Mirage (Mousseau)/Chapitre VIII

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C. A. Marchand (p. 74-77).


CHAPITRE viii



Louis entrait dans les derniers six mois de sa vie d’étudiants, dans la période décisive et finale pendant laquelle tous les étudiants, même les moins assidus, se mettent avec ardeur au travail.

Ayant suivi ses cours avec une régularité exemplaire, ayant passé au fur et à mesure tous ses examens trimestriels, il n’avait rien pour l’ennuyer et le déranger dans ses études, et il repassait avec soin toutes les matières du cours universitaire, le droit maritime, le droit constitutionnel, le droit civil, la procédure, le code pénal et tant d’autres choses que l’on apprend à l’université et que l’on est obligé d’apprendre davantage dans la profession.

Avec l’esprit de camaraderie qui les distingue, les étudiants repassent leurs matières et préparent leurs examens par groupe de trois ou quatre, s’interrogeant et répondant tour à tour. Cette méthode diminue le danger du surmenage et empêche le travail d’être trop abstrait. Elle a aussi l’avantage d’obliger à réfléchir et de faire voir bien des points auxquels on ne penserait pas si on travaillait seul.

Louis et Arthur s’étaient adjoints deux compagnons d’étude et tous quatre bûchaient ferme. Arthur retardait bien un peu les autres par ses lenteurs, dues au fait qu’il n’avait pas étudié sérieusement depuis qu’il était à l’université, mais ils avançaient tout de même d’une manière satisfaisante. Ils étudiaient en leur particulier pendant plusieurs heures, chaque jour, et ils se réunissaient ensuite, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, pour revoir ensemble ce qu’ils venaient d’étudier seuls.

Ils travaillaient avec confiance, car ainsi réunis, ils avaient tous l’illusion qu’ils en savaient autant l’un que l’autre. L’épreuve de l’examen dirait si leur confiance les trompait et si ceux qui n’avaient jamais pris leurs études au sérieux, comme Arthur Doré, avaient pu en six mois rattraper le temps perdu pendant trois ans.

Les familles ― et elles sont nombreuses ― qui ont compté des étudiants parmi leurs membres, savent mieux qu’il n’est possible de le dire ici comment on suit, de loin, les étudiants, à la veille des examens, comment on s’intéresse à leurs travaux et comment on fait des conjectures sur le résultat des examens. Dans les familles riches, c’est la vanité qui est en jeu et dans les familles pauvres, ce sont les sacrifices de dix ans faits pour maintenir un jeune homme au collège puis à l’université qui peuvent être rendus lamentablement inutiles par un échec. Que de suppositions on fait, que de fois on parle de cet événement redoutable qui approche, dans les foyers des étudiants, pendant les derniers six mois ; que de craintes on ressent, que d’espoirs on caresse.

Chez le père Duverger, on ne mettait pas en doute le succès de Louis, mais que de nuits sans sommeil passa madame Doré en pensant à Arthur.

Louis ne cessait pas de fréquenter la maison du docteur, en dépit de son redoublement de travail. Il trouvait même que ses visites le reposaient mieux que tout autre délassement. Et puis il commençait aussi à être avec Ernestine dans des termes qui n’auraient pas souffert de relâche dans les visites : ils étaient virtuellement fiancés et se considéraient comme promis l’un à l’autre.

Ils en étaient venus insensiblement à cette situation, par la force des circonstances, car leur roman, pour tendre qu’il fût maintenant, avait auparavant été quelque peu terre-à-terre, comme cela arrive assez souvent entre gens d’un caractère calme et posé. Louis n’avait guère connu que trois jeunes filles dans sa vie : Marcelle Doré, Marie Beaulieu et Ernestine. Il aurait aimé la première, mais il en avait été éloigné presque à son insu, en même temps que la même force imprévue le rapprochait d’Ernestine. Quant à Marie, elle eût été une excellente femme, quoique la mentalité de la jeune fille ne fût peut-être pas à la hauteur de la sienne, mais il n’avait jamais pensé à elle sous ce jour.

Les prévenances des parents d’Ernestine et les manières gracieuses et gentilles de leur fille avaient fait le reste.

Louis était le clerc du bureau de Larue, qui avait l’intention de le prendre comme associé aussitôt qu’il serait reçu, car l’avocat avait apprécié les qualités du jeune homme. Tout s’était donc arrangé à souhait et il ne restait plus à Louis qu’à passer ses examens pour que ses fiançailles fussent annoncées officiellement.

Il envisageait l’avenir avec sérénité, satisfait de ce que le sort semblait tenir en réserve pour lui et ayant conscience de l’avoir mérité.

Les examens d’été du Barreau se tiennent à Québec.

Le voyage enchanteur à la vieille Capitale, qu’un grand nombre d’étudiants font pour la première fois, adoucit quelque peu la terreur de l’épreuve.

Les séances ont lieu au palais de justice et on va s’asseoir, pendant des intervalles de repos sur les bancs de la terrasse ou dans le square pittoresque compris entre le Palais, le Château Frontenac et la terrasse. On admire le paysage sublime formé par les deux falaises du fleuve et par la perspective immense des côtes de Beauport, près desquelles l’île d’Orléans jette sa note gracieuse de verdure, qui tempère la grandeur altière du décors.

Cette année-là, les questions furent assez faciles et presque tous les étudiants furent heureux dans leurs examens. Arthur fut au nombre de ceux qui, pour employer le langage de l’université, furent « bloqués ». Il fit une scène de désespoir, le soir, à l’hôtel, et ses amis eurent toutes les peines du monde à lui faire comprendre que tout n’était pas perdu et qu’il pourrait se reprendre, dans six mois, et se faire recevoir. Ce n’était pas un malheur irréparable, lui disait-on, et ce qu’il avait de mieux à faire était de se reposer pendant quelques mois puis de se remettre courageusement au travail. Il finit par entendre raison et il attendit pour repartir que ceux qui avaient réussi dans leurs examens écrits eussent subi l’examen oral, qui n’était qu’une formalité.

Ils partirent ensuite tous ensemble, emportant de leur voyage ce souvenir profond et vivace que laissent les événements importants de la vie.

Les examens oraux avaient eu lieu le matin, de sorte que le résultat, aussitôt connu, fut télégraphié aux journaux de Montréal, où la nouvelle arriva avant le retour des nouveaux avocats. Elle causa, dans la famille Ducondu, le plaisir que l’on peut croire. Un journal l’apporta aussi, le soir, à Saint-Augustin. Le père Duverger lut, après souper, en fumant sa pipe, la note brève qui annonçait le succès de son fils. Une joie intense l’envahit en pensant au chemin parcouru par Louis, qui était maintenant un « homme de profession » et dont il serait si fier, quand il entrerait avec lui à la grand’messe, dans l’église de Saint-Augustin. La mère Duverger fut émue jusqu’aux larmes et les enfants, auxquels le père Duverger annonça la grande nouvelle, ne purent comprendre pourquoi leur père et leur mère étaient si sérieux et avaient l’air si grave. ― Mais la joie des deux époux était trop grande, leur bonheur était trop profond pour se manifester bruyamment.

Le journal, porteur de bonnes et de mauvaises nouvelles pénétra partout. On le reçut également chez madame Doré. Le nom d’Arthur n’était pas parmi les noms de ceux qui avaient réussi. Marcelle et sa mère comprirent ce que cela signifiait.

La jeune fille eut un moment de révolte : elle avait toujours joué le rôle le plus secondaire dans la maison ; n’avait-elle été privée de toilettes et de plaisirs que pour un être indigne de lui imposer tant de privations et qui n’avait même pas pris la peine d’en profiter ? Une exclamation lui échappa, amère et méprisante : « le bon à rien ! »

Elle n’eut pas plutôt dit ces mots qu’elle s’en repentit. Sa mère avait pâli et portait les mains à son cœur.

Les deux femmes se comprirent alors et elles mêlèrent leurs souffrances dans une poignante étreinte.

Et le journal, qui pénètre dans tous les foyers, continuait d’annoncer la nouvelle. Il l’annonça dans une autre maison de Saint-Augustin, où demeuraient une femme, une jeune fille et un jeune homme en deuil, la demeure de la veuve du père Beaulieu, qui vivait avec sa fille et son fils Henri. On se réjouit dans cette demeure, où Louis était considéré comme un ami.

« C’est le père Duverger qui doit être content, » dit Marie avec plaisir.

— Oui, dit Henri, il a assez travaillé pour faire un « monsieur » de Louis.

Tous les trois parlèrent pendant quelques minutes de l’heureux événement, dont ils se réjouissaient sans envie, en braves gens qu’ils étaient, puis Henri sortit, pour aller faire son « train ».

Le jeune homme était arrivé à Saint-Augustin depuis quelques semaines, avec sa mère et sa sœur, et ils s’étaient installés sur la petite « terre » qui leur restait. Ils avaient été reçus avec sympathie par les villageois, qui auraient certainement ri de l’épicier s’il était revenu au milieu d’eux après s’être ruiné en ville, mais qui respectaient le malheur accompagné de la mort. Joseph était demeuré à la ville. Il avait pris toutes les dettes de la succession à son compte et il ne désespérait pas de les payer toutes et de dégrever les « lots », car il était excessivement entendu en affaires.

Henri pensait aux aventures surprenantes et malheureuses qu’avait rencontré sa famille depuis deux ans, et, tout en soignant les bêtes, dans l’étable attiédie par leur haleine, il réfléchissait que le bonheur et la fortune se dérobent quelquefois bien cruellement devant ceux qui les recherchent.

Quand on regarde au loin, du haut des collines qui bordent les rives du golfe Saint-Laurent, par les beaux jours d’été, on croit apercevoir l’autre rive, on s’imagine même distinguer les espaces boisés et les étendues découvertes, on pense pouvoir compter des taches blanches qu’on prend pour des maisons ; puis le soleil chasse l’illusion et on découvre que ce n’était que du mirage.

Souvent aussi, nous poursuivons des chimères, que nous croyons être très près, que nous pensons pouvoir atteindre et toucher à l’instant ; elles s’évanouissent, nos rêves s’enfuient, les projets que nous croyions sûrs et dont nous escomptions la réalisation prochaine se changent en déception : ce n’était qu’un mirage.


FIN.