Mirabelle de Pampelune/Texte entier
MIRABELLE DE PAMPELUNE
I
Il était à peine huit heures du matin et M. Henri, le commis, rangeait aux rayons de la librairie la collection des Balzac, bouleversée la veille par un amateur, quand le timbre de la porte retentit. Un immense pardessus que survolait un chapeau mou aux vastes ailes s’engouffra dans l’embrasure, M. Henri fut saisi et dit :
— Ah ! Monsieur des Assernes !
— C’est moi, dit l’étrange personnage qui portait une valise : je débarque du train de Toulouse. Monsieur Duval n’est pas descendu, non ? Madame Duval, non ? Mademoiselle Louise, non ?
— Je puis les faire prévenir que vous êtes arrivé, monsieur.
M. Henri, le commis, vêtu d’une longue blouse blanche telle qu’en portent aussi les élèves pharmaciens, avait l’air modeste. M. Xavier des Assernes, le romancier toulousain, offrait un aspect tout différent. Néanmoins, avec son profil anguleux, sa moustache fournie et demeurée, par artifice, malgré la soixantaine, couleur aile de corbeau, il respirait le brave homme.
— Inutile de les déranger, mon ami. Je vais déposer ma valise à l’hôtel, et je serai ici dans deux heures. Dites-leur seulement que je ferai en sorte qu’ils m’invitent à déjeuner, car je leur apporte de l’inédit.
Quand M. des Assernes eut disparu sur le trottoir de la rue du Cherche-Midi, qu’enfilait un chaud rayon de soleil matinal, M. Henri eût pu sourire. Un autre eût souri de ce grand don Quichotte, déambulant à longues enjambées par ce matin de juin parisien. Mais M. Henri avait déjà vingt-huit ans. De plus, la modicité des fonctions qu’il remplissait dans le magasin de M. Duval conspirait avec un naturel dépourvu de toute vanité, pour donner à ce jeune homme une idée petite de sa valeur. Il en avait au surplus une assez grande pour apprécier le talent et la verve admirable de M. des Assernes. Ce petit commis libraire, qui maniait du matin au soir, et non sans religion, la matière de ce qui forme la gloire littéraire du pays, devait honorer, malgré la légère excentricité de l’homme, le romancier qui s’était fait le chevalier servant de la littérature languedocienne au moyen âge, et qui ressuscitait si brillamment l’époque la plus poétique, la plus vigoureuse et la plus charmante de la France.
Non, M. Henri n’avait nulle envie de railler l’original qu’il venait d’entrevoir. Il se promettait bien plutôt un grand régal sur l’inédit qu’apportait des Assernes. Ce devait être une trouvaille faite dans les archives toulousaines, quelque chronique de chevalerie dont il apportait ici la primeur, et dont le commis récolterait les bribes, tout en servant le client. M. Henri était un admirateur de des Assernes. Par surcroît, j’ai oublié de vous le dire, il était amoureux, ce qui ne prédispose ni à la raillerie ni à la gaîté, surtout quand on n’est guère heureux en amour. Mais justement voici qu’un pas léger retentit dans l’escalier de l’arrière-boutique. Une jeune fille fraîche coiffée, aux yeux noirs un peu mélancoliques, vient s’asseoir à la caisse. Un léger parfum se répand dans le magasin. M. Henri introduit par mégarde un Anatole France parmi les Balzac et dit sans détourner la tête :
— Bonjour, mademoiselle.
Mademoiselle Louise répond :
— Bonjour, monsieur Henri.
Voilà deux formules qui, sur le papier, paraissent absolument semblables. Pourtant, à les entendre résonner, on aurait senti la piété discrète, l’émotion contenue de M. Henri, ainsi que la totale indifférence de mademoiselle Louise.
Lorsque le rayon des Balzac a été rétabli dans l’ordre du catalogue, ou peut-être quand le visage altéré du commis a repris son calme illisible, M. Henri se retourne :
— Monsieur des Assernes est arrivé ce matin. Il sera ici à dix heures ; il espère être invité à déjeuner.
C’est au tour de mademoiselle Louise de devenir écarlate. La langueur des beaux yeux noirs s’illumine.
— Monsieur des Assernes est arrivé, vrai ? Oh ! je vais bien vite prévenir mes parents.
Elle quitte la caisse ; elle court, elle est joyeuse et agitée comme une petite fille, malgré ses vingt-quatre ans. M. Henri demeure seul dans la boutique. Il vient poser son front rêveur à la vitre de la porte. La rue du Cherche-Midi est encombrée et tumultueuse. La voiture des balayeurs passe avec des sonnailles ; des charrettes, qui reviennent des halles, se croisent avec des voitures de laitiers. De légères autos font la loi à tous ces lourds véhicules qui se rangent, et parmi l’embarras, les marchandes des quatre-saisons, circulant avec leurs carrioles de légumes, crient l’asperge et la fraise, témoins de l’été.
Quand M. Henri est entré chez M. Duval, il avait quinze ans, ce qui fait que Louise en avait onze. Elle était jolie déjà, et il s’en apercevait. À ce moment-là, il désirait beaucoup continuer ses études au lycée ; mais sa mère, veuve d’un petit fonctionnaire, avait besoin qu’il gagnât sa vie au plus tôt, et il ne s’était jamais plaint d’être placé avant d’avoir connu des humanités autre chose que la classe de troisième. Maintenant, il était presque de la famille Duval. Il aurait bien voulu en être tout à fait. Il ne lui en restait plus guère d’espoir aujourd’hui. Cependant c’était quelque chose de vivre dans l’ombre de mademoiselle Louise, de dormir sous son toit, de rompre avec elle le pain à table, de respirer le subtil parfum qu’elle répandait dans la boutique, bonheurs cruels et torturants qui lui échapperaient encore le jour où quelque prince charmant, brillant, magnifique, viendrait les lui prendre.
II
Dix heures et demie. Dans un retour que fait la boutique en mordant sur la loge de la concierge, des Assernes est assis ; la famille Duval l’entoure. Il fait très sombre ici ; une ampoule électrique simule une veilleuse. M. Duval, le libraire, apparaît, petit et fluet. Ses yeux, pleins de pensées, dévorent le visiteur. M. Duval est un passionné de littérature. C’est le meilleur ami du romancier, qui trouve en lui un auditeur dévot et subtil. Mais surtout, le vieux garçon sentimental et exalté qu’est des Assernes a quelque fierté en pensant qu’il a formé par ses discours l’âme enthousiaste de la charmante Louise, entraînant avec lui dans le rêve du Passé merveilleux l’imagination ailée de la jeune fille. L’excellente madame Duval écoute aussi des Assernes. Je ne vous en dis pas plus ; cela suffit pour que vous voyiez en elle une bonne dame plus ménagère que poète, et qui n’entend que d’une oreille le récit du romancier, toute occupée qu’elle est du rôti et de l’entremets qu’elle doit lui servir au repas.
Pendant ce temps, trois collégiens sortant du lycée Buffon sont entrés dans la boutique. M. Henri leur montre diverses éditions de classiques entre lesquelles ils font leur choix. Les jeunes gens indécis feuillettent les livres et, intimidés, se consultent du regard. M. Henri a souvent le loisir de tourner les yeux vers le fond obscur du magasin où le noble front de des Assernes, son vigoureux profil de don Quichotte, s’illuminent du rayon électrique, tandis que, dans la pénombre, le délicieux visage de mademoiselle Louise, aux lèvres mi-ouvertes, apparaît comme un portrait de musée.
— C’est en abattant le mur de la sacristie, raconte des Assernes, que le père abbé du couvent de Saint-Seurin mit au jour ce coffre plein de feuillets épars, manuscrits vénérables, effacés par les siècles, embrouillés par des mains ignorantes. Le bon religieux me fit venir et me dit : « Monsieur, cela est à vous. » Mon cher Duval, je me mis à genoux devant ce coffre, cercueil d’un siècle de chevalerie et de beauté. Et quand je vis apparaître sur l’un des parchemins le millésime troublant de 1268, date sublime où le roi saint Louis décida la croisade la plus extraordinaire, la plus imprévue, la plus inutile, la plus désintéressée, mes larmes coulèrent, véritablement. Mais quel enchantement quand, après six semaines de recherches et d’études, je compris que j’avais en main, mêlé à des archives postérieures du monastère, un extraordinaire et magnifique roman languedocien, l’histoire de la belle Mirabelle de Pampelune !
— Mirabelle de Pampelune ! répète mademoiselle Louise, les mains croisées et dans une sorte d’extase.
Un peu confus de troubler ce bel entretien, M. Henri s’avance dans sa blouse de commis et prononce d’un ton morne :
— Deux francs soixante-quinze à recevoir !
Ce qui se passe dans les yeux de mademoiselle Louise est intraduisible. À regret, elle se lève ; elle toise le commis qui représente des intérêts si mesquins, toute la médiocrité du petit commerce où s’étiole sa vie. Elle vient à la caisse ; la main rouge d’un collégien y dépose une pièce de cinq francs ; elle rend la monnaie, en pensant à Pampelune. Pampelune, Roncevaux, Roland, Charlemagne ; puis Mirabelle en corselet d’argent, la tête entortillée d’une touaille de soie blanche…
— C’était, reprend des Assernes près de qui mademoiselle Louise est revenue s’asseoir, la fille d’un très riche seigneur de Navarre, nommé Gascon Sanse. Elle était douée de mille beaux talents. Le chroniqueur anonyme qui raconte son histoire dit « qu’elle chantait les plus belles chansons et les plus délectables et mélodieuses qui oncques fussent ouïes ni en chanson ni en viole ». Tout Pampelune avait le cœur en pensée amoureuse pour une demoiselle si parfaite et si savante, ajoute-t-il. Comment le jeune sire Mainfroy de Catalpan devint son chevalier, voilà ce qui m’échappe. Il me manque ici des feuillets qui doivent se trouver mêlés aux comptes de métairies des moines, et que je n’ai pu retrouver. Mais j’imagine que c’est de cette voix pure et troublante que ce jeune seigneur, neveu du comte de Foix, s’éprit si follement. Il avait, parait-il, dans ses armes, une tête de lion, et son sang était si fougueux et si belliqueux dès son jeune âge qu’à seize ans, n’étant encore qu’écuyer, il avait tenu seul, avec cinq cents hommes d’armes, dans un chastel de son oncle assiégé par les troupes du roi.
— À seize ans ! prononce mademoiselle Louise émerveillée.
— Tout ce qu’il fit par la suite, reprend des Assernes, est encore bien plus extraordinaire, si j’en juge d’après les feuillets ultérieurs où mes yeux curieux se sont portés malgré moi-même. Mais la plus grande merveille, c’est le doux amour que cet invincible guerrier, qui par plus d’un côté rappelle Roland le paladin, eut pour sa dame, la belle Mirabelle ; de sorte qu’on ne sait qu’admirer le plus, ou de sa valeur ou de sa délicatesse. La veille du jour où il devait partir pour la croisade, il resta du matin au soir assis par terre, sur la jonchée, à entendre sa belle chanter de tendres romances.
Voilà les choses que M. Henri doit entendre d’un air indifférent, tout en étalant sous les yeux d’une cliente qui ne se décide pas, les dernières nouveautés de la librairie. Cette cliente est une jolie femme, capricieuse d’apparence, qui pose au commis des questions saugrenues, telles que : « Dites-moi lequel est le plus amusant de ces trois romans », ou bien : « Pourquoi cet auteur ne met-il jamais que 270 pages à ses livres ? » Vous pensez bien que M. Henri, plutôt que de répondre à ces choses oiseuses, aimerait aller s’asseoir près de mademoiselle Louise pour écouter avec elle l’histoire de Mirabelle et de Mainfroy, qui le touche au cœur. Mais il n’a pas le droit de déserter ce domaine de la vente. Son devoir est médiocre, mais c’est son devoir. Pendant ce temps, mademoiselle Louise pense au beau seigneur qui aimait Mirabelle et qui était si courageux qu’il ne fallait rien moins qu’une tête de lion dans son blason pour signifier sa vaillance.
— Quelle époque, se dit-elle en soupirant, que celle où les femmes étaient aimées par de tels hommes !
— Mais, demande judicieusement M. Duval, sauriez-vous me dire, mon cher maître, si cette Mirabelle de Pampelune exista jamais, et si ces manuscrits où vous puisez tant de richesses furent bien l’œuvre d’un chroniqueur fidèle ?
— Je pencherais à croire, mon cher Duval, reprend des Assernes, que mon auteur est plutôt un simple troubadour, qui inventa là une belle histoire de chevalerie, car j’ai déjà relevé dans son texte quelques anachronismes. Et je préfère presque, je l’avoue, qu’il en soit ainsi, car, à la précision près des dates et des faits, un conteur d’imagination est un miroir plus vrai de son temps que le chroniqueur le plus scrupuleux, qui écrit avec sécheresse et omet la couleur.
Là-dessus, Xavier des Assernes déroule un manuscrit dont il dit avoir tiré la matière des antiques parchemins du couvent de Saint-Seurin. C’est le roman de Mirabelle qu’il écrit au fur et à mesure de ses découvertes. Il en prépare la lecture. Mais madame Duval fait entendre alors que le déjeuner doit être prêt, et qu’il serait expédient de le manger avant qu’il ne se gâte.
— Vous nous lirez ça au dessert, monsieur des Assernes.
III
Madame Duval avait une sœur qui se nommait madame Bouchaud et habitait Choisy-le-Roi. Si vous me demandez pourquoi cette dame ne demeurait pas tout simplement à Paris comme madame Duval, je vous dirai qu’elle était mariée à M. Bouchaud, chef de rayon aux grands magasins du Meilleur Marché, et qui ne vivait que pour la pêche à la ligne. Leur fils, Georges, qui avait dix-huit ans et préparait sa pharmacie, adorait le canotage, et leur fille Édith, de deux ans plus âgée, réclamait l’air de la campagne. De sorte qu’ils avaient acheté à tempérament un petit pavillon bâti en pierre meulière, coiffé d’un toit de tuile rouge, et dont l’architecture était si compliquée, que la maison possédait douze angles à force de saillants et de rentrants. Mais le grand charme de cette bicoque était le voisinage de la Seine, où chaque dimanche la famille Bouchaud et la famille Duval réunies, y compris M. Henri et un vendeur au rayon de gants, sous-ordre du père Bouchaud, qu’on appelait Robert Picot, se donnaient de joyeuses fêtes.
Ce jour-là est un dimanche. Comme chaque semaine, monsieur et madame Duval et leur fille, escortés tous trois de M. Henri, prennent le train d’onze heures à la gare Saint-Michel. L’autobus, les narguant, leur a filé sous les yeux à la station : ils en sont réduits à descendre à pied par la rue de Rennes. Madame Duval, affligée de quelque embonpoint et que gênent ses bottines, éprouve de la peine à se presser. M. Duval, sec et nerveux, répète que l’on manquera le train de Choisy. M. Henri, par esprit de conciliation, essaye de détourner son attention en lui parlant de la carpe de un kilo trois cent trente grammes, capturée dimanche dernier par Robert Picot.
— Oui, cette carpe, reprend M. Duval maussade, c’était elle qui avait cassé ma ligne dix minutes avant, j’en suis certain.
Aux côtés de sa mère, mademoiselle Louise marche mélancolique. Elle a l’air d’ignorer M. Henri. Mais je vais vous dire une chose curieuse : mademoiselle Louise est beaucoup plus occupée de M. Henri qu’il n’y paraît. Seulement elle y pense pour regretter qu’il soit tel. Voilà un garçon qui n’a jamais connu d’autre exploit que de tirer de l’eau carpes ou goujons, et qui s’en contente ! Elle se dit avec une pointe de méchanceté :
— Si jamais on lui composait un blason, à celui-là, ce n’est pas une tête de lion qu’il lui faudrait ; et pour toutes armes on pourrait se contenter d’un hameçon !
Maintenant ils arrivent à Saint-Germain-des-Prés. Mademoiselle Louise lève les yeux vers la tour vétuste qui porte le clocher au chapeau d’ardoise. L’aspect de ces pierres antiques, évocatrices du passé, la console du train électrique, des autos, de la foule vulgaire et endimanchée circulant le long des trottoirs aux devantures closes.
Enfin voici le boulevard, et voici la gare Saint-Michel. Cohue au guichet des billets. On s’engouffre dans le sous-sol. Très doucement le train électrique arrive. La famille Duval prend place en seconde classe. Quatre jeunes hommes sont déjà dans le compartiment. Le genre de bagages qu’ils portent indique assez clairement que l’expédition où ils volent ne s’attaquera qu’aux pacifiques habitants des eaux, car lignes et épuisettes s’entassent dans les filets. Ils parlent de leurs pêches récentes et cherchent visiblement à s’étonner mutuellement en exagérant les « fritures » dont ils se sont rendus maîtres. Après avoir quitté Paris, on traverse des paysages potagers. De fraîches laitues d’un vert tendre s’alignent au creux d’innombrables sillons dont la marche du train fait tourner la perspective. Des choux hypertrophiés à force d’engrais appellent des marmites monstres. Déjà l’asperge monte, et son feuillage délicat ressemble à un brouillard vert.
— Vous aimeriez vivre à la campagne ? demande M. Henri à mademoiselle Louise.
Madame Duval s’est assoupie. M. Duval, attiré par les propos de pêche, s’est tourné vers les jeunes voyageurs et a lié conversation avec eux. Henri et Louise sont donc en tête à tête, comme tout seuls.
— Ça dépend, répond Louise d’un air supérieur. Je n’aimerais pas une campagne maraîchère.
M. Henri sait très bien, lui qui connaît sa Louise sur le bout du doigt, qu’elle préférerait la montagne avec sapins, torrents et précipices. Mais il dit, son regard planté bien droit dans les yeux noirs qui ne veulent pas l’aimer :
— La nature est toujours la nature. Il ne faut pas se montrer trop difficile avec la vie. On embellit ce qui est moins noble qu’on ne le voudrait. On l’embellit, comme on peut, en y mettant de la lumière qu’on a en soi. J’imagine parfois un jardin, fait de carrés de choux et de carottes, avec une maisonnette bâtie dans le fond ; et ça pourrait être si beau, si beau !
M. Henri est très ému ; sa lèvre tremble ; son cœur éclate. Mais mademoiselle Louise est injuste. Elle trouve que philosopher sied fort mal à ce pêcheur à la ligne, et elle sourit en détournant la tête.
D’ailleurs voici Choisy-le-Roi. Comme tous les dimanches, madame Bouchaud et sa fille Édith sont sur le quai et agitent leurs ombrelles rouges en apercevant les Duval. Puis ce sont des baisers et des poignées de mains, et des questions :
— Et Abel ? Et Georges ?
— Ils sont sur l’eau, avec Robert Picot. Ils pêchent. Nous allons aller bien vite les chercher.
Madame Bouchaud se trouve être la sœur jumelle de madame Duval, ce qui me dispense de vous la dépeindre. Mais mademoiselle Édith ne ressemble en rien à sa cousine Louise. Elle est grande et blonde. Elle a un petit air fragile. et s’efforce de paraître Anglaise, ce qui va bien avec son nom.
Choisy-le-Roi est très bruyant. Les Parisiens ne cessent d’y affluer depuis ce matin. Les terrasses des cafés débordent. Aux petites tables des restaurants s’accumulent des litres de vin. Avec gourmandise, des familles se partagent un poulet. Quelques phonographes se font entendre et jouent la valse languissante : « Sur les bords de la Riviera ». On croise des pêcheurs armés de leurs lignes : des poissons d’argent sautent dans des filets.
— Ma chérie, dit Louise, en prenant le bras d’Édith qu’elle entraîne en avant, tu ne sais pas ?
Bon ! voici justement les Bouchaud père et fils qui débouchent du quai avec Robert Picot. Ils ne rapportent qu’une malheureuse petite. friture. Je vous prie de croire que le père Bouchaud, qui pèse cent dix-neuf kilos, n’a pas froid. Son faux col l’étrangle. Il s’éponge le front, et a dû déboutonner son veston. Auprès de son vendeur, le jeune M. Robert, qui a le tient bilieux, les yeux cernés et la taille mince, il fait contraste. Comme étant le plus jeune, Georges Bouchaud porte le seau plein de goujons.
Après les nouvelles manifestations affectueuses, c’est au tour d’Édith de prendre le bras de Louise en l’écartant du groupe :
— Tu ne sais pas, ma chérie : monsieur Robert a demandé ma main à papa cette semaine.
— Ça, dit Louise, je le voyais venir. Et qu’as-tu répondu ?
— Ah ! j’étais bien embarrassée, tu comprends. Pour dire qu’il me déplaît, il ne me déplaît pas. Je le trouve très gentil. Mais c’est si ordinaire d’épouser un vendeur ! J’aurais aimé un jeune homme qui eût fait quelque chose de grand, un mari dont j’aurais été fière un aviateur par exemple.
— C’est comme moi, dit Louise. Mais que veux-tu ? À la triste époque où nous vivons, il n’y a plus d’héroïsme. Les hommes tiennent avant tout à leur guenille. Leur idéal, c’est de rapporter le dimanche un poisson plus gros que celui du voisin ou d’aller faire la manille à l’apéritif. Sortis de là, il n’y a rien pour eux.
— La France est bien déchue, dit Édith.
— Si elle est déchue ! dit Louise.
Mais on est arrivé au pavillon des Bouchaud. Pendant qu’Édith cueille dans le jardin une rose pour sa cousine, la maman Bouchaud s’époumone à crier sur le perron :
— À table ! à table ! le gigot va être brûlé.
Il y a un melon — primeur dont on s’émerveille ; — un gigot haricots, mets national du bourgeois français ; un turbot qui ne fut pas pêché dans la Seine. Le père Bouchaud éclate de rire en montrant le saladier de fraises, et dit que depuis cinq heures du matin il était courbé en deux, dans le potager, à cueillir une à une ces satanées petites « perpétuelles » et que sa femme lui inflige ce supplice pour le faire maigrir. Le père Bouchaud est la gaîté même. Il a mille anecdotes à raconter sur ses clientes du Meilleur Marché la dame qui a de grosses mains et veut à toutes forces ganter du six et demi ; celle qui a la main sèche et fait à chaque fois éclater le gant qu’elle essaye ; celle qui veut rendre des gants de soirée dont elle s’est servie durant tout un bal. On l’écoute et il amuse. M. Henri est placé à côté de Louise, et M. Robert près d’Edith. M. Duval voudrait bien raconter à son tour la visite de des Assernes qui est arrivé hier de Toulouse. Mais tout à coup, son beau-frère exubérant lui coupe la parole :
— Et ce sacré Georges, vous savez qu’il passer dans un mois son premier examen ! Si ça continue, ce crapaud-là sera potard à vingt-cinq ans.
— Malheureusement, dit Georges, désabusé, il y a la loi de trois ans qui a passé en travers de nos projets, papa. Tu n’y penses jamais.
— Ah ! la loi de trois ans, c’est vrai que je ne puis pas encore me mettre cette idée dans la tête. Et je vous en demande un peu l’utilité…
— Aller moisir trois ans dans une caserne ! dit Georges.
Mademoiselle Louise regarde avec mépris son jeune cousin.
— Comment aurais-tu fait si tu avais existé au temps des Croisades ? dit-elle d’un ton écrasant.
Alors la sœur aînée, pour achever de l’accabler :
— Tu n’as pas d’orgueil à penser que tu vas défendre ton pays pendant trois ans ?
— Oh ! mon pays n’est guère menacé, dit Georges, renseigné.
— Il y a le chef de rayon à la soierie, prononce enfin le silencieux Robert Picot en rougissant, qui disait l’autre jour que nous aurions la guerre au printemps prochain.
— Penses-tu ! dit Georges.
— C’est un imbécile, déclare M. Bouchaud.
IV
Sous un ciel d’un bleu paie mais net de tout nuage, la Seine coule en nappe calme, bordée par cette fraîche campagne de la banlieue parisienne, où frissonnent les peupliers. Le tac-tac d’un fort moteur au pétrole rompt le silence ; une étrave rapide ouvre les eaux : c’est le canot automobile des Bouchaud qui passe. Georges est au gouvernail. Les deux jeunes filles, la tête encapuchonnée de gazes blanches qui flottent au vent, ont bien envie d’échanger encore des confidences. Mais il faudrait les crier à haute voix pour dominer le bruit du moteur. Or elles sentent derrière elles, discrets et mélancoliques, les regards des deux commis, dont elles se soucient peu d’être entendues.
Dieu merci, avant d’arriver à l’écluse d’Ablon, les pêcheurs ont l’idée d’aller s’amarrer à une île verte et touffue. Les voilà préparant leurs engins. Le moteur s’est tu, le canot redressé. Louise et Édith vont s’asseoir à l’arrière. Louise enfin peut s’épancher.
— Tu ne sais pas, ma chérie. Monsieur des Assernes est arrivé hier de Toulouse. Il est venu droit chez nous pour nous lire quelque chose d’extraordinaire, de merveilleux, de passionnant : c’est un roman de chevalerie qu’il a trouvé sur de vieux parchemins, l’histoire de Mirabelle de Pampelune.
— Tu as de la chance, toi ! soupire Édith.
Louise, en se rengorgeant, continue :
— Le comte Mainfroy de Catalpan, neveu du comte de Foix, était follement amoureux de Mirabelle ; mais c’était le chevalier le plus belliqueux de son temps. Monsieur des Assernes, hier, au dessert nous a lu ce qu’il a commencé d’écrire sur la croisade que fit ce chevalier. Ah ! ma chérie ! quel être prodigieux !
— Monsieur des Assernes ? interroge Edith.
— Mais non, Mainfroy de Catalpan !
— Nom d’un petit bonhomme ! s’écrie M. Bouchaud, voilà encore ma ligne cassée. Je parie pour un brochet de quatre livres !
— Taisez-vous, monsieur Bouchaud, supplie à mi-voix Robert Picot.
Sous les reflets de la sombre verdure, l’onde paraît d’un noir d’encre. Il règne ici une fraîcheur délicieuse. À la plus haute branche d’un peuplier argenté, un merle file des sons d’une pureté de cristal. Nos deux mamans se sont assoupies. Louise continue :
— Quand il eut décidé de prendre la croix et de suivre le roi outre-mer, comme on disait alors, il vint, avant de partir, passer une semaine au château de Pampelune, afin de contempler de tous ses yeux la dame de ses pensées qu’il quittait peut-être pour toujours. Et c’est là qu’ils eurent sur l’honneur, sur la chevalerie et sur l’amour des entretiens admirables. La belle Mirabelle lui demandait pour l’éprouver : « Doux ami, qu’aimez-vous mieux de l’honneur ou de votre dame ? » À quoi le chevalier répondait : « J’aime ma dame pardessus tout, inclus l’honneur. — Lors, disait Mirabelle, si aimez tant votre dame que la préférez à tout, inclus l’honneur, comment voulez-vous la faire mourir en la quittant pour combattre les Sarrasins ? — Si j’aime droitement ma dame, reprenait Mainfroy, j’aime mieux la voir se douloir pour ma mort que pour mon déshonneur. Adoncques si, pour le faux amour d’elle, il m’advenait de fuir l’appel de Dieu et du Roi, plus grièvement pécherais-je contre ma dame que délaissant elle en son château. » À quoi Mirabelle s’écria : « Bien répondu, sire comte. Si ne voudrais vous voir faillir. » Et pour le récompenser. Mirabelle chantait à Mainfroy une belle mélodie qu’une de ses béguines lui accompagnait sur la viole. Pourtant, quand le sire de Catalpan dut partir, Mirabelle versa tant de larmes que toutes ses suivantes s’enfuirent, ne pouvant supporter la vue de sa douleur. Et elle monta sur la tour du château de Pampelune qui était très haute. Le chevalier était déjà tout couvert de fer. Elle le vit longtemps chevaucher avec sa suite à travers la montagne. Quand il eut disparu, elle s’enferma dans sa chambre où elle ne voulut de longtemps boire ni manger. Pour le comte Mainfroy, il pressait son cheval et fatiguait toute sa suite en cheminant, car il ardait de tuer des infidèles.
— Comme j’aurais voulu vivre à cette époque ! dit Édith.
Sans rien ajouter, Louise pousse un long soupir. Les deux jeunes filles alors se retournent vers leurs deux modestes amoureux. Ils sont accroupis, pacifiques et débonnaires, au bord du bateau, le dos rond, la canne à pêche entre leurs paumes crispées. De temps à autre, l’un d’eux tire un goujon d’argent qui se cabre au bout de la ligne.
— Quelle sacrée belle journée ! murmure le père Bouchaud, exprimant ainsi le contentement, le calme béat de tous.
— Les jeunes gens d’aujourd’hui se moquent bien des aventures, dit Louise méprisante.
M. Duval, qui ne pêche pas, lit le Temps de la veille et s’interrompt pour dire à haute voix :
— Tiens ! il paraît que le Président de la République va partir pour la Russie. Je me demande…
— Taisez-vous donc, lui dit impérieusement son beau-frère ; vous effrayez le poisson.
V
Le dimanche soir, une cohue tumultueuse envahit la gare de Choisy-le-Roi. Dans la salle d’attente faiblement éclairée, des enfants dorment sur la banquette. Des jeunes filles portent des brassées de fleurs des champs déjà fanées à demi. Des jeunes gens en partie de plaisir, très excités par le vin qu’ils se sont fait servir au dîner du petit restaurant, chantent la valse de la Riviera dont les guirlandes harmonieuses, qui semblaient suspendues partout dans les airs, les ont accompagnés au long de cette journée capiteuse. De gros pêcheurs à la ligne protègent comme ils peuvent le butin qu’ils rapportent à Paris.
La famille Bouchaud est venue accompagner la famille Duval, jusque dans cette bousculade. En attendant le train, Robert Picot tourne autour d’Edith à qui, de tout le jour, il n’a pu adresser la parole en particulier. Un mouvement de la foule parvient à la détacher heureusement de son groupe. Elle se trouve isolée, en face de M, Robert. Cette gare bruyante n’est peut-être pas un lieu bien favorable à la discrétion des épanchements émus. Dans les romans, pour de semblables scènes, on choisit des lieux plus poétiques, où puisse régner un brin de mystère. Mais dans la réalité on prend ce qu’on trouve. Robert Picot est encore bien heureux de pouvoir échanger quelques mots avec mademoiselle Édith, même dans le brouhaha de cette salle d’attente.
— Votre père vous a dit que nous avions causé de vous, mademoiselle, murmure-t-il, un peu nerveux.
— Mais oui, répond Édith, assez troublée. Vous êtes… vous êtes bien gentil de penser à moi. Moi j’ai été très surprise, vous comprenez. Je ne peux pas vous répondre encore.
— Je vous déplais ? suggère le jeune homme, les dents serrées, mais l’air indifférent.
— Je ne dis pas ça… Seulement j’ai besoin de réfléchir.
À ce moment, ils subissent la forte poussée d’une grosse dame qui veut sortir. Après un silence, M. Robert continue, en fouillant son portefeuille :
— Je voudrais vous offrir quelque chose. Ce sont des vers.
— Oh ! dit Édith en rougissant, vous m’avez composé des vers !
Sur-le-champ elle pèse et estime qu’à défaut d’un aviateur cela aurait encore du cachet d’épouser un poète. Mais M. Robert, avec un pâle sourire :
— Non, non ; ils ne sont pas de moi. Je les ai simplement copiés pour vous. Ils sont de Sully Prudhomme. C’est beaucoup mieux que du Robert Picot.
— Ah ! dit Édith désenchantée.
Et elle tend la main pour prendre le papier.
— Je les ai copiés… avec… émotion, articule péniblement Robert Picot en regardant Édith.
Édith pâlit un peu sous ce regard étrange. Elle voudrait bien remercier Robert, lui dire qu’elle va lire les vers en rentrant le soir ; mais le train arrive. On ouvre les portes vitrées, la foule se précipite sur le quai. La famille Bouchaud se laisse porter à la suite de la famille Duval, jusqu’aux marchepieds des wagons. Tout le long des voitures, le même cri se propage :
— Au revoir ! Merci. À dimanche prochain !
Le train a déjà disparu dans la nuit que madame Bouchaud, demeurée devant la gare avec sa famille, agite encore son mouchoir, tragiquement.
Faute de places en seconde, les Duval se sont installés en première, où ils se trouvent seuls, par un heureux hasard. Le moelleux des sièges, la douceur des ressorts, ainsi que la fatigue d’une journée au grand air, ont vite fait d’induire les parents au sommeil. Les voici assoupis bien avant qu’on ait gagné la station suivante. Mais les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets chez les commis que chez les patrons. Je vous assure que M. Henri n’a pas la plus légère envie de dormir. Louise, un peu lasse, est charmante ce soir. Ses beaux yeux ont un velouté bien doux à regarder, mais aussi une profondeur qui donne le vertige. De son côté, M, Henri a perdu l’air modeste qu’on lui voit dans la boutique du Cherche-Midi. Autre chose est de caresser du matin au soir dans un magasin sombre la pâle couverture safran des volumes à trois francs cinquante, autre chose de voguer au long d’un fleuve argenté, sous un soleil torride, pendant que les oiseaux s’égosillent dans les arbres du rivage. Les griseries de la nature font désirer le bonheur.
Mademoiselle Louise a la plus jolie main du monde au bout d’un poignet lin qui sort d’une manche de dentelle. Cette main hypnotise M. Henri qui tout à coup s’enhardit à la prendre, à la serrer très fort.
— Je vous aime, Louise, murmure-t-il.
Elle n’est pas absolument fâchée. Elle ne retire pas sa main… Mais elle pense au sire de Catalpan et elle questionne :
— Si je vous demandais de vous jeter pour moi du haut de la tour Eiffel, que feriez-vous ?
Ahuri, le jeune homme la dévisage. Son bon sens croit chavirer, puis se reprend vite :
— Si vous me demandiez cela, dit-il froidement, c’est que vous seriez rudement méchante ; alors je cesserais de vous aimer, et je ne le ferais pas.
Il a cessé de presser la main de Louise. Il a reçu là une douche d’eau froide. Mais, comme un cœur délicat craint toujours d’avoir blessé ce qu’il adore, il reprend au bout d’un instant :
— S’il le fallait pour vous sauver, je le ferais, mademoiselle Louise.
VI
Le mois de septembre est arrivé, et avec lui Xavier des Assernes qui a traversé, pour gagner Paris, une France toute dorée de chaumes et de soleil. Mais aujourd’hui, le chaleureux écrivain, assis dans la boutique de la rue du Cherche-Midi entre M. Duval et mademoiselle Louise, laisse inerte sur ses genoux le manuscrit de la belle Mirabelle. Un grand silence plane autour des rayons garnis de livres. Ne cherchez plus ici la longue blouse blanche de M. Henri. Voici un mois aujourd’hui qu’il est mobilisé. Il est parti le 2 août avec son ami Robert Picot, et personne, depuis, n’a reçu de leurs nouvelles. Le bruit court que les Allemands sont à trois journées de marche de Paris.
Soudain, la sonnerie du timbre déchire le silence du magasin. La porte s’ouvre avec véhémence. M. Bouchaud entre en coup de vent. Il tire son mouchoir, s’éponge le front sous son canotier de paille et dit :
— Vous ne savez pas ? Le gouvernement s’en va.
Et il se laisse choir sur une chaise.
Un peu plus sec, un peu plus pâle que de coutume, M. Duval demande :
— Où va-t-il ? À Versailles ?
— À Toulouse ? interroge des Assernes.
— Eh ! je ne sais pas, moi ! répond avec humeur le chef de rayon. Il fiche le camp pour mettre les paperasses de la France en sûreté, et puis voilà.
— En débarquant hier soir à Orsay, dit des Assernes, j’ai dû fendre une foule qui campait à même les dalles de la gare en attendant le départ éventuel de trains qui l’emportassent. L’aspect en était à la fois lamentable et pittoresque.
— C’est donc vrai que l’ennemi approche ? questionne Louise.
Louise a son air accoutumé. Sa gravité ordinaire s’accorde bien avec l’heure présente.
— On le dit, répond l’oncle Bouchaud, mais moi, pour que je croie que Paris est pris, il me faudra voir cinquante mille casques à pointe sur la place de la Concorde. Et encore, quand je les aurai vus, je me dirai : « Abel, tes yeux t’ont trompé. »
— Bravo, monsieur ! applaudit des Assernes ; voilà une phrase qui mérite d’être historique.
— Je ne l’ai pas dite pour ça, reprend le père Bouchaud bien étonné.
— Il parait que dans la plaine Saint-Denis on entend le canon, observe M. Duval.
— Qu’allez-vous faire ? demande le romancier ; où allez-vous bien vous retirer ?
— Me retirer ? s’écrie le père Bouchaud en roulant des yeux furieux.
— Nous retirer ! dit en même temps M. Duval.
— Monsieur, reprend en redressant la tête le chef de rayon, il y a eu, le 28 juillet dernier, trente-sept ans que je suis au Meilleur Marché. J’y suis entré comme petit vendeur à la porte. J’y suis monté de rang en rang, j’y ai gagné les quatre sous que je possède. C’est la maison qui m’a fait ce que je suis. Quand j’en parle, je dis : « la maison », comme quand je parle de chez nous. Eh bien, monsieur, aujourd’hui que les deux tiers du personnel, appelés par la mobilisation, font défaut, et que « la maison » connaît des difficultés, j’estime que mon devoir est de rester à mon poste, comme un soldat, oui, monsieur, comme un soldat qui ne mange pas la consigne.
Le sang lui est monté au visage, couperosant ses joues rasées, gonflant les veines de son cou. D’un geste il fait sauter le bouton de son faux col, et alors, les carotides à l’aise, il continue :
— J’ai demandé à madame Bouchaud et à la petite de rester seules à Choisy. Car, monsieur, vous comprenez que pour le service régulier des trains de banlieue, il n’y faut pas compter désormais ; je ne puis donc plus aller coucher là-bas. Eh bien, monsieur, ces deux créatures-là, qui après tout ne sont que des femmes, nom d’un petit bonhomme ! savez-vous ce qu’elles m’ont répondu ? Madame Bouchaud m’a dit : « Papa, penses-tu que nous allons rester ici quand tu seras à Paris en plein danger ? Non, non ; nous allons prendre un logement, un pied-à-terre, n’importe quoi, et nous mourrons ensemble. » Et ma fille Édith a ajouté : « Même si les Allemands arrivaient à Paris, je n’aurais pas peur. »
Le voici plus calme, à présent, mais les yeux mouillés, et une larme furtive se glisse vers sa moustache. La voix altérée, il reprend :
— Mais le bouquet, monsieur, le couronnement de tout, c’est que le petit, Georges, mon fils, enfin, qui a dix-huit ans, me répète du matin au soir, depuis trois semaines : « Je veux m’engager. Il faut que je m’engage. » On dira ce qu’on voudra, un père qui n’a qu’un moutard de cet âge-là et le voit déjà sous la mitraille, ça lui retourne les sangs. Je me suis fâché, j’ai juré et sacré, j’ai déclaré que je ne donnerais jamais mon consentement. Que diable ! La France ne manque pas assez de soldats pour que des crapauds de dix-huit ans aillent se faire tuer en la défendant. Mais le patriotisme est une drôle de chose, monsieur. L’autre soir, j’entends un bruit singulier qui venait de la chambre de Georges. La maman me dit : « Il est malade : on dirait qu’il se plaint. » J’y cours. Le gosse pleurait caché sous son drap. Et il ronchonnait : « Quand je pense qu’ils sont en France, qu’ils marchent sur nous, et que je n’ai pas même un fusil pour tirer dessus ! » Il n’en a pas dit plus, monsieur : mais je n’avais pas encore senti ce que c’est que l’invasion, et à cette minute-là, je l’ai compris. Et j’ai lâché la phrase décisive : « Georges, je te donne mon consentement. » Maintenant, c’est fait. Il n’attend plus que son papier pour aller le signer à la mairie de Choisy.
Xavier des Assernes écoute avec admiration l’honnête bourgeois qu’est M. Bouchaud mettre à nu, si bonnement, les plus fiers sentiments de sa race. Louise murmure, avec une pointe d’émotion :
— Il est très chic, Georges ; vous aussi, mon oncle.
Plus accoutumé à l’analyse de ce qu’il éprouve, le libraire parle à son tour :
— Je ne quitterai pas ma librairie, dit-il. Je me grandis peut-être plus qu’il ne sied en pensant qu’il convient que je demeure ici pour défendre contre le pillage de ces barbares les œuvres de l’esprit français dont je suis l’humble gardien. Mais je ne pourrais souffrir qu’en mon absence, ils pénètrent ici, et souillent ou pillent mes collections. J’ai de très beaux Villon. C’est une marchandise qui n’est pas pour le nez de ces gredins. Je sais que pour mon Rabelais, qui est une merveille dont monsieur des Assernes gagnera la jaunisse, à force de l’envier, je pourrais l’emporter avec moi. Mais le meilleur marché de mes Ronsard, mes Voltaire d’occasion, et jusqu’à mes éditions d’auteurs modernes à quatre-vingt-quinze centimes, j’enragerais de les voir devenir la proie de ces sauvages. Non, non : je reste. J’ai un bon browning, et je défendrai ma boutique. Au surplus, j’espère, comme Bouchaud, que les casques à pointe ne viendront pas jusqu’ici, et que nous verrons bientôt la fin de ce cataclysme. Alors il importe que la vie commerciale continue et que nous, les civils, qui ne verserons pas notre sang, nous maintenions le cours des choses, sans nous troubler. Seulement je voudrais obtenir que ma femme et ma fille me quittassent.
Louise alors se redresse, et dit simplement :
— Demandez à Mirabelle de Pampelune si elle se serait enfuie devant l’ennemi !
VII
La route qui forme la crête de la côte est d’un blanc de craie ; elle éblouit sous le soleil de feu. Avec un bruit sourd de charge, le pas de quarante mille godillots y résonne en cadence ; les pantalons rouges flambent dans la lumière. Mais au loin la troupe est enveloppée d’un nuage épais qui roule ses volutes, et qui est de la poussière soulevée. À droite et à gauche, des avoines mûres, bonnes à être coupées, ondulent et renversent en arrière leurs épis pleins. De temps en temps, une chanson de marche sort du gosier d’un caporal qui veut entraîner son escouade. Ce sont : Les godillots sont lourds dans l’sac, on Y a la goutte à boire là-haut. Mais les hommes grognent :
— Il trouve donc qu’on n’a pas encore assez soif, le cabot ?
Et la chanson meurt sans écho, dans le fracas morne du lourd piétinement. Soudain, en arrière, un coup de foudre ouaté, cotonneux, éclate, se répète, se multiplie.
— Paries-tu que c’est sur Reims que cela pétarde ?
— Il n’y a pas d’erreur, mon vieux : ils doivent viser la cathédrale.
— Quand on a quitté la ville ce matin, ils ne tiraient pas encore dessus.
— Les sales animaux ! Heureusement qu’on les attend au tournant.
Vous n’avez peut-être pas reconnu sous leur képi poussiéreux et leur peau de charbonnier où brillent des yeux farouches, les deux troupiers qui échangent ainsi leurs impressions, dans la quatrième escouade de la première section de la 8e compagnie, en allongeant des kilomètres — ils en sont au trentième depuis ce matin — sur la route poudreuse. Eh bien, ce sont M. Henri et M. Robert, le commis libraire et le vendeur aux gants. Un bienfaisant hasard les a versés, tous deux, dans le même régiment et dans cette même 8% qui à Charleroi, il y a dix jours, a tenu deux heures, avec ses seuls fusils, devant deux mitrailleuses boches. Vous pensez bien que la 8* n’en est pas revenue entière. Loin de là. Mais M. Henri s’en est tiré avec sa capote déchiquetée, et M. Robert avec une éraflure au cou. Après quoi ils se sont débrouillés pour être de la même escouade. Et voilà.
— Dis donc, Picot, on dirait un village là-bas.
— Chouette ! On va boire un coup !
M. Henri ne s’est pas trompé. C’est le village de la Chapelle. Et un ordre se propage de proche en proche qui fait monter de cette troupe éreintée un murmure profond, sorti des entrailles mêmes de ces vingt mille hommes, le murmure béat de la bête épuisée qui peut enfin prendre son repos : on va camper dans ce village !
Voilà aussitôt la débandade. Les pantalons rouges se répandent comme un flot rutilant dans les prairies, dans les champs. Les hommes roulent avec délices dans la mollesse des avoines mûres leurs membres lassés. Les habitants sortent des fermes. Le même cri retentit partout ; « Du vin ! »
Mais voici sur la route un nuage ambulant, qui s’avance, grossit avec un bruit de galop, de camions, de ferraille. C’est un détachement d’artillerie lourde, dix batteries qui vont laisser leurs caissons alignés sur le chemin principal du village, pendant que conducteurs, servants et pointeurs se coulent dans les chemins, les ruelles, partout où se dresse une ferme, une chaumière, pour répéter le cri toujours pareil : « Du vin ! »
La nuit tombe. Le soir est étouffant. Picot et Lecointre se sont taillé un marabout magnifique dans une meule fraîche de blé, à flanc de coteau. Sous un ciel noir d’orage, les yeux de ces vingt mille hommes harassés se ferment. Le plus terrible des besoins, la soif, ils l’ont apaisé, et maintenant des écuries, des étables où les plus malins se sont logés, des bosquets, des meules, des champs environnant le village, monte le ronflement de la troupe endormie.
Picot et Lecointre n’ont pas sommeil. Ils se demandent jusqu’où on va se replier. Ils ne comprennent pas.
— Si je savais que c’est la déroute, dit Henri Lecointre plus facilement déprimé, j’aimerais mieux être resté à Charleroi avec les camarades.
— La déroute ! Mais, mon vieux, explique Robert Picot, tu ne sens donc pas au contraire que nous accomplissons une manœuvre ? On nous mène quelque part, je ne sais pas où. Mais que les Boches prennent garde !
— Te rappelles-tu, dit Henri Lecointre, mélancolique, ce beau dimanche, à Choisy, où nous avons péché toute l’après-midi, amarrés à l’île ?
— Ah ! dit Robert Picot, si je me le rappelle !
Un coup de tonnerre, un vrai celui-là, leur clôt les lèvres. En même temps, le crépitement de la pluie et de la grêle sur la paille de leur abri les invite à s’enfoncer davantage dans la chaude hutte. Bientôt la fatigue impérieuse les assomme en dépit du fracas de l’orage. Ils partent pour un pays plus beau que la terrible réalité…
Au petit jour, sur la route boueuse que l’aube éclaire à peine, voici venir trois soldats cyclistes, qui pédalent frénétiquement. La sueur fait des sillons dans la poussière de leur visage. En arrivant au petit bourg de la Chapelle, ils éveillent tout ce qu’ils trouvent d’hommes sur leur route pour savoir où loge leur colonel. Voici la nouvelle qui se chuchote : l’ennemi est à quatre kilomètres. Il avance rapidement.
Alors, pendant que dans la salle de la mairie trois colonels confèrent avec le commandant d’artillerie, dans l’air aigre du matin pluvieux, les notes détachées du réveil en campagne, que le clairon lance aux quatre vents, font sauter debout vingt mille hommes d’un coup, qui semblent surgir de la terre. Pas de jus. Pas de vin. Rien. En colonne par quatre et vivement ! Seul, le capitaine de la 8e dit à ses hommes :
— Nous restons pour protéger le mouvement.
Sur toute la longueur du village, dans le chemin central bordé de haies, une par une les pièces des dix batteries de 155 sont alignées. Mais les chevaux broutent dans les champs, et pas un caisson n’est encore attelé. Cependant, un ordre étrange est donné. C’est une révolution dans le village : les femmes en camisoles et bonnets de nuit sortent de leurs maisons. Il y a des sanglots et des pleurs. Déjà les hommes vont aux étables et libèrent les bêtes, vaches et porcs, qu’ils poussent vers la campagne et les bois voisins. Car il faut que dans un quart d’heure tout le village soit évacué.
— Que va-t il se passer ? demande Henri Lecointre en contemplant l’exode lamentable de tous ces pauvres gens, s’enfuyant dans la direction de Champvoisy, emportant, noué dans de blanches serviettes, le plus précieux de leurs souvenirs.
— On va se battre ici peut-être, dit Robert Picot.
— Si c’était vrai ! dit en frémissant le commis libraire.
Mais non, ce n’est pas encore l’heure de se battre. La vérité c’est qu’à trois cents mètres d’ici, le plateau dévale en chemins abrupts vers la vallée ; que la pluie d’orage a transformé ces chemins en bourbiers ; que les lourds caissons, en s’engageant dans ces ornières, risquent d’y rester, et que les Allemands sont sur les talons de la troupe française. Alors, plutôt que de laisser aux ennemis ces canons farouches et rudes qui n’ont jamais trahi, ne vaut-il pas mieux les anéantir ici même, les pulvériser pour qu’en entrant dans le village, l’ennemi n’y trouve plus que les trous gigantesques où se seront engloutis leurs nobles débris ?
Georges Picot et Henri Lecointre comprennent la vérité quand ils voient le commandant s’approcher, embrasser d’un long regard les belles pièces immobiles et confiantes, puis détourner la tête pour dérober son émotion à ses officiers consternés.
Dans la campagne, dans les chemins, dans les avoines piétinées, les femmes, les enfants, traînant des porcs, poussant les vaches, fuient en criant ; le village maintenant est vide, comme mort ; les artilleurs, montant leurs chevaux qu’ils éperonnent, se hâtent vers la grand’route. Une dizaine de servants restent avec deux sous-officiers et le commandant. Sur la route, les hommes de la 8e sont occupés à creuser à chaque tournant de petites tranchées, où l’on peut se dissimuler à genoux, grâce à des fascines, postes de veilleurs pour guetter l’arrivée des capotes réséda. La 4* escouade demeure la dernière, Georges Picot et Henri Lecointre, le doigt sur la gâchette de leur fusil, le pantalon rouge sur la glaise détrempée, sont en observation. Soudain ils sursautent. Un embrasement par coups successifs illumine la lumière même du jour. Et leurs paupières battent encore de l’éblouissement, que leur tympan se déchire au bruit le plus infernal que des oreilles humaines puissent percevoir. Cinquante canons éclatent à la fois, trois cents maisons s’écroulent en même temps, et les pommiers chargés de pommes sautent en l’air, et toute la Champagne tremble…
Robert Picot a jeté son fusil d’un geste de colère, il a pris sa tête entre ses mains, et se cache le visage dans les fascines.
— Espèce de grand nerveux, lui dit son ami, qu’as-tu donc ? Est-ce le bruit ?
Mais au bout d’un instant de silence Picot se retourne vers Lecointre, et dévoile sa figure où roulent de grosses larmes. Il ne peut dire qu’une chose :
— C’est malheureux ! C’est malheureux ! Ces beaux canons dont on avait tant besoin !
Maintenant un silence funèbre pèse sur la campagne. Des fumées continuent à monter du village écroulé. Les veilleurs s’hypnotisent le regard sur les lointains de la route où ils s’attendent à voir apparaître les casques à pointe. Mais rien. Un coup de sifflet retentit. C’est l’ordre de se replier pour joindre le gros de la troupe. Alors le désappointement de Lecointre éclate :
— On n’aura seulement pas déchargé son fusil !
La 8e se reforme en colonne par quatre, et s’avance dans un paysage opulent et calme. Des rangées de grands ormes forment des quadrilatères parmi les champs moissonnés. On dirait un splendide parc français. Mais on a gagné le bord du plateau. La vue change, un panorama immense apparaît. C’est une longue vallée qui s’étend à deux cents mètres au-dessous de la route ; elle est vaporeuse et fraîche dans l’air matinal. Çà et là des clochers de village pointent dans les arbres, et une belle rivière nonchalante y promène ses eaux argentées.
— Regarde ça, dit Picot extasié. Quel fleuve est-ce donc ?
Henri Lecointre répond :
— Grosse bête, tu ne vois donc pas que c’est la Marne.
Sur le pont suspendu qui enjambe la rivière entre Verneuil et Dormans, on aperçoit d’ici comme le mouvement d’une fourmilière. C’est l’infanterie qui se replie sur la rive gauche.
VIII
— Le pire, prononce mademoiselle Louise en soupirant, c’est de ne rien savoir d’eux.
Elle dit ces mots dans l’instant même où M. Henri contemple l’historique rivière qu’il va falloir mettre encore entre l’ennemi et notre armée. Si mademoiselle Louise était voyante, elle serait un peu rassurée. Mais en fait de visions, elle n’a que celles d’un cœur tendre qui s’inquiète. C’est que M. Henri n’a jamais tenu tant de place dans la boutique de la rue du Cherche-Midi que depuis le jour où il en est parti. Mademoiselle Louise a maintenant compris combien est douce la présence de qui vous aime. C’est un trésor qu’elle n’a mesuré qu’en le perdant. Et quand elle dit : « Le pire, c’est de ne rien savoir d’eux », vous avez deviné qu’il faut entendre : « Le pire, c’est de ne rien savoir de lui. » Si elle associe Robert Picot à ses regrets, c’est par discrétion ; c’est aussi par politesse pour sa cousine Edith qui est présente. Madame et mademoiselle Bouchaud, en effet, ont quitté depuis hier soir Choisy-le-Roi. Et les Duval leur ont offert asile. Voilà pourquoi, ce matin de septembre, dans la boutique du libraire, Xavier des Assernes, venu pour lire son nouveau chapitre, a trouvé une auditrice de supplément.
— S’ils étaient encore vivants, reprend Édith en retenant ses larmes, ils auraient bien trouvé le moyen de nous donner de leurs nouvelles.
— Des soldats, dit stoïquement M. Duval, pensent maintenant à tout autre chose qu’à leurs amourettes. Vous imaginez-vous qu’ils vont perdre leur temps à vous écrire des balivernes ?
Et se tournant vers des Assernes :
— Mon cher maître, si nous écoutions ces jeunes filles, nous nous laisserions tomber dans l’anéantissement. Or je veux qu’il soit dit au contraire que la menace de l’ennemi n’aura pas troublé la sérénité de nos esprits, et que la vie intellectuelle de la France continue. C’est pourquoi je vous prie de vouloir bien poursuivre votre lecture.
Les clients ne gênent plus guère notre cénacle, et le romancier peut s’installer à l’aise au beau milieu de la boutique. Bientôt sa voix s’élève :
« Le sire Mainfroy de Catalpan s’en allait par les montagnes vers le château du comte de Foix son oncle, dont il portait la bannière. Et là, trouva quantité de chevaliers qui comme lui partaient outre-mer. Or là, se déchaussa, et se dévêtit, et ne garda que sa chemise, et en chemise, à la cathédrale s’en fut, où l’évêque lui remit son écharpe et son bourdon et lui présenta les reliques.
« Devant qu’il ne quittât le château de Foix, une dame de très bonne vie qui était parmi les béguines de la comtesse, aperçut ce jeune seigneur de si fière contenance et de si doux regard. Et toute pensive demeura. Si la bonne comtesse de Foix, voyant sa béguine en souci, la pressa de lui confier sa peine, la dame eût bien voulu celer sa pensée amoureuse. Ains lui fut conseillé par les autres béguines ouvrir son cœur à la comtesse qui tante était au sire de Catalpan. Et la comtesse de Foix, ayant ouï confession de ce bel amour, alla trouver son neveu et ainsi lui parla : « Devant que vous ne départiez pour cette croiserie, beau neveu, me merveille que vous n’ayez choisi dame. Illec en connais une qui Gisèle a nom. Belle de corps, noble de naissance, et subtile d’esprit Dieu la fit-il. Si résolviez la prendre à femme au retour de la croiserie, ce serait louable dessein. » À quoi répondit le sire de Catalpan : « Madame, il n’y a si belle femme en ciel ou enfer, plus subtile fût-elle que la reine sarrasine de Saba, ou plus noble que la reine de Trébizonde, ou de plus doux visage que la reine de France, qui me fît oublier celle que je chéris amoureusement, à savoir Mirabelle de Pampelune. »
Adoncque partit le chevalier fidèle à sa dame. Et portait la bannière au comte de Foix. Et chevauchèrent quatorze jours et quatorze nuits devant que d’arriver à Aigues-Mortes où se trouvaient les galions. Et là, le sire de Catalpan et le comte d’Argentan louèrent entre eux un galion et entrèrent en mer sans trembler, pour ce que Dieu leur avait mis au corps une âme valeureuse. Et tout le temps que nagèrent sur les eaux, se tenait le chevalier Mainfroy au bec de la nef, le front dans sa main et songeant à Mirabelle de Pampelune. »
Ainsi continue des Assernes, pendant que ses auditeurs, impassibles, suivent avec la différence de leurs goûts, de leurs tempéraments, la poésie de cette évocation moyenâgeuse. Je vous prie de remarquer avec moi que les Allemands avancent chaque jour sur Paris, que les biens de ces quatre personnes et même leurs vies sont menacés ; que les plus cruelles inquiétudes étreignent leurs cœurs touchant ceux qu’elles aiment et que nul mieux qu’elles n’a ressenti l’angoisse noble et supérieure de savoir sa patrie en danger. Mais il y a dans l’esprit français d’abord une pudeur excessive qui se plaît à recouvrir d’un calme apparent les plus vifs mouvements de l’âme, puis une coquetterie qui met de l’élégance dans les pires désarrois moraux. Et qui sait si ces quatre personnes nourries de pensées élevées ne trouvent pas un réconfort à revivre dans cette légende les plus belles années des origines françaises, à l’heure où la France, et tout ce qu’elle porte de grand avec elle, court le plus grand péril qu’elle ait connu ?
IX
— Lecointre Henri, crie un sergent de la 8e, le capitaine te fait demander. Ouste !
Le régiment a passé la nuit dans une agglomération de trois grandes fermes, que leurs habitants ont abandonnées. En ce moment, Lecointre et Picot, n’ayant pour tout vêtement que leur pantalon rouge, savonnent leur chemise dans la mare. C’est un luxe qu’on ne s’était pas offert depuis trois semaines. Or il faut bien avouer que dans le harassement de la retraite, accablé par la chaleur, brûlé de soif, chacun tour à tour, insidieusement, a défait la bretelle de son sac, et que maintenant tous les paquetages un à un jalonnent les routes. Donc, plus de rechange. Lecointre Henri se redresse, et, dans le costume classique du farinier, interroge anxieusement son ami :
— Hé, Picot, est-ce d’ordonnance, pour aller parler au capiston, cette tenue-là ?
— Mon vieux, c’est un peu léger. Mais enfile ta capote, et tu mettras ta cravate pour dissimuler ton décolleté.
Près de la haie, les hommes se disputent les places pour sécher leur linge au soleil. Plus loin on a mis à la broche, en plein vent, une trentaine de poules. Les broches sont en bois de hêtre et s’allument de temps à autre, de sorte que le rôti roule dans la cendre, ce qui cause aux cuisiniers une joie bruyante.
Le capitaine loge dans la cuisine d’une des fermes. Il est tout jeune encore. Il dit à M. Henri :
— Lecointre, êtes-vous mon homme pour une reconnaissance assez dangereuse ?
— Oui, mon capitaine.
— Vous savez que les Allemands se dissimulent dans le bois qui domine cette côte, en face de nous.
— Oui, mon capitaine.
— Eh bien, nous avons l’ordre d’attaquer demain matin à l’aube, la huitième en tête. De tout cela, motus, n’est-ce pas, Lecointre, je compte sur votre silence.
— Oui, mon capitaine.
— Mais auparavant j’ai besoin d’être fixé sur les effectifs des ennemis et sur leur système de défense, car on craint qu’ils ne se soient fortifiés dans ce bois. Il faut deux hommes déterminés, prêts à donner leur vie pour la victoire et qui cette nuit tâchent d’approcher du bois pour se renseigner. Vous avez compris ?
— Oui, mon capitaine.
— Vous en connaissez un autre, aussi courageux que vous, qui risquera sa peau de la même manière ?
— Oui, mon capitaine : il s’appelle Picot Robert. Il est aussi de la huitième.
Le capitaine regarde Lecointre dans les yeux. Il mesure ce solide soldat ; il l’évalue, il en pèse les forces. Et sans doute qu’une vision passe devant sa vue : ce gaillard couché sur l’herbe, par une balle, avant l’attaque. Ce serait dommage. Sa bouche se crispe et il cligne des paupières comme s’il y avait un grain de sable.
— Au nom de la huitième, je vous remercie, Lecointre. Ah ! j’allais oublier. Vous êtes caporal.
Le visage de M. Henri s’illumine.
— Merci, mon capitaine.
Savez-vous ce qui préoccupe le plus M. Henri tant que dure le jour ? Eh bien, c’est de trouver un galon à se coudre sur la manche. Nécessairement, le magasin d’habillement est au diable, et des galons de caporal, ça ne court pas les salles de ferme. Pourtant la grosse affaire de cette journée, ce n’est pas qu’il s’en va se faire tuer à la nuit tombante, non ; c’est l’honneur qui vient de lui échoir, c’est ce quelque chose de mystérieux qui l’élève au-dessus de son escouade, c’est son nouveau grade.
— T’en fais pas, finit par dire un sergent de la 2® section. J’avais conservé mes galons de cabot dans le fond de ma poche. C’était un souvenir. Tant pis. Prends-les.
Maintenant la nuit hâtive déjà de septembre gagne la campagne. Dans les écuries et les granges, les hommes s’entassent pour la nuit. Robert Picot et le caporal Lecointre restent assis, la pipe aux lèvres, sur la margelle de l’abreuvoir. Quand ils verront que le fourneau de leur pipe marque un point rouge dans les ténèbres, c’est que les ténèbres seront propices, et ils partiront. Mais un fait curieux se produit. À présent que les camarades sont endormis, invisibles dans leurs gîtes, et que les deux amis se retrouvent seuls dans cette nuit fraîche, humide et menaçante, toute l’horreur du péril apparaît à leur imagination, ainsi que les difficultés de l’entreprise.
— C’est fou, ce que nous allons faire là, dit Lecointre.
— Oui, c’est fou, dit Picot. Nous n’en reviendrons certainement pas.
— Et là-bas, reprend le caporal, elles ignoreront toujours comment nous serons tombés.
Un silence règne pendant lequel croît le concert des grenouilles dans la mare voisine.
— Dis donc, Picot, ça vous fait une sacrée impression de penser qu’on ne les reverra jamais, hein ?
Picot ne répond pas. Il ne peut pas répondre. Il revoit les yeux charmants d’Édith et son sourire des adieux. Lecointre, lui, revoit Louise et le paradis que c’eût été de vivre aimé d’elle. Assis à la margelle d’un abreuvoir de ferme, Picot et Lecointre mesurant froidement le prix de leur vie, qu’ils ont offerte à la patrie, ne se doutent pas qu’ils ressemblent étrangement à leur lointain modèle, Mainfroy de Catalpan, assis au bec de sa nef et songeant à sa dame. Ils sont de sa race et chevaliers français comme lui, et vous vous en êtes bien aperçus.
— Je crois que c’est le moment de partir, dit Lecointre.
— Il est temps, oui, répond simplement Picot.
Ils ont le fusil en bandoulière, et cent vingt cartouches pour chacun. La nuit est parfaitement obscure. Ils longent une haie qui sépare une prairie du champ moissonné où ils cheminent. Dans la prairie, leurs formes se dissimuleraient mieux que sur les sillons dénudés. Prairie et champ sont d’ailleurs totalement exposés à l’observation de l’ennemi. Pareils à des chats, ils creusent une brèche dans la haie et s’y faufilent. Maintenant ils ont gagné l’herbe noire.
— Couchons-nous, dit Picot, c’est plus sûr. Je ne sais si vous voyez bien le théâtre de la scène : des terres montent doucement à une route départementale qui fait ceinture au pied de la colline ; après la route, la pente s’élève abrupte, hérissée de jeunes arbres et de ronces ; et là-haut, à cent quatre-vingts mètres, c’est le bois de hêtres où se cachent les Allemands. Ils peuvent donc suivre les moindres mouvements des régiments français dans la vallée. N’importe, ils n’ont pas aperçu les deux masses noires nageant dans l’herbe. Mais quand, après avoir pendant vingt minutes progressé de cette manière peu favorable à l’homme, les deux amis sautent le fossé qui borde la route et se trouvent sur la chaussée blanche où leur silhouette se profile dans la nuit, un feu d’artifice éclate là-haut. Ce sont les sentinelles qui déchargent leur fusil sur ces ombres suspectes. Les balles s’égarent. D’instinct, Lecointre tombe et fait le mort. Picot s’affole, court à son ami.
Tu es touché, mon pauvre vieux !
Le caporal a presque envie de sourire à voir le tour si bien joué. Mais l’instant n’a rien de folâtre. Il murmure impérieusement :
— Pas de blagues, fais comme moi.
Et voilà deux cadavres allongés sur la poussière. Plus un soubresaut. Plus un mouvement. Plus un souffle. Une demi-heure se passe. Alors, imperceptiblement, une main s’écarte, une jambe se détend, un pied bouge. En cinq minutes chacun des cadavres gagne quelques millimètres. En une heure, les deux amis ont attrapé le fourré. Ils sont ici relativement en sûreté. Les frôlements de leurs corps dans les branches peuvent être ceux d’animaux nocturnes. À ce moment une extraordinaire lucidité leur vient. La vérité, c’est qu’ils sont sacrifiés. Mais, s’ils réussissent, quel appoint demain pour la victoire !
En collant leur oreille au sol, ils entendent le baragouin des Boches. Ils orientent leur marche de sauvages d’après la place des sentinelles. Elles sont distantes. Ils se glissent entre deux postes. L’ivresse de la mort qu’on défie, du succès que l’on tient, de la cause divine que l’on sert les a pris. Ils sont surexcités, hors d’eux-mêmes. Ils ont peine à se retenir d’épauler leur fusil, quand ils aperçoivent le campement des ennemis où ils pourraient lâcher leurs deux cent quarante balles. Pour discerner toute l’importance de cette avant-garde allemande, il leur faudrait gagner la plate-forme, ce qui est impossible. Mais du fourré où ils se cachent ils peuvent voir les corps enroulés dans leurs couvertures, couchés à même la mousse et sans fortification. C’est un camp volant : les Boches ne s’attendent certes pas à la menace française. Ils comptent bien encore demain progresser sur Paris.
Alors, le visage écorché, les mains en sang, le commis libraire et le vendeur aux gants se laissent tomber doucement le long du ravin, se rattrapant çà et là, aux roches ou aux branches.
X
Mademoiselle Louise a poussé un cri en triant le courrier :
— Une lettre de monsieur Henri !
La lettre est datée du 10 septembre. Elle a mis sept jours à venir du front. Qu’importe, elle est arrivée et maintenant mademoiselle Louise, blanche comme une morte, les deux coudes au comptoir et le front dans ses mains, la lit et la relit sans pouvoir en détacher ses yeux. Je vais vous dire d’ailleurs ce que contient la lettre :
« Ma chère Louise, je vous aime et nous sommes victorieux, voilà les deux grandes nouvelles, voilà les deux grandes vérités, voilà tout ce qui remplit mon âme, et je suis ivre en vous écrivant cela. Je savais ce que c’était que de vous aimer, Louise, mais j’ignorais ce qu’on éprouve quand on a vu sa terre envahie et qu’on l’a recouvrée, et que devant votre fusil, les ennemis ont détalé comme des lièvres. Je connais cela maintenant, et je vous aime davantage. En me battant, c’est à vous que je pensais. Je ne voulais pas que ces brigands aillent à Paris, et il me semblait que c’était vous qu’ils avaient offensée en offensant la France. Et quand, dans leurs ordres du jour, nos chefs parlent de la France pour qui nous devons tous mourir s’il le faut, la vision que j’aperçois possède vos grands yeux noirs, et votre front pensif, et le grave sourire de votre bouche.
» Louise, je ne sais plus rien de vous : ne m’avez-vous donc jamais écrit ? Ne recevez-vous donc pas mes lettres ? Je vous ai dit qu’il nous avait fallu passer la Marne et nous replier tristement. Ce sont des jours affreux que je veux oublier. Mais avant-hier un ordre est Arrivé de prendre l’offensive. Picot et moi avons été chargés d’une mission assez délicate. Il s’agissait, avant l’attaque, d’aller reconnaître la position ennemie, dans un bois qui nous dominait. Dites à mademoiselle Édith que Picot est brave comme tout. Malgré son apparence nerveuse, il ne perd jamais son sang-froid. Il m’a bien soutenu dans cette entreprise où la mort nous attendait à chaque seconde. Nous avons pu renseigner nos chefs sur la situation des Boches, et le matin, le soleil n’était pas encore levé que nous partions à la charge, vers ce petit bois. Les clairons sonnaient comme des fous. C’était à croire que, cachés derrière la meule où ils se protégeaient, ils étaient devenus épileptiques. Notre pauvre capitaine est tombé le premier, frappé d’une balle au front. Car là-haut, pendant qu’on faisait la grimpette, quatre mitrailleuses arrêtaient les assaillants, et je vous assure que tous ceux qui sont partis ne sont pas arrivés au sommet. Mais, par exemple, ceux qui ont mis le pied sur le plateau tenaient le bon bout ! Ah ! quelle débandade parmi les Boches ! En cinq sec, le bois était nettoyé.
» Alors on s’est retourné et l’on a regardé la vallée, en bas. Jamais je n’oublierai ce coup de surprise, la vision de cette armée immense, un océan de pantalons rouges qui affluaient de tous les chemins du sud. Il y en avait plein les champs, plein les prairies, plein les cours de ferme. Ils grouillaient au loin sur les routes, et ils montaient, ils montaient sans cesse derrière nous, pour se lancer à la poursuite des bêtes grises.
» Bientôt toute cette masse, bien formée en sections, a commencé méthodiquement la chasse. On ne marchait plus, on volait. On traversait les bois, les champs de luzerne ou d’avoine, on traversait les villages. On passait les cours d’eau sur la planche des vannes. On est ainsi arrivé en vue d’une grande ville. J’ai demandé ce que c’était. On m’a dit Épernay. Dans la campagne, la Marne serpentait. À ce moment il y eut une grosse explosion, comme si la ville croulait. C’était ces sales bêtes qui faisaient sauter le pont derrière eux, pour nous retarder. Mais, la Marne, on était si content de la repasser, qu’on l’aurait bien franchie à la nage. On a fait un détour et on les a retrouvés, et la poursuite continue.
» Je vous écris ces lignes à la corne d’un petit bois, où je suis tapi dans une de ces tranchées qu’on nous fait creuser maintenant pour nous protéger contre un retour éventuel de l’ennemi. C’est sur une hauteur qui domine la campagne, et j’aperçois dans le brouillard là-bas, à quinze kilomètres d’ici, la cathédrale de Reims qui a l’air isolée dans un désert de brume. Je distingue son noble vaisseau et ses deux tours carrées. Toute mon histoire de France alors se déroule à mes yeux. Demain nous allons reprendre Reims, Louise. Et je jouis de vivre, car si je ne suis pas mort, peu s’en est fallu, et je tremblais de vous quitter. Mais j’ai fait mon devoir, et je crois que vous n’aurez pas honte de moi et je vous aime. »
Voilà ce que contient la première lettre d’amour que mademoiselle Louise ait reçue de sa vie. À votre idée, le sire Mainfroy de Catalpan que nous avons laissé au bec de sa nef, songeant à Mirabelle de Pampelune et brûlant de tuer les Sarrasins, eût-il mieux dit ?
IX
Voici neuf mois que dure la guerre. Après le cruel hivernage, le soleil d’avril se montre enfin. Des petites fleurs poussent et s’ouvrent sur le parapet des tranchées. Robert Picot, qui est maintenant adjudant à la huitième, devançant ainsi M. Henri, lequel n’en est encore qu’à ses galons de sergent, prononce d’un ton léger, ce matin-là :
— Il doit faire beau à Choisy-le-Roi.
— Plains-toi, mon vieux ; tu passes le printemps dans les bois !
M. Henri parle ainsi pour donner le change. Au fond, il pense :
— Comme il doit faire beau rue du Cherche-Midi !
Les bois dont il s’agit, d’ailleurs, n’ont rien de touffu. On dirait plutôt, à cet endroit, un énorme chantier de démolitions où des madriers se dressent de place en place. Impossible de savoir, d’après ces poteaux brisés, si c’est l’époque du renouveau. Mais, chose inouïe, on entend en même temps le canon et les alouettes. Le petit oiseau gaulois ne s’effarouche pas pour si peu. Nous sommes ici en Lorraine, en pleine forêt de Parroy. Le bruit court vaguement d’une attaque à entreprendre dans deux ou trois jours, peut-être demain. Cela met de l’électricité dans l’air. Des chuchotements circulent dans les sapes. On est obligé de faire taire les bavards. Tout le monde est excité. Dans le réduit des sous-officiers, au moment de la soupe, on entend des rires qu’il faut étouffer en pensant aux Boches, distants à peine de cent mètres. Je ne nierai pas qu’il n’y ait un peu de nervosité dans cette gaîté. L’avenir est tout raccourci. On dirait qu’il s’arrête à demain. D’ici là il semble que tout moment est bref, terriblement fugitif, et en même temps savoureux. Il y a un petit sergent de vingt ans qui exhibe les photographies de sa bonne amie. Le chef de la popote, le sergent-major, un territorial, raconte comment il s’est marié par procuration. Lecointre fume sa pipe en silence. Dans son portefeuille, contre son cœur, se trouve un morceau de papier qui le brûle un peu. C’est une lettre de mademoiselle Louise ; et elle est si gentille, cette lettre, si gentille, qu’il n’a pu s’empêcher de la faire lire à Picot. Picot s’est réjoui pour Lecointre, mais s’est attristé lui-même. Il n’y a pas de danger que mademoiselle Édith lui écrive de ces petites choses qui n’ont l’air de rien, mais qui vont au cœur d’un homme, telles que : « Ce matin, à mon réveil, ma première pensée a été pour vous. » Veinard de Lecointre ! Picot n’en demanderait pas tant de mademoiselle Édith. Seulement un peu moins de cérémonie dans ses lettres…
— Ah ! dit le sergent-major, vivement la fin, qu’on retrouve chacun ses particulières !
— À moins qu’on ne reste demain dans les fils de fer, dit le petit sergent.
Mais il n’a pas achevé sa phrase qu’un cataclysme les jette par terre, éclaboussés de sable et de glaise. On dirait qu’un train rapide tout entier vient de se précipiter, de s’engloutir dans le sol. En fait, c’est une grosse marmite qui a éclaté en arrière de leur tranchée. L’adjudant Picot se redresse le premier et interroge :
— Pas de casse ici ?
Le petit sergent s’ébroue, passe les doigts dans sa tignasse, et lance la phrase d’usage : Tant de tués que de blessés, personne de mort.
— Tu vois bien, mon bleu, qu’on en revient toujours, dit le territorial.
Lecointre glisse la main sous sa capote, pour s’assurer que la lettre de Louise est toujours là.
Maintenant le jour s’éteint. La première fusée éclairante, d’un bleu électrique, s’allume chez les Boches. Du secteur d’à côté vient un bruit de fusillade. Un mince croissant de lune apparaît dans le ciel décoloré par-dessus la cime déchiquetée d’un sapin. Le sergent Lecointre fait sa ronde pour surveiller les hommes au créneau. Il rencontre Picot conduisant une équipe de travailleurs :
— Où vas-tu ?
Les mots sont dits à peine, murmurés comme au chevet d’un malade. L’éclair des fusées aveuglantes passe en reflet tour à tour sur le visage des deux amis perdus dans les ténèbres du sous-sol.
— Le commandant m’envoie là-bas, au poste d’écoute, organiser un observatoire. Tu vois, on porte des volets.
— Sale truc, mon vieux, fais attention à toi.
— Penses-tu ! Il n’y a pas de danger, dit Picot.
Pourtant ils se serrent la main en se séparant.
Par le boyau, si creux que sa paroi dépasse les plus hautes têtes d’un demi-mètre, Picot s’en va au poste d’écoute. Cette nuit d’avril baignée de clair de lune est un peu grisante. Picot se souvient de certaines promenades faites aux bords de la Seine en compagnie d’Édith Bouchaud, sous des clairs de lune semblables. On n’entendait ni le canon, ni le crépitement de la fusillade, par exemple. On était maître chez soi, sur la bonne terre de France. Comme il était heureux alors, et comme ce soir il a soif d’être heureux encore ! Il lui semble parfois que l’ombre légère d’Édith se suspend à son bras, et qu’il l’emporte avec lui, tendrement, dans la lumière bleue. Elle ignorera toujours la chic mission qui lui est dévolue aujourd’hui, en vue de la prochaine attaque. Pourtant il ne se sent pas le moindre battement de cœur et il se dit que peut-être, si elle pouvait le voir ici, ce soir, elle l’aimerait pour ce qu’il n’a pas peur.
Il y a dans le poste trois mitrailleurs, et quatre bonshommes qui veillent, dont un en observation. L’arrivée de l’adjudant est saluée par le silence, car c’est ici le royaume des muets. Picot prête l’oreille.
— Fritz ! Fritz ! prononce une voix dans la nuit.
Cela vient de la tranchée boche, à vingt mètres d’ici. On l’aperçoit par le créneau, décrivant un arc de cercle immense qui semble enserrer notre ligne. Mais par ce trou, l’observation est difficile. Picot comprend le désir du commandant. Il s’agit de déblayer le parapet, d’y insérer horizontalement des plaques de blindage distantes de deux à trois millimètres, et de replacer les sacs à terre au-dessus. On aura là un observatoire magnifique, grâce à ce volet improvisé. Par exemple, le premier qui grimpera sur ce parapet risquera gros, malgré la convention tacite qui fait qu’on ne tire guère sur le poste d’écoute, d’une ligne à l’autre. Les travailleurs interrogent Picot du regard, anxieusement, cherchant à savoir lequel il va désigner pour la besogne.
— Donnez-moi votre pic, dit-il à un de ses hommes.
— Voilà, mon lieutenant.
Et c’est lui qui, s’agrippant aux anfractuosités du mur, saute sur le parapet qu’il se met à creuser. Oh ! il fait vite. Une stupeur cloue sans doute sur place les observateurs d’en face, mais, pendant les quelques minutes que dure l’opération, pas un fusil ne part là-bas. Ici, les hommes retiennent leur souffle. D’un signe, l’adjudant fait poser les volets dans le trou creusé. Là-bas rien ne bouge. Voici la dernière plaque assujettie. Picot mesure l’avantage qu’il y aura demain à voir par là, sans être vu. Une bouffée de contentement lui monte au cerveau. Il n’y a plus qu’à replacer les sacs à terre. Soudain le déclic mortel, un râle, une masse qui s’effondre dans le poste. Bien visé ! L’adjudant a la poitrine traversée d’une balle
Robert Picot respire bruyamment. L’ombre chérie qui se suspendait tout à l’heure à son bras se penche sur son visage. Il pense alors : « C’est fini, je m’en vais, je la perds pour toujours. » À ce moment son thorax paraît éclater, ses côtes s’écartèlent, un sang tiède monte à sa bouche, l’air lui manque. Et en même temps qu’un feu de salve déchire l’air, on entend les hommes crier à mi-voix l’appel lugubre :
— Brancardiers !… Brancardiers !…
XII
Le même soleil d’avril qui baigne le front et fait fumer les tranchées humides entre Nieuport et les Vosges se glisse aussi dans la rue du Cherche-Midi et lance un beau rayon dans la boutique de M. Duval, où des Assernes a fait son apparition de printemps.
— Le communiqué n’est pas mauvais, dit le libraire, mais voilà que ces brigands ont empoisonné nos pauvres soldats par leurs gaz asphyxiants dans le secteur d’Ypres.
— Parle-t-on de la Lorraine ? interroge Louise, qui fait une addition à la caisse.
Mais des Assernes couvre sa voix :
— Ces gaz asphyxiants, ces liquides enflammés, tous ces procédés barbares que la guerre moderne avait bannis et qu’il a fallu des Barbares pour instaurer de nouveau, je les retrouve sous une autre forme dans l’épopée du sire de Catalpan. Quand une tempête qui s’éleva en mer eut poussé son navire et toute la flottille qui portait l’armée de France, en vue de la terre sarrasine, les figures ambrées des Turcs apparurent sur le rivage, avec des gesticulations de sauvages. Et j’imagine que ce dut être, pour ces bons gentilshommes français aussi naïfs qu’intrépides, comme une vision de diables. Mais de la mer même ils engagèrent le combat et se mirent à lancer leurs flèches. Savez-vous par quoi les Sarrasins ripostèrent ? Eh bien, avant que le chevalier de Mirabelle, accompagné de son ami le comte d’Argentan, eût abordé, ou plutôt quitté sa nef pour venir par les eaux basses jusqu’au rivage, ils furent assaillis par le feu grégeois et les vases pleins de chaux que leur lançaient les machines des infidèles. Vous savez que le feu grégeois brûlait dans l’eau et que ce pouvait être l’embrasement de ces nefs légères. Une telle attaque était bien faite pour ébranler la fermeté de mon chevalier léonin. C’est alors que, d’après le troubadour languedocien, s’engage ce dialogue sublime entre Mainfroy et le comte d’Argentan : « Chevalier, nous sommes perdus, car ces démons veulent nous faire ardoir comme torches, dit le comte. — Sire, dit Mainfroy, mieux vaut ardoir ici-bas, pour la gloire du royaume de France, qu’ardoir en enfer pour ses péchés mortels. — Ains, dit le comte, si devons être ars en ces nefs, oncques ne servirons plus le royaume de France, ni ne combattrons plus les infidèles. Appelons donc les nautonniers, qu’ils mettent la navie à la mer, afin de nous recueillir et que nous échappions à ces flammes. — Sire, dit le chevalier, laide chose serait fuir. En Barbarie suis venu pour l’honneur de la France et la gloire de ma dame qui gît en son chastel de Pampelune. Mille fois choisirais-je d’être ars tout en cendres ici plutôt que retourner vers elle en habits de honte et confusion. » Et mon auteur ajoute que là-dessus, face aux projectiles enflammés, les deux seigneurs se tenaient debout derrière leur écu dont la pointe était fichée au plancher de la nef. Quel tableau ! Quelle vision ! Toutes ces caravelles voguant de conserve sous la pluie de feu que leur lançaient les mangonneaux du rivage, et à la pointe de chaque nef, pendant que les nautonniers ramaient, les chevaliers croisés, droits et impavides, attendant d’être brûlés ou de pouvoir combattre. Alors le ciel s’émeut de tant de constance, les éléments prennent parti pour les preux ; le vent se retourne et reporte le feu vers les méchants, si bien que ce sont les Sarrasins retors qui finissent par être brûlés vifs, pris à leurs propres artifices. À ce moment, la nef heurte une queue de sablon. Les bons chevaliers, ayant de l’eau jusqu’à leur robe, prirent pied, l’écu au poing, et la pointe de la lance vers les infidèles. Mainfroy de Catalpan se retrouva aux côtés du comte de Foix dont il déploya la bannière. Et il la tenait d’une main si assurée que tous les hommes d’armes étaient pénétrés de son propre courage. Les infidèles pliaient partout où il se montrait. On combattait jusque dans les étroites rues sarrasines. La ville était à demi prise. Déjà le roi de France avait délivré beaucoup de chrétiens qui gémissaient dans les prisons, depuis de longues années, quand une flèche, lancée par un archer fameux qui guettait ce chevalier plein de valeur, atteignit à la poitrine Mainfroy de Catalpan. Il tomba, la bannière au poing, sur le rebord d’une fontaine jaillissante, au croisement de quatre rues. Les ennemis le lièrent de chaînes et l’emportèrent sur leurs chevaux avec des cris féroces.
— Mais les Croisés prirent-ils la ville tout entière ? interroge mademoiselle Louise.
— Ah ! ah ! jeune fille ! s’écrie des Assernes, voilà une belle question, et une curiosité bien française. Le sort de nos armes dans une bataille imaginaire qui se passait au xiiie siècle, vous tient plus au cœur que le destin d’un héros dont vous me sembler, pourtant quelque peu amoureuse ! Sachez donc que la ville fut prise par le roi de France et que bientôt la belle Mirabelle, en son château de Pampelune, fut avertie par un songe de la captivité de son chevalier.
— Dans ce temps-là, observe judicieusement la bonne madame Duval, il n’y avait pas de secteurs postaux.
— Précisément, madame, dit des Assernes ; aussi le bon Dieu vous envoyait-il des rêves pour vous tenir au courant de ce qui arrivait aux chers absents. C’était fort poétique.
— J’aperçois justement le facteur qui traverse la rue, dit M. Duval, et moi qui ne déteste pas mon époque, j’aime mieux recevoir une lettre de mon brave Lecointre, que de rêver, à son sujet, des fantasmagories.
On ne dit plus rien, on attend ; on est plus ou moins suspendu au geste du facteur qui semble prendre un orgueilleux plaisir à se faire désirer. Le dispensateur des nouvelles, qui enferme dans sa boîte mystérieuse toutes les joies et les douleurs, sait de quel œil on suit sa moindre démarche. Il ne se presse pas. Il a le temps.
Enfin voici une lettre de M. Henri ! Elle est pour Louise, et Louise pousse un cri, en lisant :
— Mon Dieu ! monsieur Robert est terriblement blessé !
Et laissant de côté les lignes sentimentales de la missive qui ne concernent qu’elle-même, mademoiselle Louise lit tout haut, pour ses auditeurs atterrés, le récit héroïque. Robert Picot, le petit vendeur aux gants du Meilleur Marché, le pêcheur à la ligne, est tombé en bravant le danger, pour la France et pour celle qu’il aime, comme le sire de Catalpan, le chevalier léonin. Tous deux ont reçu la même blessure.
« Robert est un héros, écrit le sergent Lecointre. Ses hommes sont encore sous le coup d’une émotion enthousiaste. J’en ai vu qui pleuraient, le croyant mort. Hélas ! il n’en vaut guère mieux. Sa blessure est de celles qui ne pardonnent guère. »
La stupeur a envahi le magasin. On se souvient des beaux dimanches de Choisy : soleil, verdure, doux clapotis des eaux sur la rive ; bercement du canot amarré sous les saules d’argent ; plantureux déjeuners, gigots ruisselants de jus, poulardes dorées et tendres, fraises odoriférantes sous le bourdonnement d’une guêpe égarée dans la salle à manger Henri II.
Et l’on revoit la figure effacée, timide et silencieuse de M. Robert, ses yeux muets et ardents en son visage bilieux.
— Il n’a jamais eu de chance ! prononce le libraire.
— Un garçon si doux ! renchérit madame Duval.
— Et qui aimait tant Édith ! ajoute Louise.
Un silence reprend, mouillé de larmes furtives. Des Assernes est resté rêveur. Il pense à cette armée déjeunes hommes dont lui-même, avant la guerre, avait déploré le mesquin horizon, et les ambitions petites. « Paladins ! Paladins ! se dit-il maintenant, tout grisé d’une mélancolique émotion ; qui s’était donc trompé, de vous ou de nous-mêmes ? Nous avons, nous autres, commis le péché de ne pas croire en vous, et de vous méconnaître, et de penser la France déchue. Et voici que vous montez maintenant chaque jour dans la gloire. Hélas ! y resterez-vous tous ? n’en reviendra-t-il pas ? »
— Vous rappelez-vous, dit en soupirant l’excellente madame Duval, vous rappelez-vous le jour où il avait attrapé ce brochet de quatre livres ?
XIII
Maintenant, Louise Duval aux côtés de son oncle Bouchaud roule dans le train de Choisy-le-Roi au travers des campagnes maraîchères, où flottent des souvenirs.
— Cela vaut mieux que tu viennes, ma Louise, dit le bon oncle qui prend un air très froid. (Un chef de rayon ne va tout de même pas tomber en syncope parce qu’un de ses vendeurs a le poumon traversé d’une balle boche. Un homme est un homme, sacrebleu…) Cela valait mieux à cause d’Édith, dont, à vrai dire, il était le prétendu. Entre demoiselles, on se comprend. On s’apprend ces choses-là en délicatesse et sans y toucher. Et puis, Édith est secrète. On ne sait pas au juste ce qu’elle pense. Elle était un peu fière autrefois avec ce pauvre Picot. Aujourd’hui, je me figure qu’elle s’est radoucie ; j’ai cru m’apercevoir parfois que sa figure changeait quand elle recevait ses lettres. Après tout, je me suis peut-être trompé. Avec vous autres, jeunes filles, on est toujours dérouté. C’est égal, tu prendras des ménagements, ma Louise, de crainte que ça ne lui fasse un coup. Pauvre Picot ! Enfin ce n’était qu’un étranger pour nous. Sur le front, on sait bien qu’il faut de la casse. Il en est tombé d’autres, n’est-ce pas, et d’autres tomberont encore. C’est la guerre. Mais, vois-tu, ma fille, ce garçon… ce garçon-là…
Le chef de rayon s’arrête, la face tout d’un coup congestionnée. D’un geste il fait tomber la glace, aspire une bouffée d’air frais, roule des yeux féroces, et finit par avouer sourdement :
— C’était comme un fils pour moi !
Louise a le cœur très gros. Elle est aussi très agitée. D’autant qu’on arrive à Choisy et que la minute approche où il faudra ravager le cœur de sa chère Édith. Louise, elle, n’ignore pas le secret d’Édith. Le vendeur aux gants est devenu un héros. C’était tout ce qu’il fallait pour déclencher l’amour dans le cœur enthousiaste de mademoiselle Bouchaud. Les deux jeunes filles, aujourd’hui, sont aussi dévorées de soucis l’une que l’autre. Que sera-ce pour Édith quand elle apprendra la blessure de son chevalier !
Le crépuscule d’avril noie la ville de Choisy. Le pavillon de pierre meulière apparaît de loin, enténébré déjà par la nuit. Les fenêtres sont fermées. « Comme tout cela est triste ! » pense Louise. La nièce et l’oncle escaladent le perron. On ouvre la porte. Madame Bouchaud et sa fille brodent silencieusement sous la lampe. Cris de surprise. Émotion. « Quel bonheur ! voici Louise ! » Les parents s’entendent aussitôt d’un regard. On laisse les deux cousines ensemble. Voilà que les larmes de Louise coulent. Effroi d’Édith. Elle n’interroge ni ne supplie. Comme dit le papa Bouchaud, entre demoiselles on se comprend bien. Une larme a suffi. Édith est devenue blême ; elle murmure, comme insensible :
— Robert est tué !
— Mais non, ma chérie, mais non, reprend Louise, avec mille caresses, on le sauvera au contraire. Blessé seulement ! et dans quelle glorieuse circonstance ! Henri me l’écrit, tu sais. Robert est un héros.
Elle a beau faire, le chagrin d’Édith éclate. Ce sont des sanglots convulsifs et des ruisseaux de pleurs, et les aveux entrecoupés d’un cœur tendre qui se décharge.
— Je l’aime tant à présent, Louise, si tu savais… Je sentais que j’allais le perdre… Chaque jour je m’attachais à lui davantage… Mais je n’osais pas le lui dire… Étais-je sotte, mon Dieu ! Tu comprends, Louise : quand il était employé au Meilleur Marché, je l’avais dédaigné. Rappelle-toi : je te disais : « C’est si ordinaire d’épouser un vendeur ! » La vérité, c’est que je ne connaissais pas Robert. Évidemment, on n’a pas besoin d’héroïsme pour vendre des gants. Il aurait été risible d’en déployer là où il en fallait si peu. Mais moi, j’en exigeais à tout prix. Je te disais : « Si encore il était aviateur ! » Et lui s’apercevait de mon mépris. Cependant toutes les qualités de son âme, déjà il les possédait, et je ne voulais pas les voir. Alors maintenant je n’ose plus lui avouer carrément ce que je ressens pour lui. C’est-à-dire, hier, je ne l’osais pas. Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi ne le lui ai-je pas dit avant qu’il ne meure ?
— Mais, ma chérie, espérons qu’il guérira.
Et Louise discute devant sa cousine affolée chacun des termes de la lettre griffonnée par M. Henri :
« Il perdait beaucoup de sang ; les brancardiers lui ont fait dans le boyau même un pansement très solide ; ensuite ces braves gens, très doucement, l’ont allongé sur le brancard et l’ont emporté avec autant de soins qu’on emporte un berceau, bien au pas, bien en cadence. Il avait toute sa connaissance. »
— Tu vois, gémit Édith : il perdait beaucoup de sang : ce devait être une hémorragie !
— Mais non, puisqu’un simple pansement a suffi. Et remarque cela : il avait toute sa connaissance !
« Au poste de secours notre petit médecin auxiliaire, qui fait des miracles, a été bouleversé en le reconnaissant, car ils mangeaient ensemble à la popote des sous-officiers. Il n’a pu dire que : « Ah ! mon pauvre Picot ! » Alors, paraît-il, Picot a souri en disant : « Je suis fichu ! » Mais le médecin a repris : « Vous n’êtes pas fou ! » Et il s’est mis à genoux pour visiter sa blessure et y verser de la teinture d’iode. Et comme c’est une cuisson épouvantable, il lui tenait et lui serrait la main en même temps. »
— Si j’avais été là, seulement ! murmure Édith en se cachant le visage sur l’épaule de Louise.
À cet instant, quelqu’un ouvre la porte avec timidité. Édith se redresse et se tamponne les yeux, et l’on aperçoit M. Bouchaud en manches de chemise qui se tient sur le seuil sans oser avancer. Il n’a pu résister au désir de savoir comment la petite a reçu le choc. Ah ! il s’en doutait bien de cette révolution. Un père devine des choses qu’on ne lui dit pas. Malheureusement il se sent bien malhabile à consoler un chagrin d’amour.
— Ne te fais pas de peine, Fifille, murmure-t-il, ça n’avance à rien.
Mais vous pensez bien que cet excellent conseil reste sans effet sur l’âme d’Édith, dont les pleurs au contraire vont redoubler là-dessus. Alors, M. Bouchaud s’avance en torturant les breloques d’or qui agrémentent son gilet. Il enrage de ne pas savoir les mots qui soulageraient sa petite. Il finit par l’enlacer de ses deux manches de linge et il dit tout bonnement en pleurant aussi :
— Mon pauvre petit lapin…
« Maintenant, continue Louise, qui achève la lecture de la lettre, mon brave ami est en traitement dans un bon hôpital de Lunéville, à douze kilomètres d’ici. Il est bien soigné. Malgré la gravité de sa blessure, nous devons espérer qu’il vivra. »
Mais à ce moment, Édith relève la tête. Instantanément ses larmes ont tari. Ses beaux yeux bleus, ternis par tant de pleurs, deviennent résolus et impérieux. Elle prononce :
— À Lunéville ?
— Monsieur Henri lui-même dit qu’il faut espérer, fait remarquer M. Bouchaud.
Mais Édith répète, comme inspirée :
— À Lunéville !
Et tout d’un coup :
— Mais je veux y aller à Lunéville ! Je veux aller le voir. Je veux le… le… lui serrer la main avant qu’il ne meure. Il n’a pas de mère, il n’a pas de sœur, il n’a personne, il n’a que moi qui devais être sa femme un jour. Mon devoir est de partir, de partir tout de suite !
Blonde et frêle Édith ! Jamais on ne l’avait vue encore si intrépide et si déterminée. Le ton dont elle parle anéantit le pauvre papa Bouchaud, qui n’essaye pas de résister, mais s’effondre en un fauteuil :
— À Lunéville ! Elle veut aller à Lunéville ! Mais, malheureuse enfant, tu ne sais pas à quel danger tu cours ! Relis la lettre du commis de ton oncle : tu verras que c’est à douze kilomètres de la ligne de feu. Tu veux aller sous le canon, sous les bombes, sous les taubes. Ah ! il ne nous manquait plus que cela !
— Je me moque du canon et des taubes, dit Édith. J’irai.
Là-dessus, madame Bouchaud entre à son tour, les yeux bouffis, mal résignée.
— La soupe va être froide, dit-elle doucement.
Mais le père montrant sa fille :
— Elle veut aller à Lunéville !
Madame Bouchaud ne s’alarme nullement. Il est des propositions auxquelles on ne répond pas. Celle qu’énonce là M. Bouchaud est du nombre. Pour madame Bouchaud, c’est proprement comme s’il disait d’un petit enfant : « Il veut aller dans la lune. »
— Allons à table en attendant, reprend-elle sagement.
À la salle à manger, pendant que les jeunes filles sont restées au salon pour arranger avant le dîner leur chevelure défaite et leur visage altéré, le chef de rayon, tout en coupant le pain, dit à sa femme :
— Écoute, maman, on ne peut la retenir. Elle a le cœur trop pris. Les jeunes filles sont comme l’eau qui dort. On ne les connaît pas. Fifille cachait son jeu. Que veux-tu ! Souviens-toi du temps où tu avais son âge. Mais moi, je ne peux plus la voir pleurer comme je l’ai vue tout à l’heure. Cela me retourne. Cela me rend malade. Cela me coupe l’appétit. Il faut la laisser aller à Lunéville, maman. Et puis, qui sait ? ce pauvre Picot est si fortement pincé de son côté, que la visite de sa future peut le remettre. Moi aussi j’ai eu vingt-cinq ans, nom d’un petit bonhomme !
— Et si Fifille est tuée à Lunéville ? dit en se croisant les bras madame Bouchaud, forte de cet argument écrasant.
Mais le chef de rayon, sourdement, et en dissimulant son émotion :
— Eh bien, ce sera une héroïne de plus pour la France.
XIV
Indissoluble agrégat de la famille française ! Cohésion merveilleuse ! Bloc puissant ! Je ne raconterai pas ici tous les drames qui se nouèrent pendant une semaine chez les Bouchaud et chez les Duval, autour de cette phrase d’Édith : « Je veux aller à Lunéville. » Mais vous connaissez assez maintenant la maison de Choisy-le-Roi et celle de la rue du Cherche-Midi pour deviner que ça ne marcha pas tout seul. Édith ne pouvait partir sans être accompagnée. Qui donc s’arracherait au groupe familial ? Quelle pierre se détacherait de l’édifice ? Il semblait tout naturel que ce fût madame Bouchaud. Amener une jeune fille près de son fiancé blessé, n’est-ce pas le rôle d’une mère ? Mais, à la demande que lui en fit Édith, madame Bouchaud stupéfaite, interdite, impuissante à comprendre l’inanité d’une telle prière, ne répondit qu’un mot :
— Voyons ! est-ce que je puis quitter papa ?
De son côté, par les besoins de l’heure présente, M. Bouchaud était, selon sa propre expression, attaché au Meilleur Marché, dépourvu de personnel, comme un soldat à son poste. Alors Édith vint rue du Cherche-Midi et dit à madame Duval.
— Ma tante, voulez-vous me conduire à Lunéville ?
Les bras de madame Duval tombèrent, ses yeux s’agrandirent ; elle bégaya :
— Te conduire à Lunéville ! mais, ma pauvre enfant, est-ce que je puis laisser ton oncle ?
Édith n’avait rien à répondre. Elle savait ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Elle se retourna vers le libraire. Un homme est plus indépendant des liens de famille. Louise, assez au courant de la vente des livres, pouvait le remplacer au magasin, aidée de madame Duval. Mais l’oncle Duval refusa en ces termes :
— Fifille, depuis vingt-six ans que nous sommes mariés, je ne suis jamais allé nulle part, fut-ce à Choisy-le-Roi, sans ma femme. Je connais ta tante. Elle se noie dans un verre d’eau et se fait une montagne d’un grain de sable. Si la moindre difficulté commerciale survenait en mon absence, voilà une femme qui perdrait la tête. Ah ! certes c’eût été un beau voyage, et j’aurais été heureux non seulement de serrer la main à cet héroïque Picot, mais de me mêler quelque temps à l’agitation d’une ville du front, plutôt que de moisir dans mon magasin, comme je le fais depuis le début de la guerre. Mais c’est impossible. Fifille, je serais trop inquiet de ma femme et de Louise.
Louise dit alors :
— Eh bien, j’accompagnerai cette pauvre Édith, moi !
Là-dessus tous les parents épouvantés poussèrent les hauts cris. Deux jeunes filles seules, allons donc ! Et en cas de bombardement, que feraient-elles ?
Vous devez commencer à craindre qu’Édith n’aille jamais à Lunéville. Je vous assure qu’Édith le craignait encore bien plus que vous. Heureusement, Xavier des Assernes était là. Discrètement il assistait à ces inextricables scènes de famille. Il en était le témoin charmé, y découvrant toute une psychologie française, le caractère tendre, soucieux et alarmiste de notre affection familiale. À la fin, il s’écria :
— J’escorterai ces demoiselles jusqu’à Lunéville.
Et ils partirent.
Pendant que le chemin de fer les emportait le long de la vallée de la Marne où les jeunes filles cueillaient au vol, comme pour un bouquet bénit, tous les souvenirs de la grande Victoire, des Assernes enchantait les heures par le rappel du temps passé et l’histoire de Mirabelle.
— Cette demoiselle, disait-il à Édith, était moins favorisée que vous. Quand un rêve lui eut montré son cher chevalier traversé d’une flèche sarrasine et la poitrine baignée de sang sur la margelle de la fontaine où les Turcs vinrent le charger de chaînes, elle eût été bien empêchée de l’aller voir. Le troubadour nous dit que, se réveillant après ce songe, elle parcourut toutes les chambres du château, les cheveux épars comme une insensée et versant des torrents de larmes. Il y avait de quoi, mesdemoiselles. Mirabelle de Pampelune savait qu’il n’existait pas chez les Sarrasins de Dames de la Croix-Rouge, et elle pouvait avoir des doutes sur la façon dont le sire de Catalpan serait soigné par les infidèles. Néanmoins, il était de l’intérêt de ceux-ci de conserver une si belle prise, et avec des herbes on guérit le comte. Pendant ce temps. Mirabelle priait nuit et jour Notre-Dame, répétant sans cesse : « Aide ! Aide ! Notre-Dame ! Puissé-je mille fois être captive en une tour sarrasine, en place de mon aimé chevalier ! » Et tant elle le répéta qu’à la fin Dieu et sa mère en eurent pitié et firent comme elle désirait, à savoir qu’en ouvrant les yeux un matin, la demoiselle se vit gisant sur un peu de paille, à côté d’une cruche d’eau à demi vide, et liée d’anneaux et de chaînes au pilier d’une chambre profonde, en un château de Barbarie. Elle comprit que son vœu était exaucé, qu’elle avait pris la place de Mainfroy, pendant que le chevalier goûtait à son tour quelque bien-être dans le château de Pampelune.
Comme Louise et même Édith, malgré sa t tristesse, ne pouvaient à cet endroit réprimer un sourire, des Assernes leur expliqua :
— La littérature de cette époque fourmille de faits qui ne sont pas moins merveilleux que celui-ci. Les transferts invisibles, les substitutions de personne y sont choses courantes. Je ne vais pas vous faire un cours de magie. Voilà ce qui se passa. Je ne puis dire autrement. Les deux héros furent interchangés et la belle Mirabelle loua Dieu de ce qu’elle avait ainsi délivré son chevalier.
— Cependant, ils continuaient d’être séparés comme par le passé, objecta la tendre Édith.
Des Assernes allait poursuivre le cours du roman, mais il fut arrêté par une exclamation de Louise. On traversait alors une plaine de Champagne verte et unie, et dans un champ se dressaient de petites buttes surmontées de croix. C’étaient des tombes de soldats enterrés là, au lendemain de la bataille de la Marne. Ils étaient allongés dans ce beau terrain reconquis, vêtus de leur pantalon rouge et de leur tunique bleu foncé, inondée de sang. De quel coin de la France étaient-ils partis pour venir tomber ici, en pourchassant les envahisseurs ? Ils étaient tout jeunes sans doute. M. Henri et M. Robert avaient, eux aussi, passé par là. Ils auraient pu, eux aussi, être couchés aujourd’hui sous un de ces petits tertres. Et le cœur des jeunes filles se gonflait douloureusement. Un peu plus loin, sur une route, s’alignait, pareille à une caravane dans le désert, une file interminable de chariots bâchés, qui s’en allaient en cahotant sous leurs petites voûtes de toile verte, traînés par de puissants chevaux. C’étaient les convois de ravitaillement, en route pour le front. Les trois amis firent silence. On entrait de plus en plus dans le domaine de la guerre. L’air que l’on respirait était tout autre, l’atmosphère nouvelle. À Nancy, sur le quai de la gare, un bruit de tombereaux qu’on décharge fit sursauter Édith et Louise.
C’étaient des feux de batterie sur le front des Vosges.
Il y a exactement onze jours que l’adjudant Picot a reçu au parapet du poste d’écoute sa terrible blessure, et ce matin son infirmière, en défaisant son pansement et mettant à nu la plaie béante, s’écrie :
— Mais cela va très bien aujourd’hui !
Le major se trouve justement dans cette petite salle, où sont soignés les sous-officiers. On l’appelle. Il examine la plaie ; les pattes d’insecte de sa pince nickelée y font une délicate exploration, pendant laquelle le visage de Picot se crispe légèrement. Puis c’est l’auscultation du poumon lésé.
— Oh ! c’est parfait aujourd’hui. Pas de fièvre, pas d’hémorragie, pas de crachats sanguinolents. Mon ami, vous êtes tiré d’affaire.
La bonne infirmière aux cheveux gris et le blessé redevenu puéril se sourient l’un à l’autre sans rien se dire ; mais dans ce sourire il y a plus qu’un long discours. Songez que depuis onze jours, ils vivent sans cesse l’un près de l’autre dans cette pensée unique de la mort menaçante et qu’il faut vaincre. Ils l’ont vaincue. C’est comme si la vie, avec tous ses charmes, ses enivrements, ses bonheurs imprévus, envahissait la salle tout à coup.
Alors les rêves légers et agréables de la convalescence viennent voltiger autour de l’adjudant. Il pourra donc encore marcher, travailler, parler, rire, aimer Édith sous les ombrages de Choisy-le-Roi, Car un espoir ne vient jamais tout seul.
Et pendant ce temps nos trois voyageurs débarquent du train à Lunéville. Voici la place de la gare où apparaît un amas de décombres, murs écroulés, charpentes béantes, fermes fracassées : les ruines du bombardement de 1914. Des régiments de cavalerie parcourent les rues en y faisant résonner un bruit de charge, ou bien de lourds camions automobiles, chargés de munitions, filent avec un fracas de tonnerre. Les coups sourds du canon voisin ne cessent pas d’ébranler le sol, et dans les airs, trois avions qui viennent de s’envoler ronflent comme de gigantesques hannetons. C’est la guerre.
Les pieds alertes des deux Parisiennes volent aussi sur le pavé. À peine si ce grand don Quichotte de des Assernes, malgré ses pas allongés, peut suivre leur dansante allure. Soudain, dominant tous les bruits de l’agitation guerrière, des notes lugubres de cloches éclatent dans l’atmosphère en branle. C’est un glas précipité, angoissant, semant l’anxiété dans l’air, c’est le tocsin. Et les passants se hâtent, et l’on s’enferme, et le bruit court :
— Voici un taube !
Des Assernes tremble pour ses responsabilités. Sa vieille carcasse, il s’en moque : mais ces deux enfants précieuses dont il est le gardien !
— Cherchons un refuge, dit-il.
Les deux jeunes filles s’entre-regardent. L’idée fixe de la tendre Édith se devine clairement ; Louise répond :
— À l’hôpital d’abord !
Et à l’hôpital, Robert Picot est bien sagement allongé dans son lit blanc. La blanche infirmière assise à ses côtés crayonne une lettre sous sa dictée. C’est la première qu’on lui permette, encore n’a-t il le droit que d’en murmurer les termes. Tout cela est très intimidant. L’adjudant doit se borner à des phrases bien banales. « Chère mademoiselle Edith, ma blessure va mieux. Ma pensée va souvent vers vous. » Pauvre Picot ! nul ne sait comme son cœur bat en prononçant ces mots incolores.
Et à ce moment la porte s’ouvre. Une silhouette de jeune fille, la taille serrée dans un tailleur noir qui rebondit aux hanches en falbalas, et s’arrête court au-dessus d’une haute bottine, apparaît et s’arrête sur le seuil ; la tête blonde suit dans un mouvement circulaire tous les lits. Le cœur de Picot s’arrête de battre. Est-ce encore l’ombre légère qu’il emportait à son bras le long des boyaux profonds ? Est-ce une hallucination de la fièvre qui remonte ? Est-ce Édith en chair et en os ?
Et leurs yeux enfin se rencontrent. Édith s’élance les mains tendues, et le blessé, qui a défense de parler, articule tout bas :
— Édith !
Du premier coup, la bonne infirmière maternelle a compris que la lettre n’avait plus d’objet. Elle sourit encore et s’écarte en laissant aimablement sa place à Édith. Le grand silence pourtant continue au lit de l’adjudant. On se serre les mains, on lit dans le livre divin que sont deux yeux aimants largement ouverts jusqu’au fond de l’âme. On avoue ce qu’on n’oserait pas se dire avec les paroles ordinaires. Édith demande pardon à Picot de la peine qu’elle lui a faite. Picot s’excuse presque de n’avoir pas été de tout temps le héros qu’il est aujourd’hui. Quand un coup de foudre formidable éclate et fait trembler les vitres de la salle. Édith explique, très calme :
— C’est un taube qui lance des bombes sur la ville.
Comment elle est venue ? C’est bien simple : avec M. des Assernes et Louise qui l’attendent complaisamment dans le parloir de l’hôpital et ne viendront dire bonjour à M. Robert que tout à l’heure, quand Édith et lui auront épuisé la causerie. Mais la causerie muette est inépuisable. Ce sont des moments très doux dont la fuite est invisible. Édith ne croyait pas aimer tant Robert. Robert n’a jamais aimé tant Édith. Comme la vie semble belle au blessé lorsque, la bonne infirmière venant voir s’il ne se fatigue pas trop à parler, Édith prononce fièrement :
— Madame, je suis la fiancée de l’adjudant Picot.
XV
Le colonel du régiment de Picot et de Lecointre, qui écrit dans son petit salon, voit un jeune officier s’avancer vers sa demeure et se demande, étant myope, lequel de ses sous-ordres vient le déranger à cette heure matinale. Je vous dirai que nous sommes à présent en Champagne, non loin d’une petite rivière bordée de peupliers et qu’on nomme la Suippe ; la maison du colonel est creusée, dans un ravin crayeux, au milieu d’un bois bien connu qui s’appelle le bois Sabot. Le petit salon se compose, en fait d’ameublement, d’une botte de foin en guise de fauteuil et d’une caisse à savon en guise de table. Très familière, la jument du colonel, en poussant l’autre jour jusqu’ici, a dévoré le lit et la chaise dans la chambre à coucher. Heureusement que le tapissier n’est pas loin.
Le régiment qui revient des tranchées est ici à l’abri. À l’abri est une façon de dire, car çà et là, des hêtres écartelés, montrant à nu la chair blanche de leur tronc déchiré, témoignent que les grosses marmites viennent souvent visiter le bois du repos. Néanmoins, on est suffisamment éloigné des lignes pour que les nerfs des hommes aient le droit de se détendre. Des romances burlesques ou sentimentales montent sous les arbres ébranchés. Les barytons et les ténors, dans un concert discordant, mêlent ensemble les guirlandes alanguissantes des valses, et les accents dramatiques de Faust ou de Mignon.
Toute cette musique monte des trous d’obus emplis par les eaux de pluie, où les hommes lavent leur linge, qu’ils vont étendre ensuite sur les rameaux des taillis. On les voit de loin passer entre les arbres, le torse nu, et en pantalon horizon. Certains, la cognée à la main, « font » du bois pour les claies et les travaux nocturnes.
— Mon colonel…
— Ah ! c’est vous, Lecointre. Que vous faut-il aujourd’hui ?
Ne vous étonnez pas en voyant sur la manche au bleu lavé de M. Henri un discret galon d’or. Il a gagné cela aux Eparges, dans une contre-attaque, en prenant la tête de sa section dont le chef venait de tomber. Ce jour-là on a repris aux Boches une tranchée française, et par-dessus le marché, trois cents mètres en profondeur.
— Mon colonel, je voudrais une permission.
— Ah ! une permission, une permission. C’est très bien, mon ami, une permission. Mais si la grosse machine que vous savez se déclenche pendant ce temps-là ?
Il faut dire que nous sommes en août 1915 et que la grosse machine en question c’est l’offensive tant attendue…
— Mon colonel, il me semble que les travaux d’approche exécutés par les troupes coloniales demandent encore plusieurs semaines et qu’avant sept jours, au moins, rien ne peut se produire. D’autre part, mon ami Picot, l’adjudant Picot, si glorieusement blessé à la forêt de Parroy, se trouve en convalescence à Paris ; si nous avions pu nous y rencontrer, j’aurais été heureux.
— Picot, oui, oui, très brave l’adjudant Picot. Proposé pour la médaille militaire. Je me souviens. Vous n’avez jamais eu de permission, non ? Eh bien, mon ami, allez à Paris. Allez à Paris.
Celui qui n’a pas vu le sous-lieutenant Lecointre couper à travers champs pour rattraper, sur la route de Suippes à Sainte-Menehould, cette auto d’ambulance qui file sur Châlons, celui-là ne sait pas ce que c’est qu’un homme qui court. Songez que, s’il peut monter dans cette voiture, il va ce soir même gagner la grande ligne, et prendre le train de Paris. Songez qu’il s’est passé un an depuis que M. Henri n’a vu mademoiselle Louise, et que Paris, c’est elle, et que, s’il joint cette auto, il pourra dès demain matin presser dans ses mains les mains chéries. Aussi ce n’est plus un homme qui court, c’est un homme qui vole sur le terrain piétiné où l’herbe même ne croît plus. Chaque bond lui donne une avance sur chacun des tours de roues de la voiture. Enfin il est en vue de l’auto qui ralentit. Une télégraphie énergique fait comprendre au chauffeur qu’il doit s’arrêter. Le sous-lieutenant s’installe sur le marchepied. Il lui semble qu’il vient de gagner le monde !
À la gare de Châlons, le train de Paris est signalé. M. Henri n’a même pas le temps d’envoyer une dépêche rue du Cherche-Midi. Le train vient, le prend, l’emporte. Dieu, que cet express est donc lent ! M. Henri croit sentir qu’à pied il fût allé plus vite. Le rêve est si beau ! ne va-t-il pas s’évanouir si on ne le saisit pas à temps ? Avoir passé par Charleroi, la bataille de la Marne, les Eparges, la forêt de Parroy, encore les Eparges, la préparation de l’offensive de Champagne, être sorti de tous ces différents enfers, et revoir Louise, dans le magasin de la rue du Cherche-Midi, quel prodige !
En sortant de la gare de l’Est, M. Henri cligne une minute des yeux devant Paris. Son Paris qu’il retrouve l’émeut beaucoup. Paris, c’est l’air où Louise respire ; c’est le parfum de Louise ; c’est tout une atmosphère familière et amie qui fait vivre les souvenirs. Il saute dans un taxi découvert. Les arrosages du matin font monter sous les arbres grillés du boulevard une odeur bien connue. Voici la place Saint-Michel et la gare où l’on s’embarquait pour Choisy-le-Roi. Voici des magasins devant lesquels naguère il s’arrêtait souvent près de Louise dédaigneuse. Louise a changé depuis lors. Ses lettres l’ont prouvé à Lecointre. Mais que va-t-elle dire en retrouvant un poilu hirsute et poussiéreux, aux vêtements déteints, au képi délavé, aux souliers blanchis par la craie champenoise ? Malgré lui, M. Henri se reporte à l’histoire qu’il écoutait autrefois de la bouche de M. des Assernes, en servant les clients, dans la librairie. Mirabelle de Pampelune avait un chevalier, le sire de Catalpan, toujours tiré à quatre épingles, si l’on en croyait les descriptions de la légende. M. Henri, lui, n’a même pas eu le temps d’un coup de brosse. Vous me direz qu’avant de se présenter dans la boutique de la rue du Cherche-Midi, le sous-lieutenant aurait pu passer au moins chez le coiffeur. D’accord. Mais ce n’était pas son idée, et je n’y puis rien. Le voilà donc au carrefour de la Croix-Rouge, et voici la rue tant désirée. Elle n’a pas changé, observe M. Henri. Les maisons y vont toujours un peu de guingois et sentent leur Paris d’il y a cent ans. Les passants ont un air un peu plus grave qu’avant la guerre. Il y a des femmes en deuil. Mais les balayeurs municipaux font leur office comme autrefois. Quand M. Henri aperçoit, dans une vitrine bien connue, la série safran des auteurs modernes qu’il époussetait lui-même soigneusement chaque matin, naguère, son cœur défaille. H est magnifique avec le chauffeur qui regarde, ébloui, son pourboire alors que l’officier a déjà bondi dans le magasin.
Une jeune fille est là, au fond, rectifiant dans le rayon la série des Alexandre Dumas. Elle se retourne d’un mouvement gracieux qui fait jouer les falbalas de sa jupe et découvre sa jambe fine. Elle voit un officier en tenue du front. Il la regarde. Une seconde elle hésite, puis un sourire divin, comme jamais M. Henri n’en a connu, épanouit son visage. Elle vient à lui sans rien dire, un peu timide, noue ses mains au cou du héros, et se laisse embrasser en murmurant :
— Je suis si fière de vous !
M. Henri est tout tremblant d’adoration et de bonheur. Les voilà les mains chéries, les voilà les yeux charmants qui lui apparaissaient en rêve, et voilà ces tendres lèvres qu’il osait à peine contempler autrefois.
— Est-ce bien vrai que vous m’aimez, Louise ?
— Ah ! si c’est vrai, mon ami !
— Vous rappelez-vous, Louise, le temps où vous me demandiez si je me jetterais pour vous du haut de la tour Eiffel ?
— Henri, je n’ai pas besoin que vous me remémoriez ma sottise. J’ai de grands remords de vous avoir méconnu. Mais comment aurais-je pu deviner que vous étiez si brave, quand je vous voyais pêcher des goujons à Choisy ?
— Louise, je ne suis pas plus brave qu’un autre. Nous autres Français, on a ça dans le sang, de bien se battre, et voilà tout. La guerre finie, si Dieu me garde vivant, je redeviendrai un commis de librairie et un pêcheur à la ligne comme devant. Peut-être qu’alors vous cesserez de m’aimer.
— Henri, pourrai-je oublier jamais ce que vous aurez été durant cette guerre, pourrai-je oublier cet héroïsme que j’aurais toujours ignoré si monsieur Robert ne nous l’avait dit ?
— Louise, quand je pensais que je me battais pour la France et pour vous, je me serais fait mettre en pièces plutôt que de reculer d’un pas.
Sur cette phrase, Louise a une grosse envie de pleurer, mais elle ne veut pas que M. Henri surprenne ses larmes ; aussi cache-t-elle son visage sur l’épaule du sous-lieutenant. Les larmes coulent et s’absorbent dans la tunique bleu horizon. À ce moment, M. Duval descend de l’appartement et arrive, sans plus de bruit que de coutume, en face de ce spectacle inattendu : sa fille dans les bras d’un officier du front ! Je mentirais si je vous disais, ainsi que le font certains auteurs, qu’il s’arrêta stupide, comme si la foudre fût tombée à ses pieds. Non ; il reconnut sur l’heure son commis et s’élança pour le presser à son tour sur son cœur.
— Mon cher Henri, que je serais heureux si j’étais votre père !
— Mais tu le seras bientôt, papa, dit Louise.
On rit là-dessus d’un air de complicité, et M. Duval demande :
— Eh bien, ces Boches ?
— On les aura ! déclare crânement M. Henri.
XVI
Justement, le lendemain se trouve un dimanche, de sorte qu’on emmènera le permissionnaire à Choisy-le-Roi, chez les Bouchaud. Les esprits pointilleux me diront : « Comment les gendarmes le laisseront-ils passer à la gare, si sa permission est visée pour Paris ? » C’est ici que j’attendais ces esprits mal faits : M. Henri, qui pense à tout, a eu soin d’obtenir sa permission pour Paris-Choisy. D’autres personnes regretteront que le romancier Xavier des Assernes, le compilateur de Mirabelle de Pampelune et l’un de nos plus sympathiques acteurs, ne soit pas présent à cette réunion générale des familles Duval et Bouchaud. Que ces personnes se rassurent. M. des Assernes est arrivé hier soir de Toulouse. Et si l’on s’étonne de cette coïncidence assez singulière qui fait survenir le romancier de Toulouse à Paris, chaque fois qu’un événement marquant se produit soit dans la famille Bouchaud, soit dans la famille Duval, je pourrais citer les meilleurs conteurs qui, depuis Voltaire jusqu’à Dumas, ont employé dans leurs romans des procédés analogues. Mais j’aime mieux vous montrer le libraire, sa famille, ainsi que le sous-lieutenant Lecointre et le romancier des Assernes descendant du train à la gare de Choisy où les attendent les dames Bouchaud, agitant leurs ombrelles. Il y a là également le chef de rayon et l’adjudant Robert Picot resplendissant de bonheur et de santé. Mais quel est donc ce jeune soldat tout de neuf équipé, dont le costume bleu céleste fait valoir le teint frais, les yeux clairs et les cheveux blonds ? Vous ne l’auriez pas reconnu. C’est Georges Bouchaud, et je vous dirai tout à l’heure pourquoi il est ici.
Voilà tout une famille partagée entre le désir de fêter le permissionnaire et le souci de recevoir décemment l’homme célèbre qui daigne pour la première fois venir à Choisy. Pendant que M. Henri tombe dans les bras de M. Robert, M. Bouchaud dit à des Assernes :
— Monsieur, nous ne sommes que des petits bourgeois pot-au-feu. Moi qui vous parle, je me suis fait moi-même, je ne connais rien à la littérature, et c’est un grand honneur que vous nous faites en venant chez nous. Du moins vous y trouverez deux soldats français, dont vous n’aurez point honte. Nous vous traiterons du mieux que nous pourrons, et nous mêlerons à votre gloire d’écrivain la gloire militaire de notre famille.
— Monsieur, dit des Assernes étonné, vous me faites, il me semble, une réception quasi académique.
— Mon Dieu, monsieur, reprend le père Bouchaud, ce que je vous dis là, personne ne me l’a soufflé. Ce sont des idées que j’ai trouvées tout bonnement ce matin, en fumant ma pipe sous la tonnelle.
— Mon vieux, dit à l’adjudant Picot M. Henri, la dernière fois que je t’avais vu, c’était dans la tranchée en Lorraine : tu passais sur le brancard, la tète inerte, les yeux révulsés, la poitrine cachée par un gros pansement. J’ai bien cru que c’était la fin. Je me suis posté derrière un pare-éclat pour que mes hommes ne s’aperçoivent pas que je pleurais comme un gosse.
— C’était le bon filon que j’avais, au contraire ! s’écrie en riant M. Robert.
Et montrant Édith, il ajoute :
— Et tu sais ! je ne la regrette pas, la balle qui m’a traversé la poitrine. Elle m’a valu bien du bonheur.
— Comme monsieur Henri a forci ! dit la bonne madame Bouchaud.
— Vous rappelez-vous, monsieur Robert, interroge madame Duval, vous rappelez vous ce jour où vous aviez attrapé un brochet de quatre livres ?
Tout en devisant, on gagne le pavillon de pierre meulière. La table est dressée sur la pelouse, devant le perron. La nappe est éblouissante sous le soleil, la verrerie étincelle. D’un œil entendu, M. Bouchaud désigne à son beau-frère les flûtes à Champagne.
— C’est pour boire à la santé des amoureux, dit-il.
On s’attable joyeusement et les regards se tournent alors sur le cadet de cette jeunesse militaire, Georges Bouchaud, que le galon d’or du sous-lieutenant Lecointre impressionne légèrement.
— Quelle chance que Georges ait pu avoir sa permission en ce moment-ci ! constate sa cousine.
— Mais qu’a-t-il donc au pouce ! interroge M. Duval dont le regard est perçant derrière le lorgnon.
Là-dessus voilà tous les regards braqués sur le pouce de Georges Bouchaud. Le jeune soldat rougit, devient écarlate et doit montrer sa main où une large balafre va de la première phalange du pouce à la ligne de vie. On le questionne. On veut savoir.
— Ça, dit-il enfin, c’est la cicatrice d’un coup de baïonnette que j’ai reçu dans un assaut. C’était au Labyrinthe, il y a deux mois.
— Tu ne t’es pas fait évacuer ? demande son père.
— Penses-tu, dit Georges ; on avançait : je n’allais pas rater le coup de la fin…
Un silence fait de toutes les fourchettes arrêtées, en même temps que des conversations éteintes, règne quelques secondes, pendant que des yeux dévorateurs admirent le héros de dix-neuf ans. On vient de découvrir Georges. On ne le connaissait pas : il se révèle. Alors, son père se tournant vers des Assernes :
— Il n’y a plus d’enfants, monsieur. Et savez-vous par quel heureux hasard il est avec nous aujourd’hui, ce crapaud-là ? Eh bien, monsieur, c’est que dans huit jours il part pour les Dardanelles.
— Il va combattre les Turcs ! s’écrie mademoiselle Louise.
— Les croisades recommencent ! laisse tomber le romancier.
— Cela va être très chic, dit Georges ; d’abord je vais voir Marseille ; puis ce sera la traversée et enfin je connaîtrai un nouveau pays.
— Les sentiments de ce soldat-enfant, remarque alors des Assernes, ne diffèrent aucunement de ceux d’un chevalier de Catalpan se rendant en Barbarie. La noble curiosité géographique s’y joint à la passion de combattre pour une grande idée. À la vérité, nous n’allons pas faire de conquêtes matérielles en Turquie, mais remettre à la raison les Sarrasins modernes, ligués tout naturellement avec les Barbares contre la civilisation de la catholicité latine. Les chevaliers du moyen âge, comme les Alliés d’aujourd’hui, défendaient la délicatesse des idées, l’humanité des mœurs, et le goût divin de la liberté bien plus qu’ils ne combattaient pour quelques lieues de territoire. Et ce qui me charme le plus en ce rapprochement, c’est qu’à la croisade nouvelle, selon le vœu magnifique de Jeanne d’Arc, nous allons la main dans la main avec les Anglais.
— À propos, demande alors le sous-lieutenant Lecointre, où en êtes-vous, monsieur, de votre Mirabelle de Pampelune ?
Vous pensez bien que des Assernes n’attendait qu’un mot pour parler de sa chère Mirabelle. Et là-dessus le voilà parti :
— Mon cher ami, lorsque j’eus l’honneur d’accompagner à Lunéville ces charmantes jeunes filles, nous avons laissé Mirabelle dans un château sarrasin où elle se trouvait par merveille enchaînée au lieu et place de son chevalier, le sire de Catalpan, lequel avait été transporté invisiblement à Pampelune. Quand les geôliers, qui venaient d’habitude apporter au seigneur prisonnier sa maigre pitance composée d’un peu de pain moisi et d’une cruche d’eau amère, ouvrirent ce jour-là l’ais de fer de la porte, ils furent bien étonnés d’apercevoir cette belle demoiselle. Ils lui demandèrent comment elle était ici. Mais pour ce qu’elle ne connaissait pas le sarrasinois, Mirabelle ne le leur put expliquer. Cependant ils virent les anneaux de fer dûment rivés à ses chevilles dont ces paillards, en passant, admirèrent la finesse. Alors ils coururent chez l’émir de Barbarie pour lui raconter l’aventure. L’émir, qui était fort vieux, ne se dérangea pas, ayant dépassé l’âge de la curiosité. Mais son fils, entendant parler d’une fille chrétienne gisant sur la paille dans une de ses prisons profondes, déclara dans son langage qu’il irait voir lui-même de quoi il retournait. Il y alla. Ce jeune prince, quoique sarrasin, était sensible. Quand il vit cette noble demoiselle de France liée par des chaînes qui meurtrissaient et fatiguaient ses membres délicats, il en eut une grande pitié et une profonde indignation, et commanda qu’on lui rendît la liberté. Ce à quoi Mirabelle, aussi droite que sage, se refusa : « Car, disait-elle, je gis en ce lieu sur la foi de Dieu en place de mon chevalier, et aussi longtemps captive dois être qu’il eût été. » Et le seigneur sarrasin s’émerveilla de tant de bonne foi chez une dame. « Oncques n’en ai vu de si droiturière, » disait-il. Alors il lui fit apporter des beignets de fromage, des confitures et des œufs peints en couleurs étincelantes. Puis il s’en alla trouver le soudan pour s’accorder avec lui sur la libération du sire de Catalpan, et quand ce fut chose entendue, il revint dire à Mirabelle qu’elle était libre. Mais triste liberté ce fut, car le fils de l’émir était tombé à son sujet dans une sombre mélancolie. Vous l’avez deviné : il en était fort amoureux. Il lui fit donner une chambre somptueuse avec des esclaves noires pour la servir. Et tous les jours il venait lui conter son tourment. La haute demoiselle avait d’autres pensées que celle de ce petit émir. Elle lui faisait de sages discours pour lui démontrer qu’elle ne pouvait aimer aucun autre chevalier que le sien propre ; que dire donc d’un infidèle ? Mais elle prononçait avec tant de suavité ces dures paroles, que le seigneur sarrasin, au lieu de se résigner, ne l’en aimait que davantage.
Pendant ce temps, le sire de Catalpan n’était pas demeuré à se morfondre dans le château de Pampelune dont la vie s’était envolée. Il n’avait plus qu’une idée : aller délivrer Mirabelle. Il courut droit au château du comte de Foix, s’y fit donner de nouvelles armes et des gens de guerre. Le voici derechef à Aigues-Mortes. Il s’embarque avec sa petite troupe en frétant de ses deniers une nouvelle nef, et nous le retrouverons à la merci des flots et des nautonniers.
À cet instant, des Assernes, qui conte inlassablement tout en dégustant tour à tour les canetons aux petits pois, le gigot traditionnel, puis la salade russe et la bombe glacée, sursaute au bruit d’une double détonation. Ce sont les deux Bouchaud, père et fils, qui font sauter le Champagne. Il faut s’interrompre un moment. Les trois soldats lèvent leur verre à la victoire, puis les deux fiancées trempent leurs lèvres dans la mousse en souriant chacune à son ami. L’atmosphère est tiède, le ciel pur, la campagne sereine. Intermède charmant ! Heures exquises de répit ! Que la guerre est loin en ce moment ! Nos trois combattants rient de hou cœur en portant des toasts interminables : leurs oreilles veulent oublier jusqu’au bruit du canon ; leurs yeux, la vue des paysages chaotiques du front. La tendresse inquiète des femmes s’efforce de ne pas penser aux dangers suspendus sur ces têtes précieuses. On s’est accordé cette journée pour respirer. N’est-ce pas le fait du Français de jouir d’un rêve autant que d’une réalité ? Ceci est une journée de rêve. Bientôt on sert le café, les liqueurs, et les cigarettes mêlent leurs fumées odorantes au parfum des bordures d’héliotropes.
XVII
Mais voici la fin du jour. Le crépuscule ne vient jamais sans quelque mélancolie. Sous un bosquet touffu de l’île verte où le canot automobile a conduit les invités, Henri et Louise sont assis côte à côte, la main dans la main. Et ne croyez pas qu’ils se débitent les mignardises un peu sottes dont les amoureux ont trop souvent coutume. L’héroïque époque a trempé les âmes. Les tendresses restent les mêmes ; cependant elles ne sauraient plus dégénérer en fadeurs.
— Louise, dit M. Henri, quand monsieur des Assernes nous décrit la gracieuse et fière Mirabelle, si sage, si fidèle et si vaillante, savez-vous qui je vois ?
— Non, reprend la jeune fille qui ment en répondant ainsi.
— C’est à vous que je pense, et c’est vous que j’évoque, Louise, parce que vous êtes aussi belle et aussi sage, et aussi vaillante.
— Henri, reprend-elle gravement, je ne sais si je vaux cette belle demoiselle ; mais je me suis dit souvent que si vous deviez être tué dans cette horrible guerre, je préférerais mourir à votre place.
Hélas ! à ce seul mot, l’oiseau noir qu’on s’efforçait d’écarter a reparu. Il plane maintenant sur les deux amoureux dont le visage s’assombrit.
— Ne dites pas cela, répond M. Henri. Je préférerais mourir deux fois. Mais, puisque nous avons évoqué cette idée de la séparation possible, Louise, il faut que je vous avertisse que l’offensive est proche et que j’y courrai bien des chances de ne pas revenir. Je suis à présent chef de section. C’est un beau poste… un peu dangereux.
Les yeux de Louise s’agrandissent et s’emplissent d’angoisse. Ils enveloppent tendrement toute la personne du sous-lieutenant, si robuste sous l’uniforme. Grand Dieu ! serait-il possible de voir ce corps baigné de sang et allongé pour toujours sur la terre froide ? Elle frémit sans pleurer :
— Henri… mais je ne veux pas ! Je ne veux pas que vous mouriez, moi !
L’officier répond en souriant tristement :
— Notre bonheur est une chose petite, Louise, en regard de la délivrance du pays. Certes je suis déchiré à l’idée de vous laisser pour toujours, en cette vie. Pourtant j’ai fait mon sacrifice à la France. On en arrive à désirer la victoire, c’est-à-dire le bonheur de tous, plus que son humble bonheur particulier. M’aimeriez-vous autant, Louise, si je parlais autrement ?
Louise a pris son visage entre ses mains pour dissimuler l’horrible émotion qui la bouleverse.
— Vous savez bien que c’est ainsi que je vous aime, Henri, et que, moi aussi, j’ai fait mon sacrifice. Mais il y a des moments où l’on tremble devant la douleur.
Elle essuie bien vite les larmes qui ont perlé à sa paupière et sourit enfin à son fiancé. Les grands arbres qui les protègent ne s’étonnent pas à cet héroïque dialogue. Ils comptent des siècles, ces chênes et ces peupliers de l’Île-de-France, et ce n’est peut-être pas la première conversation qu’ils entendent en ce genre. Du temps que c’était ici une résidence favorite du roi, plus d’un seigneur, partant pour les Flandres ou le Palatinat, y a fait à sa dame de ces rudes adieux. Et auparavant, au siècle glorieux des conquêtes, combien de soldats s’arrachant aux bras de leurs amantes ont ainsi parlé sous ces arbres ! Et plus loin encore dans le passé, qui sait si tel homme d’armes, rejoignant son seigneur pour la croisade, n’a pas tenu ici le même langage à sa chère bergère qu’il quittait ! L’histoire n’est qu’un recommencement, et la France est toujours la France.
XVIII
Nous sommes dans les tranchées en face la côte de Tahure, le soir du 24 septembre 1915. Dans la guitoune du capitaine, la guitoune aux murs blancs de craie qu’éclaire une bougie dans une lanterne sourde, la plupart des officiers de la 8e sont réunis. Sous les sacs à terre amoncelés qui protègent le toit, on entend plus sourdement, mais d’une façon plus angoissante peut-être, le roulement ininterrompu de la foudre. Tout frémit depuis deux jours, sous le bombardement qui bouleverse les tranchées ennemies. Le capitaine demande, forçant la voix pour se faire entendre dans le fracas :
— Avez-vous vu les hommes ?
— Ils sont parfaitement calmes et en forme, mon capitaine, dit un lieutenant. Tout à l’heure ils chantaient.
— Oh ! ce soir ils peuvent chanter, dit le capitaine.
La mode au front a changé depuis peu. Voici qu’apparaît le casque bleu qui fixe pour jamais la physionomie définitive du guerrier de la grande guerre. Aussi l’aspect de la guitoune blanche, avec ces ombres casquées projetées par la bougie sur les murs crayeux, et ces hommes assis sur la paillasse de leur chef ou sur une planche, est-il bien particulier ce soir. On n’a pas excessivement sommeil en attendant le formidable assaut de demain. Et le capitaine a tiré de sa cantine deux bouteilles de vieux médoc, dont il gardait l’aubaine pour une grave circonstance.
— Mon capitaine, dit gaîment le sous-lieutenant Picot, vous avez raison de sacrifier vos réserves, car l’avenir est douteux pour nous tous qui sommes ici.
J’ai bien dit le sous-lieutenant Picot. Ce n’est point par erreur. En effet, le galon d’or attendait l’adjudant à son retour dans la 8e, après sa convalescence, passée à Choisy-le-Roi.
— C’est égal, dit Lecointre, si demain doit être le dernier jour, avouons que la vie aura été bonne et sa fin belle, car avant de fermer les yeux nous aurons entrevu la victoire.
— Et ça vaut la peine, messieurs, ajoute le capitaine. À votre santé !
— À la victoire de demain ! hurlent les sept hommes qui sont ici, en levant leur verre.
Boum ! Boum ! Boum ! Boum ! ponctuent solennellement les coups du 120 long et les 75 qui chaque fois ébranlent toute la guitoune et les hommes jusqu’aux entrailles.
— Moi, dit un petit lieutenant, je serais content de mourir après avoir vu ça, car ce sera beau !
— Ce sera la grande fête ! s’écrie le capitaine.
— Messieurs, dit Lecointre en levant son verre pour la seconde fois, je propose de boire à celles que nous ne reverrons peut-être plus et vers qui le gros chagrin s’achemine…
— Aux Françaises ! lance joyeusement le petit lieutenant.
Les bras se dressent de nouveau, brandissant les verres. Mais cette fois les verres tremblent légèrement. C’est peut-être que le bombardement redouble et que le sol vacille.
— À ma fiancée ! prononce religieusement Picot.
Le petit lieutenant si gai dit :
— À ma mère !
Alors le capitaine, les yeux obstinément fixés sur la bougie de la lanterne :
— J’ai trois petits enfants…
En sortant de l’abri, un quart d’heure plus tard, pour aller retrouver leurs sections, Picot et Lecointre plongent dans les ténèbres d’une nuit opaque où ils doivent se guider en cherchant de la main les aspérités de la paroi, dans le boyau. Leur pied bute par terre dans la boue, car la pluie fine a commencé de tomber cette après-midi. Le tonnerre devient insoutenable. Le tympan tendu semble éclater.
Écoute donc ! dit soudain Picot.
— Pas besoin d’écouter, mon vieux, rugit Lecointre, j’entends suffisamment.
— Mais non, tu ne me comprends pas ! je parle de cette sorte de rumeur qui court entre les coups du canon.
À ce moment une fusée française, pareille à une claire chandelle romaine, part à droite et crée un jour éblouissant et fugitif. La plaine saccagée apparaît toute. Les tranchées s’y marquent par de gros bourrelets de terre. Des centaines de mille hommes sont là-dedans, tapis, immobiles, en attente. Mais alors que tout est déjà rentré dans une nuit plus épaisse encore, il semble en effet à Lecointre que de l’immense fourmilière sort un murmure. C’est lorsque, par un jeu de l’artillerie, quelques secondes se passent entre deux feux de batterie. Une inquiétude crispe ses traits. Est-ce que par hasard une vague de mauvaise volonté courrait la masse invisible dans l’ombre ? Est-ce qu’à l’approche de l’assaut formidable, une protestation instinctive et bestiale sortirait de ces poitrines françaises ? Lecointre et Picot s’indignent contre ce soupçon. Pourtant, à intervalles réguliers, vite étouffée par le tonnerre de l’artillerie, la rumeur monte. Plus attentivement les deux officiers prêtent l’oreille. L’armée souterraine qui veille là est faite de tout le peuple de France. Ils sont venus de la Bretagne et des côtes de Provence, de la Lorraine et de l’Anjou ; l’Artois envahi et les Flandres en ont fourni comme l’Auvergne et la Savoie ; les gars normands s’y pressent avec les Parisiens, et les Vendéens avec les Gascons. Et voici que la clameur se précise, on en surprend les mots. Entre les effroyables détonations des grosses pièces et celles plus sèches du 75, les hommes hurlent à pleins poumons :
- Susette, Suzette,
- Il ne faut pas croire à l’Amour !
XIX
Trois jours plus tard, installé dans un abri d’officier allemand que le bombardement a respecté, Robert Picot, après avoir copieusement désinfecté l’endroit par la fumée de force pipes et cigares, écrit à Édith :
« Ma chérie, me voici encore debout et bien vivant, après avoir connu pendant les journées de samedi et de dimanche, avec la fièvre de l’assaut, l’enivrement de la victoire. Lorsque cette lettre vous parviendra, les journaux vous auront appris par le détail toute l’histoire de cette offensive de Champagne. Nous avons gagné beaucoup de terrain et passablement affaibli nos ennemis. C’est plus tard, quand on fera l’histoire de cette guerre en son ensemble, qu’on pourra déterminer ce que notre effort, bien que n’ayant pas atteint le but définitif qu’on espérait, aura valu. Aujourd’hui, ma chérie, je veux vous dire, pour que vous le rapportiez à mademoiselle Louise qui en sera fière, l’héroïque attitude de mon brave ami Lecointre.
» C’est samedi matin à huit heures quarante-cinq, sous la pluie qui noyait la Champagne, que nous avons sauté le parapet. Lecointre commandait la section voisine de la mienne. Dans ces moments-là, on ne s’occupe guère du voisin. On n’a qu’une idée, on se demande si chaque homme fera son devoir, et c’est tout. Et l’on s’est élancé dans la plaine. Le feu des mitrailleuses a commencé de nous atteindre. Il y avait cinq minutes que notre vague bondissait sur le terrain, quand je sens un fléchissement à ma gauche. Plusieurs fusants venaient d’éclater en l’air et leurs éclats trouaient le quadrilatère humain qui se désagrégeait comme un troupeau sous la foudre. Là-dessus une torpille tombe entre nos deux carrés. Ma chérie, quel cataclysme ! quelle fin du monde ! On aurait dit qu’un cratère venait de s’ouvrir et un jet de fumée noire, qui obscurcissait tout, montait en colonne floconneuse. Jamais je n’oublierai ce que je vis alors, Édith. Un homme couché à terre par l’explosion s’est relevé soudain, noir de poudre et de suie, brandissant son couteau de chasse. Je ne l’avais pas reconnu, mais à sa voix, j’ai frémi : c’était Lecointre ; il rugissait dans le fracas infernal : « Serrez vos rangs ! Serrez vos rangs ! » Et il tournait autour de sa section comme un chien de berger autour de ses moutons. On n’entendait siffler les balles que lorsqu’elles vous frôlaient, mais c’était une grêle. Il n’a rien attrapé. Et il a reformé sa section qui est entrée avant la mienne dans la tranchée boche. Tout cela n’avait pas duré deux minutes. Ma chère Édith, Lecointre est un héros et je voudrais lui ressembler. »
Et pendant que, sur la table de l’ennemi vaincu, l’ancien vendeur aux gants trace paisiblement ces lignes, dans une cagna voisine, le sous-lieutenant Lecointre, avant d’aller vérifier le nombre des pics-pelles et cisailles de sa section, écrit à la hâte à sa chère Louise :
« Ma chérie, je suis sain et sauf ; hélas ! je voudrais pouvoir en dire autant de tous mes pauvres camarades ! La terre de France coûte cher à racheter aux Boches ! J’ai vu tomber près de moi mon jeune ami, un lieutenant de vingt-trois ans, la gaîté même, et notre capitaine a reçu les plus graves blessures. Dieu merci, Picot est indemne. Et il faut, ma chère Louise, que vous le disiez à votre cousine : sa bravoure a été au-dessus de tout éloge. Sa modestie le lui taira sans doute. Je l’ai vu, sous le tir de barrage, entraîner sa section vers les tranchées de seconde ligne et y pénétrer le premier, le couteau à la main. Dans ces moments, ma Louise chérie, nous devenons un peu sauvages, les hurlements des hommes se mêlent au roulement ininterrompu du tonnerre, et l’on ne pense plus guère à craindre pour sa vie. Mais véritablement je crois que je n’aurais pas eu le déconcertant aplomb de notre brave Picot fonçant droit sur les Boches qui se rendaient rien qu’à sa vue, tandis que plus loin ses hommes lançaient des grenades pour vaincre la dernière résistance des ennemis menaçants. Oui, ma chère Louise, dites à mademoiselle Édith qu’elle peut être fière de lui. »
Qu’un ami véritable est une douce chose !
XX
« Trois jours passé la Purification Notre Dame, en la vigile de Sainte-Dorothée, débarquèrent le comte Mainfroy de Catalpan et sa gent emmi les champs de Barbarie, sur les rives de la mer. Et débarquèrent de nuit pour que ne le vissent point les Sarrasins. Lors envoya Mainfroy des espions pour savoir le lieu du camp des chrétiens, où lui fut conseillé de se rendre devant que de délivrer sa dame. Le sire de Catalpan et sa gent chevauchèrent moult jours et moult nuits. À la lueur du jour chevauchaient pacifiquement ; ainçois à la lueur des étoiles, essuyaient à chaque détour assauts de Sarrasins. Et le comte et sa gent occirent ainsi beaucoup d’infidèles. Le lundi d’avant les Cendres, arriva la petite troupe dans le camp chrétien qui était devers un fleuve. Et connut de loin le sire que c’était le camp chrétien à ce qu’il s’y faisait grand train, et s’y chantait suaves chansons de France. Lors le comte de Foix vit son neveu et se mit à plorer, car le croyait enchaîné dans une prison profonde. Si le jeune seigneur l’embrassa et lui conta la merveille qui l’avait sauvé. Ce qu’ayant oui, le comte de Foix loua hautement Dieu et sa mère. « Las ! reprit le jeune sire, de ma liberté ne me puis esjouir tant comme ma dame, Mirabelle de Pampelune, gît à ma place dans un château de Barbarie. — Mon neveu, reprit le comte, ardoir de délivrer sa dame est noble désir ; meilleur dessein est de combattre pour le roi de France qui prépare céans une grande entreprise et que ne pouvez laisser en tel péril et aventure. — Par la coiffe Dieu, s’écria Mainfroy, je combattrai ici premier que d’aller délivrer ma dame. — Bien dit ! » s’écria le comte de Foix. Et derechef il remit sa bannière à son neveu.
» Ce fut le jour de carême prenant que l’armée des chrétiens passa le fleuve par un gué. Et le roussin qui portait le comte Mainfroy se noya pour avoir voulu aborder sur une rive trop haute. C’était merveille de voir toute cette troupe fendre les eaux. Ains bientôt s’émut le camp sarrasin, lequel illec était bâti, et commencèrent les mangonneaux de jeter moult pierres, et les archers moult flèches. Si avançaient toujours les chevaliers chrétiens, et marchaient devers une belle ville de Barbarie dont ils voyaient au loin les tours carrées et les terrasses. Des chevaliers Templiers qui étaient venus de Chypre cheminaient avec leur lance aux côtés de Mainfroy, et de l’autre rive du fleuve lançaient nos machines du feu qui ardait les machines sarrasines. Et quand furent arses tout en cendres, ne lancèrent plus chaux ni pierres. Lors passèrent les chrétiens sans obstacle et arrivèrent devers la ville. Quand, la bannière à la main, le sire de Catalpan vit les hautes murailles des remparts d’où s’écoulait en torrents l’huile bouillante, il se sentit échauffé du plus grand dessein de vaincre que jà n’eût connu. Et hautement criait en levant sa bannière : « Sus ! Sus ! » Alors, en se détournant, virent ses yeux ce que oncques ne devaient oublier, à savoir sur un chemin élevé qui dévalait vers les entrées de la ville, un grand seigneur monté sur un cheval habillé de drap d’or. Ce seigneur était entouré de tant d’autres chevaliers qu’ils couvraient les chemins et la campagne depuis le fleuve jusqu’illec. Et tous les surmontait le grand seigneur, qui était de beau visage. Et pour ce que la majesté divine se mêlait à la douceur de ses traits, connut Mainfroy que c’était le roi de France. « Par saint Denis, pensa-t-il, quand oncques ne devrais revoir ma dame, cy mènerai-je ma troupe sous l’huile et les pierres pour conquérir cette ville à mon sire. » Lors furent amenées des pierrières qui défoncèrent les portes ; et comme l’eau se précipite en la nef percée, les archers de Mainfroy entrèrent par les trouées, et firent grand massacre d’infidèles. Ains une pierrière sarrasine qui lançait carreaux et pavés, lança au front du bon chevalier un carreau tel qu’il s’abattit comme mort. En grande peur et déplaisir accourut le comte de Foix pour secourir son neveu, mais recula d’horreur en apercevant la pitié de ce vaillant visage où n’était plus qu’un trou béant vomissant le sang et dont les yeux étaient issus. Si fut exaucé le vœu du brave chevalier de ne plus revoir sa dame pourvu que la ville fût prise, car tomba icelle aux mains du roi de France, et vécut Mainfroy, soigné par les chevaliers hospitaliers, mais ne devant oncques revoir ni la lumière du jour, ni la dame qui pour lui plus était claire que la lumière, à savoir la belle Mirabelle. »
Ainsi lisait des Assemes, un soir de mars 1916, dans le retrait de la boutique, rue du Cherche-Midi. A cet endroit de sa lecture, une cliente qui veut un roman, et enlève M. Duval à l’aréopage attentif, vient l’interrompre, ce qui permet à mademoiselle Louise de lui demander :
— Mais ce pauvre Mainfroy demeura-t-il aveugle toute sa vie ?
— Hélas ! oui, mademoiselle, répond des Assernes avec une tristesse véritable ; n’avez-vous point entendu qu’il avait perdu non seulement la vue, mais les yeux, ce qui est irréparable ?
— Il devait être bien défiguré ! dit madame Duval.
— Madame, reprend des Assernes, on n’embellit pas en effet quand on perd l’ornement et la flamme de son visage et qu’en la place demeurent deux trous béants. Cependant mon troubadour est là-dessus fort discret. La fleur du bon goût français en littérature était épanouie déjà. Rude quand il le faut, l’écrivain du moyen âge sait toujours s’arrêter à temps au bord de l’horreur et du dégoût. Le sire de Catalpan ne devait assurément pas être dans un joli état. Mais la beauté de ce chevalier léonin doit rester pour nous indépendante des traits de sa figure. La face massacrée, il demeure cependant un personnage idéal et séduisant. Notre admiration pour lui et notre respect se chargent de mettre un voile sur ses affreuses cicatrices.
— Je voudrais bien savoir, interroge alors mademoiselle Louise, impatiente, si Mirabelle fut délivrée, si elle revit son chevalier et ce qu’elle éprouva lorsqu’elle ne retrouva plus en lui qu’un objet d’horreur.
— Mademoiselle, répond des Assernes, vous touchez ici au passage le plus délicat, le plus émouvant, le plus dramatique et le plus charmant de cette belle histoire. Malheureusement je n’ai pas eu jusqu’ici le temps de le mettre au net. Néanmoins voici en résumé ce qui se passa…
Là-dessus, dans le retrait de la boutique, on s’installe plus confortablement. M. Duval, ayant reconduit sa cliente, vient reprendre sa place, et des Assernes, voyant tout le monde suspendu à ses lèvres, continue :
« Lorsque la ville fut conquise et notre héros rétabli, le comte de Foix dit à son neveu qu’il lui était loisible maintenant de délivrer sa dame. Voilà le chevalier aveugle investi d’une mission assez singulière pour son état. Vous allez tous crier à l’impossibilité. Mais il n’était pas d’entreprise trop téméraire pour un seigneur de la trempe de Mainfroy. Il se fît apporter un cheval, sa lance et son écu, et se mit en selle. Comme il avait un écuyer fidèle, il le chargea de conduire le roussin à la bride. Cent hommes d’armes les suivaient, et il y avait un espion pour guide. Pendant ce temps. Mirabelle de Pampelune languissait à mourir dans sa chambre ornée de croissants d’argent. Un jour elle entendit mener grand bruit devant le château ; elle se mit au mâchicoulis et vit les croisés. Vous devinez si son cœur battit, car, dans la fière allure du chef de la troupe, elle n’avait pas hésité à reconnaître son chevalier. Je pense que vous ne doutez pas une seule minute que le sire de Catalpan, même aveugle, ne fût invincible. Conquérir le château sarrasin fut pour lui l’affaire d’un instant. Et le voilà cherchant de chambre en chambre la dame de ses pensées, pendant que les esclaves noires s’enfuyaient en poussant des cris perçants. Mais quand il fut arrivé à la chambre de Mirabelle et que son nom prononcé par les lèvres suaves de la demoiselle lui eut glacé les os, le chevalier demeura sur le seuil comme insensible. Il y a là quelques secondes véritablement tragiques. Le pauvre seigneur, qui se sent avoir perdu tout attrait, n’ose avancer ; la demoiselle est atterrée par ce qu’elle retrouve d’un visage qui l’avait charmée naguère. Je me figure qu’à sa place je me serais caché dans un coin en jetant des soupirs d’horreur. Car enfin, dans l’amour…
— Monsieur des Assemes, reprend mademoiselle Louise, vous n’êtes pas une femme qui aime véritablement. Vous n’êtes qu’un romancier. Sans cela, vous n’épilogueriez pas tant sur cette scène qui dut se passer avec une grande simplicité. Votre troubadour y consacre-t-il tant de mots ?
— Mon Dieu, reprend des Assernes un peu embarrassé, j’avoue que, dans le texte, la chose est dénouée en deux lignes : « Doux amy, je vous retrouve ! » s’écrie Mirabelle ; à quoi Mainfroy répond : « Demoiselle, détournez de moi vos beaux yeux, car plus laide chose suis devenu que mésiaux », c’est-à-dire que lépreux. « Ainçois la dame alla vers lui et au front le baisa. »
— Vous voyez bien, monsieur des Assernes, reprend Louise, que Mirabelle n’y mit pas tant de cérémonie. Pour moi, j’ai pensé plusieurs fois qu’Henri pourrait revenir mutilé. Ne craignez point qu’alors j’aie à me contraindre pour ne pas m’enfuir comme une sotte. Non, non, trop heureuse s’il revient, fût-ce un bras, un œil ou une jambe en moins ! »
Des Assernes attendri murmure :
— Vous ne m’étonnez qu’à demi, mademoiselle, car les femmes sont des anges.
— Mon cher maître, vous parlez comme un vieux garçon, conclut M. Duval.
XXI
Le dimanche, en hiver, la famille Bouchaud vient passer la journée chez les Duval au lieu de les recevoir à Choisy-le-Roi.
C’est ainsi qu’en cette fin de journée, les auvents closant la devanture, les deux jeunes filles offrent le thé à des Assernes et aux deux familles réunies, dans le magasin illuminé. Vous vous demandez sans doute quel est ce robuste soldat casqué dévorant les tartines et les petits fours que lui présentent ces demoiselles. J’étais sûre que vous ne le reconnaîtriez pas, tant il est changé. Eh bien, c’est Georges Bouchaud tout simplement. Il a vingt ans maintenant, et il a vu tant de choses ! Le Midi, Marseille, la mer. Son paquebot torpillé a fait naufrage, il a été recueilli sur les chalutiers italiens. Il a connu les camps dans le sable sous le soleil torride, le château d’Europe et le château d’Asie, la tranchée devant les Turcs, et les assauts terribles contre ces Sarrasins modernes. Il a vu pointer dans ses rêves les minarets de Constantinople, comme jadis les Croisés voyaient Jérusalem, puis il est revenu, passager de pont, guettant à fleur d’eau, sur la mer bleue, le périscope des sous-marins boches. Alors on l’a renvoyé en Artois, en liaison avec les Anglais. Il a passé les mois de pluie et de froid, circulant en des boyaux qui sont des ruisseaux profonds où les jambes clapotent, mangeant et dormant au fond de trous de boue. Puis brusquement, en février, ce fut le transport en auto jusqu’à Verdun, et la défense éperdue. Maintenant il revient du fort de Vaux, pour une permission de sept jours. Vous ne serez pas étonné si ce gamin a pris quelque maturité.
— Dis à monsieur des Assernes comment c’est à Verdun, ordonne ingénument la mère.
— Bast ! répond le petit guerrier qui sort du cauchemar, ce sont des choses qu’on ne peut se figurer. Il faut y avoir été.
— Voilà ce qu’ils disent tous, monsieur, remarque le père Bouchaud : il faut y avoir été.
— Les pauvres enfants ! soupire M. Duval.
— Henri est à la cote 304, dit Louise.
— Robert aussi, dit Édith.
— Que se passe-t-il en ce moment, que font-ils pendant que nous sommes ici à prendre le thé si tranquillement ? se demande Louise toute songeuse.
— Le fait est, reprend des Assernes, que dans ce cénacle recueilli, familial et intime, on ne se douterait guère qu’à cinquante ou soixante lieues de nous, c’est le carnage et l’horreur. Ici nous vivons, là-bas on meurt. Et cependant, mon cher Duval, si nous cherchons la raison du sacrifice de nos plus brillantes intelligences et de beaucoup de nos génies tombés au champ d’honneur, nous voyons qu’en fin de compte ce sang rare et précieux n’a été répandu que pour sauvegarder précisément ces murailles de bouquins : je veux dire ce qu’ils représentent, à savoir la forme, la substance de l’âme française. La guerre est le plus profond des mystères humains.
— Tu veux des tartines encore ? dit au jeune soldat sa cousine Louise. Quel appétit ! Tiens, mon garçon, et tiens, encore !
Les deux jeunes filles entourant Georges en riant, M. Bouchaud dit à des Assernes, à voix basse :
— Monsieur, je suis content de vous entendre parler ainsi, vous qui êtes un esprit supérieur. Car, pour moi, je renonce à comprendre pourquoi ce crapaud-là, bâti comme vous le voyez avec des bras et des jambes de colosse, retournera demain là-bas, sous les 420, et se fera écraser comme j’écrase une mouche. Cette idée-là, monsieur, ne peut pas entrer dans la cervelle d’un père.
— Monsieur, reprend des Assernes, il ne faut pas essayer de disserter sur la guerre. Il suffit que l’on comprenne le devoir qu’elle impose. Les soldats qui défendent Verdun en ce moment ne sont pas des philosophes. Si monsieur votre fils s’avisait de déserter…
— Oh ! monsieur !… dit le père Bouchaud.
— Je vous attendais là, monsieur, dit des Assernes. Le sentiment de l’honneur national vous a tellement pénétré que vous en devenez ombrageux. Vous ne voudriez point garer votre fils en le déshonorant. Vous consentez plutôt sa mort. Voilà le fait ; c’est le vôtre et celui des milliers de soldats qui assurent par leur sacrifice la conservation d’un idéal que nous adorons sans le comprendre. C’était aussi le fait des Croisés qui partaient outre-mer pour la France. Ils obéissaient à leur héroïque instinct qui leur disait de mourir pour sauvegarder de nobles sentiments. Il se trouve que nous héritons depuis des siècles de ce pour quoi ils ont combattu. Sans les Croisades, monsieur, tous les beaux livres que vous voyez rangés sur ces rayons n’existeraient pas, et peut-être que dans votre magasin du Meilleur Marché, on ne vendrait pas aujourd’hui des merveilles de goût, et la mode la plus délicate, car tout se tient dans une nation, hier et aujourd’hui n’y font qu’un. Voilà pourquoi votre petit permissionnaire que je vois aujourd’hui se régaler de gâteaux, et mordre si juvénilement à la vie, s’en ira demain courageusement à la gare de l’Est, pour retourner au créneau où il monte jour et nuit la garde contre les ennemis de ces beaux livres que vend ici son oncle. Et s’il n’y allait pas, monsieur, vous seriez le premier désolé.
— Évidemment, monsieur ; et je me demande comment m’y reconnaître entre des sentiments si contradictoires.
— Monsieur, reprend des Assernes, Mirabelle de Pampelune, mon héroïne du moyen âge, n’était pas moins partagée que vous entre son amour et son patriotisme. Cette contradiction n’est pas nouvelle, comme vous le voyez.
— Mon cher maître, dit M. Duval, à propos de Mirabelle de Pampelune, avez-vous pu déchiffrer la fin de cette belle histoire ?
Des Assernes, souriant en pensée à son roman, poursuit :
— Je n’ai point résisté au désir que vous soupçonnez, mon cher Duval. Avant que je n’eusse encore lu le corps du manuscrit, j’avais déjà cherché dans les parchemins épars la dernière feuille. Elle est pleine de magnificence et relate les noces de la noble demoiselle avec le comte Mainfroy de Catalpan, qui eurent lieu à Saint-Jean-d’Acre où Mirabelle avait été mise en sûreté, je pense, auprès de la reine de France. Il y est dit sur les costumes des dames, sur les cadeaux qui furent faits à la jeune épouse, des détails chatoyants comme les vitraux des cathédrales. La soie, l’or, l’hermine, les pierreries, les perles, les broderies, les incrustations, les bijoux et les objets d’art irisés, nacrés, damasquinés, tout cela scintille, étincelle, et j’ai retenu en souvenir l’éléphant de verre peint, don du Soudan d’Égypte. Mais ce qu’il faut voir au milieu de cette féerie, c’est le poétique passage de Mirabelle au bras du seigneur aveugle et défiguré. Ils sont au comble de leurs vœux, ayant surmonté tant de vicissitudes, et ils échangent un duo amoureux qui, après six cents ans, vibre encore à nos oreilles comme une musique fraîche et délicieuse. J’ai pensé à vous, mesdemoiselles, en déchiffrant ces caractères gothiques et illisibles ; j’ai entrevu quel serait votre bonheur, à vous qui êtes les Mirabelles de Pampelune modernes, le jour où les deux héros que vous aimez viendront vous rapporter la victoire et l’amour.
— S’ils reviennent jamais ! dit Édith en essuyant une larme furtive.
— Ah ! que je voudrais voir ce qui se passe là-bas en ce moment ! dit Louise.
XXII
Or, à la minute où Louise parle ainsi, voici ce qui se passe à la cote 304 où M. Henri, chef de section à la 8e, tient depuis trois jours en tranchée de première ligne.
Les lueurs mourantes du crépuscule baignent d’une atmosphère grise le doux et beau paysage meusien. La colline verte couronnée de bois taillis s’arrondit en lignes molles : elle dévale à droite dans une vallée resserrée où coule le ruisseau de Béthincourt, et remonte ensuite dans un nouveau rebondissement. Et cette autre colline, dénudée celle-là, c’est le Mort-Homme. Parfois, quand l’œil peut s’enfiler dans un couloir fait de ces mêmes vallonnements, il aperçoit dans un lointain vaporeux de blanches falaises, et la Meuse aux eaux claires coule à leurs pieds. En face est la masse noire du bois des Corbeaux, déjà noyée de ténèbres.
Et dans le calme élyséen de cette nature harmonieuse le formidable cataclysme d’un combat d’artillerie est déchaîné.
La tranchée, où s’abrite la section du sous-lieutenant Lecointre, a été péniblement creusée dans la craie au flanc nord. Mais, sortis du bois des Corbeaux, les ennemis ont grignoté peu à peu le pied de la colline, et sur une plateforme qui interrompt à un endroit la montée, eux aussi se sont accrochés à une autre tranchée, face à la française. Et pendant que les deux infanteries se guettent, se défient et s’attendent, les gros obus ne cessent de pleuvoir, nivelant la pente, remblayant les tranchées, pulvérisant abris, mitrailleuses, fusils, soldats et gradés.
Là-bas, au sud-est, l’invisible forteresse devenue sacrée, moins par son rôle que par le sang de ceux qui sont morts pour la défendre, Verdun sommeille.
Le sous-lieutenant Lecointre s’est assis dans une niche de son abri et, les coudes sur ses genoux, essaye de rêver une minute. Mais impossible. L’image de Louise, il ne peut même pas la ressaisir. Elle flotte et s’efface. D’ailleurs tout va finir. La mort est là, se joue de lui, de ses amis, de ses hommes. Un éclatement de marmite sur le parapet vient d’ensevelir, à côté, trois soldats de sa section ; on travaille à dégager leurs cadavres, espérant en vain que la vie ne les a pas quittés tout à fait. Au coup prochain, ce sera son tour. La vie lui distille les dernières gouttes amères de la coupe. Un peu plus tôt, un peu plus tard ! On ne peut même pas concevoir exactement l’horreur de cette minute.
En voyant M. Henri ainsi prostré, vous pensez peut-être avec une pointe de regret : « Voilà un héros déchu qui a perdu de son héroïsme. » Détrompez-vous. Il est aussi beau pour M. Henri et pour les milliers d’hommes tapis avec lui dans ce secteur d’enfer, de s’accroupir ainsi dans l’immobilité, sous les marmites, pendant six nuits et six jours consécutifs, que de bondir en masse, en pleins champs, pour la brillante guerre en campagne. Si tous ces gens-là n’étaient pas des guerriers de première qualité, il y aurait longtemps qu’ils se seraient défilés sur Chattancourt par les pentes les plus rapides de la croupe ouest. Mais non, ils s’incrustent à leur tranchée intenable, parce que l’honneur de la France veut qu’ils y meurent plutôt que de la céder. Rien ne peut les en déloger. Seulement, au bout de soixante ou quatre-vingts heures, on n’a plus envie de rire ; l’impérissable sens de l’honneur maintient seul la bête excédée.
Ces petites maisons blanches que vous voyez au creux de la vallée, entre les peupliers qui frissonnent au bord du ruisseau de Béthincourt, c’est le village d’Esnes. Elles grimpent sur les pentes de la cote 304 par ici, et s’agrippent aussi de l’autre côté à celles du Mort-Homme. C’est là que la 3e compagnie, où a passé M. Robert, est en appui de la première ligne.
De la maison où loge M. Robert, au fond de la vallée, par les fenêtres qui n’ont plus de vitres, on aperçoit l’ensemble du secteur. Cette maison est un ancien moulin qui enjambe la petite rivière de Béthincourt. On y retrouve encore les vannes, et l’emplacement de la roue. L’eau coule claire entre les pierres. II doit y avoir des truites sous la fraîcheur des peupliers. Mais M. Robert ne pense pas à épier leur noir passage dans la transparence de l’onde. Il a les yeux levés sur la colline du Mort-Homme, qui rebondit à droite. Car, sur les pentes où croît une herbe rare dissimulant à peine la chair crayeuse du mamelon, de petites fourmis noires montent lentement. De-ci, de-là, elles partent en deux bandes horizontales, sortant de leur fourmilière, et de proche en proche le mouvement gagne et se multiplie. Bientôt toute la colline en est couverte. De temps à autre on voit dans les airs, au-dessus des pauvres petites fourmis grimpantes, l’éclatement d’un fusant formidable dont le nuage rond, vert et soufre, flotte longtemps comme un ballon léger ; alors elles s’aplatissent à même le sol : on ne distingue plus les stries noires de leurs lignes. Puis elles se relèvent et se mettent à courir de nouveau, en barres espacées, sur la montagne.
Et M. Robert frémit, car il sait que ces fourmis noires si petites, si minuscules sur la haute colline, ce sont ses frères qui partent à l’assaut des tranchées ennemies.
Et l’assaut se propage : par demi-sections, les vagues sortent d’ici, de là, de partout ; le mouvement descend les pentes du Mort Homme, remonte la cote 304. M. Robert sent que son régiment va s’engager à son tour. Le régiment est une chose secrètement chère. On sait malaisément, dans le civil, ce que peut représenter un numéro sur le col d’un homme. M. Robert éprouve une angoisse profonde. Mais il est temps de rejoindre sa section. Dans la cuisine où son capitaine se tient au téléphone, il reçoit l’ordre de rassembler ses hommes derrière l’église. Alors il se rend lui-même dans une grange au toit défoncé où il fait nuit déjà. Les hommes sont sur la paille, où l’on aperçoit vaguement leurs capotes bleues s’agiter.
— Debout, les gars ! dit le sous-lieutenant ; les camarades sont en train de sauter les fils de fer. Il faut s’équiper pour les rejoindre.
Beaucoup d’hommes dormaient ; on les voit étirer leurs membres las en bâillant. Picot reprend :
— Les gars, nous sommes ici pour porter secours aux camarades. Il y a de la casse chez eux en ce moment. Il ne serait pas juste qu’ils se fassent tuer sans nous.
En silence, les hommes attrapent les courroies de leur sac et se les nouent à la poitrine dans les ténèbres. Pas un mot ne sort de leur bouche. L’œil fait à l’obscurité, Picot les discerne maintenant, les pépères barbus, les imberbes de la classe 15. Son cœur se serre devant tant de résignation dans le sang-froid.
Il murmure en les quittant :
— Les gars, on les aura !
La nuit vient quand on se rassemble derrière l’église. Il y a sept ou huit compagnies de divers régiments. Les hommes parlent bas. Pas de clairons, pas de tambours. On se met en marche, par sections, pour couper de biais le flanc droit de la cote 304. On est à son tour de pauvres petites fourmis grimpantes. Mais ici les taillis, bien que déchiquetés et troués, dissimulent encore un peu les relèves. Puis on arrive aux boyaux. Bientôt les sous-officiers font passer les grenades. Les grenades, on sait ce que cela veut dire : c’est l’assaut prochain. Un cliquetis se déclenche le long des boyaux encombrés. Baïonnette au canon ! Encore de lentes minutes ponctuées par des coups de tonnerre et le fracas des explosions continuelles. Dans la tête de tranchée qu’occupe Robert Picot, on est constamment dérangé par le passage des brancardiers emportant sur la civière des blessés encore tout sanglants dont la tête dodeline et qu’on ne reconnaît pas, noirs des fumées de la fusillade. Soudain voilà le petit coup de sifflet, bref, strident, qu’on attendait. Des grenades en poche, le fusil à la main droite, la main gauche libre pour aider au saut, les sections franchissent le parapet. La première tranchée boche ayant été conquise, il s’agit d’aider les camarades à s’y maintenir. Les vagues de casques bleus bondissent. C’est bien une marée qui déferle. Et les marmites continuent de trouer le flot, et le défilé des brancardiers continue d’emporter des débris humains vers le poste de secours caché dans un bosquet de la cote 304.
Picot, sensible et nerveux jusque dans l’éblouissement de cet assaut qui affole et grise, voit passer un blessé et détourne la tête. Un frisson d’horreur l’a saisi, car l’inconnu dont il n’a pu voir ni le régiment ni le grade, n’a plus de visage. La balle qui lui a fait éclater les deux yeux, semble, par l’effet du sang coagulé, avoir emporté tous les traits. « Pourquoi les brancardiers ont-ils relevé ce malheureux ? » se demande Picot. Et il continue sa course, pour enlever sa section jusqu’au but, sans savoir que le cadavre vivant qu’il vient de croiser, c’était Lecointre.
XXIII
— Souffrez-vous beaucoup ? demande le jeune médecin auxiliaire penché sur le brancard de M. Henri.
Les autres brancards s’alignent dans un boyau large, à la porte du poste de secours creusé assez profondément dans la terre.
— Je ne souffre pas énormément, répond M. Henri, mais le sang m’aveugle et je n’y vois pas, je ne vous vois pas.
Le médecin dit :
— Je suis le médecin. Comment vous appelez-vous ?
— Sous-lieutenant Lecointre. Vous ne me reconnaissez donc pas, mon vieux ?
— Ah ! pardon, fait le médecin ému, on est tellement mal éclairé ici…
L’eau ruisselle maintenant sur le visage à demi détruit. L’ouate et les pansements en épaisseur vont combler les cavités sanglantes. Par deux fois, le blessé sent l’aiguille d’une seringue transpercer sa chair pour une piqûre antitétanique et ensuite pour une piqûre de sérum, car il a perdu des flots de sang et son cœur défaille.
Dans cette cave qui Heure le moisi, les infirmiers vont, viennent, pansent des blessés, servent le médecin. M. Henri demande, de ce ton de détresse du blessé que la syncope menace :
— Est-ce que mes yeux ne sont pas compromis ?
Les infirmiers se regardent, ils regardent le médecin qui reprend tristement :
— Mais non, mon cher ; on vous les sauvera très facilement, vos yeux.
Dans un coin, l’aumônier à genoux confesse un mourant et l’embrasse avant qu’il ne rende le dernier soupir. Sur un signe, deux brancardiers accourent, soulèvent la civière du sous-lieutenant et l’emportent pour faire place à d’autres.
Alors c’est de nouveau, dans les boyaux sinueux, le balancement du corps inerte au bout de quatre bras fatigués. Puis M. Henri, dans un coma fiévreux ; se sent emporté dans une auto qui cahote éperdument sur une route défoncée de trous d’obus, et qui doit filer à pleine vitesse, car les canons boches traquent sur les chemins les autos sanitaires. Enfin c’est la couchette dans un train au roulement doux et bienfaisant. Puis l’arrivée dans un hôpital.
— Ôtez-moi ce pansement avant tout, supplie-t-il, que je voie enfin quelque chose ! Ces ténèbres m’étouffent !
Une main douce prend la sienne, une voix de femme répond :
— Il faut encore un peu de patience, cher blessé ; quand vous serez bien reposé, nous vous débarrasserons.
— Où suis-je ? demande M. Henri.
— À Paris, à l’hôpital de la rue Cambon.
— À Paris ! dit le sous-lieutenant en riant comme un enfant, à Paris ? Mais alors…
Vous devinez le reste…
XXIV
Voilà vingt-quatre heures que M. Henri attend Louise. Il est un peu nerveux. À chaque fois que la porte de sa chambre s’ouvre, il doit faire effort pour ne pas arracher à deux mains ce pansement qui l’aveugle. Par moments il a envie de pleurer, car il est très faible et il éprouve de petits chagrins puérils, pour un ordre, une défense de son infirmière. Elle est pourtant très bonne, cette infirmière ; depuis hier, il se sent choyé par elle comme un ancien blessé auquel on s’intéresse. Continuellement elle entre pour s’informer de son état, de ce qu’il désire. Tenez, la voici encore. Mais non, il y a deux pas, un bruit de robes. M. Henri instinctivement se soulève. Deux bras se passent à son cou. 11 murmure :
— Louise !
Je n’ai pas besoin de vous dire que ce premier baiser dure très longtemps. Puis c’est le tour de madame Duval qui balbutie, toute bouleversée :
— Voilà le beau temps ; quand vous serez bien rétabli, monsieur Henri, vous irez encore pêcher des brochets à Choisy-le-Roi.
Mais M. Henri soupire :
— Louise, comme je voudrais vous voir ! Comme c’est dur de ne pouvoir pas vous regarder.
Là-dessus, Dieu merci, M. Henri ne peut s’apercevoir qu’elles pleurent toutes les deux. Hélas ! on les a prévenues : elles savent bien que c’est fini, que ses pauvres yeux n’existent plus, que plus jamais il ne reverra Louise. Les mains chéries pressent la sienne. Louise dit :
— Qu’est-ce que cela fait, puisque je suis ici tout près de vous ?
— Louise, je voudrais vous voir !
Et elle sent la main du blessé qui cherche les traits de son visage…
Au retour, madame Duval dit simplement à sa fille :
— C’est bien triste, ma pauvre enfant, de penser que tu épouseras un aveugle.
— Que veux-tu, maman, dit Louise ; il aurait pu ne pas revenir et j’en tremblais jour et nuit. Maintenant il revient. Je suis trop heureuse pour me plaindre. D’ailleurs, nous nous aimerons mieux ainsi, car c’est moi qui lui servirai de lumière, et je veux qu’il n’apprenne que de moi le malheur de sa cécité, car je le lui dirai si tendrement qu’il ne pensera pas à en souffrir.
XXV
Le dimanche suivant, les familles Bouchaud et Duval sont réunies autour du lit de M. Henri, dans la chambre où une infirmière gracieuse et douce apparaît de temps en temps.
— … Et vous savez, déclare M. Henri, jamais ils n’auront Verdun.
— Georges est là-bas aussi, dit M. Bouchaud. Il est au fort de Vaux, le pauvre gamin !
— Louise, demande M. Henri, voudriez-vous me lire le communiqué d’aujourd’hui.
Et pendant que Louise lit à haute voix l’annonce de la canonnade furieuse qui retentit sur les deux rives de la Meuse, et des attaques repoussées au nord de Vaux et de la cote 304, M. Henri, adossé à ses oreillers, malgré le pansement épais qui lui cache plus qu’à demi la figure, apparaît anxieux et troublé. Verdun ! Il y vit encore avec son cœur.
— Robert vous cherche dans tout son secteur, dit mademoiselle Édith. Il m’écrit ce matin une lettre désespérée ; des camarades lui ont affirmé vous avoir vu tomber frappé mortellement. Je l’ai rassuré bien vite.
— C’est une chose curieuse, dit alors M. Bouchaud qui aime à rechercher la raison et la cause de tout, que les Français aient depuis des semaines les yeux tournés vers une citadelle menacée, quand on nous dit qu’elle est démantelée et n’a plus d’importance. On ne vit plus que pour Verdun. Au rayon de gants les dames en causent. Une Américaine m’a dit hier : « Oh ! je suis si fâchée, si les Allemands prenaient Verdun. » J’ai répondu : « Madame, mon fils y combat. » Elle a répondu en se levant : « Oh ! je suis très contente de saluer le père d’un grand héros. J’aime les soldats de Verdun. » Voilà ce que pensent de vous les neutres, monsieur Henri.
— Et monsieur des Assernes, et Mirabelle de Pampelune, que deviennent-ils ? interroge le blessé.
— Le roman de Mirabelle est terminé, répond Louise d’une voix un peu tremblante. Le sire de Catalpan a eu les yeux crevés, à la prise d’une ville sarrasine. Mais il a pu néanmoins délivrer Mirabelle, et il l’épouse au milieu d’une belle cour.
— Elle l’épouse aveugle ? demande M. Henri d’un ton singulier.
— Oui. Est-ce que vous trouvez cela extraordinaire, mon cher Henri ?
— C’est bien du dévouement, dit l’officier.
— C’est bien du bonheur, dit Louise.
— Vous trouvez ?
— Tiens ! Ils seront si unis ! Elle lui sera devenue indispensable. Il verra par ses yeux ; il ne marchera qu’en lui donnant la main. Elle sentira qu’elle est toute sa vie. Il saura qu’elle n’existe plus, qu’elle ne peut plus exister que pour lui. Quelle union, quelle intimité, quelle douceur !
Un grand silence règne dans la chambre, où chacun a le cœur gonflé d’émotion. Soudain, voici qu’un soupir déchire la poitrine du blessé :
— J’ai compris, dit-il, je suis aveugle.
Ses mains cherchent celles de Louise et s’y accrochent convulsivement.
— Avez-vous peur de la vie ? demande sa fiancée.
— Non, dit le blessé, je suis heureux.
XXVI
Nous sommes au dessert d’un magnifique repas de noce, où l’on vient d’achever la bombe glacée, dans la salle à manger de la rue du Cherche-Midi.
— Assurément, dit M. Duval, nous aurions été plus grandement à l’hôtel, mais pour un mariage de guerre, sans aucune cérémonie, c’est mieux chez soi.
En effet, on n’a invité que Robert Picot et M. des Assernes. Il y a malheureusement une place vide, celle du vaillant petit Georges, le défenseur du fort de Vaux, qui est actuellement, avec son héroïque commandant, prisonnier en Allemagne. Mais sa gloire plane ici ; son malheur et sa bravoure s’unissent pour poétiser son souvenir. Toute la vie on dira dans la famille : Georges était à Vaux. M. Bouchaud le sait bien.
— Ce pauvre crapaud, soupire-t-il, lui qui aimait tant la bombe glacée ! Jamais ces sacrés Boches ne lui en feront goûter, bien entendu ! Enfin, nous n’avons pas honte de lui, n’est-ce pas, maman ?
— Certainement non, dit la mère ; mais l’on devrait accorder des permissions aux prisonniers pour qu’ils reviennent voir leur famille. Cela aiderait à prendre patience.
— Les Français le feraient bien, dit M. Bouchaud ; les Boches, jamais.
La mariée se penche sans cesse vers son cher blessé qu’elle surveille comme un petit enfant, guidant sa main vers l’assiette, coupant ses gâteaux, pelant ses fruits.
Robert Picot, qui a la Légion d’honneur, murmure à l’oreille d’Édith :
— Je voudrais perdre la vue, moi aussi.
— Je ne veux pas le souhaiter, dit héroïquement Edith, car la France a besoin de vous jusqu’au bout. Sans cela, cher Robert…
Au Champagne, des Assernes, qui était silencieux depuis un moment, se lève, et sa coupe à la main :
— Où suis-je ? Est-ce le vingtième siècle, est-ce le treizième ? Assisté-je aux noces de Mirabelle de Pampelune ou à celles d’une Parisienne de nos jours ? Le héros que je vois ici et que nous entourons de notre culte, est-il le commis libraire aussi modeste qu’érudit qui fouillait avec moi naguère les in-octavo, ou bien le seigneur croisé, aveuglé devant Mansourah par les coups d’une pierrière sarrasine ? Et cet autre héros qui l’assiste, revient-il de Damiette ou de Verdun ? Aujourd’hui comme hier je retrouve chez les femmes la même noblesse, la même vaillance, la même idée de l’honneur. Chez les hommes, l’indomptable courage et l’abnégation au profit de la gloire du pays. Quelle harmonie entre les siècles ! Malgré les vicissitudes, les évolutions, les transformations, la France est une et toujours semblable à soi. Telle elle était il y sept cents ans, sous le manteau blanc de la chevalerie, telle je la retrouve aujourd’hui, le visage plus grave, un peu assombrie par les méditations de la science, environnée des fumées de l’industrie, des chemins de fer et des paquebots, mais ornée de la même flamme, de la même jeunesse et du même attrait qui séduit le monde, et trouble jusqu’à ses barbares ennemis. Je lève mon verre à la France de Mirabelle et à la France d’Edith Bouchaud et de Louise Lecointre !
Et chacun leva son verre à la France immortelle.
NÉNETTE AU FRONT
du Sous-Lieutenant Daniel Hennequin.
I
Lorsqu’on l’avait offerte à la cantinière du … régiment d’infanterie coloniale, comme un fox de race pure, elle portait déjà ce nom féminin de Nénette ; Mirza, Diane ou Folette n’eussent pas convenu à son genre. Elle s’appelait Nénette comme une petite fille et le parrain qui la nomma montra de la subtilité. Sur ses antécédents ne me demandez pas autre chose. Je ne puis dire que ce que je sais, et je sais ceci : cette petite créature qui mesurait environ cinquante centimètres de longueur a été, des semaines durant, un morceau de l’armée française. Les yeux de Nénette ont vu l’épopée. Et son âme étrangement militaire a recueilli, impavide parmi le fracas de l’enfer, des spectacles qu’elle jugeait à sa façon. Ce sont les impressions de cette petite chose mystérieuse que, modeste historiographe, je me contenterai de noter, contribuant ainsi, pour une proportion infinitésimale, mais avec une sincérité absolue, à l’histoire de la plus grande guerre du monde.
II
Toute blanche, Nénette avait une tache noire à la pointe de son museau, et son uniforme se composait d’un drapeau belge enroulé qu’elle portait au cou, en cravate. Son poil était légèrement raide, toujours net, et bien qu’elle eût connu déjà une fois les douceurs de la maternité, la forme de son flanc mince gardait la ligne ornementale de la volute. Pour vous regarder, elle s’asseyait sur son petit derrière ; son œil gauche clignait un peu et son oreille droite, se relevant pendant que l’autre s’abaissait, simulait une coiffure de travers.
Elle n’eut d’amitié, d’affection particulière pour personne. Elle ne flatta aucun maître, ne s’asservit ni à celui-ci, ni à celui-là. Elle aima une entité, qui était le régiment, et ne connut que lui seul.
À la caserne on la rencontrait partout, sauf à la cantine. Il ne lui plaisait pas de dormir là, en rond, sur une chaise, en attendant le rôti, comme un chien de civil. Elle préférait monter et descendre les vastes escaliers encombrés de mégots et de culots de pipe, flairer les rats sous les lits, dans les chambrées du troisième, ou bien se glisser dans la chambre de l’adjudant à l’heure où, après l’exercice, il rassemblait chez lui ses camarades.
— Sale petite bête, disait l’adjudant Matheau, en lui lançant au nez son bonnet de police, vas-tu nous fiche la paix ?
Cette gavroche de Nénette se cachait alors sous la table en clignant de son œil gauche si rieur : elle faisait mine de rechercher une puce et pensait :
— Patience : il me donnera du sucre tout à l’heure, l’adjupète.
On bourrait des pipes, on déployait les journaux de Paris qui arrivaient tard dans cette ville maritime, on lisait tout haut les communiqués de la guerre, on discutait l’action des alliés, l’infamie des Boches, et l’époque probable du départ vers le front.
L’adjudant Matheau n’avait pas toute sa vie porté la vareuse au galon d’argent. C’était tout simplement un écrivain de Paris qui venait de s’engager. Et ses hommes l’écoutaient, parce qu’il savait lire les articles du journal et en causer ensuite. Nénette entendait le ton de sa voix monter quand il parlait des Boches, de la tranchée, des obus de 75. Elle ne comprenait pas tout, mais les mêmes termes souvent répétés commençaient à prendre pour elle un sens intrigant. Et puis le mot de partir, qui revenait sans cesse aux lèvres de l’adjudant avec un accent singulier de fièvre, de désir, l’excitait sourdement. Partir ! Nénette savait très bien ce que cela signifiait. Une impatience naissait en elle. Nuit et jour elle était sur le qui-vive.
Parfois, à deux heures du matin, un grand mouvement se faisait dans la caserne. Par les escaliers où sifflaient les courants d’air commençait un bruit que Nénette connaissait bien : la dégringolade des godillots. C’était une marche de nuit qui se préparait.
D’où sortait alors Nénette ? Personne n’aurait su le dire, mais elle était là, dans la cour, d’aplomb sur ses quatre pattes, l’oreille au guet, se demandant : « Est-ce donc cette nuit que l’on part ? »
Plusieurs indices frappent Nénette. Voici d’abord le caporal Minerbe, dix-huit ans, les yeux gonflés encore d’un gros sommeil d’enfant, boitillant toujours légèrement depuis qu’il garde une balle dans le genou. Il court aux cuisines pour y toucher la viande froide que ses hommes emportent. « Pourquoi Minerbe va-t-il aux cuisines ? » se demande Nénette, avec toute la contention d’esprit dont elle est capable. Elle le voit revenir chargé des portions. Il lui jette un os.
— Tiens, sale cabot !
— Cabot toi-même, pense Nénette en rongeant l’os qu’elle tient à deux pattes.
Quelques ombres s’alignent devant le lavabo où l’eau ruisselle : quelques marsouins de Paris qui tiennent à faire toilette, parmi lesquels ce grand diable de Pas-de-Chance qui porte son nom tatoué en demi-cercle sur son front, et que Nénette tient à l’œil sans savoir pourquoi. Puis Nida (Raymond), celui qu’on trouve toujours le nez fourré dans un roman à treize sous et dont les manières polies plaisent à Nénette. Et encore Balandard, ancien vendeur à la parfumerie dans un magasin de nouveautés, un gaillard qui vous pèse largement ses quatre-vingts kilos, et dont la grosse nuque apparaît en ce moment sous le robinet. On n’entend que lui au quartier, où il tonitrue sans arrêt contre les « cochons d’Allemands ». C’est un terrible homme qui, une fois là-bas, enfilera des tranchées entières au bout de sa baïonnette. Souvent d’intéressantes conversations s’engagent entre Nénette et lui :
— Eh ! Nénette, un Boche ! kss, kss, kss.
— Mon vieux, reprend Nénette, d’un petit jappement spécial, tu n’as qu’à m’en donner un…
Voici que les hommes, à la lueur d’un fanal fumeux, s’alignent dans la cour en bouclant leur ceinturon. Ensuite le long chapelet de l’appel s’égrène nom à nom dans les ténèbres. C’est un peu triste. Nénette entend des appellations connues qui lui font dresser l’oreille. Loïk : c’est un pauvre petit Breton, taciturne, au visage criblé de taches de son. Crenn : c’est la tignasse rousse qui repousse comme à miracle sous la tondeuse. Hervé (Yves), Hervé (Marie) : les deux jumeaux qu’elle n’est jamais capable de reconnaître.
Enfin la voix du colonel s’élève :
— Colonne par quatre !
Derrière, avec des intonations différentes, l’ordre se propage de section en section, jusqu’au fond obscur de la masse.
— En avant par quatre ! En avant par quatre ! Marche !
Nénette a pris son élan, elle a franchi la première la grille du quartier. La voici dans la rue noire où clignotent les becs de gaz. Elle fait une petite tache blanche qui s’en va, en flèche devant le front de la troupe, d’une allure dansante, scandée par la cadence de quatre mille godillots frappant le pavé sur la mesure à deux temps. Elle pense :
— Où l’on va ? Au champ de manœuvre, parbleu. Et c’est moi qui mène tout cela. Je fais une œuvre considérable, et c’est simple comme bonjour. Le soldat français est épatant. Voilà deux mille pauvres types qui tout à l’heure même ronflaient dans leurs niches. Il a suffi que je fasse un geste et ils me suivraient ainsi, de bonne humeur, jusqu’au bout du monde.
On avale, kilomètre après kilomètre, de longs rubans de route en pleine campagne. Un murmure, vague d’abord et qui se précise en harmonie, sort de la masse ambulante :
Malbrough s’en va-t-en guerre,
Mironton-ton-ton ! Mirontaine !
Des voix éparses se sont accordées pour lancer la chanson, des voix muantes d’adolescents, de bonnes grosses voix de chantres de paroisse, des voix mugissantes qui semblent sortir de la poitrine d’un bœuf.
Peu à peu le chant s’est enflé, est devenu formidable dans la nuit noire. C’est un chant tragique. Les ombres sonores qui le lancent, traversent les champs, semblent aller droit à la mer qui déferle là-bas, avec une autre musique grandiose :
Madame à sa tour monte,
Mironton-ton-ton ! Mirontaine !
Une faible lueur éclaire le ciel à l’horizon. Sous les képis, les visages apparaissent. Voici Loïk, le Breton aux taches de rousseur, et les deux frères Hervé qui se ressemblent, et Pas-de-Chance dont le front gravé semble une banderole, et Balandard dont les mains habituées aux flacons de parfumerie bleuissent de froid à soutenir le fusil, et Nida (Raymond) le romantique, dont le gosier module avec sentiment :
La nouvelle que j’apporte,
Vos beaux yeux vont pleurer.
Voici le caporal Minerbe qui ressemble à une jeune fille avec ses longs yeux noirs et le teint de ses dix-huit ans. Et l’adjudant Matheau dont le regard se fixe toujours sur les hommes de sa section, comme s’il les faisait marcher par magnétisme.
— Halte !
Le bruit cadencé des godillots cesse, le silence marche, rang par rang. Assise au milieu de la route, Nénette se dit dans ce langage militaire qui lui est habituel :
— Je n’ai touché qu’un os avant de partir. Il me semble que j’aurais droit à une portion.
Maintenant, derrière la brume, un petit soleil d’hiver rond et blanc apparaît. Dans les champs, le blé pointant déjà fait de larges nappes d’un vert intense. Crenn, debout tout seul sur le fossé, pendant que les autres, débouclant leur musette, en retirent le pain, la viande et le couteau, regarde la campagne. Son visage est impassible. Il dit seulement :
— Chez nous, il est déjà plus haut que ça, le blé.
III
Ce que Nénette trouve de plus amusant, c’est l’heure du vaguemestre. Elle pense :
— L’homme est un drôle d’être.
Tous se précipitent sur ces petits bouts de papier insipides, comme si c’étaient des quarts de vin. Et ils les emportent religieusement, et chacun va s’asseoir sur son châlit pour s’absorber dans la contemplation de ce chiffon. Le caporal Minerbe se mouche bruyamment. Nida (Raymond) recommence pour la troisième fois sa lecture. Balandard, entre ses gros doigts, lient une petite fleur séchée. Tous les deux assis sur le même lit, Hervé (Yves) et Hervé (Marie), les épaules soudées, leurs deux têtes exactement semblables penchées sur le même papier, épellent ensemble, péniblement, les mêmes mots :
« … Tout — va — bien — ici — sauf — qu’on — a — un grand ennui — et un grand — tourment. — La jument — a été malade — le vétérinaire a dit que ça pouvait bien être — le chagrin. — Mes chers enfants — votre pauvre mère — en dirait — bien — autant — d’elle-même. »
Puis un silence. Plus un mot. Tout le monde se tait. Les yeux, grands ouverts dans le vague, voient des choses que Nénette ne peut pas apercevoir. Une voix larmoyante enfin s’élève là-bas. C’est Crenn, l’homme au poil de carotte, qui dit :
— La guerre ! On avait bien besoin de ça ! Et Balandard, les lèvres serrées :
— Nom de nom de nom de nom, si je devais crever sans revoir ma petite femme…
Un visage ironique les regarde tous. C’est Pas-de-Chance qui les blague, un à un. Lui n’a rien reçu, pas le moindre papier. Il semble ne savoir que faire de lui. Il appelle :
— Nénette, viens ici !
Nénette le considère d’un regard oblique, mais présentement elle est occupée à repasser sa robe blanche. Aussi ne bouge-t-elle pas. D’ailleurs elle n’obéit qu’aux commandements militaires.
Alors, comme un malade crache sa bile, Pas-de-Chance lance un mot sourdement :
— Si personne n’avait marché, la guerre, il n’y en aurait pas eu.
Les têtes se relèvent faiblement. L’heure est trouble, équivoque et comme méphitique. Nénette sent un malaise l’alanguir. Elle s’allonge sur le plancher, les pattes étendues, et le museau par terre. Elle sait qu’un coup de clairon, le mot d’un chef suffirait pour vaincre le charme mauvais. Mais rien. Personne. La théorie des regrets, des secrètes récriminations, des exigences égoïstes a envahi la chambrée.
Soudain la porte crie. L’adjudant Matheau est là, sur le seuil. D’instinct, tous les hommes se mettent debout. Et il dit seulement :
— Ce soir, à quatre heures, dans la cour du quartier, revue en tenue de campagne, par le capitaine. On part demain.
Nénette a dressé les oreilles. Quoi ? On part demain ? C’est le beau voyage ? Voilà qui est chic ! On dirait que la marche du régiment vient d’éclater en fanfare dans la chambrée. Le caporal Minerbe est comme un fou. Ses longs yeux pareils à ceux d’une jeune fille étincellent de plaisir. Il accourt en boitillant.
— Eh ! Nénette, on va voir les Boches ! L’adjudant sourit en le regardant.
— Et la balle de votre genou, qu’allez-vous en faire, Minerbe ?
— Bast ! mon adjudant, une balle chasse l’autre !
Balandard a saisi son fusil pour un tir imaginaire. Nida soupire : « Enfin ! Enfin ! » Pas-de-Chance, en se frottant les mains, lance un formidable : « Chouette ! On va rire ! »
Crenn, Loïk et les deux jumeaux bretons ne disent rien. Mais leur visage baissé dissimule un sourire de contentement serein. Bientôt le branle-bas commence. On déménage les planches à pain. Toiles de tente, pic-pioche, pelle, seau, marmite, moulin à café sont étalés sur les châlits. On se les partage par escouade. Une fièvre règne. On chante. On crie. Il y a déjà comme une fusillade dans l’air. On va donc enfin pouvoir donner son coup d’épaule dans la masse menaçante qui a depuis des mois empiété sur notre sol. Et il semble à chacun que la masse ennemie n’attendait que cela pour reculer. Chic ! on part demain.
IV
Il y a dans la cour du quartier une petite coiffe blanche qui va et vient le long du mur, pareille à une colombe qui volette. C’est une coiffe du pays de Châteaulin, en Cornouaille. La robe a de larges manches de velours noir, et, aux hanches, des fronces épaisses, qui font paraître la taille toute menue. Sous la coiffe il y a de beaux yeux bleus timides et tendres.
— Je sais, se dit Nénette qui est de garde, justement. C’est la femme de Crenn. Nous avons bien besoin de ça au quartier !
Les femmes, Nénette ne les aime pas beaucoup. Elles sont en dehors de sa vie. Cependant il faut obliger les camarades. Aussi file-t-elle comme une flèche pour aller prévenir, là-haut, dans la chambrée, le mari de la Bretonne. Mais, en cours de route, voici qu’elle rencontre Crenn lui-même en conciliabule avec l’adjudant Matheau.
— Non, Crenn, dit celui-ci, comme à regret, non, vous ne pouvez sortir en permission ce matin. Nous partons à cinq heures ce soir. Pas un homme ne peut bouger du quartier.
— Mon adjudant, je vais vous dire, c’est ma femme qui est là. On s’est marié à la Saint-Jean. C’était une orpheline qui avait bien de l’amitié pour moi. Sa marâtre la battait, et comme, moi, je ne suis pas méchant, ça lui a fait un changement quand on a été mariés. À mon départ elle a eu bien de l’ennui. Puis il lui est venu un intersigne à mon sujet.
L’adjudant regarde ce grand Cornouaillais osseux, dont la tignasse rousse, qui n’a point passé sous la tondeuse depuis huit jours, part en boucles de tous les côtés. Il l’écoute. Il lui dit doucement :
— Qu’est-ce donc qu’un intersigne, Crenn ?
— Mon adjudant, c’est quelque chose qu’on voit la nuit et qui annonce la mort. Et Marjeânne, une nuit, m’a vu couché sous un drapeau tricolore, avec des cierges autour de moi. Ce qui est signe que je ne reviendrai pas, mon adjudant. De sorte qu’elle a vendu notre vache pour se payer le voyage et m’embrasser avant le départ. Voici trois jours qu’elle est ici. Celui-ci est le dernier, c’est pourquoi je demandais une permission.
L’adjudant Matheau n’a même pas envie de sourire.
— Crenn, dit-il très sérieusement, il ne faut pas croire aux rêves. Je suis sûr que vous reviendrez.
— Pardon, mon adjudant, je ne puis pas revenir après ce que ma femme a vu, qui n’était pas un rêve, mais un intersigne, car elle était éveillée comme vous et moi. Il faut bien qu’il y ait des morts, parbleu. Mais si j’avais pu passer encore deux heures avec Marjeânne, cela m’aurait fait plaisir.
— Écoutez, Crenn, je vais prévenir le caporal Minerbe et le sergent afin que, si vous n’êtes pas rentré lors de l’appel, on ne vous marque pas absent. Sortez avec votre femme et soyez à trois heures au quartier.
— Merci, mon adjudant, dit Crenn avec simplicité.
Vous ne sauriez croire combien l’adjudant Matheau vient de faire là plaisir à Nénette. À l’histoire de l’intersigne elle n’a pas compris grand chose, sinon que c’était un peu triste, ce qu’elle a deviné dans les yeux de l’adjudant. Mais il a dit : « Sortez avec votre femme », et cela, elle l’a trouvé gentil.
Voici Crenn et la petite coiffe blanche qui franchissent ensemble, sans rien se dire, la grille du quartier. Pas-de-Chance, Nida, Balandard, Loïk sont de corvée de pommes de terre, dans la cour. Minerbe passe en boitillant.
— Ce veinard de Crenn ! dit-il ironiquement.
— Tais-toi, gosse ! ordonne Balandard, sa pomme de terre à la main, pendant qu’une papillote de pelure s’enroule à son gros doigt. A ton âge, tu ne peux pas savoir ce que c’est que de quitter une petite femme qui vous aime bien. La mienne, quand je suis parti…
Il s’arrête, il n’en peut dire plus. Ses larmes l’étranglent.
— Eh ! Balandard, crie Pas-de-Chance, te retiens pas. Y a un baquet !
— Tout ça, les gars, dit Minerbe, ça ne vaut pas de tirer sur les Boches.
Le reste, Nénette ne l’entendra pas. Elle a suivi Crenn et sa femme, car telle était son idée de petit chien. Trottinant toute blanche dans la boue du faubourg, elle épie ce qu’ils vont dire. Mais ils se taisent. Encore une rue, un carrefour, un boulevard, la mer. Crenn prononce :
— Le vin, ici, on le paye dix-huit sous le litre.
— Ah, répond la petite coiffe blanche, c’est bien cher pour un soldat.
Les voici maintenant attablés dans un débit de matelots, sur le port. Crenn s’est fait servir du saucisson, du pain, un litre de rouge, une tasse de café. Et le silence recommence. La Bretonne a l’air très occupée à protéger contre les taches le cachemire noir de sa robe de noce. Nénette semble dormir sous la stable. Mais elle ne dort pas. Elle est psychologue. Elle s’intéresse aux natures diverses des hommes de son régiment. Le mutisme de Crenn, elle le comprend. Elle sait qu’il est profond, religieux, frémissant, et que les phrases banales qui le troublent sans le rompre, sont faites, chez ce paysan, du désespoir de ne pouvoir exprimer son âme en termes décents. Par moments Crenn contemple la petite orpheline aux yeux bleus, que lui, le robuste, a sauvée des coups de sa marâtre, et qu’il va laisser orpheline encore. Elle, murmure :
— Tu te rappelles le pardon de Rumengol, où je t’ai vu pour la première fois ?
— Ça, c’est loin ! dit Crenn.
V
Cinq heures. Sur une voie de garage, un train de marchandises dont la locomotive commence à siffler frénétiquement, regorge de marsouins tumultueux. On voit se presser aux portes des voitures, les vareuses bleues ornées du liséré de la petite cravate noire : la cravate qui depuis quarante-cinq ans porte toujours le deuil de Bazeilles. Ils sentent tous que lorsqu’un détachement de la coloniale s’en va vers le front, c’est une force vive qu’on jette dans la mêlée. Ils se savent l’effort vivant de la France. Ils en ont une fierté bruyante.
Une foule encombre la gare, venue pour assister au départ des soldats. Et parmi la foule noire, une petite coiffe blanche se tient immobile comme un oiseau qui plane.
Sur le quai, le lieutenant Fleuriot, le capitaine Delysle causent avec d’autres officiers. Au milieu des chants discordants qui s’échappent de chaque voiture, le capitaine se fait entendre avec difficulté :
— Matheau, vous montez avec nous ?
L’adjudant Matheau, très affairé à loger et ravitailler son monde, passait sans voir. Il se retourne, reconnaît le capitaine, regarde le compartiment de première classe où vont s’entasser les officiers.
— Pardon, mon capitaine, vous me permettez de rester avec mes hommes ?
— Une idée de littérateur, pense le capitaine.
Et voici que la machine s’ébranle pesamment. Les retardataires sautent sur les marchepieds. Un chœur formidable sort des wagons, dans un unisson très relatif :
Marlbrough s’en va-t-en guerre,
Mironton-ton-ton ! Mirontaine !
Dans la foule, la petite coiffe blanche s’agite faiblement.
L’adjudant, comme le train file déjà, bondit dans la dernière voiture, au hasard. La porte à coulisse glisse et se referme. Il fait noir. Une voix part de la paille sur laquelle sont assis les hommes.
— Tiens, mais, c’est mon adjudant !
— Oui, Balandard, c’est moi.
— Ah ! mon adjudant, restez comme ça toujours avec nous, et vous verrez si on les fait reculer, les Boches !
— Et le jour que mon adjudant tombera, on le portera en triomphe, dit Nida (Raymond).
— On se mettra plutôt devant lui pour qu’il ne soit pas touché, renchérit Pas-de-Chance.
— Dites, mon adjudant, où va-t-on ? interroge le caporal Minerbe.
— On va vers les Boches, mon vieux, voilà tout ce que je sais.
— On va aux Boches ! On va aux Boches !
Le cri se propage comme dans un préau d’école parmi des gamins de huit ans. Un jappement répond. Une petite tache blanche surgit de la paille. C’est Nénette qui s’est embarquée là sans que personne l’ait vue. Elle mêle à la clameur générale son indignation patriotique et aboie aux Boches longuement. Après quoi, très grave, elle s’assoit sur son petit derrière pour écouter les propos des voyageurs.
Où ce diable de train les mène-t-il ? Les uns pensent à la Belgique, les autres à l’Alsace. Encore, si l’on distinguait seulement le paysage ! Mais la nuit est noire. On roule ainsi à travers la France, et nul ne sait par où l’on passe. Les hommes finissent par s’étaler sur la paille et s’endormir lourdement. Nénette et l’adjudant Matheau restent seuls éveillés. Elle cligne de l’œil au sous-officier, en lui montrant toute cette masse humaine assoupie. Mais l’adjudant lui caressant le museau :
— Il ne faut pas rire, Nénette. Ce qui se passe ici est plus sérieux qu’un petit chien ne saurait le concevoir. Tous ces hommes ensommeillés, dont tu ne vois ici que les poses burlesques, vont ainsi joyeusement à la mort. D’autres troupeaux, quand on les y mène, ignorent qu’ils y vont. Il n’y a que l’homme, Nénette, qui puisse en même temps connaître qu’il y va et s’y rendre de ce front serein. Il n’y a que l’homme qui soit ainsi maître de sa vie et libre de la donner pour une cause plus grande que lui-même.
Bien calée sur son petit derrière, l’oreille inclinée, Nénette reprend à sa façon :
— Mon adjudant, si l’homme n’était pas, dans la création, un être admirable, est-ce que nous, les chiens, nous nous désintéresserions totalement de ceux de notre race, pour nous vouer uniquement à lui ? L’homme, il n’y a que lui qui compte pour nous, parce que nous le connaissons bien. L’homme, vous en parlez comme un aveugle des couleurs. Il n’y a que le chien qui le connaisse vraiment et sache de quoi il est capable.
Là-dessus, un choc formidable renverse Nénette sur la paille. Les freins crient. Un arrêt brutal du train : c’est le petit jour. On est dans une grande gare de Normandie. La porte à coulisse est ouverte. Un air froid et humide envahit le wagon, réveille les hommes. Voici les dames de la Croix-Rouge qui s’avancent avec des pots de café fumant. L’une d’elles, une toute jeune fille dont la frange blonde dépasse un peu, sur le front, la cornette blanche d’infirmière, saute sur le marchepied. Elle dit gentiment, d’une voix douce et caressante, mais experte aux expressions militaires :
— Au jus ! Au jus !
C’est une jolie vision qui leur rappelle ces belles cartes postales glacées qu’ils admirent chez les libraires : une carte postale vivante. Ils savent que cette enfant de bourgeois riches a passé là une nuit glaciale, prête au passage éventuel des blessés qu’il faut secourir, prête à réconforter les convois glorieux qui s’en vont à la Défense. Nida, qui tend le premier son quart, est un peu ébloui. Son esprit romanesque pense :
— Pour que des femmes comme ça puissent vivre en paix chez elles, nous, on peut bien se faire « zigouiller ».
Nida est un citoyen du pays de la chevalerie.
VI
Après un arrêt de trois heures dans la gare, le train se remet en route. On a débouclé les musettes, absorbé les provisions pour se distraire. Les sous-offs ont couru de-ci de-là dans la ville pour ravitailler de nouveau les hommes. Les jambonneaux, les pâtés, les miches de pain abondent.
L’après-midi se passe. Le train court toujours à travers la campagne, avec des arrêts dans de petites villes inconnues. Les hommes font des rétablissements pour se hisser à la hauteur des hublots. Voici qu’on traverse un fleuve.
— C’est la Somme, dit Nida.
— C’est la Seine, dit Pas-de-Chance.
— C’est la Marne, dit l’adjudant.
Et soixante heures se passent de la sorte. Sur la charpente édifiée en hâte par le génie, on a franchi précautionneusement des ponts écroulés. On a changé de train, en pleine nuit, dans une petite gare boueuse. Et maintenant, tout le monde descend d’une sorte de tramway qui vient d’amener notre détachement de marsouins au centre d’une grande ville, en bordure de quinconces où campe l’artillerie. C’est le petit matin. Au vent frais, Nénette éternue de plaisir et s’ébroue comme un jeune cheval. Puis elle procède à la formation de ses hommes, en colonne par quatre. On se demande où l’on est. L’adjudant Matheau se retourne et dit un seul mot :
— Reims.
Et les hommes demeurent silencieux, comme magnétisés. Ils ont lu les journaux depuis quatre mois. Ils savent. Ils sont dans le reliquaire mystérieux de la France, contre lequel, férocement, l’ennemi s’est acharné. Au même instant, dans l’air vaporeux et comme ouaté du matin, un coup de tonnerre bref et lointain éclate. L’écho se prolonge un peu, le bruit s’éteint, puis, quarante secondes après, recommence.
— Voilà, voilà ! s’écrie le caporal Minerbe, électrisé. On y va.
C’est le canon,
Nénette dresse l’oreille, hésite une minute, puis elle a compris. Les Boches sont là. Le but est proche. Marche ! Et la voici qui part la première pour la triomphale traversée de Reims. Le lieutenant Fleuriot paraît connaître la ville. C’est lui qui guide la colonne.
Par instants, les rafales du vent apportent la voix du canon si nette qu’on croirait que le coup part aux portes de la ville.
Le long des rues, les portes s’ouvrent. Les femmes apparaissent, elles s’aventurent jusque sur le trottoir. La plupart viennent des caves où elles vivent enfermées. Elles regardent passer ce petit chien blanc avec son drapeau belge en cravate, et par derrière cette compagnie si robuste, si folle, qui chante sous le lourd harnachement de guerre. Depuis six mois, combien elles en ont vu défiler ainsi qui ne sont pas revenus ! Tant de gaîté, tant de jeune insouciance les touche au cœur. Les voilà qui se cachent le visage dans leur tablier ou dans leur mouchoir.
— Ah ! les pauvres enfants ! les pauvres enfants !
Parfois, dans l’alignement des maisons, une brèche apparaît, et dans la brèche, un amoncellement de décombres. Les rues sont vides. Les boutiques fermées ont leur devanture éventrée.
— Ah ! ah ! pense Nénette, nous voici arrivés au théâtre de la guerre. Je n’avais jamais contemplé des rues ainsi meublées.
Soudain le chœur des voix hurlantes s’arrête net. Une rue courte et spacieuse monte à une grande place vide. Une petite guerrière de bronze sur son cheval de bataille, le drapeau tricolore à la main, semble y monter la garde. Et par derrière s’élève, grandiose, une façade roussie de cathédrale, toute peuplée de statues grignotées par les flammes.
Sans un commandement, sans un mot, la halte se fait d’elle-même. Les hommes saisis et indignés se recueillent. Cette cathédrale sans toiture, blessée par les obus, avec ses colonnades écroulées, ses cadavres blanchis de statues, ses verrières détruites, c’était pour eux le travail sacré des ancêtres, une chose à eux, à nous. Et pour la première fois l’offense de la haine allemande les atteint directement. Pas-de-Chance exprime d’un mot à lui le sentiment des autres :
— Elle est rien « amochée ! »
L’adjudant Matheau se rapproche du lieutenant Fleuriot qu’il voit tout crispé, la moustache tremblante. Nénette entend le lieutenant murmurer sourdement :
— Ils le paieront, Matheau !
Nénette n’avait jamais vu de cathédrale. Elle trouve cela très haut, très lointain et se dit qu’il doit y avoir beaucoup de rats, dans les combles. Que celle-ci soit une ruine ou non, elle n’y entend pas grand’chose. Mais la consternation de ses hommes la frappe. Le capitaine vient à son tour au lieutenant Fleuriot.
— Je sais, oui, vous avez grandi à son ombre, mon ami.
Fleuriot, l’air un peu farouche, montre un espace béant, à droite de la cathédrale. Un pan de façade noirci demeure seul debout.
— Cela, c’était l’archevêché, avec la salle glorieuse des Rois où la cour prenait ses repas, lors des sacres.
Puis il se redresse.
— Nous continuons, mon capitaine ?
Nénette interroge de l’œil le guide de la colonne. On repart. Une ville cela ? Non, un champ de décombres, des rues qui s’allongent au milieu des plâtras effondrés, des pierres, des poutres, des cendres. Parfois une façade tient encore debout et un châssis de fenêtre s’y balance. Là une armoire est restée accrochée à la poutre d’une chambre. Une odeur de brûlé règne toujours dans l’atmosphère.
— Voilà bien la première fois, pense Nénette, que je traverse une ville sans rencontrer l’ombre d’un chien.
Personne. Pas un être vivant. Un tombeau. Une vie souterraine se cache dans les caves, dont rien ne transpire. Tout à coup le lieutenant Fleuriot s’arrête. Il y a là une jolie maison blanche au balcon sculpté, une de ces calmes maisons de province qui semblent pleines de bonheur et de souvenirs. Mais son toit crevé a mis à nu la charpente. Une grosse lézarde la balafre du haut en bas. Par une fenêtre arrachée, l’on aperçoit une chambre simple et belle, avec, au fond, un grand lit.
Le lieutenant regarde cette maison. Des larmes ont jailli de ses yeux. Mais il reprend sa marche. Les hommes n’ont rien vu : il ne s’est pas arrêté trente secondes. Et le chœur continue avec un entrain endiablé :
Elle aperçoit son page,
Mironton, Mirontaine,
Elle aperçoit son page
Tout de noir habillé.
Un sifflement bizarre, comme le glissement strident et vertigineux d’une auto aérienne, puis un fracas de foudre, un éclair. Les hommes figés rentrent la tête dans les épaules : un réflexe. Puis on se retourne. L’obus les avait repérés et vient d’éclater là-bas, à cinquante mètres derrière eux…
Alors intriguée, curieuse et stupéfaite, Nénette, qui prétend être renseignée sur tout, prend sa course. En quelques bonds elle a rejoint l’endroit où l’engin s’est abîmé dans la chaussée défoncée. Les pavés éclatés fument encore. Ses deux petites pattes agiles grattent furieusement le sol, pour voir…
Toute l’après-midi, la marche se poursuit dans la campagne vallonnée qu’enveloppe la brume. Parfois, sur le chemin, on rencontre des files d’autobus parisiens défoncées et boueux. Ce sont les convois de ravitaillement, dans leur marche incessante. On incline vers l’est. L’adjudant Matheau dit à ses hommes :
— C’est dans l’Argonne que nous allons.
Au creux d’une vallée resserrée que remplit une route, voici un village à demi détruit. À droite et à gauche montent deux coteaux garnis de taillis. À la première maison qui conserve encore la moitié de son toit et un poutrage intact, Nénette flaire et s’arrête. Elle a deviné que c’était là où logeait le commandant du secteur. Les officiers entrent. Il y a un trou rond dans le mur ; au-dessous, un lit de camp. Une caisse à charbon sert de bureau. Quelques chaises dépaillées s’offrent au visiteur. Mais il y a aussi une délicieuse bergère Louis XV en soie rose, dont Nénette prend possession. Vous comprenez qu’après soixante heures de chemin de fer, et trente kilomètres d’étape, on a le droit de s’asseoir confortablement. Au surplus, elle se dit que dehors, un grand orage gronde. Le tonnerre ne cesse pas. Un fracas infernal règne. Les coups de la foudre partent de tous les points de l’horizon.
— Drôle de pays ! pense Nénette.
— L’ennemi ? dit le commandant qui vient d’accueillir chaleureusement les nouveaux venus, il est ici, là, partout alentour, à trois kilomètres d’ici. Nous le pressons pied à pied. Il recule. Nous ne lui laissons de repos ni jour ni nuit. Dix mètres par dix mètres, nous conquérons ce bois. Après ce sera la libre possession de la plaine et de la route de M… Là, plus d’embuscade possible, et nous lui ferons connaître la déroute. Jusque-là, ce ne sont pas des soldats qu’il nous faut, ce sont des Titans, car la bataille qui se livre ici depuis des mois est surhumaine, et le monde n’en a pas connu d’aussi sombre, ni d’aussi héroïque.
Le capitaine Delysle dit seulement :
— Nos cinq cents hommes nous semblent prêts, mon commandant.
— Ils occuperont donc tout d’abord les tranchées de première ligne qui viennent d’être éprouvées. Ensuite nous verrons. Mais il faut gagner le bois entier.
Là-dessus, un coup de tonnerre plus violent coupe la parole à l’officier. La petite maison semble s’écrouler. Une pierre se détache du mur troué, roule à terre.
— Celui-là, dit le commandant qui prête l’oreille, il a dû éclater sur l’ambulance.
Maintenant Nénette, reposée, trotte aux côtés de l’adjudant Matheau qui cherche un gîte pour ses hommes. Oh ! oh ! voilà une fort belle grange qui s’appuie au coteau. C’est à l’extrémité du village, dans une partie où les éclats de la foudre incessante semblent plus rares. Crenn se précipite et admire la qualité de la paille qui est longue, dorée, intacte. Balandard demeure sur le seuil, le nez en l’air. Le comptoir de la parfumerie est une singulière préparation à la pluie des obus, et vous ne sauriez croire combien cet homme est étonné. Il les guette dans le ciel, mais ces diables de marmites passent toujours sans qu’il les voie. Un formidable jappement de Nénette, strident et farouche, appelle son monde. Elle était là, depuis une minute grattant la paille, l’écartant de ses petites pattes frénétiques. Et savez-vous ce qu’elle vient de mettre à découvert ? Un homme au visage noir et desséché, coiffé d’un casque à pointe où s’éploie l’aigle impériale, et vêtu d’un uniforme réséda. Crenn imperturbable s’est penché ; avec son accent breton, chantant et tranquille :
— Qu’est-ce que c’est que celui-ci, tout sec ?
— Tu ne vois pas que c’est un Boche ? dit le caporal Minerbe.
Alors la paille est retournée de fond en comble et six cadavres pareils apparaissent, enfouis là depuis des mois peut-être, à la suite d’un fait d’armes anonyme, accompli glorieusement par quelque patrouille errante. Loïk, Balandard, les frères Hervé, Pas-de-Chance, plus de vingt autres se bousculent pour voir. Et ils sont là béants, curieux, stupéfaits, dans cette première entrevue macabre avec l’ennemi inconnu, ces momies casquées, dont l’uniforme les impressionne.
— Moi, je ne couche pas là-dessus, fait Pas-de-Chance, l’air dégoûté.
— Moi non plus ! Moi non plus !
Et l’on va se loger comme on peut dans de petites fermes abandonnées dont les murs croulent.
VII
C’est le lendemain que commence la fête.
Le détachement s’est étiré en une longue file, et cette colonne par un, semblable à une bande d’Indiens circonspects, où chaque homme se tient à trois mètres de celui qui le précède, s’avance tortueuse sur la pente escarpée du taillis. Joyeuse comme une petite folle, Nénette, flairant le sol, gambade de droite et de gauche dans les feuilles mortes. Soudain, quelle aubaine ! voici qu’elle aperçoit, saignant dans la mousse, un magnifique et odorant quartier de bœuf abandonné là depuis de longs jours, et dont le fumet flatte singulièrement son nez de petit chien. « Toucher le quart d’un bœuf pour son déjeuner, pense Nénette, voilà ce qui n’arrive qu’en Argonne. L’Argonne est un pays de Cocagne. Mais pourquoi mes hommes, alors, ont-ils ce sérieux, cette gravité que je ne leur ai jamais connue ? »
Ah ! l’on ne chante plus ici Marl’brough ni la Chanson des godillots. Balandard n’entonne plus de périodes tonitruantes contre les Boches. Pas-de-Chance n’a plus aucune blague à lancer. Minerbe, les sourcils froncés, a vieilli de dix ans. Nida (Raymond) a quitté la région de ses fèves ; le plus terrible roman qu’il ait jamais lu il le joue aujourd’hui, et le principal personnage c’est lui-même. Crenn, Loïk, les jumeaux Hervé, tous les Bretons silencieux paraissent avoir donné aux autres la note de circonstance. On se tait. On marche d’un pas ferme. Mais l’on ne rit plus, car la mort est partout alentour. Elle vous siffle aux oreilles d’un air moqueur, elle vous harcèle, vous nargue, de ces mille balles invisibles qui parfois vous frôlent les cheveux ; elle vous menace du bruit formidable des obus qui crèvent de-ci, de-là ; elle vous défie par l’étalage des cadavres aux membres étendus, aux lèvres béantes, qu’on rencontre jusqu’en travers du chemin et qu’il faut enjamber.
Tu es témoin, Nénette, que leur semelle bat la boue du sentier avec l’énergie coutumière, que leur tête ne fléchit pas, et qu’ils avancent. Mais, la mort, ils ne l’avaient, pour la plupart, jamais vue de si près, et tu ne voudrais pas qu’ils plaisantent. Attends un peu. Tout à l’heure les Parisiens se réveilleront. Mais ce moment-ci est le moment de la surprise première.
Le lieutenant Fleuriot et l’adjudant Matheau se sont partagé les sections. De temps en temps, ils se retournent et se regardent. Pas un homme n’est encore tombé. Ils en éprouvent comme une fierté de bons bergers.
Enfin voici que le flanc du coteau s’échancre. Une ouverture y est taillée en biseau. C’est l’entrée d’une tranchée couverte. Nénette, qu’une digestion copieuse n’alourdit pas, s’y précipite la première. Un à un, comme des fourmis qui s’enfoncent dans la fourmilière, les hommes s’y glissent en rampant.
D’autres hommes sont là, enlisés dans la boue, devant, pour se mouvoir, décoller leurs pieds et leurs jambes d’un mastic épais qui, par-dessous chaussures et pantalons, tient à la peau. C’est un antre ténébreux où l’on n’aperçoit qu’à peine les visages. Il s’agit seulement de découvrir le boyau qui conduit en première ligne. Dans le crépitement assourdissant des feux de salve, à quatre pattes, les hommes avancent en tâtonnant. Nénette, qui trottine par devant, les dirige… Enfin la voix de Minerbe :
— Eh, les locataires ! il faut déloger. C’est le terme, les gars, on a loué à votre place.
C’est une tranchée en feston, où l’on s’accroupit trois par trois, séparés d’un autre groupe par une dent rentrante du zigzag. Déloger ? Les anciens locataires ne se font pas prier. On entend un bruit de gâchettes, de cartouchières qui se ferment, de fusils qu’on raccroche, de ceinturons qu’on boucle.
— On s’engourdit là-dedans au bout de quatre jours, expliquent-ils. Mais on ne parle pas trop haut, parce que là-bas, à quinze mètres, derrière ce bourrelet de terre, les Boches sont cachés et entendent tout.
Là-dessus, Nida, curieux comme une chatte, et grillant de voir enfin l’ennemi vivant, hausse la tête et se hisse pour essayer de jouir du spectacle. Un formidable coup de poing sur l’épaule le descend. C’est le caporal Minerbe.
— Gros malin ! Tu tiens donc à recevoir des pruneaux dans les yeux ? Dans la tranchée, mon vieux, il faut que rien ne dépasse, ou sans cela, gare !
Voici que le tir s’organise. La consigne est de tirer sans répit. Alors, pour la première fois, un trouble naît dans l’esprit de Nénette. Cela ne pourrait pas s’appeler de l’inquiétude, non ; à peine un nuage sur sa sérénité. Et un besoin la prend de se rapprocher de l’adjudant, qui lui est apparu comme le plus fort. Chose étrange, un instinct différent presse la main du chef de rechercher la petite tête de Nénette et de la flatter distraitement. Le moment est venu où toutes les minutes semblent définitives. Le thermomètre de la vie monte follement dans les cerveaux. Ce qui fut pour chacun « l’existence », apparaît le fait d’une autre planète, une ère abolie. Mais caresser le pelage soyeux d’un petit chien aux yeux rieurs est un geste doux, apaisant, qui vous détourne un instant des horreurs de l’enfer.
— Mon adjudant, déclare Nénette, vous nous avez amenés dans un quartier bien étrange ; et il me semble qu’il y a ici quelque chose de peu sûr.
— Tu ne te trompes pas, Nénette. Avant ce soir, il y aura, dans cette tanière, bien des vides ; et je frémis, moi qui ai conduit ici tous ces hommes, à me demander lesquels seront frappés.
— Si j’étais vous, mon adjudant, au lieu de rester inerte et passif, attendant les balles dans ce terrier, je bondirais hors d’ici et j’irais chasser mes ennemis sans y mettre tant de patience. Il m’est arrivé plus d’une fois de me battre et contre des chiens plus gros que moi. Je ne mettais pas quinze mètres entre nous. Je fonçais sur eux. Je leur plantais mes crocs hardiment aux endroits sensibles et je les poursuivais dans leur fuite.
— Nénette, crois bien que les Français eussent préféré ta manière, et que, pour eux, le pire de cette guerre, aura été de la faire au rebours de leur goût et de leur tempérament, comme aussi ce sera leur honneur d’avoir vaincu grâce à des qualités qu’il leur aura fallu improviser en eux-mêmes. Le mot de courage, ici, vaut dix fois ce qu’il valait naguère, petit chien. Mais nous nous savons la force d’une nation immortelle qui lutte pour son honneur insulté. Je ne sais si je me fais bien comprendre, Nénette ?
— Je comprends à peu près, mon adjudant. Mais je voudrais voir les Boches délogés de leur trou.
— Patience, Nénette, tu les verras.
Le vent du soir a balayé le ciel. Un mince croissant de lune y monte doucement, étincelant comme une pierrerie taillée. La boue durcit au fond de la tranchée. Les moustaches se hérissent de glaçons : c’est la gelée. Voilà, Dieu merci, l’arrivée des gamelles. Un quart de vin, une portion de bœuf presque encore tiède, du pain si abondant qu’on n’en mangera pas la moitié, tout cela réchauffe. Et dans chaque petit fortin, trois par trois, on festoie.
Balandard, Minerbe et Nida se trouvent ensemble. On respire. La journée a été bonne. Pas un blessé. Les balles ? On commence à les blaguer. On se détend un moment. On fume une pipe. On cause peu. On rêve. De l’intérieur de sa capote Balandard sort un portefeuille. Il y a des lettres, une photographie.
— Tenez, les gosses, regardez si elle n’est pas bien, ma petite femme ?
Au clair de lune, un jeune visage de Parisienne souriante apparaît. Avec un grand intérêt Minerbe et Nida apprécient la grâce de la bouche tendre, des yeux malicieux. Balandard plein d’orgueil raconte :
— J’étais au comptoir de la parfumerie. Elle, aux gants. Cette gamine-là m’aimait depuis deux ans sans que je m’en doute. Et moi, grosse bête, je n’osais pas lui parler. Oui, mon petit Nida, c’est comme je te le dis, parce qu’elle était la plus chic de la maison, sans conteste. Elle m’émotionnait, là. Et puis, un dimanche, on est allé à Viroflay, avec des amis. Ils étaient trois à me blaguer parce que j’avais confondu des betteraves avec des choux, dans un champ. Alors elle a pris ma défense, si gentiment, si gentiment ! Pauvre petite chatte ! On s’est épousé, voilà quatre ans. On s’aime plus que le premier jour. On a un petit garçon qui est en nourrice à Chatou. On allait le voir tous les dimanches. On devait le reprendre au printemps, chez nous. Au moment de la mobilisation, elle a eu un courage de tous les diables. Elle me disait : « Va, mon gros, si l’on me donnait un fusil, je partirais avec toi ! » Elle est venue me conduire à la gare de l’Est, sans verser une larme. Mais elle était pâle comme une morte. Quand le train a démarré, je l’ai vue qui se cramponnait à la grille du quai…
Un sanglot éclate. Balandard se cache la figure dans les deux manches de sa capote. Minerbe ne rit pas. Lui aussi tire une photographie.
— C’est ta bonne amie ? interroge Nida.
— Penses-tu ! fait Minerbe, sérieusement indigné. C’est ma mère.
— Comme elle est jeune ! dit Nida.
Minerbe reprend seulement :
— Elle est veuve. Elle n’a que moi.
Alors on contemple cette femme qui ne possède plus dans la vie qu’un bien unique, ce caporal de dix-huit ans que la mort taquine et harcèle, qu’un miracle seul peut sauver. Mais Nida, dans le creux de sa main, tient aussi un portrait.
— Voici ma fiancée, dit-il orgueilleusement.
C’est une belle fille blonde, forte, superbement bâtie. Il explique :
— Elle est comme moi, marinière sur les chalands ; elle habite la Seine entre Rouen et Paris. Elle a des cheveux si dorés que le matin, sur le pont, quand le soleil les éclaire, on dirait qu’elle flambe. Elle peut tenir la barre comme un homme ; et un jour, elle a sauvé en nageant deux petits garçons qui se noyaient.
Il ajoute — car la vie de Nida est un roman, comme les livres qu’il dévore :
— Je devais l’épouser demain.
— Quoi donc ? s’écrie, là-bas, l’adjudant Matheau, on ne tire plus ? Allons, au fusil !
L’ordre se propage, d’homme en d’homme, le long de la tranchée : « Au fusil ! au fusil ! » De nouveau le crépitement recommence. On tire, cependant que des ombres chéries continuent de flotter dans le clair de lune…
VIII
Une chose intrigue Nénette, ce sont les chuchotements qu’elle entend là-bas, à quinze mètres, derrière ce bourrelet insolite du terrain. Elle veille, petite sentinelle blanche, le museau fourré dans un des créneaux de la défense. Des êtres s’agitent, dans cette cachette, et lancent des mots qui ne lui sont pas familiers. Elle voit aussi bouger, çà et là dans le bourrelet, la bouche des canons de fusil. Et puis, phénomène bien divertissant pour un petit chien, dans un bruissement continu, les herbes s’agitent comme des folles, des frémissements les parcourent sans cesse dont elles retombent hachées, inertes. Il ferait bon suivre, dans ce bout de clairière, ces mouvements amusants de l’herbe. Plus d’un coup, Nénette a bondi hors de la tranchée, pour aller, en joueuse effrénée, courir après les balles. Chaque fois, un ordre impérieux d’un de ses hommes l’a ramenée et blottie au fond du terrier :
— Ici, Nénette !
Pourtant, ce matin, une onde nouvelle d’indépendance l’a envahie. On a beau la menacer, la supplier, rien ne l’arrête. La voici gambadant de droite, de gauche, flairant ici, flairant là.
— Sacrée Nénette ! pensent les hommes, son compte est réglé.
Mais non. Sa menue personne blanche va et vient, si vite qu’elle paraît ne pas toucher terre. Elle esquive les balles. Soudain elle s’arrête, dresse en pointe ses deux oreilles : un appel a retenti là-bas, dans le trou insolite, un petit sifflement amical.
— N’y va pas, Nénette, crie Nida, c’est un piège !
Empêcher Nénette ! d’être curieuse ? Autant arrêter le vent qui court ! La voici qui se précipite au rebord de la tranchée ennemie. Son poil se hérisse, ses pattes s’écartent, ses jarrets se tendent, sa voix aiguë s’élève en jappements furieux. Elle a vu, tapis dans la terre, les casques à pointe. Sa colère n’a plus de bornes.
Mais, comme par enchantement, la fusillade française tout d’un coup s’est tue. Est-ce que l’on peut tirer sur Nénette ? Nénette, c’est la petite compagne du régiment, sa gaîté, son entrain, son guide. Tuer Nénette, ce serait massacrer un idéal léger d’insouciance, de hardiesse, d’intrépidité. Les Boches l’ont deviné. Aussi, comme il s’amusent de cette situation, comme ils la prolongent à plaisir ! Ici on lui tend un os, là un morceau de sucre. On l’amadoue. On la retient. Pendant ce temps, là-bas, les balles se refusent à sortir des fusils. Et puis deux ou trois casques se hasardent, protégés par la présence de cette petite bête en furie. Ils se haussent lentement. Comme ils connaissent bien cette tendre sentimentalité française qui désarme des soldats ivres de haine, devant un petit chien qu’on a peur de blesser ! On entend de gros rires. Ils se moquent…
Alors le caporal Minerbe n’y tient plus. Il saute. Voici que son buste tout entier émerge en vivante cible. Second mouvement : il s’aplatit. Puis de toutes ses forces il hurle :
— Ici, Nénette !
Nénette a compris. Encore toute grondante et frémissante, elle revient. Les Boches ne tirent pas sur elle. Pourquoi ?
Dans la taupinière, Minerbe se laisse glisser comme un petit ramoneur le long d’une cheminée. Une balle a troué la bordure de son képi, à gauche ; l’adjudant Matheau est auprès de lui tout pâle. Il lui dit seulement en riant :
— Grand fou !
— Et maintenant, hardi les mitrailleuses !
IX
La foudre a éclaté dans la tranchée.
On aurait dit un ballon d’enfant que, par manière de plaisanterie, les Boches lançaient de leur trou. Puis aussitôt l’effroyable détonation de la bombe à main. Trois hommes gisent dans le petit espace que leur délimitent les « dents de scie ». On rampe, on se bouscule, pour venir voir. Ce sont trois pauvres Bretons qui ne parlaient jamais français. L’un, frappé en pleine poitrine, vient d’expirer. Les deux autres ne sont atteints qu’aux jambes. Loïk s’avance, penche sur les victimes son visage criblé de tâche de rousseur.
— Marrow ! prononce-t-il à voix basse (il est mort).
Crenn est là aussi, avec les frères Hervé. Ils échangent en leur langue granitique des mots qui ont le son de la pierre frappée. Mais seul le défunt les occupe. Cependant les blessés perdent du sang en abondance et maladroitement cherchent à s’appliquer leur pansement. Nénette est là aussi en spectateur compatissant. Sa tête au museau pointu inclinée sur l’épaule, de l’air d’un praticien qui élabore un diagnostic, elle contemple dans cette chair meurtrie le trou béant d’où le sang bouillonne. Puis sa petite langue s’allonge timidement, et, avec une douceur touchante, elle se met à lécher la plaie du camarade. Tous la laissent faire, attendris…
— Sapristi, mettez-y plutôt de la teinture d’iode !
C’est l’adjudant Matheau qui arrive enfin. Il active les pansements. Des hommes de bonne volonté s’offrent pour charger les malheureux sur leurs épaules, et les conduire au poste de secours. Ils s’en vont ainsi, à quatre pattes, le long du couloir, pendant que, sur leur dos, sans une plainte, cruellement ballottés cependant, les blessés se laissent emporter.
Deux, trois nouvelles bombes éclatent. Mais elles s’enfoncent en terre, ne blessent personne. Néanmoins, Balandard est dans une rage folle. Son visage se congestionne. Des gouttes de sueur y roulent. Quoi ! rien pour leur répondre, rien qu’un flingot qui ne les atteint pas ! Tout à coup il avise une bouteille, une bouteille de champagne vide, jetée peut-être le soir du réveillon au fond de la tanière, et voilà que d’un coup de poignet savant, en bon tireur, il envoie ce projectile ironique en plein dans la tranchée boche. Et ce fait d’armes l’a soulagé.
Alors une voix part de là-bas, qui avec un indescriptible accent teuton s’essaye à prononcer :
— Ici, Nénette ! Ici, Nénette ! Kamerad !
Mais vous pensez bien que Nénette n’a garde de bouger.
X
Aujourd’hui, quatrième et dernier jour de tranchée, on déménage : on va loger en face. L’ordre est venu de prendre la tranchée boche : on la prendra.
La tranchée adverse est un ancien ouvrage datant de l’époque où on les creusait droites, rectilignes, sans les zigzags protecteurs de la dent de scie. C’est ainsi, du moins, qu’elle apparaît. Mais le lieutenant Fleuriot et l’adjudant se concertent, car elle aurait pu être secrètement aménagée à l’intérieur et s’être garnie, après coup, de muretins de protection. Il faudrait savoir sa conformation avant d’entreprendre l’expédition commandée.
— Y a-t-il ici un homme pour risquer sa peau ?
Les ordres sont donnés à voix basse. Il faut que le téléphone humain les transmette de bouche en bouche. Et l’on entend ainsi la phrase qui marche, dans le silence, chuchotée sur des modes divers, jusqu’au bout :
— Y a-t-il ici un homme pour risquer sa peau ?
Un temps, pour la réflexion.
Le premier qui bouge est Minerbe. Sur trois pattes, il se glisse jusqu’à l’adjudant. Un autre est derrière lui, c’est Crenn.
L’adjudant les regarde tous les deux. Il ne dit rien. Sous la moustache, ses dents mordent fortement la lèvre inférieure comme s’il voulait dissimuler ce qui se passe en lui. Puis, s’adressant au jeune caporal :
— Non, Minerbe, je ne peux pas vous prendre. Je sais que vous êtes brave, mais justement parce que vous avez déjà fait vos preuves, il n’y a plus en vous l’agilité, la souplesse qui répondraient à votre ardeur. Vous êtes encore un blessé, Minerbe.
— Zut ! dit Minerbe avec un geste d’enfant boudeur.
Reste Crenn, le grand Cornouaillais aux boucles rousses. Et l’adjudant hésite. Il se rappelle la petite coiffe blanche qui voletait comme un oiseau dans la cour du quartier, l’orpheline que sa marâtre battait, et qui avait tant d’amitié pour Crenn. Sa voix tremble un peu quand il dit :
— Crenn, il s’agit d’aller se faire tuer.
— Entendu, mon adjudant.
— Vous comprenez bien, c’est la mort.
— Mon adjudant, répond sentencieusement le Breton, tout ce qui a ouvert les yeux les ferme. Du moment où l’on a vu mon intersigne, aujourd’hui ou demain, qu’est-ce que ça fait ?
— Bien. Je veux savoir si la tranchée boche est droite à l’intérieur, ou si elle forme des replis, comme la nôtre. Il faut donc essayer d’y aller voir, et de là-bas, me faire un signe qui indique ou la ligne droite, ou la ligne brisée. Vous avez bien compris, Crenn ?
— Oui, mon adjudant. Je ferai comme ceci, ou comme cela.
Et il dessine de son grand bras une télégraphie très explicite.
— Parfait, Crenn. Vous n’avez rien à me demander ?
— Pardon, mon adjudant. Envoyer ceci à ma femme. Marie-Jeanne Crenn, à Rhunapenç en Châteaulin, Finistère.
Et il tend une enveloppe toute préparée qui contient une boucle de ses cheveux.
Les yeux de l’adjudant sont devenus très brillants.
— Crenn, dit-il encore, en lui montrant la clairière, tout ce bout de terrain de France, c’est vous qui l’aurez redonné au pays.
Un large sourire de contentement élargit le visage de Crenn qui fait le salut militaire.
— Kenavô, mon adjudant !
— Votre main, Crenn…
Attention ! Nénette sera de la partie.
Les épaules de Loïk font, là-bas, à Crenn la courte échelle, et pendant qu’une masse bleue, aux lents mouvements, sort de la tranchée, s’aplatit et rampe, Matheau empoigne violemment Nénette par la peau du dos, et comme un projectile, lance le petit chien dans le terrain découvert qui sépare les lignes de front. De la tranchée boche, des voix partent en effet.
— Ici, Nénette ! Kome, Nénette ! Kamerad !
Il semble que le stratagème ait réussi, qu’on n’ait pas vu Crenn, rampant invisiblement là-bas, mais seulement la petite tache blanche qui aboie férocement.
— Mords-les ! Nénette, kss, kss !
Crenn a gagné un mètre. Voici qu’il en a gagné deux. Des siècles se passent. Un chêne l’abrite maintenant. Il avance. Les casques à pointe ont aperçu le drapeau belge que Nénette porte au cou, en cravate, et en ont résolu la conquête. D’ailleurs son caprice favorise le leur, car elle aussi gagne, par l’autre extrémité, la tranchée boche. Mais l’adjudant Matheau, immobile, des soubresauts dans la poitrine, reste les yeux fixés sur la masse bleue, qui, avec des lenteurs de serpent, se glisse dans l’herbe. Soudain, une fusillade : le veilleur a signalé Crenn. Il n’est plus qu’à deux mètres du but. Il bondit. Son mouvement déroute le tir. Il est au bord. Il étend son grand bras osseux tout droit pour le signal convenu. Puis on le voit tomber la tête en avant, dans la tranchée de l’ennemi.
Cela n’a pas duré dix secondes.
L’adjudant Matheau ferme les yeux, réprime un sanglot qui lui soulève la poitrine, et tout de suite :
— Prenez vos pics ; nous allons creuser un couloir pour joindre leur tranchée. Travaillez sans bruit, en silence.
Le pic-pelle, la pioche sont maintenant en œuvre. Les taupes bleues avancent doucement dans la galerie. Les coups des outils sont lents, assourdis. On dirait que le terrain est grignoté. Nénette, à deux pattes, gratte aussi, tant et si bien qu’à midi, Pas-de-Chance, qui est en avant, peut entendre les Boches manger leurs saucissons, de l’autre côté de la mince cloison de terre qui sépare maintenant leur abri du couloir français.
— Par ici maintenant le moulin à café.
Et la mitrailleuse est amenée jusqu’à cette extrémité du boyau, attendant que les dernières pelletées de terre s’écroulent.
Qui donnera le dernier coup de pioche ? Songez que depuis quatre jours ces hommes sont privés de sommeil, qu’ils sont exténués, et qu’il s’agit là de se jeter, l’outil à la main, dans l’antre du loup. Pas-de-Chance hésite. Loïk a des gouttes de sueur perlant, malgré le froid intense, au bord de son képi. Balandard, pris d’une faiblesse, doit s’accoter à la paroi du couloir. C’est la nature misérable qui défaille un instant.
— La France compte que chaque homme fera son devoir, dit l’adjudant Matheau.
Il n’en faut pas plus. Dans cette phrase il y avait une étincelle. Un visage aux longs yeux de jeune fille surgit. C’est le caporal Minerbe qui empaume un pic.
— Et allez donc !
La cloison tombe. Plus de dix canons de fusil apparaissent dans l’échancrure, avec une longue file de casques à pointe, derrière. Mais aussitôt, la manivelle de la mitrailleuse est en marche, le long chapelet des balles s’égrène, dans la tranchée. En même temps les baïonnettes françaises bondissent là-bas, accourent étincelantes. C’est la grande mêlée.
Un petit clairon s’élève : Nénette, qui sonne la charge.
Voici le bilan : cent soixante-treize ennemis tués, trente-cinq prisonniers, quinze mètres de terre française reconquis, et un nouveau domicile où l’on s’installe.
— Ça sent le Boche ici, fait Pas-de-Chance, en se pinçant le nez à deux doigts.
Des morceaux de saucisson traînent dans le fond durci du boyau : les profits de Nénette.
II
Minerbe a reçu deux balles dans le ventre. Il souffre. Il va mourir. Il ne s’était pas plaint. On ne l’avait pas cru blessé tout d’abord. Maintenant il est couché sur deux capotes réséda, dont on lui a fait un matelas, et la tête appuyée sur le genou de Nida qui lui sert d’oreiller. Les autres, massés autour de lui, le regardent. Le visage aux longs yeux noirs se décompose lentement. Mais sa vie intérieure est encore profonde et ardente. Il se dit qu’il n’a pas fait plus que Crenn, et que d’ailleurs la France attendait qu’il remplît son devoir. Mais, tout à coup, un cri lui sort des lèvres :
— Maman !
Les autres détournent la tête. Ils se souviennent de la photographie : cette femme encore si jeune dont Minerbe disait : « Elle n’a plus que moi. » Alors que va-t-il lui rester maintenant ? Et du revers de leur manche, les camarades s’essuient les yeux.
L’adjudant Matheau est là, impassible, contemplant cet enfant qui meurt. Ses yeux rencontrent les longs yeux déjeune fille. Le petit caporal essaye un sourire douloureux.
— Embrassez-moi, mon adjudant.
On s’écarte. Matheau se penche, glisse son bras sous la tête de Minerbe, l’enveloppe d’une tendresse qui rappelle au mourant la mère absente.
— Mon petit Minerbe, tu es un grand héros.
Ils sont quinze morts, que le soir, avant de regagner le cantonnement, on enterre là, près de la tranchée dont ils représentent le prix magnifique.
XII
Deux jours au cantonnement, ce n’est pas gai. Nénette préfère la tranchée.
— Là, pense-t-elle, on se sent les coudes au milieu de ses hommes.
Tandis qu’ici, les escouades sont logées un peu partout, dans les maisons écroulées. On fait la cuisine au bord de la route, et quand un obus de 77 tombe dans la marmite, comme c’est arrivé hier, « on se brosse », dit Nénette.
Maintenant qu’elle a compris le sens de la guerre, elle ne rêve plus que poursuivre les Boches. Qu’est-ce qu’on fait ici ? On mange. On dort. Mais Nénette n’est pas fatiguée. N’y a-t-il plus d’ouvrage là-haut ? Et elle se livre à l’action individuelle, gravit, en flairant le terrain, le coteau broussailleux, cherchant le Boche, brûlant de le découvrir. Parfois elle s’arrête devant un animal étrange qui descend lentement la pente sur quatre pattes maladroites, en gémissant. Elle tombe en arrêt devant l’être inconnu, ses jarrets se raidissent, un jappement claironne. Mais quoi, ce pantalon rouge ! ce visage baigné de grosses larmes de souffrance ! Un ami sûrement ! Et Nénette laisse passer le pauvre camarade aux pieds gelés.
Il y a au cantonnement une sorte de grand paysan aux sabots pleins de paille, qui inspire tant de respect à tout le monde que Nénette se fait toute petite en passant devant lui. Le lieutenant Fleuriot, le commandant du poste lui-même, ne lui parlent que la main au képi. Nénette, elle, s’en va, le nez à terre, la queue frétillante, par politesse.
Ce soir, il y a grand conciliabule entre les chefs. Le capitaine Delysle, un papier à la main, cause avec nervosité. Et le grand paysan est là en sabots, en veste de cuir ; lorsqu’il dit un mot, tout le monde se tait. L’adjudant Matheau lui aussi est présent. Quant à Nénette, vous ne voudriez pas qu’elle fut ailleurs. Assise sur son petit derrière, la pointe de son museau en l’air, elle dresse l’oreille.
Le grand paysan paraît affectionner l’adjudant Matheau. Il le prend par l’épaule :
— Cette guerre, mon ami, est une guerre de sections.
Mais la conversation est un peu savante pour Nénette. Il est question d’offensive, de grand mouvement, de mines à poser, d’attaque simulée. On est là sur la terre durcie par le gel précoce. Le crépuscule tombe dans la vallée. La lune se lève derrière les taillis, là-haut. C’est l’heure où, naguère, il faisait bon rentrer chez soi pour s’asseoir auprès du feu. Le grand paysan dit :
— Vous m’avez bien compris, adjudant Matheau ? Vous m’avez tout à fait compris ?
— Oui, mon colonel.
Maintenant c’est l’appel des hommes. Et voici la file des deux sections qui s’allonge sur la pente du coteau. Où va-t-on ? Un vent cinglant vous glace. La foudre incessante gronde toujours. On va dans l’inconnu, dans l’obscurité, au massacre, à la mort. Le sac est lourd. Le terrain escarpé. De temps en temps, un homme bute sur une souche. À intervalles, on croise des civières que les brancardiers descendent avec peine, et puis des soldats aux pieds gelés, égarés dans la nuit. Il y a cinq kilomètres à faire, avant de gagner le point assigné du secteur. Nénette, de droite et de gauche, folâtre…
Le clair de lune est devenu splendide. On lirait le journal si on en avait le temps. Mais on chemine à présent dans les boyaux des tranchées. Voici la tranchée de première ligne d’où le mouvement ordonné doit partir. On s’y installe. Un retardataire arrive en soufflant. C’est Balandard qui court ainsi depuis le cantonnement, sans avoir pu rattraper sa section. Il voyait de loin les camarades, et la petite tache blanche de Nénette le guidait lorsqu’ils s’effaçaient dans l’ombre. Tout époumoné, il crie :
— Vous ne savez pas ? je suis cabot ! Oui, les gars, je suis cabot, le colonel vient de me nommer.
— Sacré Balandard ! murmure Pas-de-Chance, émerveillé.
Mais Balandard se trouble : sa voix s’altère.
— Quand ma petite femme saura ça !…
Il n’en peut dire davantage. D’ailleurs, là-bas, à l’extrémité du couloir, l’adjudant donne des ordres qu’on se répète de bouche en bouche :
— Au commandement, vous vous assoirez, tous, au bord arrière de la tranchée.
— D’un bond, vous gagnerez le bord avant.
— Alors vous vous coucherez et vous vous porterez ainsi à cinquante mètres de la tranchée ennemie.
— Et là, vous tiendrez sans tirer un coup de fusil.
Les voix s’étonnent ; elles se troublent, mais elles répètent docilement :
— Et là vous tiendrez sans tirer un coup de fusil.
— Jusqu’à la mort.
D’un bout à l’autre de la tranchée, la phrase circule, glaciale :
— Jusqu’à la mort… Jusqu’à la mort…
— Nénette ! appelle Matheau, viens ici. Tu vas nous suivre, ou même nous précéder. Tu es, Nénette, notre panache, le drapeau de notre insouciance française, et le héraut de notre infrangible ténacité. Viens à la mort avec nous, Nénette, petite âme du régiment, qui sers la France à ta manière légère et folle. Les Boches n’ont pas de petit chien comme toi : ils ne sauront jamais en avoir, et c’est la raison mystérieuse qui fera notre victoire. Notre victoire, nous ne la verrons peut-être pas, Nénette, mais nous travaillons pour que d’autres la remportent. En avant !
Cet « en avant », l’adjudant Matheau l’a si fortement lancé que toute la tranchée l’a entendu. Aussitôt, comme s’il s’agissait d’une partie de barres, une brochette d’hommes assis s’alignent sur le bord arrière du couloir. Un coup de sifflet : les voici en avant. Ensuite les corps s’allongent par terre et progressent en se traînant. Le drap bleu de la capote fait, avec la bosse du sac, deux taches obscures qui disparaissent dans la couleur du terrain. Mais les clous des godillots étincellent au clair de lune, et l’on ne voit pas autre chose que cette longue file de souliers, tirés par saccades, qui avance lentement.
Attention ! des balles sifflent. Oui, mais elles viennent d’une tranchée française, creusée de biais, à droite, et qui s’est méprise sur le mouvement qu’elle distingue mal. L’adjudant Matheau se crispe. Comment ! ses deux sections atteintes, stupidement, par les nôtres ! Et parcourant le front de ce cordon humain, il réclame :
— Un homme de bonne volonté, pour une liaison.
Silence.
Matheau réitère sa demande. Nida fait un geste, mais Pas-de-Chance l’a devancé. Et le voici face à l’adjudant. Les deux hommes, le ventre sur la terre durcie, échangent quelques mots.
— Mon adjudant, dit le soldat, je suis un dégoûtant. J’ai laissé tuer Crenn, puis le caporal Minerbe, l’autre fois. Eux, ils avaient de la famille. C’était à moi de marcher.
Et l’enfant des « Fortifs » lève son front tatoué pour dire qu’il est prêt. C’est bon. Il va se diriger vers la tranchée française, pour avertir les camarades. Ce sera dur !
Pendant ce temps, on gagne du terrain. La tranchée boche est à cent mètres… à quatre-vingts. Soudain, le bouillonnement d’une mitrailleuse, et la course effrénée des balles ennemies au ras de l’herbe…
Mais il y a une erreur de réglage : les projectiles ne blessent que la terre gelée où ils s’enfoncent. Et la ligne des souliers à clous progresse toujours. Nénette bondit dans l’herbe après les balles. L’adjudant, pareil au chien de berger, fait à quatre pattes le tour de son troupeau.
— Hardi ! hardi ! Voyez si Nénette a peur !
La distance n’est plus guère que de soixante mètres. Le tir s’est relevé. Parfois, au long de la ligne, deux godillots s’immobilisent sur le terrain. Mais le reste continue d’avancer régulièrement. N’est-ce pas une chose entendue qu’on tiendra jusqu’au bout ? Les épaules s’aplatissent au ras de terre. Des balles entrent dans les sacs. On les entend résonner sur le fer-blanc du quart. Enfin, voici la halte.
— Abritez-vous ! fortifiez-vous ! crie l’adjudant Matheau.
Et saisissant un pic sur le dos de Nida, il se met à creuser fiévreusement le sol, pour donner l’exemple. Une divine espérance l’anime, celle de sauver sa troupe entière, dont pas un homme encore ne semble atteint mortellement. Et puis ne faut-il pas à tout prix tromper cette effroyable immobilité devant la mort ? Le temps passe. Là-bas, la fusillade fait rage. Mais déjà un petit bourrelet de terre s’édifie.
Soudain l’éclair attendu aveugle Matheau : un choc formidable dans la tête, et la chute de son corps dans la terre qu’il vient de remuer…
Presque au même instant, un épouvantable fracas de cataclysme : en face, le paysage semble se soulever dans un nuage. Des morceaux du sol sautent en l’air ; des casques à pointe, des formes humaines apparaissent parmi le feu, dans l’explosion. Deux cents mètres de tranchée allemande viennent d’être bouleversés par nos mines.
E)t vous comprenez maintenant pourquoi cette hardie, cette invraisemblable diversion de nos coloniaux, pendant laquelle, sournoisement, une escouade du génie creusait la terre et posait ses engins.
XIII
Quand l’adjudant Matheau se réveille, il est confortablement couché sur un matelas, au poste de secours. De jeunes médecins auxiliaires se penchent sur son front emmailloté de bandes. Il pose une question :
— Combien sont revenus sur mes quatre-vingt-dix hommes ?
— Quatre-vingts dont la plupart blessés, mais peu grièvement, dit un brancardier.
C’est la radieuse victoire, celle qui a jugulé même la Mort ; c’est le miracle !
Et confondu, l’adjudant Matheau sourit de bonheur.
Sur un matelas voisin, voici la grosse tête de Balandard. Il lève fièrement ses deux mains gantées de blanc, comme pour un assaut de boxe, et dicte à un jeune infirmier une lettre pour madame Balandard : « Ne lui dis pas que j’ai les deux mains fracassées, mais seulement que je suis caporal. »
Les deux frères Hervé sont côte à côte, sur deux brancards jumeaux, bien contents d’être tombés ensemble, car, l’un sans l’autre, c’eût été triste, n’est-ce pas ? Loïk n’a que l’épaule traversée. Nida, plus atteint, garde une balle dans le poumon, mais on lui a promis de le sauver. Et voici Pas-de-Chance, dont le cou est troué près de la carotide. Il s’en est fallu d’un centimètre qu’il ne soit tué. Un jeune médecin épelle sur son front le tatouage :
— Menteur ! s’écrie-t-il en riant.
Tout à coup l’adjudant Matheau, qui souffre atrocement, aperçoit à ses pieds un petit drapeau belge. Et le brancardier lui explique :
— Lorsqu’on vous a relevé, il y avait près de vous un petit chien mort, un fox blanc, au museau noir, qui portait autour du cou ce drapeau. On a pensé que le chien vous appartenait. On l’a enterré là-haut, avec vos hommes, mais on vous a rapporté le drapeau qui était peut-être un souvenir.
XIV
Voilà l’histoire de Nénette, ainsi que me l’a racontée au cours de sa convalescence un héros de cette folle épopée. Je l’offre aux glorieux soldats de l’Argonne dont beaucoup reconnaîtront ici la silhouette capricieuse et familière du petit chien. Que ce récit soit encore un monument à l’ombre de Nénette, qui fut, dans l’infernale vallée, le symbole de leur gaîté, de leur insouciante témérité, de leur âme française.
LA PIPE
DE TEDDY JACKSON
I
Un lourd camion plein de marchandises khaki arrive à Rouen par la route du Nord. Il arrive avec un fracas de tonnerre qui ébranle chaussée et maisons dans le petit village de Boisguillaume, sur le plateau qui domine la ville. Voici qu’apparaît la vallée avec l’océan de ses toits d’ardoises d’où émergent les clochers d’églises, les tours délicates, la flèche effilée de la cathédrale, le donjon à poivrière où Jeanne d’Arc fut captive et les cheminées d’usines, où les écheveaux de fumée s’effiloquent. Au fond, en courbe élégante, la Seine sinue et scintille ; elle coule entre les pylônes géométriques du pont transbordeur, qui figurent, sur chacune des rives, une manière de petite tour Eiffel, et elle va se perdre, indolente, vers les collines de l’ouest, noyées d’une vapeur bleue.
Coing ! Coing ! la géante automobile descend maintenant à toute allure la route qui tombe de la colline verdoyante au cœur de Rouen. Coing ! Coing ! Elle s’engage rue de la République. Place ! Piétons et véhicules s’écartent, affolés. Very well. Voici l’hôtel de ville au péristyle grec et froid, qui fait angle droit avec le long vaisseau gothique de l’aérienne basilique de Saint-Ouen. Le camion tourne. Ses roues monstrueuses broient les larges pavés de grès de la rue Thiers. Enfin voici la rue Jeanne-d’Arc, une maison de briques à l’aliment : The Royal Army Office. — Stop !
Deux vantaux s’ouvrent à l’arrière du camion. Un à un, vingt-quatre soldais khakis, armés de vingt-quatre pipes, sautent sur la chaussée. Ils ont le teint cuit, les yeux bleus, le poil doré. Voilà dix-huit mois qu’ils tiennent, sur l’Yser. Ils ont connu tour à tour et souvent simultanément les balles, les obus, les marmites, les gaz asphyxiants, suffocants, putrides, et jusqu’aux liquides enflammés. L’un d’eux, le « corporal » Teddy Jackson, a dans le temporal gauche une dépression où logerait son pouce. Mais vous ne la voyez pas sous l’ample visière de sa grave casquette. Corporal Teddy Jackson, des King’s Royal Rifles, revient avec ses compagnons d’un pays où chaque nuit l’on couchait dans la boue ; mais le drap de leur uniforme, les ors de leurs boutons, les cuirs de leurs ceintures aux fontes multiples, ont la fraîcheur d’un équipement de fantaisie comme on en voit aux vitrines de Piccadilly. Corporal Teddy Jackson mesure 1 m. 78 de hauteur. Il a le visage maigre, et de puissants maxillaires sur lesquels joue une peau rasée couleur de brique. Il pénètre dans les bureaux militaires le buste droit, le pas lent, l’allure sereine. Corporal Teddy Jackson est peut-être, pensez-vous, un riche propriétaire du Yorkshire ? Non, monsieur ; avant de s’engager en 1914 dans les King’s Royal Rifles, il était à Londres, à Brighton Hôtel, pour la vaisselle. Well.
II
Aujourd’hui le voici pour un repos de quarante jours, à Rouen, ville d’amitié anglaise, située entre le Havre et Paris. Il campera cette nuit au champ de courses, trois kilomètres plus loin que le faubourg, au sud de la ville. En attendant, ses formalités terminées, il lui reste quatre heures de loisir. Ce n’est pas trop. C’est assez. Il entreprend l’arpentage solennel des rues. Seul ? Certainement, monsieur : quel besoin aurait-il de s’encombrer de compagnons auxquels il n’a rien à dire ?
Corporal Teddy Jackson descend la rue de la République où l’on voit, aux devantures, des couronnes de mariées fleurissant un coussin de velours rouge, sous un globe de verre. Ce spectacle retient Teddy de longues minutes, comme aussi l’étalage des coutelleries, celui des cartes postales, celui des bijoux. Son œil, qui ne s’est jamais étonné, contemple les couronnes de fleur d’oranger et les couteaux de poche, comme il regardait hier, du créneau, la plaine rousse de l’Yser, la tour démantelée de l’église d’Ypres et la trajectoire sifflante des marmites. Yes.
Quant aux dames et demoiselles qui passent, Teddy Jackson est trop correct pour les dévisager. Mais croyez bien qu’il ne s’en désintéresse pas. Un cœur tendre bat dans sa poitrine. À Brighton Hôtel, il fut engagé trois fois à des femmes de chambre qui ne lui restèrent pas fidèles. Ce furent d’ailleurs les seules occasions où, pour sa consolation, il fit du gin une connaissance totale, complète et regrettable. Aujourd’hui son cœur est libre et la vue des jolies Françaises l’émeut. Il en est conscient et fait d’un mot son analyse psychologique : Patriotism !
Voici les quais de Rouen avec les grands steamers aux mâtures légères, aux cheminées géantes, dont la coque puissante s’élève doucement au-dessus des eaux, à mesure qu’on vide leurs entrailles des barriques de vin, ou des balles de pâte à papier. On y sent le goudron et le cigare. Des tramways s’entrecroisent sur la chaussée ; le trottoir borde de hautes maisons moroses, noircies par les fumées. Corporal Teddy Jackson se sent le gosier sec. Un estaminet, où sont rangés le long des tables les bustes khaki, les visages rasés, les casquettes à l’air neuf de ses camarades, l’attire. Le voilà maintenant assis devant un demi, blond et mousseux, où il trempe ses lèvres. Moment unique, moment divin pour un soldat anglais qui peut alors s’en aller, en toute liberté, au pays des rêves. Teddy se détend. Il inventorie ses richesses mobilières. Sur la table s’aligne bientôt ce qu’il possède, à savoir une montre fine et plate d’acier bruni, un solide couteau nickelé avec tourne-vis et tire-bouchon ; une charmante petite balle allemande, bijou d’argent délicat et pointu, celle qui s’était insérée dans son front, là où vous voyez, sous la visière de sa casquette, une dépression à loger le pouce, et enfin cette honorable pipe, véritable sweetheart de Teddy, sa plus chère amie, payée trois pence à Saint-Omer le jour du départ et qui n’a pas quitté ses lèvres depuis dix-huit mois. Elle est de terre brune et, souvenir insigne, portait naguère un petit ornement caudal que l’autre jour, entre Zillebeke et Ypres, une balle boche lui enleva net, sans que les dents de Teddy incrustées au tuyau lâchassent prise. Une cicatrice demeure. Ceci vous explique les soins que met corporal Jackson à bourrer cet objet précieux. D’abord une pincée de tabac blond qui sent le thé, les parfums d’Orient, est longuement triturée dans la paume de la main, jusqu’à devenir tiède et réduite ; puis on enfourne le petit cône odorant dans l’orifice noirci de la pipe ; l’allumage est lent, patient, savant. Une mince fumée bleue monte. Corporal Teddy Jackson, le poing près de son bock, regarde droit devant lui, impassible.
Véritablement, la jeune caissière qui reçoit la monnaie entre un vase de fleurs et un bocal de poissons rouges est la plus jolie fille de France, à ce que pense Teddy. Elle est brune ; sa bouche a un sourire ineffable ; que de gaîté dans ses yeux ! C’est trop de beauté pour corporal Jackson. Il y a dans ce petit réduit soixante pipes anglaises qui fument en silence. La délicieuse caissière apparaît dans un nuage bleu. Vous croyez que Teddy ne pense à rien. Détrompez-vous, monsieur. Il pense à la caissière qu’il a résolu d’épouser légitimement afin de l’amener, après la paix, en Angleterre où elle fera l’envie de tous les gentlemen. Mais sa terrible mâchoire demeure immobile et son œil glacial suit à travers la vitre l’entrecroisement des cars électriques sur la chaussée du quai.
Cependant mademoiselle la caissière n’a pas reçu depuis un an à son comptoir la monnaie de tous les corps de l’armée anglaise, depuis la Scottish Guard jusqu’aux Royal Wales Fusilers, en passant par les King’s Royal Rifles, sans être légèrement blasée sur ces régiments couleur de café au lait qui ont défilé devant elle. De là, ce détachement, cette indifférence qui la rendent plus belle. Soudain, Teddy tressaille : elle parle anglais ! Quelle distance franchie ! Quel rapprochement !
Ce qui s’ensuit, vous l’avez deviné avant que je ne vous le dise : en payant son bock, corporal Teddy interroge délicatement la caissière. Sort-elle parfois le soir ? Peut-on la voir chez ses parents ? Le véritable amour est ainsi. Le véritable amour méprise les atermoiements. Il force aussi les choses de s’arranger. Ainsi mademoiselle Augustine est justement libre ce soir. Ses yeux malicieux de Française avisée ont plongé dans les yeux sans détour de Teddy. Ils y ont vu son âme d’enfant. Ame puérile, force d’hercule. Protection, faiblesse : n’est-ce pas tout ce que cherche la Française dans l’amour ? Mais la prudente Rouennaise, réfléchie et calculatrice, aiguille avec sagesse l’aventure.
— Vous arrivez, vous ne connaissez rien ici : je vous emmène tout à l’heure dîner chez mes parents.
— Well, dit Teddy.
Huit heures ; les voici dehors, côte à côte. Teddy va de son pas automatique. Mademoiselle Augustine trottine à l’allure charmante et menue que règle son talon trop haut. Dans la rue quelques Français se sont égarés parmi les représentants de la British Army. Les Scottish Guards, avec leurs jambes nues et leur petit jupon, ont le regard sentimental et rêveur sous le bonnet écossais mis de travers. Les officiers vont deux par deux, en silence. Des groupes de sept à huit fusilers se rendent, au pas, au camp lointain. Des camions chargés de troupes, où les casquettes anglaises s’alignent en brochettes, face à face, ébranlent la chaussée. Mais dans l’air pas un mot ne passe. Corporal Teddy Jackson n’a pas desserré les lèvres. Mademoiselle Augustine, elle, aurait mille choses à dire et sa langue la démange.
Ne croyez pas que les parents de la petite caissière soient millionnaires. Non. Ils habitent au quatrième, rue aux Ours, deux chambres sur la cour où l’on sent l’oignon frit et la soupe aux haricots. Le papa travaille sur le port, la maman fait de la confection ; les grands frères sont occupés quelque part en Argonne ou en Champagne. Mais c’est une maison à la fois laborieuse et aisée d’ouvriers français où l’on a de quoi pour le lendemain. Vous pensez peut-être que ces braves parents vont pousser les hauts cris en voyant leur Augustine ramener pour le dîner un soldat anglais d’un mètre soixante-dix-huit. Eh bien, non. Ils ne s’étonnent nullement. Le patriotisme explique beaucoup de choses, et il est doux de fraterniser, entre grands peuples dignes l’un de l’autre. Voilà ce que ressentent les parents d’Augustine, en mettant sur la table une assiette de plus. Après tout, ce n’est peut-être pas la première fois.
Ce que je ne vous expliquerai pas, c’est l’état d’âme de corporal Jackson transporté soudain du désert de l’Yser en cette petite cuisine française, parfumée aux relents de mets exquis et nationaux, aux côtés de la plus jolie fille de France, et sous les yeux attendris de deux vieux ouvriers normands, béants d’admiration et d’enthousiasme.
Nous ne sommes pas ici dans le grand monde. La connaissance est vite faite. D’ailleurs Teddy, pour en avoir souffert, a l’expérience des jeunes filles. Il sait bien que celle-là est de l’étoffe dont on fait sa femme légitime. Vous me comprenez, monsieur. Le mariage ou rien. Well. Après la soupe, il pose sa large patte sur la petite main d’écrivain de la caissière.
— Je vous aime, mademoiselle.
Minute adorable. Don d’un cœur limpide. Confiance absolue. Amour et plus qu’amour : mystère ethnographique, je veux dire union de deux races qui ne se sont si longuement combattues que pour mieux s’aimer. C’est la France, avec son charme et son élégance, qui grise Teddy en cet instant. Et c’est à l’étrange, forte et cordiale Angleterre, qu’Augustine sourit en regardant Teddy. Page d’histoire écrite par les humbles. Choses de petites gens qui composent la destinée des peuples.
— Monsieur l’Anglais, dit la maman émue, voulez-vous encore de la soupe aux haricots ?
— Mon cœur est libre, reprend Augustine, mais je ne vous connais pas assez pour vous répondre. »
Je suppose que vous avez déjà très bien déterminé le caractère d’Augustine et sa prudente réserve. Mais ne la jugez pas trop sur ses précautions de petite Normande avisée. Son cœur est enthousiaste ; il est beaucoup plus chaviré qu’on ne le croit pendant que Teddy Jackson, glissant aux confidences, raconte abondamment sa triste vie d’orphelin. Il parle, il va, il va. La caissière, les yeux mouillés, fait un grand effort pour ne rien perdre du récit, car elle entend difficilement le langage ami.
— Qu’est-ce qu’il te dit comme cela ? demande la mère.
Par bribes, mademoiselle Augustine explique.
— Eh bien, voilà : il n’a pas connu son père, et sa mère l’abandonnait quand il n’avait pas trois ans. C’est un pauvre charron qui l’a recueilli. À douze ans, il a crié des journaux dans les rues ; à treize, il était chasseur dans un café. À seize ans, il déménageait à son compte, tant il était déjà solide, les ouvriers de son quartier. Il a été boxeur dans un petit théâtre. Il a gagné des prix en nageant dans la Tamise. Quand la guerre est venue, il se trouvait sans emploi et lavait la vaisselle dans un grand hôtel. Il s’est engagé, a reçu près d’Ypres une balle dans la tête, ce qui lui a valu d’être nommé caporal.
La maman hoche la tête. Certes, l’humble aveu de tant de misères ne respire que la sincérité. Ce monsieur l’Anglais ne se vante assurément pas. Seulement, pour un prétendant à la main d’Augustine, la carrière n’est guère brillante. Le papa, lui, ne s’effraye pas. Au contraire. Nous ne sommes pas ici chez de riches bourgeois, monsieur. Teddy possède un capital qui ne compterait pas pour vous, mais qui influence la décision de ce père de famille plébéien. Ce sont ses bras, sa stature magnifique, sa belle aptitude au travail. D’ailleurs on verra. Teddy reviendra. La guerre n’est pas finie.
Cependant voici que l’heure s’avance. Il faut se rendre au camp lointain. Amoureusement, corporal Jackson contemple Augustine.
C’est le paradis dont le voile se soulève pour ce stoïque paria. Quel gage d’amour lui laisserait-il bien ? Et sans hésiter il arrache à ses lèvres sa compagne de combat, la petite pipe de terre qui ne l’a pas quitté lors des assauts à la baïonnette, qui dormait entre ses dents, lors des nuits passées à la belle étoile sur l’argile détrempée de l’Yser, sa pipe blessée d’une balle comme un soldat véritable, et il l’offre à Augustine.
— Souvenir ! dit-il.
III
Dimanche, Permission de minuit. Belle soirée à remplir. Cinéma.
C’est dans le coin le plus archaïque et du plus pur caractère que possède Rouen. La Grosse-Horloge arrondit au-dessus de la rue sa voûte sculptée de moutons et de personnages. L’ancien hôtel de ville pré-révolutionnaire fait de ses deux façades noircies le coin d’une rue par laquelle on aperçoit les dentelles gothiques du Palais de justice. Et voici à l’autre extrémité de la voie sinueuse, bordée de pignons normands, un morceau d’une cathédrale de rêve, clochetons et pinacles ajourés, que les lumières de la nuit font bleuâtre et légère.
Ici une devanture de music-hall crûment éclairée en jaune par de gros œufs électriques. De gigantesques tableaux sont dressés sur chevalets aux abords de la caisse. Voici Mourir pour la patrie, le Fantôme du Bonheur. Femmes évanouies, avions en feu. Scènes de tranchées. Puis le côté comique : Coco va dans le monde. Cinéma ! Cinéma ! Fallait-il que les managers de la joie humaine arrivassent au xxe siècle pour s’apercevoir qu’aucun jeu de l’esprit ne divertira jamais l’homme autant que l’image !
Une petite pluie fine et fraîche, la petite pluie rouennaise, saupoudre les visages, englue le pavé. Une longue file de soldats anglais fait queue à la caisse pour les billets. Teddy prend son tour. Gravement le voici maintenant dans la salle obscure. Sur l’écran passent les films drolatiques : coups, gifles, automobile emballée crevant les devantures, entrant dans les boutiques : piles de marchandises s’effondrant, fracas de tonnerre, victimes coupées en morceaux qui se recollent. Dans les ténèbres de la salle éclate un rire sonore et puissant, le rire de tous ces soldats anglais que la rue, tout le jour, a vus graves et sévères et qui, devant ces tableaux burlesques, se réjouissent bruyamment dans une gaîté qui touche au délire.
Entr’acte. Illumination de la salle blanche. Teddy s’aperçoit qu’il a pour voisines deux ravissantes petites ouvrières, toutes jeunettes encore, aux joues rondes, au cou blanc, aux fossettes délicates : grâces toutes nouvelles pour le corporal. Elles croquent des pastilles de menthe.
— En voulez-vous, monsieur l’Anglais ?
Le joli geste ! Que d’amitié ! Que de confiance ! Teddy prend des pastilles. Une révolution se fait dans son trop sensible cœur. Sa peau rasée, couleur de brique, se plisse rudement sur ses mâchoires géantes : c’est un doux sourire qu’il adresse à sa voisine. Mais le spectacle recommence. Voici le parc d’un château où deux fiancés amoureux se promènent au clair de lune. Un drame les sépare. Ils doivent s’arracher aux bras l’un de l’autre. Pleurs. Désespoir. Baisers déchirants. Une larme tombe sur la tunique fauve de Teddy. Il se voit dans un parc semblable aux bras de sa jolie voisine. Bien plus, il se voit à Londres le mari de cette gracieuse personne. Ils ont une chambre élégante garnie de légers meubles laqués. Teddy a trouvé un emploi lucratif et il offre de riches toilettes à sa jeune épouse. Je crois même qu’ils ont un amour de petit enfant.
Je sais bien que vous pensez à Augustine et aux braves gens de la rue aux Ours. Eh bien, Teddy n’y pense nullement à ce moment-là. Peut-être que vous allez le juger très sévèrement. Vous ferez bien. Cependant je réclame pour mon héros des circonstances atténuantes souveraines. Songez qu’il vient de passer dix mois dans l’enfer, en tête à tête avec la mort ; qu’il a vu ses frères tomber l’un après l’autre ; que ses yeux ont supporté des visions de carnage,
que lui-même a tué sans relâche, et
qu’en se couchant le soir sur la terre nue, il sentait que cette terre menaçait de l’engloutir demain pour toujours. Puis qu’aujourd’hui, soudainement, la vie avec tous ses charmes lui apparaît ; qu’il entrevoit ce qu’un cœur anglais ne peut concevoir sans émoi : l’amour. Songez que Teddy n’a jamais connu le bonheur, qu’il est donc malhabile à établir les bases du sien, qu’il en est avide, qu’il croit le saisir partout ; qu’enfin il est ébloui devant la clarté de la vie, comme un homme qui sortirait du tombeau.
On quitte ensemble le Cinéma. Les jeunes filles habitent les hauts quartiers de la ville. Teddy offre son bras à la plus jolie. Ne me demandez pas comment vont converser, durant le trajet, ces deux êtres qui ne parlent pas la même langue. J’en ai vu beaucoup dans ce cas qui se comprenaient parfaitement, et ce me fut toujours un mystère. Les rues sont désertes. Une lueur électrique violette tombe des lampadaires. On n’entend que le pas des promeneurs frappant le pavé gras. Voici les ruelles étroites des quartiers populaires où des chats blancs, d’une allure dansante, fuient le long du ruisseau. La jeune ouvrière fait épeler son nom à Teddy. Ingénument on les entend s’appliquer : mademoiselle Mé-de-leine, monsieur Té-dé. C’est pour chacun des deux une musique délicieuse ; leur rire s’égrène doucement. Enfin voici la maison des deux sœurs. Ce n’est pas un palais, mais qu’importe à Teddy ! Demain il viendra voir les parents. L’arrangement vient d’être pris, je ne sais comment, au moyen d’un langage magique. Maintenant il faut se quitter, et vous êtes témoin, monsieur, que les choses se passent aussi cérémonieusement que dans le monde. Corporal Teddy Jackson garde, pour la suprême poignée de main, toute la correction anglaise. Cependant c’est triste de se séparer ainsi sans le moindre témoignage qui fixe dans la mémoire une si divine soirée. Soudain Teddy fouille sa poche. Il y trouve la petite balle pointue que lui a laissée dans le front cette cicatrice béante, marque de ceux qui regardèrent la mort en face. Teddy y tenait beaucoup à cette balle. Mais la petite Française est si jolie, et la mystérieuse alliance des nations, si douce ! Il tend donc à Madeleine la balle allemande dont un geste de son doigt au front explique l’histoire.
— Souvenir ! dit-il.
IV
C’est le lendemain au réveil que Teddy Jackson entrevoit l’inextricable difficulté de sa situation. Il se rappelle à la fois Augustine et Madeleine. Voilà un homme bourrelé, et qui maudit l’amour. Où la faiblesse de cœur peut-elle entraîner ! Mieux vaut ne jamais prendre femme que de s’exposer, en choisissant, à de tels oublis. Pauvre Augustine ! Pauvre Madeleine ! Décidément Teddy veut rester vieux garçon.
Ses corvées finies, au camp, il remonte lentement vers la ville. Inutile de vous dire que rien n’est changé dans son allure. Ce géant que le remords agite, s’en va du même pas mesuré dont il arpentait les rues, hier soir, au clair de lune électrique. Devant lui, par delà le fleuve chargé de bateaux, s’étendent comme un rideau les maisons monotones des quais, puis, au-dessus, ce sont les silhouettes aiguës des clochers d’églises, des clochetons, des tours, et la gigantesque aiguille de fonte vert-de-grisée : la flèche de la cathédrale. De longues théories d’Anglais s’engagent sur le pont. Leurs casquettes ressemblent de loin à de larges pastilles jaunes.
Depuis un instant, le caporal Teddy Jackson s’intéresse malgré lui à une personne encore jeune et belle, au petit chapeau élégant, qui accomplit précisément le même trajet que lui. Il la voit de biais, de coin, de ce regard anglais qui ne semble pas regarder et cependant discerne tout. Elle a de beaux sourcils noirs, bien arqués, et le menton rond, à la française. Mais ce qui attire l’attention de Teddy, c’est qu’elle porte souvent son mouchoir à ses yeux avec un air désolé qui attendrirait un roc. Ensemble ils entrent dans cette rue de la République, chère à la British Army, qui commence aux bords de la Seine, et dont le front se couronne de verdure là-haut, quand, dans sa montée rectiligne, elle a gravi toute la ville. La vitrine d’un marchand de cartes postales retient Teddy. Elle retient également la jeune fille désolée. Là, Teddy ose lever les yeux sur elle. La jeune fille ose tourner vers lui son regard mouillé de pleurs.
— Je suis fâché que vous pleuriez, ne peut retenir Teddy.
Miracle ! il a dit cela en anglais, et elle a compris. Et voilà qu’un flot de confidences s’échappe de ses lèvres, dans un mélange inimitable de sa langue maternelle et de celle de Teddy. Teddy connaît-il Joe Miller de la Scottish Guard ? Non ? réellement ? C’est un criminel. Après avoir promis le mariage à la jeune fille désolée, mariage dont le gage léger était une ravissante petite bague d’aluminium qu’elle porte encore au doigt, il lui a faussé compagnie pour s’engager à une personne de rien, habitant rue de la Rose. Ici les yeux de l’inconnue laissent couler un torrent de larmes. Comme elle l’aimait, cet ingrat de Joe Miller ! Ils chantaient ensemble Tipperary et elle s’était fait un corsage écossais pour lui ressembler davantage. C’est afin de lui plaire qu’elle avait appris l’anglais. Tout cela pour qu’il la trahît aujourd’hui avec une personne de la rue de la Rose !
— Joe Miller est un misérable, déclare sévèrement Teddy.
Vous trouvez peut-être que corporal Jackson, dans l’occasion, manque un peu d’indulgence. Je le trouve aussi. Mais vous reconnaîtrez avec moi qu’en cela il est humain, et que la faute d’autrui nous paraît toujours étrangement plus noire que la nôtre. D’ailleurs son cœur trop sensible ne lui permet pas de supporter le chagrin d’une femme.
— Promenade ensemble ? propose-t-il, en guise de consolation.
Tout le monde sait qu’une promenade n’engage à rien, même pas une personne désolée. Celle qui nous occupe accepte donc volontiers la diversion. Teddy Jackson la reconduira jusque chez elle. Il ne sera question en route, comme il convient, que de la perfidie de Joe Miller. Mais mademoiselle Louise — ainsi se nomme la jeune fille trahie — trouve un charme singulier à entendre le caporal lui répéter sans cesse :
— Je suis fâché que vous ayez du chagrin.
Cette rue où ils arrivent est la rue Poisson. Elle grimpe vers le boulevard. Mademoiselle Louise y habite ; son père y exerce le métier de cordonnier.
— Déjà, soupire-t-elle en apercevant le logis paternel. Quelle heure est-il donc ?
Teddy tire sa montre d’acier bruni : les dernières lueurs du crépuscule lui permettent d’y lire sept heures et demie.
— Vous avez une jolie montre, dit mademoiselle Louise.
— C’est qu’elle vient d’Angleterre, dit corporal Teddy.
— En Angleterre on fait de belles montres, avoue mademoiselle Louise.
Teddy balance une minute avant l’acte décisif dont l’idée vient de l’effleurer. Cette montre lui rend d’éminents services. Un soldat anglais doit toujours savoir l’heure. Mais il est doux pour un cœur sensible de voir le sourire de la joie revenir aux lèvres d’une jeune fille désolée. Autre chose est de donner sa montre à un inconnu, autre chose de l’offrir à une personne charmante que rien n’empêche de devenir un jour votre femme, de telle sorte que, si par hypothèse le mariage s’accomplit, le donateur devra retrouver sa montre comme premier meuble de la communauté.
— Ah ! fait avec effort mademoiselle Louise, disons-nous adieu, car demain vous m’oublierez et je ne vous reverrai plus.
— Jamais je ne vous oublierai, jupe solennellement Teddy. Je reviendrai demain vous voir chez vos parents, car je vous aime.
En même temps, de l’air d’un homme qui prouve irréfutablement ce qu’il avance, corporal Jackson prend sa montre et la dépose tendrement dans la main de mademoiselle Louise.
— Souvenir ! dit-il.
V
Voulez-vous savoir comment campe un soldat anglais ? Il a pour abri une belle tente conique dont les toiles sont solidement attachées à la terre ; un confortable plancher circulaire y recouvre le sol. Quand vient le soir, sept par sept, les soldats vont au magasin chercher leur paquetage composé de deux couvertures de laine, et ils reviennent s’étendre pour dormir. De sorte que la nuit, le mât central de la tente fait comme l’axe d’une étoile dont chaque rayon serait un homme. C’est ainsi que dort Teddy Jackson.
Le dimanche, par permission du commandant de base, la foule rouennaise envahit le camp. Débordante fraternité. Échange de cigarettes. Rumeur sourde et enthousiaste. Rires d’enfants. Pleurs de nourrissons que leurs mères ont amenés. Bruits populaires. Intimité d’un peuple reçu chez une armée alliée qu’il héberge.
Corporal Teddy Jackson, debout à l’entrée de sa tente, fume avec regret une pipe de bruyère achetée rue Grand-Pont. La saveur en est acre et amère. Il se souvient d’une autre pipe qui lui avait coûté six sous à Saint-Omer et qui portait une blessure glorieuse. Glorieuse pour Teddy, s’entend. Cette pipe était subtile et parfumée. Elle contenait d’ineffables consolations. Puis elle avait été le témoin de grandes choses. La nouvelle venue n’a pas d’histoire. Il faut qu’une pipe ait une histoire. Faute de quoi, elle ne raconte rien au maître qui la fume. Corporal Teddy n’a plus de rêves. Il n’ose plus en faire. La vie est morne.
— Monsieur l’Anglais ! C’est permis de voir comment votre tente est faite à l’intérieur ?
C’est une douce voix de jeune fille qui a parlé ainsi. Par naturelle politesse, par courtoisie, spontanément, sous l’influence de cette voix adorable qui l’émeut, corporal Jackson, qui n’a rien compris, propose :
— Visiter le camp, mademoiselle ?
— Visiter le camp, yes ! accepte l’inconnue en rougissant.
Les voilà partis, sinuant entre les tentes, s’engageant dans les rues multiples que dessinent leurs alignements, pénétrant dans les cuisines, les réfectoires, les laveries, les sécheries, les salles d’ablution, les salles de bains, les salles de musique, les salles de cinéma. La gaîté de la jeune Rouennaise réjouit Teddy. C’est un vivant éclat de rire. Sa fierté de posséder pour la guider dans le dédale un chevalier anglais, au vu et au su de ses concitoyens qui, eux, se débrouillent tout seuls, augmente encore sa joie. Elle et Teddy s’entendent par signes. Ainsi elle lui a fait comprendre en pianotant sur une boîte de conserves, qu’elle était dactylographe, et lui, par des gestes coupants, grâce auxquels il se retranchait de toute famille, de tout lien, qu’il était seul au monde. Il a demandé son nom. Elle a dit Jeanne. Il a répondu religieusement :
— Comme Jeanne d’Arc.
Le brouhaha, le tournoiement de la foule autour d’eux, le soleil qui ruisselle sur le camp, le panorama gigantesque qui s’étend au loin jusqu’à ces collines bleues marquant là-bas le cours de la Seine, les grise un peu. Comme ce rire frais, sonore, continuel, rire d’enfant heureuse, rire tendre et sentimental de Française étonne Teddy ! Jamais il n’a entendu pareil rire à Londres. Il le provoque, il l’entretient. Il pense qu’il serait agréable, après la paix, d’avoir pour la vie une pareille compagne qu’il retrouverait le soir après sa journée de travail, et qui l’enivrerait de ce rire doux et perlé. Cependant le jour baisse. La foule se retire lentement : le camp se vide, les pèlerins reprennent la route de la ville. La petite dactylographe va partir. Moment déchirant de la séparation ! Se reverra-t-on jamais ?
— Je suis fâché que vous partiez, dit Teddy avec un soupir que comprend mademoiselle Jeanne.
Elle reprend :
— Je reviendrai dimanche prochain.
Aléatoire promesse ! Éventuel rendez-vous ! Combien fragile est le lien qui vient de se nouer entre leurs cœurs ! Ne faudrait il pas un signe tangible qui montrât la solidité de leur sympathie, et qui fût le gage de sa constance ? Hélas ! Teddy tâte en vain sa tunique. Ses poches sont vides. Il ne possède plus rien, rien qui ait été une partie de sa vie, aucun objet témoin de ses exploits, rien que le magnifique et solide couteau de l’armée anglaise qui ouvre les boîtes de beurre du Canada, débouche les litres de vin de France, scie le bois, coupe le fer. Ce n’est peut-être pas le plus idéal cadeau qu’on puisse faire à une jeune fille, mais le plus bel Anglais du monde ne peut offrir que ce qu’il a. Et Teddy Jackson, timidement, tend à la jolie dactylographe son gros couteau d’ordonnance aux multiples usages.
— Souvenir ! dit-il.
VI
Alors commence pour corporal Teddy Jackson l’ère d’un sombre désespoir. Voilà un homme qui ne sait plus l’heure. Pour couper son pain il doit emprunter le couteau d’un de ses hommes, sans parler des vis à tourner, des boîtes à ouvrir, des bouteilles à déboucher. Quand on l’interroge sur la cicatrice de son front, s’il raconte sa blessure, il ne peut plus exhiber la moindre pièce à conviction. Mais, vous serez peut-être surpris, monsieur ; le pire pour Teddy, c’est de n’avoir plus sa pipe de l’Yser, celle qu’il avait payée six sous à Saint-Omer et encore parce qu’on l’avait exploité. Car de vous à moi, monsieur, on sait bien qu’elle n’en valait que deux. Cette pipe, je vous l’ai dit, était sa plus chère amie.
Quand il l’avait aux lèvres, il ne se sentait plus seul au monde ; cela venait des durs moments qu’ils avaient passés ensemble. Au surplus, elle avait pris là-bas, dans les tranchées, un goût qui n’appartenait qu’à elle. Or, une balle, il pouvait en recevoir une autre. Une montre, un couteau, en faisant des économies pendant une quinzaine, il lui était loisible de s’en offrir sur sa solde de sept shillings la semaine. Mais ce qu’il ne retrouverait plus jamais, c’était sa compagne de l’Yser, sa pipe de terre brune, blessée d’une balle, dans la tranchée belge, qui distillait le tabac anglais comme un alambic.
À ces tourments, joignez ceux que lui cause le souvenir des quatre jeunes filles qu’il a commis l’imprudence de choisir successivement pour femmes : Augustine, Madeleine, Louise, Jeanne, toutes également charmantes et qui l’attendent en vain depuis tant de jours. Quatre fois criminel, Teddy se sent accablé sous le poids de ses trahisons.
Cependant les jours passent. Corporal Jackson conduit ses hommes à l’exercice, boit son thé, prend son bain et fume la mauvaise pipe achetée rue Grand-Pont. Le temps est un merveilleux classeur pour les souvenirs. Il les range chacun à sa place, par ordre de valeur. Savez-vous de quoi Teddy s’aperçoit un beau matin ? Eh bien, il constate clairement que Jeanne, Louise, Madeleine s’évanouissent progressivement dans son esprit. Oui, le rire de la dactylographe, les pleurs de la jeune fille désolée, les fossettes de la petite ouvrière ne sont plus en lui que de vagues visions. Mais quand il se remémore Augustine si sérieuse et si prudente, assise à la table de ses parents, dans l’atmosphère de la soupière fumante, et disant avec son joli accent français : « Mon cœur est libre », celui du malheureux Teddy croit recevoir un coup de baïonnette. C’est là qu’hélas était le bonheur ! D’ailleurs, de tous les souvenirs qu’il a tour à tour offerts aux jeunes Françaises élues, il n’y en avait qu’un qui fût un véritable gage d’amour. C’était ce qu’il possédait de plus précieux, et de plus cher. C’était le présent qu’il avait fait à Augustine. C’était sa pipe de l’Yser.
Si nous étions au temps des légendes, monsieur, je vous conterais, pour tout expliquer, que cette pipe était fée. Et cela vous rendrait intelligible la fin de mon histoire. Mais je ne me permettrais pas de vous dire des balivernes. Cependant, sachez ceci : la pipe de Teddy, mademoiselle Augustine l’avait soigneusement ramassée dans un tiroir de sa commode entre ses voilettes et ses mouchoirs. Et de là, cette pipe merveilleuse appelait Teddy et lui parlait sans cesse, bien qu’il fût à quatre milles de là, couché sur le plancher d’une tente, ou à boire du thé, à la table d’un réfectoire. Et la pipe disait : « Revenez, Teddy ; vous voyez bien que vous n’aimez qu’Augustine, que vous ne pensez qu’à elle, et que c’est elle seule que vous regrettez. Véritablement vous n’avez trahi qu’Augustine. Elle-même vous aime, Teddy ; je l’entends pleurer tous les soirs quand elle s’endort dans son petit lit de jeune fille, auprès de la commode où elle m’a déposée. Revenez, Teddy, et vous me retrouverez en retrouvant Augustine. »
Ainsi parlait la pipe, blessée d’une balle boche entre Zillebeke et Ypres. Et corporal Teddy Jackson, impassible, écoutait cette voix menue qui susurrait à son oreille. Il l’écoutait si bien qu’un beau soir, après le thé, il s’achemina vers la ville. Je ne vous étonnerai pas, monsieur, en vous disant qu’il se rendit tout droit rue aux Ours.
Le papa et la maman d’Augustine étaient là, et avec de grands saints, lui serrèrent chaleureusement les mains. C’était la seule conversation possible, car Augustine n’était pas encore de retour. La maman mit une assiette de plus sur la table en se réjouissant, parce que c’était le jour du pot-au-feu. Elle fit asseoir Teddy, et elle découvrit le pot. Des parfums délectables se répandirent. À ce moment Augustine rentrait. Elle vit Teddy et poussa un cri de joie. Après quoi elle versa d’abondantes larmes. Il lui dit qu’il n’avait pu revenir plus tôt, mais que, si elle le voulait bien, ils se marieraient après la guerre, ce qui fut une chose entendue. Puis ils mangèrent la soupe. Et après le repas, Teddy demanda sa pipe de Saint-Omer qu’il fuma en silence.
Ici se termine l’histoire, monsieur. Je forme avec vous de grands vœux pour qu’après la Victoire, corporal Teddy Jackson revienne sain et sauf afin de faire le bonheur d’Augustine. Hurrah pour la France et vive l’Angleterre !