M. de La Marck, que, par habitude et par conviction, je pris aussitôt le côté opposé de sa thèse. « J’essayai de diminuer le mérite de ce qu’on est convenu d’appeler de belles morts, en soutenant qu’elles étaient le plus souvent le résultat d’une orgueilleuse affectation. Quant à moi, dis-je, les morts que je trouve les plus belles ; ce sont celles auxquelles j ai assisté sur le champ de bataille et dans les hôpitaux, où des soldats, d’obscurs malades conservaient tout leur calme, n’exprimaient pas un regret de quitter la vie et se bornaient à demander qu’on les plaçât dans une position ou, souffrant moins, ils pussent mourir plus commodément. — Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites là, répliqua Mirabeau. – Et puis nous parlâmes d’autre chose. J’avais oublié toute cette conversation lorsque le jour où je transportais chez moi les papiers de Mirabeau, étant ensuite revenu chez lui, je m’étais assis près de la cheminée de la chambre où il était couché. Bientôt après il m’appela ; je me lève, je vais près de son, lit ; il me tend la main, et, serrant la mienne, il me dit : « Mon cher connaisseur en belles morts, êtes vous content ? » À ces mots, quoique naturellement froid par caractère, je ne pus retenir mes larmes. Il s’en aperçut et me dit alors les choses les plus affectueuses et les plus touchantes sur son amitié et sa reconnaissance pour moi : Je ne puis répéter ici ce qu’il me dit d’amical : quand la modestie ne me commanderait pas la réserve, je ne saurais jamais bien exprimer tout ce qu’il trouva d’élévation et d’énergie dans son esprit, de chaleur et d’élan dans son ame pour me témoigner son attachement[4].

Je tenais à bien expliquer ce qu’il y avait d’amitié sincère et noble entre Mirabeau et M. de La Marck avant d’en revenir au sujet de la correspondance, c’est à dire aux relations que M. de La Marck établit entre Mirabeau et le roi et la reine. Le but de ces relations était le plus noble et le plus important du monde, puisqu’il s’agissait de sauver la monarchie en la régénérant, et, en sauvant la monarchie, de sauver aussi la société ; mais le moyen n’eut rien de beau, car, à prendre les choses en mauvaise part, ces relations ne furent qu’un marché, et c’est M. de La Marck qui négocia ce marché. Ici j’ai plusieurs remarques à faire ; les unes à la charge de Mirabeau, les autres à sa décharge. Commençons par les premières.

M. de La Marck lui-même fut choqué, dit il, de la joie que manifesta Mirabeau quand il apprit qu’il recevrait 6,000 francs par mois, que toutes ses dettes jusqu’à concurrence de 200,000 francs seraient payées. « De plus ; dit M. de La Marck, je lui montrai les quatre billets de 250,000 francs chacun que je devais conserver entre mes mains, et je l’informai que l’intention, du roi était de lui faire remettre cette somme d’un million, si, à la fin de la session de l’assemblée, il avait fidèlement rempli, les engagemens qu’il avait pris… Mirabeau laissa alors éclater une ivresse de bonheur dont l’excès, je l’avoue, m’étonna un peu, et qui s’expliquait cependant assez naturellement, d’abord par la satisfaction de sortir de la vie gênée et aventureuse qu’il avait menée jusque-là et aussi par le juste orgueil de penser qu’on comptait enfin avec lui. Sa joie ne connut plus de bornes, et il trouvait au roi toutes les hautes qualités qui doivent distinguer un souverain ; et s’il n’en avait pas fait preuve encore, il fallait s’en prendre ; disait-il, à d’inhabiles et sots ministres qui n’avaient pas su le représenter à la nation avec toutes les qualités, qu’il possédait ; mais il n’en serait plus de même désormais, et on le verrait bientôt occupant une situation digne de son caractère généreux[5]. » L’explication que.M. de La Marck donne de la joie de Minabeau est ingénieuse et indulgente, cependant cette joie l’étonna, il l’avoue, et je crois, Dieu me pardonne, que ce qui choqua, surtout. M. de La Marck dans la joie de Mirabeau, ce fut l’air de parvenu qu’elle lui donnait. Il n’y a que les petites gens qui se réjouissent ainsi de devenir riches. C’est ce sentiment-là seulement que M. de La Marck semble blâmer dans Mirabeau, car l’idée de vénalité attachée au marché ne pouvait pas le scandaliser, puisqu’il avait conseillé et négocié le marché pour un ami qu’il aimait sincèrement. Nous avons de nos jours d’autres sentimens, et la joie de Mirabeau nous choque d’autant plus qu’elle contrarie davantage l’idée que nous attachons à des marchés de ce genre.

Non-seulement Mirabeau se laissé aller à une joie déshonnête selon nous, et de mauvais ton selon de La Marck, en apprenant les libéralités du roi ; il fait pis : il jouit publiquement de sa nouvelle richesse, prend une maison, un valet de chambre, un cuisinier, un cocher, des chevaux, « et pourtant, dit M. de La Marck, chacun savait que, peu de temps auparavant il avait été aux derniers expédiens. Je lui parlai de l’inutilité, du danger de ces dépenses, qui pouvaient produire les plus fâcheux effets dans le public, dont les yeux étaient fixés sur lui. Je lui fis sentir que ses ennemis ne manqueraient pas de rechercher la source de cette opulence si nouvelle et de l’interpréter de la manière la plus embarrassante pour lui. Il supporta toutes mes remarques et même mes reproches avec une extrême douceur, et me promit d’être plus réservé dans ses dépenses ; mais avec son caractère, lui était-il possible de tenir ses promesses sur ce point ? » Les dépenses imprudentes de Mirabeau ne sont pas le seul reproche qu’ait à lui faire M. de La Marck. Mirabeau se sert de ses relations avec la cour pour faire accorder par le roi des secours d’argent considérables à la compagnie des libraires de Paris. « Cela, disait Mirabeau, devait populariser le roi et la reine dans la bourgeoisie de Paris. » Cela servit seulement à secourir les libraires que connaissait Mirabeau.

Je pourrais aisément trouver dans la correspondance de M. de La Marck d’autres témoignages contre Mirabeau. Qu’en conclure, sinon que les anciens désordres de Mirabeau perçaient sans cesse à travers la nouvelle conduite qu’il voulait tenir, et que le nouvel homme avait toujours en lui beaucoup du vieil Adam ? Leçon instructive de voir comment, en dépit de ses bonnes intentions, en dépit de la grandeur que lui faisaient les circonstances, Mirabeau était sans cesse tiré en bas par les souvenirs et par les de sa première vie ; et ce n’était pas seulement à la chose publique que nuisait l’immoralité de sa jeunesse, comme il le disait avec un repentir plein de fierté, c’était à lui-même. Il ne trouvait pas seulement l’ancien Mirabeau dans les jugemens du monde contre lui, il le trouvait aussi en lui-même ; sans cesse il y retombait par habitude, et l’ancien Mirabeau luttait contre le nouveau dans son propre cœur : Il aurait fini par vaincre le public, s’il avait pu se vaincre lui-même.

J’ai dit ce qui me choquait dans le marché de Mirabeau avec la cour ; disons aussi ce qui l’excuse. La première excuse, celle que M. de La Marck ne songe même pas à faire valoir, parce qu’elle est tellement dans les idées du temps, que M. de La Marck ne croit pas que l’opinion puisse jamais changer à cet égard, c’est qu’un sujet pouvait toujours accepter les libéralités du roi. Les traditions féodales d’un part et les habitudes de cour de l’autre, aidées du penchant naturel du cœur humain, faisaient croire qu’on pouvait tout recevoir du roi. Sous l’empire, les généraux de Napoléon s’honoraient aussi de recevoir ses libéralités : c’étaient des récompenses et des encouragemens. C’est avec ces idées, que M. de La Marck proposa à Mirabeau de recevoir du roi un traitement comme récompense des conseils qu’il devait donner et des services qu’il devait rendre.

Voilà une excuse prise dans les idées d’alors ; en voici une autre qui se rapporte aux idées de notre temps. « Mirabeau, disait malicieusement M. de Lafayette, ne s’est jamais fait : payer que dans le sens de ses opinions. » Oui, Mirabeau a vendu ses services, cela est vrai ; mais il n’a pas vendu ses opinions. » Mirabeau voulait une monarchie constitutionnelle, une monarchie comme celle de l’Angleterre, et il n’a jamais varié sur ce point. Dès qu’il entre en relations avec la cour, il fait sa profession de foi. Dans la lettre qu’il écrit au roi le 10 mai 1790, il déclare hautement qu’il y a deux choses qu’il combattra énergiquement : « la contre-révolution, qu’il trouve dangereuse et criminelle, et le projet d’un gouvernement quelconque sans un chef revêtu du pouvoir nécessaire pour appliquer toute la force publique à l’exécution de la loi. » Ainsi Mirabeau ne trompe pas la cour et personne ne peut lui reprocher d’avoir laissé croire au roi et à la reine qu’il s’engageait à servir la contre-révolution il nie s’engage qu’à servir la monarchie, telle qu’il la conçoit ; il ne veut être que « le défenseur du pouvoir monarchique réglé par les lois et l’apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique. » C’est là ce que j’appellerais volontiers la condition de son traité avec la cour ; mais il aurait été plus fort pour maintenir son traité contre les exigences et les préjuges de la cour, si ce traité n’avait pas été un marché.

Venons maintenant à la monarchie telle que Mirabeau la voulait et la concevait. Ici je ne me défends pas, je l’avoue, d’une vire prédilection pour les idées de Mirabeau, car la.monarchie qu’il aime et qu’il veut fonder, c’est la monarchie constitutionnelle ; celle que nous avons eue en 1814, et que nous avons gardée et consolidée, en 1830. Mirabeau disait M. de La Marck, voulait la monarchie par la révolution et dans le cercle de la révolution, contenue elle-même et dirigée vers un ordre régulier. La contre-révolution répugnait à ses principes comme à ses passions, et il n’en voulait à aucun prix. Il est décidé à la combattre sous toutes les formes : sous la forme des courtisans et des grands seigneurs d’autrefois, mécontens du changement et qui tâchent de s’y opposer ; — et comment s’y opposent-ils ? ils ne sont pas en état de concevoir un complot systématique, ils n’ont que l’incohérente agitation du dépit impatient[6] ; — sous la forme du côté droit dans l’assemblée, et c’est là qu’il a ses adversaires, ses ennemis, ses détracteurs, les plus acharnés. Ce n’est pas la haine seulement qui l’éloigne du côté droit de l’assemblée, il sent qu’il y a là un écueil dangereux. Avoir la majorité à l’aide de la droite de l’assemblée, c’est le plus périlleux de tous les succès, car c’est s’écarter de la révolution, c’est augmenter les défiances contre la cour[7] : « Les députés de la noblesse et du clergé sont tombés, dit-il, dans un incurable discrédit, et, outre qu’ils ne se prêteraient à rien de ce qui serait uniquement utile au roi, toute démarche qui aura de tels auxiliaires sera par cela seul suspecte aux provinces[8]. » Aussi il n’y a rien à attendre des dépits de la cour, rien de l’appui du côté droit dans l’assemblée : ce sont des mécontentemens inutiles, suspects, dangereux. On ne peut pas se servir de ce genre de mécontens comme d’alliés pour défendre la monarchie ; ils feraient plus de mal que de bien ; ils nuiraient plus qu’ils ne serviraient. « Il n’y a de mécontens utiles, dit Mirabeau dans sa quarante septième note sur les moyens de rétablir l’autorité royale, il n’y a de mécontens utiles que ceux qui veulent tout à la fois la liberté et le gouvernement monarchique qui redoutent également l’anarchie et le despotisme, qui louent l’assemblée nationale d’avoir détruit une foule d’abus, et qui la blâment d’avoir désorganisé tout l’empire, retenu tous les pouvoirs, annihile l’autorité royale : ces mécontens peuvent servir le trône, si on leur persuade que toutes les bases utiles posées par l’assemblée nationale seront conservées, qu’on ne cherche point à détruire son ouvrage, qu’on n’a pour but que de l’améliorer. Mais cette classe n’est pas la plus nombreuse parmi les mécontens, ou plutôt ce sont là des dissidens plutôt que des mécontens. Il n’en est pas de même du clergé, des parlemens, des possesseurs de fiefs et d’une grande partie de la noblesse ceux ci, qui pourraient jouer un rôle dans une guerre civile, sont presque aussi dangereux pour une contre-constitution sage et mesurée que les démagogues les plus outrés : Si la cour veut recouvrer quelque influence, elle doit bien se garder de laisser penser qu’elle veuille service cette dernière classe de mécontens : il vaudrait mieux annoncer ouvertement le contraire, en montrant, par exemple, que la nouvelle constitution doit nécessairement plaire au roi ; puisqu’elle a détruit plusieurs usurpations que l’autorité royale n’avait cessé d’attaquer depuis plusieurs siècles[9]. » Point de contre-révolution, point d’alliance avec les contre révolutionnaires, voilà donc le fond de la politique de Mirabeau. « Je suis l’homme du rétablissement de l’ordre et non d’un rétablissement de l’ancien ordre ; dit il à M. de La Marck[10]. » Et je me hâte de dire que la répugnance que Mirabeau a pour la contre-révolution n’est pas seulement l’effet de ses passions et de ses rancunes, c’est aussi une répugnance d’homme d’état ; car M. de La Marck, moins passionné que Mirabeau ; M. de La Marck, grand seigneur et qui perd beaucoup par la révolution, M. de La Marck pense sur ce point comme Mirabeau, que la contre-révolution est impossible, que c’est un danger de la vouloir, et une faute, si on ne la veut pas, de ne pas la répudier hautement. « Il est permis, dit-il dans une lettre au comte de Mercy-Argenteau, naguère ambassadeur d’Autriche à la cour de France il est permis à ceux à qui des pertes immenses ont fait tourner la tête de désirer une contre-révolution : je dis de la désirer, et non d’y croire ; mais aucun homme de sens n’y pense plus. C’est à l’espoir d’une contre-constitution, si l’on peut parler ainsi ; que doivent se borner les gens modérés, c’est-à-dire cette classe nombreuse de citoyens amis de la liberté et de la paix, qui soutient l’assemblée lorsqu’elle fait le bien et la censure lorsqu’elle s’égare[11]. » Qu’on ne croie pas qu’il faille attribuer à l’influence de Mirabeau les sentimens de M. de La Marck sur ce point ; il pense après la mort de Mirabeau ce qu’il pensait auparavant. Je lis dans une note ou plutôt dans un projet de note en date du 24 avril 1791 : « Il doit être incontestablement prouvé au bon esprit de la reine que le parti de la contre-révolution est entièrement vermoulu ; et que dans ce parti un très grand nombre de gens qui voudraient qu’on rétrogradât vers l’ancien ordre de choses y consentiraient au prix de la vie du roi… Il faut commencer par prouver au public que la reine est persuadée de l’irrévocabilité de la révolution et qu’elle y maintient le roi[12]. » Et non-seulement le roi et la reine, selon M. de La Marck, doivent se persuader, que la révolution est irrévocable et que la vieille royauté n’est plus possible, ils doivent aussi conformer à cette idée leur conduite et l’allure même de leur cour. M. de Falloux, dans son excellente Vie de Louis XVI, remarque avec raison que la vie des rois de France était devenue trop orientale ; c’est-à-dire trop renfermée, trop cachée au public ; le roi, vivait dans un petit cercle de courtisans et dans l’enceinte de quelques palais. C’était un grand mal.. Voici ce que je lis dans une publication récente et remarquable : « J’ai vu le mois dernier le roi à la chasse les bois de Verrières. La pluie le fit descendre de cheval avec son monde ; il se rangea sous les arbres où j’étais avec quelques amis. Il n’ouvrit la bouche à qui que ce soit pendant une demi-heure qu’il fut là[13]. » La royauté nouvelle, telle que la conçoit M. de La Marck, comporte et exige un autre genre de vie et d’autres habitudes. « Il faut, di-il dans cette note de 1791, que le roi et la reine se montrent en public de temps à autre, aux spectacles. Pendant un certain nombre de mois de l’année, une fois la semaine, la cour, composée du roi, de la reine, de sa famille, et entourée des chargés de la cour, tiendrait cour publique sous le titre de cercle ; cela durerait une demi-heure dans la plus grande pièce du palais : tout le monde décemment vêtu, en habit de garde nationale ou d’officier de l’armée, y serait admis. Une fois la semaine ; le roi seul donnerait audience, ayant à côté de lui deux ministres pour recevoir les placets. Je sais que, dans les premiers temps, le roi et la reine s’apercevront que moins de personnes de l’ancienne cour se présenteront devant eux ; mais il faut sur cela savoir se faire un calus. Ce parti est vaincu sans retour ; il est vaincu par la supériorité de force qu’ont quatre-vingt-dix neuf personnes sur une, à plus forte raison quand elles ont pris le dessus, qu’elles connaissent leur force et qu’elles sont très disposées à en faire usage. Il faut régner de la manière que je viens d’indiquer ou se résoudre à périr… Conclusion : il faut non-seulement changer en totalité la masse du sang, il faut faire aussi peau neuve. »

Cette royauté qui aura à la fois une nature et une allure nouvelles est la royauté que veut Mirabeau et qu’il conseille sans cesse. Ainsi, dans la cérémonie de la fédération, au lieu de faire jouer au roi un rôle tout mécanique et tout passif, sous prétexte de majesté, et de montrer partout M. de Lafayette comme le grand acteur du jour, Mirabeau aurait voulu que le roi fût à cheval, fit ranger lui-même les gardes nationales, qu’ensuite il montât sur son trône et qu’il partît du trône pour aller faire son serment, à l’autel. « En tout, dit Mirabeau, si le roi veut gouverner par lui-même et penser que l’étiquette et les formules ministérielles n’ont été inventées que pour hébéter systématiquement les princes, et mettre eux et leurs sujets dans la dépendance absolue de leurs vizirs, le roi des Français sera bientôt le premier et le plus puissant monarque de la terre[14]. » Ailleurs, donnant des conseils pour populariser le roi et la reine, il leur demande « de se montrer souvent en public, de se promener quelquefois, même à pied, dans les lieux les plus fréquentés, d’assister à des revues de la garde nationale, de paraître à quelques séances de l’assemblée dans la tribune du.président, de visiter les hôpitaux, les hospices publics, les grands ateliers d’ouvriers, et d’y répandre quelques bienfaits. Ce genre de représentation, également convenable à la reine et au roi, leur serait, sans aucun doute, plus utile qu’une impénétrable retraite. »

Mirabeau a pour détester et pour combattre la contre-révolution sous toutes ses formes, outre ses passions, une grande et bonne raison, une raison dont doivent lui savoir gré tous ceux qui rattachent leurs opinions aux principes de 89 : il aime la révolution non pas seulement parce que cette révolution l’a fait grand et puissant, il l’aime parce qu’il la croit bonne et légitime. Et ici entendons-nous bien : ce qu’il aime, ce n’est pas la révolution tumultueuse et violente, ce n’est pas la révolution des journées des 5 et 6 octobre, dans lesquelles on voulut sottement impliquer Mirabeau, qui les détestait et les croyait funestes, puisqu’elles avaient amené le roi et l’assemblée à Paris, c’est à dire au milieu du volcan qui devait les engloutir ; ce qu’il aime, c’est la révolution telle qu’elle est dans la pensée des honnêtes gens et telle qu’elle sera dans l’avenir. Mirabeau voit le mal présent, qui est grande et qu’il veut combattre énergiquement ; mais il prévoit les changemens généraux et salutaires que la révolution de 89 doit amener dans la société, et ce sont ces changemens qu’il aime. Le parti révolutionnaire défendait la révolution du moment, telle qu’elle s’agitait avec ses passions, avec ses désordres, avec ses crimes. Mirabeau défendait la révolution de l’avenir, et il voulait contenir et réprimer la révolution du moment. C’est ainsi qu’il fondait, pour ainsi dire, le parti libéral, ce grand et durable parti qui, dès ce moment et sous son premier chef a déjà ses deux ennemis acharnés et persévérans les contre-révolutionnaires, qui veulent la monarchie jusqu’au despotisme, et les révolutionnaires, qui veulent la liberté jusqu’à l’anarchie.

M. de La Marck, tout favorable qu’il est à la révolution de 89, avait cependant parfois des doutes et les scrupules, et cela étant bien naturel, quand on voyait la fermentation universelle des esprits et l’anarchie qui se répandait d’un bout de la France à l’autre. Mirabeau alors, cherchant à détourner les yeux du comte de La Marck des maux présens vers les biens à venir, lui. Ecrirait : « Les classes industrieuses travaillent peu, dites-vous ? Ceci est un mal, mais que l’élan vigoureux que donnera la première impulsion de la liberté assise et calmée réparera avec usure. – Elles vont être surchargées ? — Elles seront au contraire fort soulagées, si l’on sait faire. Il faut se dire : Deux choses sont indispensablement nécessaires à la société, le paiement des troupes et celui des intérêts de la dette. Ces deux objets n’emportent pas, à beaucoup près, 400 millions. Or, c’est une démence que d’être inquiet sur les moyens de faire payer gaiement à ce royaume 400 millions ([15]. » La dette et l’armée, voilà les deux principaux soucis de Mirabeau, comme de tous les hommes d’état pratiques, car il sait qu’avec de bonnes finances et une armée qui défend l’ordre au-dedans et la paix au-dehors, le commerce fleurit et l’agriculture prospère. « La révolution, continue-t-il, affranchira et divisera la terre, aidera au travail par le goût de la propriété délivrera le commerce et l’industrie nationale des liens qui la gênent encore (les maîtrises et les jurandes), et les intarissables ressources abandonnées au seul régime de la liberté, amèneront un ordre de choses dont nos yeux myopes n’aperçoivent pas même l’atmosphère, loin de le percer et de voir au travers. N’accusez donc pas la révolution mon cher comte, n’accusez que les hommes qui jouent pour le compte du gouvernement cette grande partie. »

Voilà la révolution de 89 défendue dans ses effets généraux. Voici maintenant cette révolution considérée dans ses rapports avec le gouvernement et avec l’administration. Nous allons voir pourquoi Mirabeau aime aussi de ce côté la révolution de 89 et comment il tâche de la faire aimer par le roi. « La position actuelle de l’autorité royale peut seule indiquer le choix des mesures propres à l’améliorer. Pour la bien connaître, il faut la comparer avec ce qu’elle était il y a deux ans[16]. Avant la révolution actuelle, le roi était foncé de ménager la noblesse, de négocier avec le clergé, de composer avec les parlemens, de combler la cour de faveurs ; il n’avait pas plus qu’aujourd’hui le pouvoir absolu, qui n’existe nulle part… Le roi établissait seul les impôts : c’était un embarras de plus, une source éternelle de discussion entre lui et ses peuples… Sa volonté, même arbitraire, s’exécutait sans obstacles ; mais ce genre d’autorité n’était utile qu’aux ministres : ils doivent seuls le regretter ; il faudra désormais qu’ils soient plus habiles. En établissant la responsabilité des ministres, l’assemblée nationale a consacré l’impeccabilité du roi. – Le roi seul administrait. Voilà le point essentiel, voilà le pouvoir qu’il faut empêcher l’assemblée nationale de retenir plus long-temps, et sans lequel l’autorité royale ne serait qu’un fantôme. Administrer, c’est gouverner ; gouverner, c’est régner ; tout se réduit là… Comparez maintenant le nouvel état de choses avec l’ancien régime ; c’est de là que naissent les consolations et les espérances. Une partie des opérations de l’assemblée nationale, et c’est la plus considérable, est évidemment favorable au gouvernement monarchique. N’est-ce rien que d’être sans parlement, sans pays d’état, sans corps de clergé, de privilégiés, de noblesse ? L’idée de ne former qu’une seule classe de citoyens aurait plu à Richelieu. Si cette surface égale convient à la liberté, elle facilite l’exercice du pouvoir. Plusieurs règnes d’un gouvernement absolu n’auraient pas fait autant qu’une seule année de liberté pour l’autorité royale. » Que dites-vous le cette vue jetée sur l’administration française, telle que l’a créée la révolution, également favorable à l’égalité des citoyens et à l’exercice du pouvoir central ? Voilà la centralisation prévue et définie dès 1790 par Mirabeau. Ici encore Mirabeau voyait la révolution dans l’avenir et non dans le présent.

Que fallait-il pour profiter de cet accroissement du pouvoir administratif ? Il fallait une royauté forte, un pouvoir exécutif libre et puissant. Sur ce point, Mirabeau est invariable. Point de salut pour la société, point de salut pour cette révolution de 1789 qu’il veut régler et affermir, si la royauté ou le pouvoir exécutif n’a pas les moyens d’agir librement et résolument. « Vous ne ferez jamais la constitution française, avait-il dit à l’assemblée nationale, ou vous aurez trouvé un moyen de rendre quelque force au pouvoir exécutif. » Si telle était l’opinion de Mirabeau à la tribune de l’assemblée constituante, en face de la révolution, que devait-ce être dans les notes qu’il adressait au roi et à la reine ? Là, il était à son aise pour se montrer royaliste, et il l’est ; mais il l’est toujours au nom de la révolution de 89 et avec les principes de cette révolution. « Lorsqu’on admet, dit-il dans sa. Quarante septième note, qui est un exposé complet de son plan politique, lorsqu’on admet ces deux données dans la formation d’un gouvernement, la permanence d’un corps représentatif exclusivement charge de la confection de la loi et une royauté héréditaire pour faire exercer par un seul le pouvoir exécutif, tous les détails de la constitution ne sont plus que les conséquences de ces premières bases ; il ne faut pas même de grands efforts pour les trouver. Dans ce système, l’autorité royale est un des domaines du peuple et l’un des plus inexpugnables remparts qui doivent le protéger contre l’anarchie. C’est pour lui que l’on dote cette autorité, c’est lui que l’on blesse dans ses premiers droits lorsqu’on cherche à la renverser. Dans un tel gouvernement, le peuple délègue tous ses droits, il ne veut donc pas rester maître ; c’est par plusieurs délégués qu’il veut faire ses lois, c’est par un seul qu’il les veut faire exécuter. Aussi les législateurs de ce peuple le trompent, s’ils lui laissent une influence qu’un tel gouvernement ne peut pas comporter ; ils le trompent, s’ils fortifient le corps législatif aux dépens de la royauté, sous prétexte que ce corps plus rapproché de la nation est en apparence plus populaire ; ils le trompent encore, s’ils ne délèguent pas à la royauté tous les droits que l’impérieuse unité des pouvoirs nécessite à lui accorder ; si pour diminuer la force du pouvoir exécutif, ils en entravent la marche et livrent le royaume à des autorités opposées, à les tiraillemens perpétuels, s’ils veulent enfin combattre la royauté en admettant la royauté, la rendre graduellement, inutile, exagérer ses dangers et préparer par la constitution même une seconde révolution capable de bouleverser le royaume et d’opérer ou son démembrement ou le retour au despotisme. Tout ce que l’assemblée nationale a décrété dans ce sens est à abroger ; tout ce qu’elle a décrété conformément aux premières bases dont j’ai parlé est à conserver. »

Ainsi une royauté forte, mais une royauté qui procède de la révolution de 89, voilà la doctrine de Mirabeau, sa doctrine invariable et fondamentale, dont rien ne l’écarte, pas même ses passions et ses colères. Et voyez comme il met bien le doit sur la véritable plaie de la constitution de 1791, cette constitution qui veut, dit-elle, une royauté, et qui est préparée pour la république, ou plutôt pour l’anarchie, par l’abaissement systématique du pouvoir exécutif ! Cet affaiblissement du pouvoir exécutif a deux causes : la sottise et l’aveuglement du grand nombre, l’intrigue de quelques uns. Mirabeau dévoile hardiment l’une et l’autre. « Je sais, dit-il, que les législateurs de la constitution, consultant les craintes du moment plutôt que l’avenir, hésitant entre le pouvoir royal, dont ils redoutent l’influence, et les formes républicaines, dont ils prévoient le danger, craignant même que le roi ne déserte sa haute magistrature ou ne veuille reconquérir la plénitude de son autorité ; je sais qu’au milieu de cette perplexité, les législateurs n’ont formé en quelque sorte l’édifice de la constitution qu’avec des pierres d’attente, n’ont mis nulle part. la clé de la voûte et ont eu pour but secret d’organiser le royaume de manière qu’ils pussent opter entre la république et la monarchie, et que la royauté fût conservée ou inutile, selon les événemens, selon la réalité ou la fausseté des périls dont ils se croiraient menacés. Ce que je viens de dire est le mot d’une grande énigme[17]. » Comment, maintenant résoudre cette énigme ? Comment faire pencher la constitution vers la monarchie au lieu de continuer à la faire pencher vers la république ? Mirabeau indique plusieurs moyens, et il veut que ces moyens soient employés ensemble et non pas séparément et l’un après l’autre, car il sait quelle est la force de cette révolution républicaine ou anarchique qu’il voit s’avancer à grands pas et qu’il veut combattre. Le premier de ces moyens (j’y reviens encore, parce que Mirabeau y revient sans cesse) est que la royauté se convertisse à la révolution faite, afin d’éviter la révolution à faire. Mirabeau est tellement convaincu que la révolution faite est irrévocable, qu’il écrit dès 1790 ces paroles, qui semblent une histoire prophétique de la restauration de 1814 et de 1815 : « Je regarde tous les effets de la révolution et tout ce qu’il faut conserver de la constitution comme des conquêtes tellement irrévocables, qu’aucun bouleversement, à moins que l’empire ne fût démembré, ne pourrait plus les détruire. Je n’excepte pas même une contre-révolution armée ; le royaume serait reconquis, qu’il faudrait encore que le vainqueur composât avec l’opinion publique, qu’il s’assurât de la bienveillance du peuple, qu’il consolidât la destruction des abus, qu’il admît le peuple à la confection de la loi, qu’il lui laissât choisir ses administrateurs, c’est-à-dire que, même après une guerre civile, il faudrait encore en revenir au plan qu’il est possible d’exécuter sans secousse. » Et c’est même parce que Mirabeau est persuadé de l’irrévocabilité des grands effets de la révolution de 1789, qu’il travaille sans scrupule, dès 1790, à la chute de l’assemblée constituante. Cette assemblée a fait tout ce qu’elle pouvait faire de bien ; son rôle est fini. La révolution qu’a faite l’assemblée nationale et qu’elle a eu, raison de faire, est accomplie et irrévocable ; mais, si cette assemblée reste encore debout, elle fera, sans le vouloir, une autre révolution qui détruira la première dans le présent et la discréditera dans l’avenir. Les assemblées, et surtout celles qui vivent dans les temps de révolution, n’ont pas la ressource d’être inutiles ou insignifiantes ; elles font le bien ou elles font le mal, parce qu’il faut toujours qu’elles fassent quelque chose. Aussi, quand une assemblée a fait le bien dont elle est capable, elle doit, si elle est prudente, s’arranger pour mourir ; car, si elle veut vivre, elle est exposée à mal faire et à détruire son propre ouvrage. C’est à ce point critique qu’en était arrivée, selon Mirabeau, l’assemblée constituante.

Le second moyen de Mirabeau pour empêcher la révolution de 92 d’engloutir la révolution de 89, c’est la révision de la constitution, de cette constitution qu’on faisait propre à la république ou à la monarchie et qui par cela même n’était favorable qu’au désordre et à l’anarchie. Mirabeau voulait la révision de la constitution, ou plutôt, comme il le disait, ainsi que M. de La Marck, une contre-constitution, et cette révision ou cette contre-constitution, il ne voulait pas que l’assemblée nationale la fit ; il ne l’en croyait plus capable. Ce n’est pas que l’assemblée nationale soit républicaine ; non, l’assemblée nationale, dans les premiers momens de son existence ; était bien moins disposée, dit Mirabeau, « à la liberté qu’à l’esclavage, » et cependant elle a peu à peu détruit la monarchie sans le vouloir. Si l’assemblée nationale fait elle-même la révision elle mettra de la vanité à défendre son ouvrage, et, comme elle aura encore de la défiance contre la royauté, elle croira encore donner à la liberté tout ce qu’elle refusera au pouvoir royal. Il n’y aura pas de majorité dans l’assemblée pour faire la révision et pour la faire dans le sens de la monarchie constitutionnelle, à moins de chercher dans le côté droit les élémens de cette majorité, mais alors la révision faite à l’aide des membres du clergé et de la noblesse paraîtra une restauration du pouvoir monarchique : ce sera ou cela semblera une contre-révolution au lieu d’être une contre-constitution, et les passions anarchiques ne feront que s’enflammer davantage « L’assemblée actuelle sera sans doute renversée, dit Mirabeau ; mais la première législative sera composée des factieux les plus exaspérés de la minorité qui aura résisté à la révision et de tous les auxiliaires capables le la seconder[18]. »

Singulière prévoyance et que les événemens n’ont, hélas ! que trop justifiée ! Il est venu un moment, après la mort de Mirabeau, où l’assemblée constituante, effrayée des progrès de l’anarchie, a voulu faire cette révision ou cette contre-constitution, que souhaitait Mirabeau, et même, chose remarquable, ce n’est pas avec la majorité du côté droit qu’elle l’a faite, c’est avec une majorité prise presque tout entière dans le parti libéral converti, par l’expérience aux idées de Mirabeau. Les conditions étaient donc meilleures que celles qu’entrevoyait Mirabeau, et cependant cette révision, que Barnave et ses amis entreprirent avec tant de courage et d’intelligence, ne réussit pas ; elle ne releva pas la royauté abattue, parce que les engagemens d’opinions et les défiances libérales empêchèrent que l’assemblée constituante fit encore à ce moment tout ce qu’il fallait faire pour fonder une véritable monarchie constitutionnelle, et l’assemblée l’eût elle fait, le pays était trop agité par les passions révolutionnaires et trop gâté par le fatal essai qu’il avait fait des institutions quasi-républicaines qu’on lui avait données, pour revenir à l’ordre et à la modération que comporte le régime de la monarchie constitutionnelle.

Ici nous touchons à un point que Mirabeau développe admirablement dans plusieurs notes, je veux dire l’impossibilité radicale et absolue du gouvernement populaire, et le danger par conséquent d’en faire l’essai, si court qu’il soit, car cet essai de l’impossible ne produit que l’anarchie. « . Je suppose, dit Mirabeau dans sa note sur la révision de la constitution, je suppose que l’on puisse entraîner dans un projet de réformation la majorité même de la section patriotique de l’assemblée ; je soutiens que cette réformation ne pourrait pas s’exécuter, parce qu’il faudrait avant tout préparer l’opinion publique à ce changement, et que, d’ici au terme de la session actuelle le temps serait insuffisant pour opérer une telle révision, et faire rentrer dans son lit ce torrent qui a rompu toutes ses digues. On oublie toujours, lorsqu’on parle des effets de la révolution et des maux de la constitution, que leur résultat le plus redoutable est cette action immédiate du peuple, et, si je puis m’exprimer ainsi, cette espèce d’exercice de la souveraineté en corps de nation, dont l’effet le plus sensible est que législateur lui-même n’est plus qu’un esclave, qu’il est obéi lorsqu’il plaît, et qu’il serait détrôné, s’il choquait l’impulsion qu’il a donnée. Avec un tel esprit public, peu importe que la théorie du gouvernement soit monarchique, ou démocratique, la masse du peuple est tout ; ses mouvemens impétueux sont les seules lois : caresser le peuple, le flatter, le corrompre, est tout l’art des législateurs, comme la seule ressource des administrateurs[19]. » Ce que j’aime dans Mirabeau, c’est le sens pratique et décisif que je trouve partout dans ses notes. Nous avons vu, plus haut comment pour lui la grande affaire en finances, c’est de payer l’armée et la dette publique ; nous voyons ici comment, mettant de côté tout ce qui est théorie monarchique ou démocratique, il va droit à la plaie du temps et de tous les temps, l’action immédiate du peuple dans le gouvernement. Mirabeau en effet ne demande pas à une société si elle est monarchique ou républicaine ; ce sont là des mots il lui demande comment elle fait intervenir le peuple dans le gouvernement, dans quelle mesure et de quelle manière ; tout est là. Nous voyons tous les jours des institutions dont l’art consiste à mettre en mouvement la masse du peuple pour lui faire trouver son gouvernement. C’est le monde renversé. Les institutions sont faites pour qu’un peuple ait toujours son gouvernement prêt et agissant, et non pour qu’il le cherche et le crée tous les matins. « Une nation, dit Mirabeau avec son grand sens pratique, n’est en résultat que ce qu’est son travail. La nation est désaccoutumée au travail. » Et ailleurs, « le peuple ne jugera la révolution que par ce seul fait : lui prendra-t-on plus ou moins d’argent dans sa poche ? vivra-t-il plus à son aise ? aura-t-il plus de travail ? le travail sera-t-il mieux payé[20] ? » Voilà les questions qu’un gouvernement doit tâcher de résoudre dans l’intérêt général, au lieu de s’occuper sans cesse à se créer et à s’organiser. Qu’est-ce qu’une machine qui dépenserait toute sa force à faire jouer ses ressorts sans produire par son mouvement aucun effet extérieur et utile ? Ce serait une fort mauvaise machine : tel est le gouvernement populaire direct. Il consume son temps et sa force à se mettre en action, et son action ne produit aucun effet, lors même qu’elle est régulière et calme. Mais ce calme même et cette régularité sont une pure hypothèse. Les passions du peuple l’emportent sans cesse sur les lois qu’il s’est données. Il suffit même qu’il se les soit données pour qu’il n’en tienne pas compte. Il y a un vieux proverbe qu’il ne faut pas que ce soit le cheval qui se mette lui même le frein dans la bouche, car il le mettra de manière à n’être guère contenu, et malheur au cavalier qui montera un cheval ainsi bridé !

Avant de faire la révision, il faut donc avoir une autre assemblée, et, pour avoir une autre assemblée il faut aussi avoir un autre esprit public ; il faut combattre par les mesures qu’indique Mirabeau la détestable influence des institutions maladroitement républicaines que l’assemblée nationale a données à une société qu’elle voulait laisser monarchique. Parmi ces mesures, une des premières est de ne pas laisser le gouvernement à Paris. Paris peut, dans des temps tranquilles, être le siége du gouvernement ; mais, dans un temps comme celui où vivait Mirabeau, Paris est un séjour fatal et désastreux où personne n’a sa liberté, ni le roi, ni l’assemblée, et où le premier venu, sous le nom du peuple, opprime tout le monde. « .Le lendemain du jour où le roi fut conduit ou plutôt traîné aux Tuileries, Mirabeau vint de très bonne heure chez moi, dit M. de La Marck. Si vous avez quelque moyen, me dit-il en entrant, de vous faire entendre du roi et de la reine, persuadez-leur que la France et eux sont perdus, si la famille royale ne sort pas de Paris[21]. » Aussi le premier mémoire adressé par Mirabeau au roi roule tout entier sur la nécessité de quitter Paris et sur les dangers d’y rester. « Si Paris a une grande force, dit Mirabeau, il renferme aussi de grandes causes d’effervescence ; sa populace agitée est irrésistible. L’heure approche, les subsistances peuvent manquer, la banqueroute peut éclater. Que sera Paris dans trois mois ? Certainement un hôpital, peut-être un théâtre d’horreurs. Est-ce là que le chef de la nation doit mettre en dépôt son existence et tout notre espoir ?… Paris engloutit depuis long-temps les impôts du royaume ; Paris est le siége du régime fiscal abhorré des provinces ; Paris a créé la dette, Paris, par son funeste agiotage, a perdu le crédit public et, compromis l’honneur de la nation. Faut-il aussi que l’assemblée nationale ne voie que cette ville et perde pour elle tout le royaume ? Plusieurs provinces redoutent qu’elle ne domine l’assemblée et qu’elle ne dirige ses travaux[22]. » Paris est la ville de la révolution, et le parti révolutionnaire « veut que tout le royaume se mette à l’unisson de Paris, au lieu que le seul moyen de salut est de ramener Paris par le royaume[23]. » Et voulez-vous voir comment Mirabeau peint le Paris de son temps, le Paris qui n’avait encore que 500,000 ames ? « Jamais, dit il, autant d’élémens combustibles et de matières inflammables ne furent rassemblés dans un seul foyer. Cent folliculaires dont la seule ressource est le désordre ; une multitude d’étrangers indépendans qui soufflent la discorde dans tous les lieux publics ; tous les ennemis de l’ancienne cour ; une immense populace accoutumée depuis un an à des succès et à des crimes ; une foule de grands propriétaires qui n’osent pas se montrer, parce qu’ils ont trop à perdre ; la réunion de tous les auteurs de la révolution et de ses principaux agens ; dans les basses classes, la lie de la nation ; dans les classes les plus, élevées, ce qu’elle a de plus corrompu : voilà ce qu’est Paris. Cette ville connaît toute sa force ; elle l’a exercée tour à tour sur l’armée, sur le roi, sur les ministres, sur l’assemblée ; elle l’exerce sur chaque député individuellement ; elle ôte aux uns le pouvoir d’agir, aux autres le courage de se rétracter, et une foule de décrets n’ont été que le fruit de son influence[24]. » Il faut donc que le roi quitte Paris, mais il ne faut pas qu’il quitte la France, et encore il ne faut pas quitter Paris furtivement. « Souvenez vous mon cher comte écrit Mirabeau à M. de La Marck le 4 juin 1790, qu’il ne faut en aucun cas et sous aucun prétexte être confident ni complice d’une évasion, et qu’un roi ne s’en va qu’en plein jour, quand c’est pour être roi. » Point de fuite timide et clandestine ; un départ hardi, ferme et prompt ; un appel fait aux provinces contre la tyrannie de la démagogie parisienne, et surtout aucun appel aux étrangers, aucune émigration : voilà le plan de Mirabeau. Hors de Paris ; le roi est libre ; hors de France, le roi n’est plus qu’un émigré.

Cet appel fait aux provinces est peut-être la guerre civile, Mirabeau le sait ; mais il ne s’en effraie pas. Le sang qui coule sur des champs de bataille français, versé par des mains françaises, est affreux à penser ; mais le sang qui coule dans les massacres populaires, versé aussi par des mains françaises ; est-il moins affreux à penser ? Ah ! si Mirabeau avait jamais voulu la guerre civile par haine ou par ambition, il faudrait flétrir sa mémoire ; mais s’il a vu et s’il a compris avec la terrible prévoyance qu’il avait que la France, poussée au mal de tous les côtes, n’avait plus qu’à choisir entre les épouvantables massacrés de l’anarchie et les violence de la guerre civile, s’il a eu devant les yeux cet horrible avenir, si sa pensée a eu à faire ce choix déchirant, qui pourra le blâmer de s’être dit avec désespoir, mais avec énergie : Oui, la guerre civile plutôt que le massacre populaire ! oui, Moncontour ou Ivry plutôt que la Saint-Barthélémy ou les journées de septembre ! Voyons donc, avant de montrer comment Mirabeau en vient jusqu’à l’idée de la guerre civile, voyons comment il se figure l’avenir de la France, si on ne parvient pas à contenir la démagogie parisienne. « Si le plan que je viens de tracer, dit-il, n’est pas suivi ; si cette dernière planche de salut nous échappe, il n’est aucun malheur, depuis les assassinats individuels, jusqu’au pillage, depuis la chute du trône jusqu’à la dissolution de l’empire, auquel on ne doive s’attendre… La férocité du peuple n’augmente-t-elle pas par degrés ? N’attise-t-on pas de plus en plus toutes les haines contre la famille royale ? Ne parle-t-on pas ouvertement d’un massacre général des nobles et du clergé ? N’est on pas proscrit pour la seule différence d’opinion ? Ne fait-on pas espérer au peuple le partage des terres ? Toutes les grandes villes du royaume ne sont-elles pas dans une épouvantable confusion ? Les gardes nationales ne président-elles pas à toutes les vengeances populaires ? Tous les administrateurs ne tremblent-ils pas pour leur propre sûreté, sans avoir aucun moyen de pourvoir à celle des autres ? Enfin, dans l’assemblée nationale, le vertige et le fanatisme d’un plus haut degré[25] ? » Voilà l’affreux avenir que voit Mirabeau, avenir qui touchait de fort près au présent, et qui est hélas ! devenu l’histoire de la France pendant près de cinq ans. C’est cet avenir qu’il voulait éviter à tout prix, même au prix de la guerre civile. « Je n’ai jamais cru à une grande révolution sans effusion de sang, écrivait Mirabeau, le 4 août 1790, au major de Mauvillon, et je n’espère plus que la fermentation intérieure, combinée avec les mouvemens du dehors, n’occasionne pas une guerre civile. Je ne sais même si cette terrible crise n’est pas un mal nécessaire[26]. » « Mirabeau, dit M. de La Marck, me répétait incessamment que, si le roi et la reine restaient dans Paris, nous verrions des scènes affreuses, que la populace allait devenir l’instrument des factieux, que l’on ne pouvait plus calculer jusqu’où iraient les fureurs populaires, qu’enfin la guerre civile était le seul moyen pour rétablir l’autorité légitime du roi. Cette guerre l’effrayait moins que les horreurs qu’il prévoyait ; car la guerre, disait-il, retrempe les ames et leur rend l’énergie que les calculs de l’immoralité leur ont fait perdre. » Mirabeau croyait donc la guerre civile inévitable, et même il la souhaitait pour éviter de plus grands malheurs : il pensait surtout que « la guerre civile était le seul moyen de redonner des chefs aux hommes, aux partis, aux opinions. » Mot profondément vrai et qui témoigne une fois de plus de ce sens pratique et décisif que j’admire en lui. Avec ces idées, il cherchait comment et avec quelle force faire la guerre civile, et il conseillait au roi et à la reine « de s’assurer d’un noyau de force par l’armée[27]. » Non pas qu’il demandât qu’on réunît des corps d’armée : ces réunions de soldats étaient des prises offertes à l’anarchie ; il voulait qu’on s’assurât de quelques corps de troupes ou même qu’on les composât, mais « en idée, en intention, in petto seulement, et qu’on choisit d’avance, in petto aussi, le général qu’on mettrait à la tête de chacun de ces corps. » Il voulait enfin qu’on fût prêt, et qu’au moment où le roi quitterait Paris, il eût dans la main une force active et dévouée ; mais, avant tout, il fallait quitter Paris, car à Paris la sédition est irrésistible, et l’armée n’est pas inébranlable.

Il y a de plus à Paris un grand élément de faiblesse pour le bouleversement, c’est la garde nationale. Mirabeau est un adversaire décidé de l’institution de la garde nationale, et l’avenir dira à qui cette opinion de Mirabeau doit faire tort, à Mirabeau lui-même ou à la garde nationale. « C’est sous une infinité de rapports, dit-il, que je considère la garde nationale de Paris comme un obstacle au rétablissement de l’ordre. La plupart de ses chefs sont membres des jacobins, et, portant les principes de cette société parmi leurs soldats ils leur apprennent à obéir au peuple comme à la première autorité. Cette troupe est trop nombreuse pour rendre un esprit de corps, trop unie aux citoyens pour oser jamais leur résister, trop forte pour laisser la moindre latitude à l’autorité royale, trop faible pour s’opposer a une grande insurrection, trop facile à corrompre, non en masse, mais individuellement, pour n’être pas un instrument toujours prêt à servir les factieux, trop remarquable par son apparente discipline pour ne pas donner le ton aux autres gardes nationales du royaume ; avec lesquelles son chef a la manie de correspondre[28]. » Non-seulement Mirabeau croit que la garde nationale est dangereuse, il croit même que l’ardeur et le zèle que les Parisiens mettent à remplir leurs devoirs de soldat et d’officier dans les commencemens de l’institution est quelque chose de factice et de frivole. « On ne saurait croire, dit-il, combien la petite vanité d’être armé, d’avoir l’uniforme, de jouer le rôle de militaire, de se faire distinguer, d’obtenir un commandement, et surtout une espèce d’impunité, a contribué à rendre les têtes françaises révolutionnaires. »

J’ai exposé le plan de Mirabeau et j’ai indiqué les principales mesures d’exécution qu’il conseillait : point de contre-révolution ; une royauté qui date de 1789 ; réviser la constitution, ou plutôt faire une contre-constitution, et la faire avec une assemblée qui ne résidera pas à Paris ; ne pas laisser le roi à Paris, mais ne pas l’en faire sortir de nuit et timidement comme un prisonnier qui s’évade ; ne point quitter la France et ne pas se faire émigré ; risquer la guerre civile, s’il le faut, guerre affreuse, mais moins affreuse encore que les massacres populaires, et qui est peut-être le moyen de les éviter ; pour faire cette guerre, avoir dans l’armée des corps qui soient dévoués et des généraux prêts à agir au jour marqué ; surtout ne pas se confier en la garde nationale de Paris et en son chef, « parce qu’aucun général nommé par la multitude ne sera jamais obéi, et que le peuple croira toujours rester le maître de celui qu’il aura seul choisi pour le commander. » Tel est le plan de Mirabeau. Quels furent les obstacles qui s’opposèrent à son exécution ?

J’en ai déjà indiqué quelques-uns, la faiblesse et l’indécision du roi, le peu d’influence réelle de la reine, l’esprit d’anarchie qui soufflait partout, la frénésie démagogique de Paris, les erreurs, les passions, les défiances de l’assemblée. Il est un obstacle aussi que je dois indiquer en finissant, c’est Mirabeau lui-même, sa fougue et ses inconséquences. Ces derniers traits achèveront de peindre Mirabeau et feront mieux comprendre en même temps combien il était difficile alors de sauver le roi et la France : difficile, non à cause des passions des hommes, et parce qu’alors, comme toujours, ceux même qui voulait le bien n’y voulaient rien sacrifier de leur intérêt ou de leur vanité. Mirabeau voulait sauver le roi et la reine, j’en suis très profondément convaincu ; mais il voulait être le seul sauveur, et toutes les fois que, par faiblesse ou par méfiance, on s’écartait du plan qu’il conseillait, il se croyait libre lui-même de ne pas le suivre ; il cessait trop aisément d’être monarchique le jour où la monarchie ne faisait pas ce qu’il voulait qu’elle fît. Or ce n’est pas vouloir le bien que de vouloir qu’il ne se fasse que par nous, et on n’aime véritablement sa cause et son parti que lorsqu’on l’aime dans les succès d’autrui. Je sais bien que Mirabeau, conseiller secret de la cour et l’un des chefs parlementaires de la révolution, avait un rôle d’officier à tenir ; mais ses passions le lui rendaient encore plus difficile que les circonstances. Il avait d’avance expliqué et excusé les contradictions apparentes qu’on trouverait dans sa conduite. Il ne faudra jamais juger ma conduite, avait-il dit dès sa première lettre au roi, partiellement ni sur un fait ni sur un discours. Ce n’est pas que je refuse d’en expliquer aucun ; mais on ne peut juger que sur l’ensemble et influer que par l’ensemble. Il est impossible de sauver l’état jour à jour[29]. » Il s’était donc mis en règle pour les contradictions ; mais vraiment il abusait de la permission qu’il avait prise. J’excuse les contradictions préméditées et qui sont l’effet d’une tactique ; mais que de contradictions qui ne sont que l’effet de ses colères, de ses dépits, de ses caprices ! Ce sont celles-la que je blâme, parce qu’elles dérangeaient le plan même qu’il traçait aux autres et qu’il ne suivait pas lui-même. Mirabeau abonde en explications ingénieuses auprès de M. de La Marck pour excuser ses fougueuses inconséquences ; mais il ne persuade pas son ami. Persuadera-t-il mieux le lecteur ? J’en doute fort. Ainsi, quand il parle pour la constitution civile du clergé et pour le serment imposé aux ecclésiastiques, il prétend qu’il ne faut pas faire attention aux discours plus ou moins vigoureux qu’il pourra prononcer, « parce que, dit-il, ce n’est qu’en se tenant dans une certaine gamme que l’on peut, au milieu de cette tumultueuse assemblée, se donner le droit d’être raisonnable.[30]. » Oui, mais tout dépend de la gamme, et il y a des gammes avec lesquelles il est impossible d’être raisonnable. C’est ce qui arriva à Mirabeau dans cette occasion, il avait cru faire merveille en parlant violemment et en concluant modérément ; le discours tua la conclusion, et voici ce qu’en écrivait avec beaucoup de sens M. de La Marck à M. de Mercy-Argenteau : M. de Mirabeau a pris, dans cette affaire comme dans beaucoup d’autres, un des plus mauvais partis, il a proposé un décret assez modéré qu’il a fait précéder d’un discours très violent, et il a ainsi mécontenté presque tout le monde ; il a surtout déplu aux Tuileries ; où on se fatigue de son incurable manie de courir après la popularité[31]. »

J’ai cité cet exemple des contradictions de Mirabeau, parce qu’il montre clairement, si je ne me trompe, le malentendu perpétuel et inévitable qu’il y a dans la conduite de Mirabeau avec la cour et de la cour avec Mirabeau. La cour n’y met guère, je le dis franchement, de délicatesse, et comme elle a acheté Mirabeau, elle voudrait qu’il lui appartînt, sans comprendre que Mirabeau dépopularisé et avili ne vaudrait plus rien pour elle-même, et que ce serait un embarras plutôt qu’un appui. À quoi servirait-il à la cour d’avoir un contre-révolutionnaire de plus, même quand ce contre-révolutionnaire serait Mirabeau ? La contre révolution n’en serait pas moins faible. La force n’est plus dans les hommes, elle est dans les masses. « On croit trop, dit fort bien M. de La Marck dans une lettre du 26 janvier 1791 à M. de Mercy-Argenteau, on croit trop que le succès tient uniquement à détrôner quelques hommes : on ne voit peut-être pas assez que c’est par les choses et sur les grandes masses d’hommes qu’il faut agir. Et ailleurs : « A toute autre époque de l’histoire, en connaissant une faction, ses chefs, ses principes et son but, on pouvait prévoir sa marche et sa durée ; il suffisait d’analyser le caractère de quelques hommes ; et tout était expliqué. Il n’en est pas de même de la révolution actuelle. C’est la nation entière qui est agitée. Il y a deux mille causes pour un seul effet, et tout calcul sur des causes aussi multipliées devient impossible. Tel homme qui aujourd’hui n’est qu’un instrument devient demain un chef. Ce qu’il eût fallu à la cour, ce n’est pas d’avoir Mirabeau, comme elle l’entendait, puisqu’elle n’en aurait pas été moins faible : c’eût été d’acquérir la force qu’avait Mirabeau. Or, cette force-là qui était une force révolutionnaire, Mirabeau ne pouvait pas et ne voulait pas la mettre dans le marché. Il ne le pouvait pas : M. de La Marck vient de nous expliquer la faiblesse des individus et la puissance des masses. Il ne le voulait pas, parce qu’il sentait que cette force n’était pas seulement ce qui faisait son prix ; elle faisait sa sûreté. Il savait très bien qu’au fond la cour le haïssait, et qu’il ne valait quelque chose que parce qu’on le craignait. Sa politique générale et sa politique personnelle, sa haine de la contre-révolution et des contre-révolutionnaires, ses principes, ses intérêts et ses passions, tout faisait donc qu’il ne se livrait pas tout entier à la cour ; et que de temps en temps, par calcul et par emportement, il éclatait en colères et en menaces contre le côté droit de l’assemblée. Ces jours-là, étant factieux, il l’était plus que personne ; alors la cours s’indignait et s’irritait, et c’était bien naturel. On se plaignait vivement à M. de La Marck de son Mirabeau : parler ainsi ! lui ! M. de La Marck, ces jours-là, évitait de voir la reine ; mais il se plaignait de son côté à Mirabeau, et Mirabeau lui répondait quelqu’un de ces billets où éclate toute sa fougue.

Citons en passant un exemple de ces scènes qui troublaient sans cesse les relations de Mirabeau avec la cour. Il y avait eu dans l’assemblée une discussion sur le renvoi des ministres : Mirabeau, qui ne les aimait pas, s’abstint pourtant de parler, et l’amendement qui demandait le renvoi des ministres fut rejeté à la majorité de 403 voix sur 440. Ce rejet fut considéré comme un triomphe des principes monarchiques ; la cour et le côté droit s’exaltèrent, et bientôt, dans une question relative au pavillon des vaisseaux, les passions éclatèrent. Le côté droit demandait la conservation Au pavillon blanc ; Mirabeau alors, dans un discours très véhément, accusa le côté droit de projets contre-révolutionnaires. Grande colère à la cour contre Mirabeau ; plaintes de M. de La Marck à celui-ci. Mirabeau lui répond : « Hier, je n’ai point été un démagogue ; j’ai été un grand citoyen et peut-être un habile orateur. Quoi ! ces stupides coquins, enivrés d’un suces de pur hasard, vous offrent tout platement la contre-révolution, et l’on croit que je ne tonnera pas En vérité, mon ami, je n’ai nulle envie de livrer à personne mon honneur et à la cour ma tête. Si je n’étais que politique, je dirais : — J’ai besoin que ces gens-là me craignent si j’étais leur homme, je dirais : Ces gens-là ont besoin de me craindre ; — mais je suis un bon citoyen qui aime la gloire, l’honneur et la liberté avant tout, et certes, messieurs du rétrograde me trouveront toujours prêt à les foudroyer. Hier j’ai pu les faire massacrer ; s’ils continuaient sur cette pente, ils me forceraient à le vouloir, ne fût-ce que pour le salut du petit nombre d’honnêtes gens d’entre eux… Vous avez une manière très simple de vous tirer de l’embarras dont vous me parlez et que je ne comprends pas bien, c’est de montrer mon billet. Vale et me ama[32]. » Quel billet ! qu’en croire et que n’en pas croire ? Il y a là un mélange de vrai et révolutionnaire sincère et de révolutionnaire prémédité qui peint Mirabeau et son genre de relations avec la cour. Il est sincère quand il dit qu’il combattra partout la contre-révolution et messieurs du rétrograde : sa passion et sa politique s’accordent sur ce point ; mais l’est-il quand il dit si lestement qu’il aurait pu les faire massacrer, et qu’on le forcera à le vouloir ? Quel langage ! Et pourtant Mirabeau dit d’un ton cavalier à M. de La Marck de montrer son billet. Quelle idée voulait-il donc que la cour prît de lui ? Il prétend qu’il ne veut pas faire peur ! Que veut-il avec de pareilles paroles, sinon faire craindre tout de lui et valoir tout son prix par la terreur, puisqu’il ne peut pas le valoir par ka confiance ? C’est à dessein, quoique à regret, que je me sers de ces mots : valoir tout son prix. En parlant comme il le faisait dans ce billet fait pour être montré, je suis persuadé que Mirabeau s’enchérissait, non pas pour avoir plus d’argent (il n’en voulait que par goût de prodigalité), mais pour avoir plus d’autorité.

Ces fanfaronnades de cruauté faisaient-elles l’effet qu’il en attendait ? Non. Un billet de l’archevêque de Toulouse, qui servait d’intermédiaire à M. de La Marck auprès de la reine, nous montre l’impression que produisaient ces violences de langage : « Je vous renvoie le billet du comte de Mirabeau, écrit l’archevêque de Toulouse à M. de La Marck ; je vous avoue qu’il me fait horreur. S’il ne prouve pas ce qu’il pense, il fait voir jusqu’où peut aller son imagination, lorsqu’il est dans ce que vous appelez ses par-delà. Je crois que, pour sa gloire, vous devez brûler ce billet, ou plutôt le conserver pour lui faire honte, d’un pareil écart, lorsque le sang-froid lui sera revenu. Ce n’est pas une petite tâche que d’entreprendre de tempérés un caractère aussi bouillant ; je vous avoue que je le fuirais à cent lieues, si ma fidélité et mon dévouement ne me retenaient. »

Nous reviendrons tout à l’heure sur la tâche difficile qu’avait entreprise M. de La Marck de diriger Mirabeau et de l’employer au salut de la monarchie. Nous voulons en ce moment achever ce que nous avons à dire du malentendu perpétuel et inévitable qu’il y avait dans le commerce de Mirabeau avec la cour et montrer ce malentendu dans l’entrevue de Mirabeau avec la reine.

S’il y a quelqu’un à la cour à qui Mirabeau eût aimé à se dévouer sincèrerement c’est la reine. Il la regardait, on le sait, comme le seul homme qui fût auprès de Louis XVI, et de plus c’était le privilège de Marie Antoinette d’inspirer l’enthousiasme et le dévouement à tous ceux qui l’approchaient. Mirabeau n’échappa point à cet ascendant. Il vit la reine et s’entretint avec elle ; il fut ravi et ému. Il crut même, tant était sincère l’émotion qu’il ressentit, il crut avoir inspiré quelque confiance ou avoir fait quelque effet : il se trompait, et cette illusion de Mirabeau est un des traits les plus curieux de ce malentendu que nous tâchons d’expliquer. Ce fut le 3 juillet 1790 qu’eut lieu à Saint Cloud l’entrevue de Mirabeau avec la reine. Mme Campan, qui prétend tenir de la bouche de la reine les détails qu’elle donne dans ses mémoires sur cette entrevue, en fait un récit un peu romanesque. « Mirabeau partit de Paris, à cheval, sous prétexte de se rendre à la campagne chez un de ses amis ; mais il s’arrêta, à une des portes du jardin de Saint Cloud, et fut conduit, je ne sais par qui, vers un endroit où la reine l’attendait seule, dans la partie la plus élevée de ses jardins particuliers. Elle me raconta qu’elle l’avait, abordé en lui disant « Auprès d’un ennemi ordinaire, d’un homme q u i aurait juré la perte de la monarchie sans apprécier l’utilité dont elle est pour un grand peuple je ferais en ce moment la démarche la plus déplacée ; mais quand on parle à un Mirabeau, etc… » Il avait quitté la reine en lui disant : « Madame, la monarchie est sauvée ! » Cette entrevue sent le théâtre et le roman : la reine y parle un peu à Mirabeau comme Mahomet à Zopire dans Voltaire ; elle fait un exorde, Dieu me pardonne ! Voici’ maintenant le récit simple et vrai. L’entrevue n’a point lieu dans les jardins de Saint Cloud, et la reine n’y attend pas seule Mirabeau. L’entrevue a lieu dans l’appartement de la reine, où se trouvait aussi le roi. « La première, fois que je revis la reine après cette entre vue, dit M. de. La Marck, elle m’assura tout de suite qu’elle et le roi y avaient acquis la conviction du dévouement sincère de Mirabeau à la cause de la monarchie et à leurs personnes. Elle me parla ensuite de la première impression qu’avait faite sur elle l’apparition de Mirabeau. Il y avait à peine neuf mois qu’on lui avait dépeint cet homme comme un monstre farouche dirigeant une bande de brigands venus à Versailles. Elle se rappelait ses gardes égorgés en la défendant, son palais envahi par des scélérats qui demandaient sa tête, et involontairement le souvenir de Mirabeau dominant toute cette scène lui revenait à la mémoire. Quelque persuadée qu’elle fût déjà de son erreur à cet égard des impressions aussi profondes s’effacent difficilement ; et la reine m’avoua qu’au premier moment où elle vit Mirabeau, un mouvement d’horreur et d’effroi s’empara d’elle, et elle en fut tellement agitée, qu’elle en ressentit plus tard une légère indisposition.

« Quant à Mirabeau, il ne me parlait que de l’agrément de cette entrevue. Il était sorti de Saint Cloud enthousiasmé. La dignité de la reine, la grace répandue sur toute sa personne, son affabilité lorsque avec un attendrissement mêlé de remords il s’était accusé lui-même d’avoir été une des principales causes de ses : peines, tout en elle l’avait charmé au-delà de toute expression. Cette conférence lui inspira un nouveau zèle et augmenta encore son ardeur à réparer ses torts. Rien ne m’arrêtera, me dit il ; je périrai plutôt que de manquer à mes promesses[33]. »

Comme dans ce récit le roman disparaît ! et non-seulement le roman de Mme Campan, mais celui même de Mirabeau, car c’est ici que revient la triste et perpétuelle observation sur le malentendu du commerce, de Mirabeau avec la cour. Mirabeau est ému, attendri, enthousiasmé ; et la reine ? — la reine a peur de lui, et elle en est même un peu incommodée : l’enthousiasme d’une part, l’incommodité de l’autre, la différence est grande. Je trouve en même temps ici une nouvelle preuve de la répugnance naturelle que la reine avait pour les affaires. Une reine qui eût aimé à gouverner et à dominer n’aurait certes point eu cette peur d’enfant ou de femme en abordant Mirabeau, et, ce qui est un nouveau trait du caractère de la reine, qui n’était grand que dans le péril, cette conférence, qui l’avait troublée au point de l’incommoder, lui rendit pourtant, ainsi qu’au roi, plus de sécurité qu’il ne fallait. Ils crurent la résolution arrêtée, parce qu’un des chefs s’arrêtait en chemin et se rapprochait d’eux, ne comprenant pas ce que M. de La Marck comprenait si bien, que désormais les masses étaient tout et les hommes rien.

Les difficultés du commerce de Mirabeau avec la cour rendaient le rôle de M. de La Marck bien pénible. Je n’en estime et je n’en admire que plus M. de La Marck d’avoir pris ce rôle et de l’avoir soutenu avec tant de dévouement ; il ne s’en dissimulait pas d’ailleurs la difficulté. « J’avais à répondre, dit il, de la fidélité de Mirabeau, qui s’était engagé, sous mes auspices, dans une entreprise dont il pouvait se dégoûter… Enfin il s’agissait du salut du roi, de la reine, de la France ; en voilà, je crois plus qu’il n’en fallait pour frapper d’anxiété l’homme le plus présomptueux, et la présomption n’entre pas dans mon caractère… Mirabeau, tout en sonnant l’alarme pour l’avenir, se bornait à donner des notes sur les hommes et les questions sur lesquelles on l’interrogeait : il aurait voulu diriger les Tuileries d’après le système qu’il avait combiné, et les Tuileries lui demandaient des conseils qu’ordinairement on ne suivait pas. Sur tout cela, il avait fini presque par prendre son parti, et, s’il éprouvait de la contrariété de n’être pas mieux écouté ; il s’en consolait par les avantages qu’il retirait de ses mystérieux rapports[34]. Je n’entends cependant nullement faire croire que, retranché dans ses jouissances personnelles, il était indifférent à ce qui se passait autour de lui : son insouciance n’était qu’apparente. Les notes qu’il adressait à la cour prouveront suffisamment qu’il ne s’aveuglait pas sur les dangers du moment. J’étais témoin de ses gémissemens sur l’inaction de la cour, qui lui inspirait les plus sinistres prédictions. Il entrevoyait la fin malheureuse qui ; menaçait le roi et la reine, et c’était alors plus que jamais qu’il me répétait sa terrible phrase : — Vous le verrez, la populace battra leurs cadavres[35] ! »

Mirabeau nous apparaît là tel qu’il était entre les mains de M. de La Marck, tour à tour enthousiaste ou insouciant, nature pleine de hauts et de bas, pétrie de contrastes, comme l’est en général la nature humaine, qui n’est pas dans les grands hommes meilleure ou pire que dans les autres hommes, qui est seulement plus visible et plus remarquée à cause de la taille des hommes. Ajoutez que ces contrastes de bien et de mal, qui sont la condition de l’humanité, n’avaient pas pu s’effacer dans Mirabeau par l’influence d’une vie calme et réglée. Sa vie aventureuse avait ajouté aux inégalités de son caractère par l’effet même des vicissitudes du sort ; il était à la fois, comme le dit M. de La Marck dans une lettre au comte de Mercy-Argenteau, « bien grand et bien petit, souvent au-dessus et quelquefois fort au-dessous des autres, » accessible au plaisir de gagner beaucoup d’argent pour en beaucoup dépenser, accessible aussi à la pitié et à l’émotion, prompt aux bons sentimens comme aux mauvais, d’une admirable sagacité dans les affaires politiques ; capable dans un mouvement de dépit d’oublier toutes ses prévisions et toutes ses convictions, capable de faire le contraire de ce qu’il veut et de ce qu’il pense ; décidé à être important et puissant, soit par la cour, soit par le peuple, selon le moment, et à qui M. de La Marck écrivait avec un sens profond « J’allais oublier de vous parler de Marseille ; ne vous déterminez à y aller qu’avec la certitude d’être le chef du parti raisonnable, et cela n’est pas chose aisée dans ce moment ; quand, vous serez à Maseille, je craindrais que, plutôt que d’être vaincu, vous ne vous fissiez le chef du parti le plus fort[36]. » Voilà l’homme que M. de La Marck s’était donné la tâche de diriger, de contenir, d’épurer, de rendre utile à cause du roi et de la France. Pour accomplir cette œuvre pénible, M. de La Marck a sur Mirabeau deux prises d’abord il l’aime et il en est aimé ; ensuite, quoi qu’il l’aimes il le luge, et il le connaît. Il n’est donc jamais avec lui ni froid, ni dupe. Les lettres qu’il lui écrit pour le contenir et le ramener quand Mirabeau, par colère ou à dessein, s est laisse aller à quelque effervescence factieuse à l’assemblée nationale, ces lettres sont pleines de bon sens et d’affection. « Je ne vous ferai aucune grace, mon cher comte, lui dit-il dans une de ces lettres. Dieu ne m’a mis sur la terre que pour aimer, et, pour surveiller votre gloire ; rappelez-vous que j’ai eu peut-être à vous retenir dans un léger penchant que vous avez montré contre la révolution, lorsque je ne la croyais pas aussi faite qu’à présent. À cette heure, je veux vous faire travailler contre l’incendie, et vous m’affligez quand vous lui donnez plus d’action. » Et plus loin : « Tout ce qui se passe ici devant mes yeux remplit ma pensée de dégoût et d’idées tristes. Excepté ce pays-ci, je m’accommoderais fort bien de tous les autres, et j’y vaudrais peut être quelque chose. Au reste, je veux me faire postérité dans un siècle où elle vient en serre chaude ; alors je verrai presque du même, œil les troubles actuels que ceux de l’Angleterre il y a cent ans, à cela près des vœux pour des individus, et mon cœur n’en formera pas de plus ardens que pour vous. Quand vous verrai-je hors de la sphère d’un factieux et les réprimant avec votre éloquente énergie ? Enfin, quand vous verrai je faire l’emploi de vos rares talens pour cette tranquillité nécessaire qu’on n’obtient que par le respect et la soumission très difficiles des hommes pour l’ordre et la loi ? La France, à votre avis, n’est-elle pas encore assez désorganiser et les esprits n’y sont-ils pas encore assez égarés ? Mon cher comte, c’est de vous que j’ai long-temps espéré et que j’espère encore. Soyez donc moins violent contre la très explicable inertie des Tuileries. Ayez plus d’indulgence pour ceux qui veulent peut être la fin sans les moyens ; .mais les hommes se retrouvent en toutes choses, et rien n’est plus commun que d’aimer la vie sans s’assujétir au régime qui la conserve[37]. »

Quel cœur et quelle raison ! et comment Mirabeau qui, comme tous les hommes éloquens, avait le don d’aimer ce qui est bon et ce qui est beau plutôt que de le faire, comment Mirabeau, avec son ame sensible et vibrante n’aurait-il pas aimé M. de La Marck ? Aussi l’aimait-il, et non pas seulement à cause des services que M. de La Marck lui avait rendus ; il l’aimait par une raison plus haute, — les grands hommes, et même beaucoup d’hommes, n’aiment que par des raisons personnelles : Mirabeau aimait M. de La Marck parce que M. de La Marck l’avait compris et deviné, parce qu’il l’avait cru capable du bien, quand tout le monde le croyait ou affectait de le croire voué au mal. Mirabeau avait aussi compris combien il y avait de cœur et de sens dans M. de La Marck et ce qu’il valait. « Je n’ai eu que le émérite, mais que je prise, lui dit-il ; dans une lettre, de vous avoir deviné au milieu de tous les oiseaux-mouches qui vous entouraient et croyaient vous juger. » J’aime encore ce billet de Mirabeau, le 2 janvier 1790, à M. de La Marck qui était alors à Bruxelles : « Voilà mon cher comte, la date de l’année changée ; mais entre les grands et immortels événemens qui ont signalé cette année mémorable, une circonstance bien fugitive pour tout autre et pour vous-même ne sortira pas de ma mémoire : c’est celle qui nous a approchés davantage l’un de l’autre ; et qui a commencé, sur les rapports du courage et du caractère, une liaison… qui deviendra, j’y compte du moins, l’amitié la plus impérissable et la plus dévouée. ». Et M. de La Marck lui répondait de Bruxelles : « Sans m’enorgueillir, mon cher comte, d’un éloge que je dois plus à votre amitié qu’à tout autre titre, je m’honore à mes propres yeux d’avoir su m’approcher de vous et rendre hommage à vos qualités rares et trop souvent méconnues. L’amitié qui m’attache à vous, trouve un attrait de plus dans la justice que je vous rends, et mon amour propre même en est satisfait par cette espèce de supériorité que j’acquiers sur ceux qui n’ont pas su vous apprécier, ou qui ne l’ont pas voulu, car l’envie existe partout om il y a des hommes, et elle ne s’exerce jamais plus que sur les hommes supérieurs. »

Voilà comment M. de La Marck aimait Mirabeau, et en était aimé, voilà comment il se servait de son amitié pour le diriger et le contenir. Veut-on voir maintenant comment, tout en l’aimant, il connaissait et jugeait Mirabeau ? C’est surtout dans les lettres de M. de La Marck à M. de Mercy Argenteau, l’ancien ambassadeur d’Autriche à Paris, qu’on voit avec quelle sagacité et quelle justesse, il comprend Mirabeau ; c’est là aussi qu’on voit comment, tout en sachant les difficultés du rôle qu’il a choisi, M. le La Marck ne veut pas l’abandonner ; il s’agit en effet de saurer la reine, dont le danger frappe les yeux le tous ses amis. Voilà pourquoi M. de La Marck ne se décourage pas de la direction de Mirabeau, toute pénible qu’elle est ; parfois pourtant la patience lui échappe.

« Quel être que cet homme-là ! dit-il dans une de ses lettres en parlant de Mirabeau ; toujours sur le point de s’emporter ou de se décourager, tour à tour imprudent par excès de confiance ou attiédi par méfiance, il est difficile à diriger dans les choses qui exigent de la suite et de la patience.[38]. » Outre ses défauts naturels, Mirabeau avait ses calculs de politique ; qui n’étaient pas un moindre obstacle à la direction de M. de La Marck, et c’est ici surtout que celui-ci se montre clairvoyant « M. de Mirabeau voudrait concilier la volonté apparente de servir avec l’inaction, pousser les autres et se tenir en arrière, avoir le mérite du succès et ne pas mettre sa popularité à de trop fortes épreuves. » Et plus loin : « Sa popularité s’est réellement accrue depuis quelque temps ; cela m’inquiète. Si jamais il désespère du gouvernement et qu’il place sa gloire dans la popularité, il en sera insatiable, et vous savez comme moi ce que c’est que la popularité dans un temps de révolution. – Tout ceci me cause un grand découragement, monsieur le comte. Je suis chaque jour plus dégoûté de ce pays-ci, de ses hommes, de ses lois, de ses mœurs. Le roi est sans la moindre énergie ; M. de Montmorin me disait l’autre jour tristement que, lorsqu’il lui parlait de ses affaires et de sa position, il semblait qu’on lui parlait de choses relatives à l’empereur de la Chine. J’agis à la vérité ici par dévouement pour la reine et par le désir de mériter son approbation ; aussi tout ce que je viens de dire ne sert qu’à faire ressortir la triste destinée de cette malheureuse princesse. Comme femme, elle est attachée à un être inerte, comme reine, elle est assise sur un trône bien chancelant… Je surveille, j’étudie plus que jamais Mirabeau, et je demeure toujours convaincu qu’on pourra compter sur lui tant qu’il ne désespérera pas des Tuileries. Il ne faut pas d’ailleurs se dis simuler que cet homme, par ses talens et son audace, conservera une grande prépondérance dans une révolution exécutée par des hommes dont le caractère se rapproche plus ou moins du sien ; et quoiqu’il soit très difficile sans doute de gouverner avec lui et par lui, il me paraîtrait impossible de gouverner contre lui[39]. »

C’était pour sauver la reine et pour ramener Mirabeau vers la véritable gloire, celle qui conserve les sociétés et non celle qui les détruit, c’était dans cette double vue que M. de La Marck avait établi des relations entre la cour et Mirabeau. Son dévouement pour la reine et son amitié pour Mirabeau s’accordaient admirablement sur ce point. Après la mort de Mirabeau, il continua à essayer de servir la reine par ses conseils et par ses relations dans l’assemblée nationale ; mais on sent dans ses lettres que le découragement le gagné chaque jour. Il avait beaucoup espéré en Mirabeau ; Mirabeau mort ; il voyait les périls devenir plus grands et les secours plus faibles et plus incertains. Mirabeau remplissait et animait tout de sa pensée : il faisait croire et espérer encore ; le dénoûment fatal, la mort du roi et de la reine, et les horreurs de 93 ne semblaient pas inévitables, irrésistibles. Après la mort de Mirabeau, on sent qu’on n’est plus séparé du mal que par le temps qu’il mettra à s’accomplir. Ce qui reste d’appui à la royauté s’ébranle et tombe chaque jour. L’assemblée nationale, qui veut après la fuite de Varennes, sauver la monarchie par la révision de la constitution, selon l’ancien plan de Mirabeau et sous les auspices de Barnave, devenu à son tour un des défenseurs de la royauté ; l’assemblée nationale fait place à l’assemblée législative ; et M. de La Marck voit, dès le commencement, ce que sera l’assemblée législative. « .La prochaine législature, dit-il au comte de Mercy-Argenteau, est décidément mal composée. On sait déjà que les trois quarts des nouveaux députes sont des hommes nuls, et que les autres ne seront remarquables que par des opinions incendiaires. Le corps électoral de Paris vient de nommer Brissot ; un nommé Danton le sera peut être aussi ; l’abbé Fauchet le sera certainement. Voilà plus d’élémens républicains que n’en renferme l’assemblée actuelle, indépendamment des auxiliaires en ce genre qui viennent en foule des provinces. » Non seulement M. de La Marck., est effrayé de l’esprit républicain qui anime la nouvelle assemblée ; il s’afflige aussi en homme de sens, de l’abaissement social de cette assemblée, parce que cet abaissement social doit être une nouvelle cause de désordre et de trouble. Les nouveaux députés n’ont en général rien à perdre. « Les dix-neuf vingtièmes des membres de cette législature n’ont d’autres équipages que des galoches et des parapluies. On a calculé que tous les nouveaux députes ensemble n’ont pas en biens fonds 300,000 livres de revenu. Une telle assemblée n’en imposera pas par la décence, puisque la généralité des personnes qui l’a composent n’a reçu aucune éducation,… et elle n’a plus rien à sacrifier au peuple, sans achever de consommer la dissolution totale de la société et sans donner le signal du sauve qui peut[40]. »

En même temps qu’il y a tout à craindre et rien à espérer de l’assemblée législative, on ne peut plus attendre aucun secours de la bourgeoisie parisienne. Elle est découragée et intimidée ; elle a laissé nommer Péthion maire de Paris. : « Il y a eu dix mille votans sur quatre-vingt mille qui ont laissé faire. Or, à coup sûr, les absens n’étaient pas pour Péthion… La moitié de la nation est indifférente à tout ce qui se fait, et calme par conséquent ; mais cela ne prouve rien, car dans les plus fortes tempêtes la mer est calmée à dix brasses de profondeur[41]. » M. de Montmorin dépeint, comme M. Pellenc, cette fatale et désastreuse insouciance du pays. « Le peuple, dit-il à M. de La Marck dans une lettre du 19 juin 1792, le peuple ne sera plus désormais que le spectateur de ce qui se passera, et il applaudira, comme de raison, au plus fort. Dans le peuple, je comprends la garde nationale, qui n’a aucun ensemble, aucun, esprit de corps ; aucune volonté, et dont les individus seront toujours tranquilles, pourvu que leurs boutiques ne soient pas exposées au pillage[42]. » M. de Montmorin écrivait ainsi le 19 juin 1792, et le 20 juin, les Tuileries étaient envahies, non par le peuple, mais par les bandes que les girondins avaient fait venir du midi et qui, le 20 juin, essayaient le 10 août. « Le peuple de Paris, dit M. de Montmorin en racontant le 20 juin à M. de La Marck, le peuple de Paris ne se remue plus pour rien ; les émeutes sont absolument factices, et cela est si vrai, qu’ils ont été obligés de faire venir du monde du midi pour en faire. Presque tous ceux qui ont forcé les Tuileries ou plutôt qui y sont entrés le 20 étaient étrangers ou curieux, rassemblés par le spectacle que présentait cette horde de piques et de bonnets rouges. »

C’est ainsi que, dans le dernier volume de la correspondance de M. de La Marck, nous voyons à chaque instant s’approcher le fatal dénoûment par la méchanceté ou l’aveuglement des uns, par la lâcheté ou l’insouciance des autres. Eloigné de la France, M. de La Marck n’a plus qu’une seule pensée : c’est de sauver le roi, et après la mort, du roi de sauver la reine. M. de Mercy-Argenteau ne cesse comme lui, de demander aux puissances de l’Europe une intervention énergique et décisive, car ce n’est plus que par les armes étrangères que la reine peut être sauvée il n’y a plus d’espoir en France. « Faute de n’avoir pas cru possible l’assassinat du roi de France, dit M. de Mercy-Argenteau dans une lettre du 29 janvier 1793, peut-être, n’a-t-on pas fait ce qui était faisable pour prévenir cette horreur. Tâchons du moins qu’il n’en arrive pas de même à l’égard de cette infortunée reine, qui doit devenir maintenant le constant objet de notre sollicitude. » M. de La Marck presse et conjure aussi le gouvernement autrichien de tenter quelque chose. « Il faut, dit-il à M. de Mercy-Argenteau dans une lettre du 14 septembre 1793, il faut qu’on comprenne à Vienne ce qu’il y aurait de pénible, j’oserai dire de fâcheux pour le gouvernement impérial, si l’histoire pouvait dire un jour qu’à quarante lieues d’armées autrichiennes victorieuses, l’auguste fille de Marie-Thérèse a péri sur l’échafaud sans qu’on ait fait une tentative pour la sauver ; ce serait une tache ineffaçable pour le règne de notre empereur, et, permettez-moi de vous le dire, monsieur le comte, l’injustice des jugemens humains, ne vous tiendrait pas compte des sentimens que vos amis vous connaissent, si, dans les déplorables circonstances où nous nous trouvons, vous n’avez pas tenté d’avance, et à coups redoublés, de tirer notre cour du fatal engourdissement où elle est[43]. »

Hélas ! ce n’est pas seulement l’engourdissement qui faisait la faiblesse de l’Europe devant la révolution, c’était l’égoïsme, et, comme le dit M. de La Marck avec un grand sens politique qui est en temps un grand sens moral les mêmes souverains qui se coalisaient pour rétablir la royauté en France, et qui proclamaient des vues de modération et l’engagement de ne pas s’enrichir de conquêtes, s’accordaient pour envahir et partager la Pologne. Il ne fallais, en face de la révolution française, avoir qu’une seule pensée : celle de sauver l’ordre social détruit en France et menacé en Europe. C’était à cette condition seulement que la coalition européenne pouvait réussir. Les puissances européennes eurent deux pensées, un calcul politique et une pensée sociale, un mauvais et un bon intérêt, le démembrement de la Pologne et la conservation de l’ordre, social en France ; Le mauvais intérêt nuisit au bon et fit échouer la coalition : la révolution fut victorieuse ; et si l’ordre social fut rétabli en France, ce fut par l’effort de l’esprit public, lassé enfin de l’anarchie, et non par les armées étrangères. Félicitons-nous de ce dénoûment, puisque c’est notre mérite, et puisque grace à cette marche des événemens, 89 ne tomba pas avec 93, et que la bonne révolution fut sauvée de la ruine de la mauvaise ; mais n’hésitons pas à signaler l’engourdissement et l’égoïsme comme la cause de la faiblesse de l’Europe devant la révolution, L’Europe a élis vaincue, mais elle avait mérité de l’être. La France elle-même, toute cette France qui voulait 89 et qui ne voulait pas 93, qu’est-ce qui faisait sa faiblesse devant 93 ? L’engourdissement et l’égoïsme d’une part, la triste et incurable désunion des partis de l’autre. Voici des paroles, que je trouve dans un mémoire de M. Pellenc du 3 novembre 1793, et que je cite volontiers, parce qu’elles montrent par un exemple significatif les enseignemens et les leçons de toute sorte qu’on trouve à chaque instant dans la correspondance de M. de La Marck : « : La méfiance règne autant à l’intérieur de la France qu’à l’extérieur entre les différens partis. Les aristocrates, les impartiaux, les monarchistes, les constitutionnels, les girondins, se détestent et se décrient mutuellement. Quelque rapprochés qu’ils puissent être entre eux, tous aiment mieux encore la république que de voir triompher leurs rivaux. »


SAINT MARC GIRARDIN.

  1. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, tome Ier, p. 256.
  2. Tome II, p. 109.
  3. Tome II, p. 110 et 111.
  4. Tome Ier, p. 258-259.
  5. Tome Ier, p. 464.
  6. Tome Ier, p. 360.
  7. Tome II, p. 254.
  8. Idem, p. 421.
  9. Tome II, p. 423-424
  10. Idem, p. 251.
  11. Idem, p. 298.
  12. Tome III, p. 155.
  13. Mémoires et correspondance de Mallet du Pan recueillis et mis en ordre M. Sayous, 2 vol.
  14. Tome II, page 121.
  15. Tome Ier, p. 462.
  16. Huitième note, 3 juillet 1790, t. II, p. 74.
  17. Tome II, p. 226.
  18. Tome II, p. 444.
  19. Tome II, p. 444-445.
  20. Tome Ier, p. 366 et tome II, p. 213.
  21. Tome I, p. 119.
  22. Tome Ier, p. 365 et 368.
  23. Tome II, p. 29.
  24. . Idem, p. 418.
  25. Tome II, p. 483 486.
  26. Tome Ier, notes de l’introduction, p. 324.
  27. Tome Ier, p. 126, 127 et 137.
  28. Tome II, p. 418.
  29. Tome II, p. 13.
  30. Idem, p. 361.
  31. Idem, p. 397.
  32. Tome II, p. 251.
  33. Tome Ier, p. 190.
  34. Voyez ce passage d’un de ses billets au comte de La Marck : « J’avoue que je ne sais pas trop, mon cher comte, pourquoi j’envoie des notes ; mais enfin, vaille que vaille, en voici encore une. Ces pièces de comparaison avec les chefs d’œuvre de Bergasse… sont une manière d’étude qui n’est pas plus ennuyeuse que la prison, et qui est plus utile qu’un conte de fée. » 23 octobre 1790, p. t. II, p. 256.
  35. T. Ier, p. 198.
  36. Tome II, p. 349.
  37. Idem, p. 349 et 404.
  38. Tome II, p. 286.
  39. Tome III, p. 28, 30 et 46.
  40. Tome III, p. 233 et 246.
  41. Lettre de M. Pellenc au comte de La Marek, 17 novembre 1791 ; t. III, p. 268-269.
  42. Tome III, p. 311-312.
  43. Tome III, p. 369 et 419.