Mirage (Mousseau)/Texte entier

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Preface


Le Canada français est un pays de traditions, ― traditions religieuses, traditions nationales et traditions littéraires.

Nos traditions littéraires ont leurs principales racines dans notre belle histoire et dans la religion. Ces deux sources ont produit une œuvre commune, une littérature historique fortement empreinte du sentiment religieux.

À côté de cette littérature s’inspirant du passé, il y a la littérature que l’on peut appeler « livresque », si on l’envisage au point de vue de sa provenance ; c’est un reflet de la littérature de notre première mère-patrie, la France, où on fait facilement la part de l’esprit du terroir et celle des emprunts à un autre fonds que le nôtre.

Il y a enfin la littérature du terroir proprement dite, celle qui sous couleur de peindre les « Canayens » tels qu’ils sont, se sert de mots baroques et d’expressions barbares. Sauf quelques rares romans de mœurs canadiens, nous n’avons pas de littérature courante, de celle qui vit et qui respire, et qui exprime les activités contemporaines, de celle dans laquelle nous nous reconnaissons, où nous reconnaissons les gens que nous coudoyons journellement et qui sont les acteurs de l’heure présente sur la scène de l’Actualité.

Sans doute, tout a été dit et tout a été écrit, et nous ne saurions nous flatter de faire mentir la parole du Sage : il « n’y a rien de nouveau sous le soleil. »

Mais la nature humaine, éternellement la même, est aussi, à de certains égards, éternellement changeante et elle se renouvelle sans cesse, avec les époques et les circonstances différentes, selon les temps, les lieux et les climats ; c’est pourquoi les récits des exploits guerriers des différents peuples nous émeuvent à divers degrés et de différentes manières, et nous préférons lire les pages où sont relatés les faits d’armes du héros de Châteauguay plutôt que de nous intéresser aux héros de l’antiquité. Il en est de même dans d’autres domaines que celui de l’histoire, dans celui de la poésie, dans celui de l’amour et même dans celui du simple fait divers ; chaque récit emprunte un intérêt particulier aux milieux dans lesquels sont situés les personnages.

C’est la raison pour laquelle on prise tant la couleur locale, la raison pour laquelle le parfum du terroir semble si exquis. Et cette originalité de bon aloi que l’on recherche en s’efforçant de parler avec vérité des choses de son pays et de les peindre ressemblantes est aussi nécessaire au point de vue littéraire qu’elle est de nature à plaire au point de vue national, car elle fait éviter la banalité.

Il semble donc qu’on puisse et qu’on doive chercher à introduire la couleur locale dans un genre littéraire qui n’est pas aussi en honneur que les autres parmi les écrivains canadiens-français, dans la peinture de la vie de tous les jours, dans les livres qui traitent de l’Actualité.

Chaque pays a eu ses peintres, de mœurs, — si l’on peut ainsi dire, — qui ont raconté les faits et gestes particuliers de chaque génération, qui ont traduit les sentiments de leurs contemporains et qui ont glorifié leurs idéals et interprété leurs aspirations. Les livres de ces auteurs constituent des documents pour le moins aussi intéressants, quand on veut étudier une époque, que les documents historiques, puisqu’ils sont comme des miroirs où a été fixée l’image de l’état d’âme d’une génération.

Mon désir serait de graver, d’un burin sûr et fidèle, les traits de mes contemporains ; mais cette ambition est difficile à réaliser et demanderait plus de maîtrise et plus d’habileté artistique que je n’en ai. Je me contenterai donc d’esquisser un petit coin du grand tableau que d’autres pourront peindre mieux que moi, me bornant à espérer qu’on dira, après avoir lu les pages qui vont suivre et qui sont un récit véridique d’évènements réels : « c’est bien comme cela que les choses arrivent, chez nous, dans la vie de tous les jours. »

alfred mousseau.

Montréal, le samedi, 18 octobre, 1913.




CHAPITRE PREMIER



Les appels matinaux des oiseaux des forêts des Laurentides se faisaient entendre dans les arbres des côteaux auxquels s’accrochaient des écharpes d’une brume transparente, dorée par les premiers rayons du soleil ; des vallées encore pleines d’ombre montaient des rumeurs confuses, faites des meuglements sourds des bestiaux qui secouaient la torpeur de la nuit, du cliquetis des ruisseaux coulant sur les pentes rocheuses et du bruissement des feuilles qu’agitait doucement la brise du matin. Un à un les sommets s’estompaient, prenaient des contours lumineux ou sombres, selon qu’ils portaient des moissons aux teintes dorées ou des sapins verts. De la terre en travail et des arbres résineux s’exhalaient d’âcres parfums qui se mariaient en une enivrante odeur, à la fois agréable et vivifiante.

Des toits se dessinèrent, un clocher s’allongea démesurément dans le ciel parfaitement pur et tout le coquet village de Saint-Augustin se révéla, encore endormi, mais pleins des couleurs riantes et gaies du jour.

Un angélus tinta joyeusement dans l’air froid des montagnes ; et pendant que le malheureux sacristain, tout grelottant, faisait envoler les vibrations sonores et mesurées du clocher d’où fuyaient des hirondelles effarouchées qui tournoyaient gracieusement, aveuglées par le soleil levant ; pendant que les voix claironnantes des coqs se répondaient, à quelques instants d’intervalle, d’une ferme à l’autre ; pendant que se faisaient entendre les aboiements solitaires d’un chien affolé par les sons qui avaient succédé au silence de la nuit, le village continuait de dormir.

Peu à peu cependant des portes s’ouvrirent et se refermèrent, la campagne se peupla, bêtes et gens se réveillèrent.

Bientôt le village lui-même s’anima et les trottoirs de bois, couverts d’une légère couche de givre, craquèrent sous les pieds des premiers passants.

Sur la ferme de Gustave Duverger, à l’extrémité du village, on ne donnait encore nul signe de vie et tout demeurait coi. Aussi, quand une fenêtre s’ouvrit avec fracas, au deuxième étage, sous le pignon de la maison, et qu’un jeune homme allongea la tête au dehors, en éternuant bruyamment, surpris par l’air froid et les rayons du soleil qui le frappaient en plein visage, ce fut le signal d’un émoi considérable dans la basse-cour : les poules caquetèrent et sautèrent de leurs perchoirs, les coqs, se dressant sur leurs ergots, se désenrouèrent la voix, avec des accents éclatants, et le chien de garde, qui sommeillait sur le perron, accourut pour voir la cause de tout ce tintamarre et aboya joyeusement en reconnaissant dans celui qui venait d’ouvrir la fenêtre son maître, Louis Duverger, le fils du propriétaire de la ferme.

Louis était un jeune homme de vingt ans, sérieux et travailleur, que son père, cultivateur à l’aise et intelligent, désireux de faire « quelqu’un » de son garçon, avait envoyé au collège. Le jeune homme avait bien profité des leçons de ses maîtres. Au contraire de tant d’enfants qui rendent inutiles les sacrifices et les dépenses de leurs parents, il avait tenu à profiter des avantages qu’on lui offrait. Instruit de la nécessité du travail par l’exemple de la vie laborieuse de son père, il avait très jeune compris la noblesse du rôle attribué aux travailleurs, à ceux qui sont utiles à leurs semblables, à ceux qui entreprennent des tâches fécondes qu’ils mènent à bien, soit qu’ils sèment le blé dont le peuple a besoin pour sa nourriture, soit qu’ils sèment les idées dont la germination est nécessaire à l’accomplissement des destinées des individus et des peuples. Il avait compris que chacun a, ici-bas, un devoir qu’il doit remplir et que l’on doit mesurer la valeur d’un homme d’abord d’après l’idéal qu’il poursuit et ensuite d’après son utilité pour ses concitoyens et d’après l’importance de son entité dans la sphère où il est placé, si grande ou si petite soit-elle, bornée par les frontières d’un pays ou par les limites d’un canton. Ces vérités ne s’étaient naturellement fait jour que peu à peu et graduellement dans son esprit ; la ferme tendresse de son père avait aidé cette formation intellectuelle et hâté la maturité de son jugement. Loin de prendre son fils pour un personnage parce qu’il était en passe de devenir plus instruit que lui, et sans non plus le traiter durement, le père Duverger avait su éviter des deux excès contraires dans lesquels tombent trop de pères : il n’avait pas gâté, son fils en le considérant comme une des sept merveilles du monde, parce qu’il apprenait le latin, et en tolérant que tout le monde fût en admiration devant lui et que sa mère et ses sœurs devinssent ses servantes, et il ne l’avait pas non plus fatigué et ahuri en le surchargeant de travail pendant ses vacances, de crainte que l’écolier ne voulût ensuite se reposer pendant le reste de l’année. Il avait usé de modération, et de tact, et sa manière d’agir mérite d’être citée comme exemple aux fermiers qui font instruire leurs fils.

Louis se rappelait toujours sa première année de collège et ce que lui avait dit son père, au début de cette année.

« Louis, » avait dit le père Duverger, « si tu veux me promettre de travailler et de te conduire comme il faut, je vais t’envoyer au collège. Tu as bien réussi dans tes classes, à venir jusqu’à maintenant, et je suis disposé à te faire instruire. J’ai des moyens, et je peux faire cela ; si je n’avais pas assez d’argent, je ne priverais pas ta mère et tes sœurs pour toi, mais je peux le faire. Quand tu seras instruit, il ne faudra pas que tu nous méprises ; un honnête homme est toujours honorable, quand il fait son devoir, qu’il soit un « habitant » ou un « avocat. »

Louis s’était jeté en pleurant de joie dans les bras de sa mère et il avait promis à son père de lui donner satisfaction.

Le père alla voir son fils, pendant l’année, veilla à ce qu’il ne manquât de rien et s’informa des professeurs s’il travaillait bien, lisant : « je ne connais pas cela, mais s’il vous donne satisfaction, c’est bien ; » puis quand les vacances arrivèrent et que l’enfant sortit, les bras chargés de prix, il lui dit, au bout de quelques jours, qu’il n’entendait pas le garder à rien faire pendant l’été, mais qu’il devait se rendre utile. Louis travailla donc comme ses frères, à des tâches proportionnées à ses forces, avec le résultat qu’il ne contracta pas d’habitudes d’oisiveté et que sa santé s’en trouva mieux.

Après dix ans de cette forte discipline, ses lèvres avaient pris un pli sérieux qui contrastait avec l’expression franche et gaie de ses yeux bruns et qui inspirait la confiance.

Il était actuellement en vacances, sorti depuis tantôt deux mois de l’université Laval, de Montréal, où il allait prochainement retourner pour continuer ses études de droit.

Pour le moment, il ne songeait guère aux études et il ne pensait qu’à une chose : ferait-il beau pour le pique-nique que donnaient la femme du docteur Ducondu et quelques autres dames et auquel elles lui avaient fait l’honneur de l’inviter ?

On a beau être sérieux et studieux, on n’est pas insensible à de telles invitations, surtout quand les vacances tirent à leur fin et qu’on n’aura peut-être plus l’occasion, une fois le pique-nique terminé, de revoir les jolies voisines et les séduisantes jeunes filles venues de la ville, qui passent en riant si gentiment dans les rues du village. Louis n’était pas romanesque, mais il avait vingt ans, et quand il avait rencontré Ernestine Ducondu et Marcelle Doré et que les deux jeunes filles lui avaient dit : « nous comptons sur vous pour le pique-nique, monsieur Duverger, » il avait tressailli de plaisir et il avait promis d’être de la partie.

Il fit part de l’invitation à son père et celui-ci, secrètement flatté de voir son fils invité tout comme ces beaux jeunes gens de la ville qui villégiaturaient à Saint-Augustin, lui dit qu’il mettrait une charrette et un cheval à sa disposition.

Louis n’eut rien de plus pressé que d’annoncer la générosité de son père à mademoiselle Ducondu, qui le remercia fort aimablement et porta à son tour la nouvelle à sa mère.

« Je te l’avais bien dit, maman, » fit-elle : « il n’est pas mal du tout, ce garçon-là. »

Madame Ducondu était à discuter avec quelques amies les derniers préparatifs à faire pour le pique-nique, assise sur le véranda de la maison d’été que le docteur Octave Ducondu, de Montréal, venait habiter tous les ans à Saint-Augustin, avec elle et leur fille. « C’était la dernière charrette qui vous manquait, » s’exclama-t-on, et toutes renchérirent sur les éloges qu’Ernestine venait de faire de Louis Duverger. Ces dames, que la fin de la saison d’été trouvait un peu désœuvrés avaient remarqué le grand garçon qui leur cédait si poliment le passage lorsqu’elles le rencontraient sur les étroits trottoirs du village et elles parurent enchantées de la perspective de faire sa connaissance.

Après s’être occupées des mondains et des mondaines venus à Saint-Augustin pour y étaler leurs toilettes et leurs belles manières, pour s’y amuser et pour se recouvrir les joues de la couche de hâle qu’il est de bon ton de posséder, à l’automne, au retour à la ville, elles voulaient se donner le plaisir nouveau de lier connaissance avec ce jeune homme, qui n’était pas de leur monde, mais qui avait l’air aussi intelligent et qui paraissait aussi bien et mieux que n’importe quel gommeux de la belle société.

« C’est un étudiant, n’est-pas, demanda l’une d’elles ?

— Oui, répondit Ernestine : il est dans la seconde année de droit, à Laval.

— Et où l’as-tu connu, petite dissimulée, demanda une autre ?

— Oh ! c’est Marcelle Doré qui me l’a présenté.

— La sœur d’Arthur Doré, qui étudie le droit à Laval ?

— Justement.

— Pourquoi Arthur n’a-t-il jamais songé à nous le présenter ?

— Il disait que monsieur Duverger était timide et que cela le gênerait.

— Comment se fait-il qu’il a accepté, s’il est si timide ?

— Je ne l’ai pas trouvé timide.

— Ah ! ah !… Tu l’as apprivoisé..

— Je ne sais pas, j’étais avec Marcelle, qu’il connaît bien, répondit Ernestine, en rougissant.

« Il faudra la surveiller, » dirent avec malice plusieurs des amies de la jeune fille, en s’adressant à madame Ducondu, et Ernestine, qui ne savait plus que répondre, s’enfuit dans la maison, pour échapper aux railleries au sujet de celui qu’on appelait sa « nouvelle conquête. »

La « nouvelle conquête » était descendu au rez-de-chaussée, après avoir fait l’inspection des quelques nuages blancs qui peuplaient l’horizon bleu et avoir dit, à haute voix, avec une satisfaction évidente : « il va faire beau. »

Il prit un déjeuner sommaire, souhaita le bonjour à son père et à sa mère, puis s’en fut atteler le meilleur cheval de l’écurie à une grande charrette à foin, — car c’est dans ces véhicules primitifs que se font les pique-niques, simples et charmantes excursions sous bois qui réunissent tout un village et au cours desquelles on s’amuse en famille, d’une manière presque patriarcale.

Saint-Augustin avait un « club », où on dansait plusieurs fois par semaine. Les mères prudentes accompagnaient au « club » leurs jeunes filles et les autres mères, — moins prudentes, — les laissaient y aller seules. Toutes dansaient et s’amusaient énormément au va-et-vient des couples de rencontre, coudoyant une foule de gens qu’elles n’auraient pas voulu recevoir dans leurs salons mais dont elles supportaient le voisinage et la promiscuité. Une pianiste quelconque jouait des valses et on tournoyait, on tournoyait, à perte d’haleine ; on revenait ensuite en proclamant qu’on avait eu beaucoup de plaisir.

Cela recommençait ainsi toutes les semaines.

D’une soirée de danse à une autre, on discutait, dans les cottages et les hôtels, le programme de la prochaine fois ; on discutait aussi la réputation des danseurs et des danseuses, qui recevait quelquefois de fâcheux accrocs.

C’était la saison mondaine transportée à la campagne, avec plus de laisser-aller, avec moins de décorum et avec le cadre champêtre des montagnes comme décors et l’exquise senteurs des fleurs et des bois pour en tempérer les ardeurs, avec tout le vide des réunions où l’on est censé s’amuser mais aussi avec une poésie et une langueur ambiantes dont le charme était indéniable et qui atténuait la futilité habituelle des réunions de ce genre.

Madame Ducondu était originaire d’une vieille paroisse où, dans sa jeunesse, on donnait, pendant l’été, un ou deux pique-niques, considérés comme les événements de la saison. Elle avait résolu de terminer l’été par une de ces fêtes antiques à la rose. Elle s’était ouverte de son projet à ses amies, qui s’étaient d’abord récriées, puis qui avaient fini par consentir, séduites par l’originalité de la proposition.

Pendant toute une semaine, on avait cuisiné et fait des préparatifs, dans maintes maisons. Des viandes rôties avaient été mises sur la glace ; des gâteaux à double étage avaient été serrés dans les dépenses ; on avait apprêté des gelées et des desserts divers et préparé tout ce qu’il fallait pour les exploits gargantuesques d’une cinquantaine de personnes.

Et maintenant, tout était prêt, la température était superbe, jeunes filles et jeunes gens trépignaient d’impatience, et on allait avoir un pique-nique.

La journée était chaude et les jeunes gens avaient pour la plupart des souliers blancs, des pantalons blancs et des chemises bouffantes ; rien de plus, pas de chapeaux : on n’en porte pas l’été, quand on est à la campagne. Les jeunes filles n’avaient pas de chapeaux non plus, préférant faire parade de leur endurance aux rayons du soleil et montrer le hâle de leurs joues ; quelques-unes cependant avaient emporté des ombrelles. Elles étaient en toilette claire et mises simplement, comme il convient quand on va passer une journée au bois et qu’on va courir dans les buissons. Les papas et les mamans, en gens pratiques, qui ne se soucient plus d’attrapper des coups de soleil, avaient mis de larges chapeaux de paille, dont le confort était la qualité dominante. Quelques messieurs avaient des panamas, mais plusieurs, sachant qu’ils risquaient de les accrocher dans les broussailles, de les salir ou de les briser, avaient tout simplement pris de grands chapeaux de la paille la plus grossière, qu’ils se proposaient bien de jeter au retour.

L’excitation était grande dans le village : les jeunes filles couraient se joindre les unes aux autres, afin de faire route avec leurs amies de choix, et les jeunes gens arpentaient précipitamment les rues, en cherchant à se rendre utiles, chargés de divers colis et aussi importants que s’il se fût agi d’une affaire d’état.

Rendez-vous avait été donné chez madame Ducondu et on devait aussi prendre plusieurs invités en route. Le pique-nique avait lieu sur la terre de Josaphat Beaulieu, à un mille et demie au nord du village.

Deux ou trois charrettes arrivèrent en même temps, à huit heures et demie, avec leur contingent de provisions et d’invités.

Les provisions occupaient le devant des charrettes ; elles étaient entassées dans de vastes paniers, d’où s’échappait une bonne odeur de viandes, de pâtisseries et de fruits mûrs. Une place était réservée pour celui qui conduisait le cheval et qui s’asseyait presque sur le timon de la charrette, les jambes pendantes. Tout le reste de l’espace disponible avait été couvert de matelats et de tapis, où les gens avaient pris place. On ne les voyait guère, car des branchages ornaient les deux côtés de la charrette, mais on entendait les rires sonores et joyeux et on apercevait les toilettes claires, au travers du feuillage qui transformait chaque véhicule en un bosquet ambulant, plein de rires et de gaieté.

Toutes ces corbeilles de verdure s’arrêtèrent dans le vaste parterre qui s’étendait devant la maison du docteur Ducondu et les jeunes filles en descendirent, comme un envol de papillons. Ce fut un joli instant. Le parterre se peupla soudainement et, pendant quelques mimoments, il faut animé d’une vie intense. On se reconnaissait, on s’exclamait, on s’embrassait, et Ernestine et sa mère avaient fort à faire pour répondre à toutes.

Les jeunes gens faisaient groupe, un peu à l’écart, et causaient entre eux.

Ernestine aperçut tout-à-coup, au milieu d’eux, Louis Duverger, qui renouait connaissance avec une couple de camarade d’université retrouvés pami les pique-niqueurs. Elle lui adressa un gracieux sourire et Louis vint à elle, content d’avoir été reconnu.

« Vous allez nous aider », lui dit-elle, en souriant, après avoir échangé quelques mots avec lui. Les autres jeunes gens approchèrent et offrirent aussi leurs services, et en peu de temps, ils avaient placé sur les charrettes, tous les bagages, les provisions, les nappes qu’on devait étaler sur l’herbe, la vaisselle, les tapis sur lesquels on devait s’asseoir.

D’autres voitures arrivèrent, et bientôt tout fut prêt et on partit.

On arrêta à plusieurs endroits et les jeunes gens coururent galamment chercher les invités. À chaque fois, c’étaient des exclamations de plaisir, des cris, des rires à n’en plus finir. On s’installait comme on pouvait dans les charrettes, où on se rapprochait forcément de plus en plus les uns des autres, surtout quand un cahot ou un heurt subit faisait sauter les voitures sans ressorts, dont tous les occupants étaient alors fortement secoues. À chaque arrêt, des provisions nouvelles s’ajoutaient aux autres, sur le devant des charrettes, car chaque ménagère contribuait sa quote-part ; on en eut bientôt assez pour deux ou trois jours, — et cela augmentait sans cesse.

Après avoir passé la dernière maison, les charrettes partirent au petit trot, ce qui arracha quelques jolies exclamations d’une frayeur stimulée aux pique-niqueuses.

Josaphat Beaulieu, le cultivateur sur la propriété duquel devait avoir lieu le pique-nique, avait d’avance ouvert toutes les barrières, pour qu’on pût se rendre au bocage qui était l’endroit choisi. Il avait même préparé ce qu’il fallait pour faire chauffer la soupe, avec cette courtoisie et cette obligeance qui sont le propre du cultivateur canadien-français et qui ont rendu son hospitalité proverbiale.

Il était sur le pas de sa porte et on le salua joyeusement, au passage. Il salua poliment, à son tour, et regarda passer avec un plaisir évident ces messieurs et ces dames qui lui faisaient l’honneur de venir sur sa terre et qui donnaient avec tant de grâce des friandises à ses enfants, debout près de la barrière.

La descente de voiture se fit sans encombre et tous, à la demande de madame Ducondu, aidèrent aux préparatif du lunch. On étendit les nappes, on mit les couverts, on dressa les plateaux chargés de fruits, puis quelques dames demeurèrent près du feu qu’on venait d’allumer et déclarèrent qu’elles accompliraient seules les derniers rites culinaires. Les autres reçurent leur congé et s’éparpillèrent comme une bande d’écoliers en vacance.

Le bocage se peupla soudain et aux endroits où quelque lièvre se tenait généralement à couvert en réfléchissant à la dernière frayeur qu’il avait eue, où les « pique-bois » avaient coutume de nettoyer les tronc d’arbre, où les écureuils se pourchassaient avec leurs petits cris perçants, on entendait des phrases de ce genre, selon les personnages qui parlaient : « Je trouve qu’Ernestine commence à se prendre beaucoup trop au sérieux »… « et cette petite Marcelle Doré, qui se croit quelque chose, parce que son frère va à l’université »… « le docteur Ducondu a une superbe résidence, je ne sais s’il la vendrait »… « retournez-vous bientôt en ville »… « oh ? mademoiselle, je regrette que cette branche vous ait ainsi égratignée ! »… « mon Dieu, je viens de marcher sur une roche et j’ai failli me démettre le pied ! »…

On conversait ainsi dans tout le bocage, sans s’écarter trop loin, parce que madame Ducondu avait dit : « je vous appellerai bientôt. »

Au bout d’une heure, le lunch était prêt et on se mit gaiement à table, avec un appétit aiguis par l’air frais et l’exercice.

Un repas ainsi improvisé donne toujours lieu à des incidents inattendus et amusants, et ce fut bientôt un feu roulant de rires, de plaisanteries, et de bons mots. Même les plus renfrognés se déridèrent et les hommes d’affaires en villégiatures à Saint-Augustin oublièrent pendant quelques instants tous leurs soucis et leurs préoccupations, gagnés par la bonne humeur des jeunes, qui jouissaient sans arrière pensée du plaisir préparé pour eux et dont l’exubérante vitalité faisait secrètement envie à leurs aînés.

Après le repas, les jeunes gens et les jeunes filles partirent de nouveau, munis des sages recommandations des parents, pour aller cueillir des fruits et des fleurs dans les buissons, et pour faire ensemble une moisson de verdure et d’illusions.

Un attendrissement soudain monta aux yeux de quelques mères, en voyant partir les jeunes couples, attendrissement sans doute fait d’espérance et d’amour, mais aussi de souvenirs… Quelques-unes firent des allusions badines au temps où elles aussi allaient cueillir des fleurs sous la feuillée.

Les maris et les pères, qui en avaient eu assez de leur promenade sous bois de la matinée, demeurèrent auprès des dames, avec lesquelles quelques uns d’entre eux causèrent galamment. D’autres, plus prosaïques, allumèrent leur pipe ou des cigares et fumèrent tranquillement, en faisant la sieste et en causant d’affaires ou de politique.

Saint-Augustin est un petit village situé sur la ligne du Pacifique qui va de Montréal à Sainte-Agathe et il y avait là nombre d’hommes de profession et d’hommes d’affaires de Montréal, car la proximité de la ville, jointe à l’air pur des montagnes, avait attiré à Saint-Augustin plusieurs montréalais. La région du Nord de Montréal tend de plus en plus à devenir un endroit recherché des touristes.

On discutait justement la question de villégiature et on venait de faire la remarque que la vogue des endroits de villégiature variait beaucoup. « Autrefois, » disait l’un, « c’était à Beauharnois que se rendaient les citadins fashionables, c’était aussi dans le bas du fleuve ; maintenant, c’est dans le nord ; demain ce sera ailleurs. »

— Oui, répondit Jean Larue, un avocat de Montréal, mais chaque endroit garde tout de même un peu de sa popularité. S’il y a plus d’endroits en vogue qu’autrefois, c’est que la population est plus nombreuses et que le nombre des gens à l’aise qui peuvent se payer une villégiature va en augmentant.

— En tout cas, continua Émile Savard, sténographe officiel au Palais, à Montréal, j’ai acheté une propriété ici, j’y ai construit une maison et je trouve que c’est un endroit idéal pour se reposer et pour refaire ses forces. Que la vogue demeure ou non, je reviendrai certainement ici tous les étés.

— Moi aussi, déclara le docteur Ducondu.

« Je trouve singulier que vous vous soyez contentés de vous acheter juste le terrain suffisant pour construire une maison et pour planter quelques arbres », dit Joseph Dulieu, un courtier en immeubles, à Savard et au docteur Ducondu ?

— Et pourquoi donc, firent en même temps les deux hommes.

— Parce que si vous aviez acheté plus grand de terrain, vous auriez pu construire plusieurs maisons et les revendre ensuite. Ç’eût été une excellente spéculation.

— Oh ! je n’ai pas les moyens de spéculer, dit Savard.

— Et moi, répondit le docteur, je n’ai songé à rien de semblable.

« Ce Dulieu », s’exclamèrent plusieurs hommes d’affaires, il ne songe qu’à l’argent.

— J’y pense et j’en fais, répondit le courtier, avec suffisance, en frappant sur son gousset. Je vous dis moi que ce pays de montagnes et de lacs conservera sa vogue, que celui qui construira ici de jolis cotages et les vendra à des conditions raisonnables se fera un joli magot. Il suffit d’un peu d’annonces pour créer et continuer la vogue, et une fois que plusieurs personnes auront acheté des cottages, Saint-Augustin ne fera qu’augmenter.

— Et où les construiras-tu tes cottages, demanda à Dulieu un de ses amis ?

— Ici même ; c’est le plus joli endroit.

— Le père Beaulieu ne voudra jamais vendre.

— Il ne demandera pas mieux, si je lui offre assez.

— Je serais curieux de voir ça !

— Tu verras.

L’après-midi s’achevait et il avait été convenu que le retour s’effectuerait pendant qu’il ferait encore jour.

On appela donc tout le monde pour le souper. Cette fois, les convives n’étaient plus aussi allègres et les fatigues de toute la journée avaient un peu diminué l’entrain. Il se ranima, cependant, quand on fut remontés dans les charrettes et qu’on se fut mis à chanter.

Les chanteurs entonnèrent de vieux refrains, aussi simples que rococos, chantés depuis longtemps dans les campagnes canadiennes et qui s’y chanteront probablement longtemps encore.

Ce fut d’abord :

« Auprès de ma blonde,
Qu’il fait bon de vivre… »

Puis à ces couplets vieillots et d’une langueur un peu niaise, succédèrent l’inévitable :

« Meunier tu dors,
Ton moulin, ton moulin
Va trop vite ;
Meunier tu dors,
Ton moulin, ton moulin va trop fort. »

Et l’histoire des trois canards :

« Trois canards,
Déployant leurs ailes,
Disaient à leurs canes fidèles,
Coin, coin, coin :
Quand donc finiront
Nos tourments ?
Coin, coin, coin. »

Les trois dernières imitations du cri des canards étaient scandées avec des intonations lamentables et provoquaient, à chaque fois, des éclats de fou rire.

En arrivant au village, quelqu’un suggéra l’idée de terminer la soirée par des danses et madame Ducondu offrit de mettre son salon à la disposition de la jeunesse, ce qui lui attira des félicitations et des remerciements unanimes.

Louis Duverger fut un de ceux qui demeurèrent et il prit part aux danses avec Marcelle Doré, qu’il reconduisit ensuite chez elle.





CHAPITRE II



Marcelle vivait à Saint-Augustin, avec sa mère, veuve d’un fonctionnaire du nom de Gustave Doré, et son frère Arthur, qui étudiait le droit à l’Université Laval et qui était comme Louis Duverger à la veille de commencer sa seconde année de cours.

Monsieur Doré s’était fixé à Saint-Augustin pour tâcher de rétablir sa santé fort compromise, mais il n’avait pu y réussir et il mourut au bout de deux ans, comme Arthur venait de sortir du collège. Il laissait peu de fortune à sa veuve, juste de quoi vivre bien modestement. Aussi madame Doré résolut-elle de continuer à demeurer à Saint-Augustin, avec sa fille. Quant à son garçon, pour lequel elle avait une grande tendresse, mêlée de beaucoup de faiblesse, elle l’envoya à l’université, ne voulant pas tenter de lui trouver de situation et voulant au contraire lui faire faire des études qui le conduiraient, elle en était persuadée, à un avenir brillant.

Arthur avait assez bon caractère, mais il était fort égoïste et d’une insouciance complète, avec cela aimant à s’amuser et n’observant pas la tempérance d’une façon bien sévère. Il lui eut fallu une direction ferme et de bons conseils qui lui manquèrent. Madame Doré avait beaucoup de jugement, mais elle ne connaissait pas la vie et n’avait pas du tout l’expérience des choses du monde. Elle n’était donc guère à même de maîtriser et de diriger le jeune homme. Au contraire, sa tendresse extrême, qu’Arthur connaissait trop bien et dont il abusait, la rendait absolument incapable de le contrôler.

Au reste, il est peu de mères qui soient douées des qualités nécessaires pour diriger un fils et les vertus héroïques des mères de Lacédémone et de Sparte, et, plus près de vous, des mères des guerriers des Balkans, qui ont étonné le monde, ne se trouvent pas souvent chez les femmes de nos sociétés modernes.

Et puis la mère, devenue veuve, est trop souvent désarmée en face de celui en qui elle croit voir la survivance d’un être aimé ; elle ne sait plus que chérir et choyer.

Arthur bénéficiait de cet état de choses. Il savait sa mère prête à toutes les indulgences et s’il n’avait eu un bon naturel et si l’amitié de sa sœur n’avait été mêlée d’un peu plus d’énergie que les sentiments d’affection de sa mère, il se fût probablement laissé entraîner à de malheureux excès.

Il était la raison d’être de sa mère et il jouait le premier rôle dans le modeste logis, où toutes les attentions, tous les soins et toutes les admirations convergeaient vers lui. Avec une cruauté inconsciente, madame Doré sacrifiait sa fille pour lui et ne s’occupait que de ce qui le concernait. Marcelle, qui était encore fort jeune et qui ne se rendait pas nettement compte des joies et des avantages dont elle était privée, jouait avec bonne grâce le second rôle et s’effaçait avec humilité devant son frère, de la supériorité duquel elle était convaincue. Les deux femmes ne vivaient que par lui et pour lui, et Arthur acceptait avec un égoisme satisfait ce sacrifice et ce dévouement.

Le départ d’Arthur pour l’université causa donc un grand vide à la maison et l’impression pénible due à son absence fut encore accentuée par l’approche des longues soirées d’automne et par le fait que la plupart des touristes avaient quitté le village, devenu solitaire et morne, en dépit du paysage riant et gracieux qui l’environnait, de la verdure des arbres, des collines, des champs et des horizons, qui semblait mettre au défit les premiers souffles froids de l’automne.

L’étudiant partit, un matin de septembre ; sa mère et sa sœur l’accompagnèrent à la gare, le cœur gros, car plusieurs mois s’écouleraient avant qu’elles ne le revissent. Elles rencontrèrent à la gare la famille Duverger, qui venait reconduire Louis, également sur le point de rentrer à l’université.

Plusieurs autres enfants accompagnaient le père Duverger et sa femme, et madame Doré eut un serrement de cœur, à leur vue, en pensant que quand elle retournerait au logis, elle n’y trouverait personne et qu’elle serait en tête-à-tête avec sa fille, à laquelle elle tâcherait de cacher son chagrin, mais qui le devinerait et ferait pour la distraire de vains efforts.

Les deux familles s’abordèrent et le père Duverger et sa femme, qui avaient beaucoup de déférence pour madame Doré, dont ils voyaient la peine, mirent dans leur accueil toute la bonté des cœurs simples et forts. Sans affecter de s’adresser à elle, le père Duverger eût pour madame Doré des paroles d’encouragement et de réconfort qui lui firent du bien. Il n’était pas peu fier de voir son garçon au même rang qu’Arthur Duverger et de voir Marcelle le traiter en camarade ; il songeait avec infiniment de satisfaction que ses labeurs n’avaient pas été vains, que son fils lui faisait honneur, gravissait un échelon de l’échelle sociale, grâce à lui, et lui en était reconnaissant. Il ne faisait cependant rien voir de ses sentiments, avec une délicatesse touchante.

L’entretien ne dura pas longtemps. Le train approchait et l’on se dit adieu. Louis embrassa sa mère, ses frères et ses sœurs et serra cordialement la main à son père, pendant que Marcelle et sa mère disaient adieu à Arthur et que madame Doré, qui commençait à s’inquiéter de son peu de succès à l’université, lui disait avec sollicitude : « travaille bien, mais ne te fatigue pas, prends soin de ta santé. » Arthur promit de travailler et de prendre soin de santé, qui n’était nullement en danger. « Écris-nous souvent », lui cria Marcelle, comme le train s’ébranlait.

Un coup de sifflet retentit ; les wagons s’enfuirent, dans un tourbillon de poussière, et diminuèrent rapidement dans le lointain, puis se perdirent tout-à-fait à l’horizon, où un léger nuage de fumée flotta un instant.

C’était tout ; ils étaient partis.

Les deux familles se séparèrent, après avoir échangé des salutations, et Marcelle et sa mère rentrèrent au logis.

« Je suis content que cela soit terminé » dit Arthur Doré à Louis Duverger, quand le train se mit en marche ; « c’est toujours une scène quand je pars. On dirait que je m’en vais au bout du monde. Pourtant, Montréal n’est pas loin et je ne vois pas pourquoi maman se désole tant. »

— Tu es fils unique, dit en souriant Louis.

— C’est ça, continua Arthur, et on voudrait tout le temps me tenir en sûreté, comme un objet précieux. Je suis continuellement accablé de recommandations. J’avoue que je ne suis pas fâché de redevenir libre.

— Ça n’est pas pareil chez moi, fit Louis : mon père et ma mère n’ont pas le temps de me gâter.

Cette allusion de Louis à son père et à sa mère, pour lesquels Arthur n’avait qu’une médiocre estime, parce qu’ils n’étaient que de simples cultivateurs et qu’il lui déplaisait que Louis fît un rapprochement entre eux et sa mère, le rendit silencieux. Il ne daigna pas répondre ; il alluma une cigarette et se mit à fumer.

Son silence n’offensa pas Louis, qui avait pour lui l’indulgence des caractères forts pour ceux qu’ils sentent inférieurs à eux. Et puis Arthur était un ami d’enfance de Louis et celui-ci avait trop bon caractère pour se formaliser de ses brusqueries et de ses manières un peu lestes.

— « Il va falloir que je passe mes examens, » dit tout à coup Arthur. Il avait plusieurs examens trimestriels en retard et cette pensée, surgissant tout-à-coup, troubla sa quiétude.

— Ce n’est pas un gros travail, dit Louis.

— Non, j’ai le temps.

Et avec la mobilité d’esprit qui le caractérisait, Arthur s’exclama : « je ne sais si Jeanne Legris est revenue en ville ! »

Jeanne Legris, c’était la fille d’un employée du Palais à laquelle cet employé l’avait présenté, croyant que les bonnes manières d’Arthur le destinaient à devenir un homme fort distingué. Monsieur et madame Legris l’invitaient chez eux, le choyaient et le cajolaient. Arthur ne demandait pas mieux que de retrouver à leur foyer l’atmosphère d’admiration et de sollicitude à laquelle l’avait habitué sa mère. Et il passait son temps là, éloignant de Jeanne Legris les prétendants sérieux et négligeant de revoir les leçons du jour.

Quand il n’était pas chez les Legris, il s’amusait ailleurs et il trouvait rarement le temps de feuilleter son code.

Le trajet entre Saint-Augustin et Montréal n’est pas long. Les deux étudiants furent vite arrivés.

Ils logeaient ensemble, dans la même pension, chez un couple qui demeurait rue Saint-Denis, dans une maison située près de la rue de Montigny et qui est maintenant transformée en magasin.

Il y a d’innombrables pensions à proximité de l’université Laval et plusieurs reçoivent un nombre considérable d’étudiants. Le couple chez qui logeaient Arthur et Louis n’avait qu’une chambre à louer et les époux ne voulaient pas se donner trop de trouble ; ils n’avaient donc pris que les deux étudiants comme pensionnaires, ce qui assurait aux jeunes gens une paix et une tranquillité fort appréciables pour leurs études. La chambre où ils habitaient tous les deux était sous le toit et les locataires du logis, qui ne faisaient pas plus de bruit que deux souris grises, logeaient à l’étage inférieur. Un calme quasi-monastique régnait dans la maison quand les étudiants n’y étaient pas et ne l’animaient pas de leurs rires sonores. Quand ils montaient à leur chambre, le vieux les suivait et s’asseyait au milieu de l’escalier, d’où il écoutait en souriant silencieusement, le bruit jeune de leurs voix.

Arthur et Louis étaient arrivés la veille de l’ouverture des cours, de sorte qu’ils n’eurent que le temps d’ouvrir leurs valises et de s’installer.

Ils ne virent personne jusqu’au lendemain matin, car ils ne sortirent pas. Mais le lendemain, de bonne heure, ils étaient rendus à l’université, pour renouer connaissance avec les camarades et les revoir, après trois mois de séparation.

Malgré l’heure matinale à laquelle ils se rendirent, beaucoup d’étudiants étaient déjà là, heureux de reprendre leurs études et de recommencer la vie libre de tout soucis de l’université, où on oublie trop facilement qu’on est venu pour travailler et se créer un avenir.

L’université est un carrefour d’où partent les chemins qui conduisent dans la vie et c’est là qu’on choisit définitivement sa voie et qu’on se fait ce qu’on doit être plus tard. C’est là que les caractères s’affirment et s’affermissent ; c’est là que les énergies et les ambitions se font jour, que les rêves et les illusions se dissipent et que l’on s’oriente définitivement. C’est là que quelques-uns s’arment pour la lutte de la vie et que d’autres font misérablement naufrage.

La rentrée des cours est véritablement un événement solennel et redoutable, auquel trop peu se préparent et qu’un trop petit nombre envisagent sérieusement. Pour beaucoup, la joie d’être libres et sans discipline et le mirage des plaisirs universitaires constituent la note dominante de la première journée et en masquent l’importance extrême.

Plusieurs arrivent avec de bonnes dispositions et perdent, en même temps que ces bonnes dispositions, tout le reste de leur vie. D’autres ne commencent qu’à l’université à envisager sérieusement la vie et à s’y préparer consciencieusement à remplir les devoirs que leur profession leur imposera à l’égard du public et à faire honneur aux responsabilités qu’ils assumeront.

Si les conseils et les leçons des professeurs ont une grande influence sur les étudiants, le caractère de chacun et la situation où il se trouve modifient beaucoup ces influences. Les jeunes gens de la ville qui sortent d’un externat pour entrer à l’université et qui demeurent dans leurs familles ne courent assurément pas grand danger ; ils ne font que garder les défauts ou les qualités qu’ils ont, car ils ne changent guère de milieu. Mais il n’en est pas de même des jeunes gens des campagnes. Ces derniers apportent la sève vive du soi ; ils viennent mêler leur sang pur et fécond au sang appauvri des fils des cités ; ils ont l’appoint d’énergie précieuse et de forces qui constituent une richesse inestimable. — Comme toutes les richesses, ces trésors sont souvent gaspillés.

L’université expose en effet aux tentations d’une grande ville ces jeunes gens éloignés de leur foyer, pleins de la joie de vivre et grisés de liberté. Ils n’ont d’autre protection que la force de leur caractère et les bonnes habitudes prises au collège. Que ces préservatifs sont fragiles devant tant de dangers, dont quelques-uns sont encore plus grands parce qu’ils sont inconnus !

Ceux qui résistent sont doublement trempés ; ils sont prêts pour la lutte.

Les professeurs, qui ont vu passer tant de jeunes gens, savent les tempêtes et les orages qui assailliront cette belle jeunesse et le discours d’ouverture du doyen, dans chaque faculté, est généralement une sorte de petite homélie laïque au cours de laquelle il exhorte ses auditeurs à bien faire et leur donne les conseils que lui inspire son expérience. C’est des exhortations de ce genre qu’entendirent Louis Duverger et Arthur Doré, quand l’appariteur convia à la salle des cours les étudiants qui causaient et riaient, en se racontant leurs aventures et leurs plaisirs de l’été.

Le doyen répéta, comme il le faisait chaque année, à pareille époque, que l’ennemi des étudiants c’était surtout l’alcool, puis les flâneries et les cartes. Arthur écouta d’une oreille distraite ces recommandations et ces conseils dont il aurait eu grand besoin, car il jouait souvent aux cartes des nuits entières et profitait vraiment trop peu de l’exemple que lui donnait Louis par ses habitudes sages et rangées. Pourtant, celui-ci n’était pas de ceux qui font détester la vertu, car il n’était pas méticuleux et ne s’astreignait à aucune règle ridicule ou forcée ; il travaillait simplement continuellement, prenant de temps à autre le repos et les récréations dont il avait besoin. C’était sa seule règle.

La vie d’université s’ouvrit donc, avec ses journées bien remplies de besognes diverses, car les étudiants qui veulent travailler ont tous l’ouvrage qu’ils veulent, comme aussi ceux qui veulent perdre leur temps et fainéanter le peuvent facilement. On commence en effet à pratiquer l’apprentissage de la vie, à l’université ; on n’a plus une règle prévoyant l’emploi de chaque instant et on est absolument libre, — en apparence, car l’esclavage du travail quotidien est bien plus dur que les règles des communautés et des écoles. Ces règles enlèvent en effet presque toute responsabilité à celui qui les suit et lui épargnent presque tout effort ; il n’a qu’à se laisser conduire et à accomplir, à l’heure dite, la besogne qu’on lui présente, tandis que dans la vie il faut se faire violence et se commander à soi-même d’exécuter tel travail à telle heure ; il faut faire un effort continuel et dompter souvent des répugnances ou même un malaise physique qui rend presque impropre au travail. La nécessité de la vie est là qui nous pousse et nous harcèle, sans nous laisser de répit : un homme qui cesse de travailler, qui ne poursuit pas la tâche commencée, devient inutile et il est un fardeau pour lui-même et pour la société. Le flot de la vie le rejette, comme une rivière jette sur ses rives l’écume et les épaves qui ne peuvent suivre son cours rapide.

L’étudiant indolent n’a d’autre aiguillon que la déconsidération auprès de ses professeurs mais son inertie a pour saction l’échec à la fin de ses cours.

Le nombre de ceux dont le courage n’est pas à la hauteur de l’effort quotidien est heureusement peu considérable et le déchet qu’un cours universitaire jette dans la société n’est pas aussi considérable que pourrait le faire croire la vue d’une de ces épaves de la rue Saint-Jacques, d’un de ces quelques universitaires qui n’ont pu ou qui n’ont pas voulu réussir et qui maintenant, attachés quand même à une profession dont ils ne se sont pas rendus maîtres, hantent les bureaux d’avocats et fréquentent encore leurs anciens camarades d’université, trop heureux quand, faute d’un client ou d’une affaire, ils peuvent au moins se faire payer une consommation.

Mais on voit aussi, rue Saint-Jacques et aux abords du Palais, des jeunes gens qui courent souvent plutôt qu’ils ne marchent, des dossiers entre les mains et l’air si affairé qu’on les prendrait pour quelque « savant maître », si leur jeunesse ne rendait cette idée improbable. Ce sont les étudiants en droit qui travaillent et qui se préparent consciencieusement à la profession d’avocat en parcourant les dédales du palais et aussi ceux non moins compliqués de la procédure. Ils sont fort occupés, car la chicane ne chôme guère, et les formalités qu’il faut remplir pour mener à bien un procès sont innombrables.

Louis Duverger était du nombre de ceux qu’on rencontrait régulièrement chaque jour au palais et il n’avait pas une minute à lui, pendant toute la semaine. Les cours commençaient à huit heures du matin et se terminaient à dix heures. De ce moment il appartenait au bureau, où on lui laissait à peine le temps de prendre le lunch et où on lui faisait faire mille courses, quand on ne l’occupait pas à rédiger les pièces de procédure. Cela durait ainsi, sans répit, jusqu’à ce que l’heure du cours de l’après-midi le ramenât à l’université, d’où il ne sortait qu’à six heures.

Il avait donc trois heures de cours par jour et ses soirées lui suffisaient à peine pour repasser ces cours et lire les auteurs traitant des sujets dont parlaient les professeurs. Il eut même pu consacrer ses samedis et ses dimanches à l’étude sans parvenir à tout apprendre, car la science du droit est comme toutes les autres branches du savoir humain : un seul cerveau ne peut la contenir toute et on l’étudie toute sa vie en ayant toujours quelque chose à apprendre. Aussi un étudiant est-il forcément obligé de suivre d’abord le texte de ses manuels et de ses codes, quitte à se renseigner ensuite, autant qu’il le peut sans se surmener, sur les questions de pratique et sur la jurisprudence.

Louis, faisait de son mieux. C’est à la vérité tout ce qu’on est tenu de faire dans la vie, mais on n’arrive souvent au succès qu’en se prodiguant davantage et en se faisant réellement violence pour accomplir plus qu’un effort ordinaire ne peut produire. Quand arrivaient les examens, le jeune étudiant ne dormait pas beaucoup et il s’acharnait souvent passé minuit sur quelque texte de loi dont le sens lui échappait.

Celui qui n’a pas su pâlir sur les livres, dans le calme et le recueillement d’une chambrette d’étudiant, pendant que dans la cité illuminée par la clarté brillante mais blafarde des réverbères passe le tourbillon des plaisirs, pendant que la foule s’amuse et jouit, celui-là n’est pas prêt pour la vie, et n’est pas digne du succès. Mais celui qui a lu à longs traits à la source du savoir, celui qui a négligé les plaisirs et qui a recherché l’austère compagnie du devoir et de l’étude, celui-là est fort : les obstacles ne l’effraient pas et il est digne de confiance et d’estime. Il est prêt à jouer, sur la scène du monde, le rôle qui lui convient.

Si les pensées graves et le travail assidu plaisaient à Louis Duverger, il n’en était pas de même d’Arthur Doré : Louis l’avait fort peu souvent comme compagnon, quoiqu’ils partageassent la même chambre ; ils n’étaient guère ensemble que les jours où Louis prenait congé et se donnait un peu de récréation. Ils ne se voyaient qu’aux cours du matin, où Arthur se rendait assez régulièrement, parce qu’il faut en avoir suivi un certain nombre pour être admis à prendre part aux concours de fin d’année et aux examens finaux.

Souvent, après le cours, Arthur retournait se coucher, fatigué par une nuit de plaisir. Il faisait sa cléricature dans le bureau d’un ami et il ne se rendait que rarement à ce bureau. Quand il travaillait avec Louis, c’était à la veille des examens et il devait à la complaisance de son ami, qui se faisait son répétiteur, de n’être pas plus en retard qu’il l’était. Il faisait le calcul qui réussit à quelques-uns, mais qui en fait échouer un plus grand nombre, et il attendait les derniers six mois de la dernière année pour se préparer à l’épreuve de la licence. En attendant, il s’amusait, jouant aux cartes, fréquentant les théâtres, buvant un peu d’alcool et fumant beaucoup, menant une vie de nature à l’amollir et à le rendre absolument impropre au grand effort qu’il se proposait de faire, à la fin, pour rattraper le temps perdu.

Un mois s’était écoulé depuis l’ouverture des cours. Louis et Arthur avaient, au cours de ce mois, rencontré le docteur Ducondu, qui les avait courtoisement invités à venir chez lui. Tous deux songèrent à ces rencontres, un dimanche matin, comme ils revenaient de Notre-Dame-de-Lourdes, où ils avaient assisté à la messe des étudiants.

« Je vais faire des visites, cet après-midi, » déclara Arthur, qui sortait beaucoup plus dans le monde que Louis, à cause des nombreux loisirs qu’il se donnait. Louis sortait aussi quelque peu, mais il oubliait trop qu’on ne peut réussir dans une profession si on n’a beaucoup d’amis et de relations et il ne songeait pas souvent à cette partie pourtant importante de la préparation de son avenir. Il ne répondit donc pas immédiatement à Arthur, se demandant s’il n’avait pas lui aussi quelqu’un à aller voir. Il pensa tout à coup au docteur Ducondu et à sa fille, qui lui avait fait promettre d’aller la voir, quand il serait de retour à Montréal, — par simple amabilité, du reste, car elle connaissait à peine Louis avant de l’avoir rencontré au pique-nique, à Saint-Augustin.

« Si nous allions ensemble voir mademoiselle Ducondu, » dit Louis : « elle nous avait invités, à Saint-Augustin. »

— Oh ! c’était par politesse, répondit Arthur, qui avait lui aussi pensé à cette visite et qui n’en avait pas parlé, justement pour éviter la suggestion que Louis venait de faire.

Ce n’était pas qu’il tînt particulièrement à être seul dans les bonnes grâces d’Ernestine Ducondu, mais il n’aimait pas à paraître dans le monde avec Louis, auquel il consentait bien à reconnaître la supériorité dans les études, mais qu’il voulait maintenir à un rang social inférieur, faisant par là preuve d’un égoïsme et d’une petitesse d’esprit méprisables. « Je n’irai probablement pas chez mademoiselle Ducondu, » dit-il dédaigneusement ; « je n’aurai pas le temps. »

Louis vit bien que sa proposition déplaisait à son camarade, sans soupçonner pourquoi, et il dit : « j’irai tout seul alors. J’avais trouvé mademoiselle Ducondu aimable et sans prétention aucune ; j’aimerais à la revoir. »

Arthur partit le premier, puis, vers trois heures et demie, Louis se rendit chez Ernestine. Une bonne vint lui ouvrir et le fit entrer. À sa grande surprise, il trouva Arthur en compagnie de mademoiselle Ducondu. Il cacha poliment son étonnement et Arthur lui-même ne laissa pas paraître son mécontentement, il dit seulement à Louis, d’un ton bourru, quand ils sortirent ensemble : « tu y tenais décidément à cette visite. »

— Oui, répondit Louis, très simplement. Mais je croyais que tu ne viendrais pas.

— Je suis allé ailleurs d’abord, mais je n’ai pas trouvé chez eux les gens que j’allais voir.

C’était un mensonge, car Arthur s’était rendu tout droit chez le docteur Ducondu, mais il aurait été humilié d’avouer la vérité.

Ernestine avait été très aimable pour les deux jeunes gens. Elle était en même temps étonnée et charmée de constater que si Louis ne faisait pas de phrases et ne contait pas de fadaises, par contre il causait très bien, sans affectation, et se montrait aussi intéressant qu’Arthur était emprunté et guindé. Elle fit part à son père de ces observations et le docteur lui dit : « ce jeune Doré me semble un bon garçon, mais je ne crois pas qu’il fasse jamais grand chose. Le jeune Duverger à l’air sérieux et bien élevé ; si tu veux le recevoir, je n’y ai pas d’objection, au contraire. »

— Il est très intelligent, dit Ernestine, qui sans être bas-bleu était fatiguée d’entendre parler bals et réceptions par les jeunes gens qu’elle recevait. J’aime cela pouvoir parler des choses ordinaires de la vie, de temps à autre.

Elle n’en dit pas davantage, car Louis n’avait éveillé en elle aucun autre sentiment que celui de la curiosité.

Le soir, Arthur, furieux d’avoir été relancé chez mademoiselle Ducondu par Louis, ne sortit pas ; il écrivit chez lui, pour la première fois depuis qu’il était à Montréal, afin de soulager un peu sa mauvaise humeur.

C’est à sœur qu’il écrivit et il lui dit à quel point cela l’ennuyait « de voir Louis se donner des airs de fréquenter la bonne société. » Cette phrase fit mal à Marcelle, qui était accoutumée à voir son frère jouer au personnage et qui l’en plaisantait même un peu mais qui se fit difficilement à l’idée que Louis Duverger allait voir mademoiselle Ducondu.

Pendant que madame Doré se réjouissait qu’Arthur eût écrit, la pauvre jeune fille subissait la crise morale qui accompagne souvent la découverte d’un sentiment nouveau et éprouvait les tourments que cause la naissance de l’amour quand la lumière se fait dans un coin inexploré du cœur et qu’on se surprend à penser à un absent au moment où il pense à une autre.

Si Arthur eût dit à Louis qu’il écrivait à sa sœur, Louis lui aurait certainement demandé de le rappeler à son souvenir, car il avait pour elle une amitié sincère. Mais Arthur n’en fit rien, avec son égoïsme et son indifférence habituelle, et l’absence de toute allusion à Louis, excepté pour dire qu’il était allé chez mademoiselle Ducondu, prit pour Marcelle une signification toute autre que celle qu’avait voulu lui donner Arthur. Louis connaissait à peine Ernestine et n’était allé chez elle que par besoin de distraction, mais Marcelle, qui le connaissait depuis des années, qui le savait bon, intelligent et studieux, qui aimait sa physionomie franche et sérieuse, et dans l’existence de laquelle il tenait une place considérable, crut avoir perdu son ami d’enfance et elle en fut chagrinée.

Une jeune fille ne sent jamais si bien qu’elle s’intéresse à un jeune homme que quand elle suppose qu’il a des attentions pour une autre femme. Quand on découvre qu’on est jalouse, on découvre qu’on est amoureuse ou bien près de l’être. La pauvre Marcelle fit cette triste découverte et elle pleura.




CHAPITRE III



Le docteur Ducondu arpentait rapidement la rue Saint-Jacques. Il venait d’assister à une réunion du conseil d’administration d’une société dont il faisait partie et il se hâtait d’aller voir quelques malades, avant souper.

Il croisa, en chemin, un groupe de plaideurs et d’avocats qui sortaient du Palais, après l’audience de l’après-midi. Parmi eux se trouvait Jean Larue, qui aborda familièrement le docteur, en lui disant : « vous faites des affaires ? »

— Oui, répondit le docteur, je viens d’assister à une réunion.

— La profession ne suffit plus à votre activité !

— Au contraire, je commence malheureusement à m’en détacher.

En effet, le docteur Ducondu, qui s’était amassé une jolie fortune, commençait à négliger quelque peu sa clientèle et à se consacrer plus exclusivement à l’administration de sa fortune. Il ne soignait que le jour et ne sortait plus la nuit.

Il dépassait la cinquantaine et il éprouvait le besoin d’un peu de repos. S’étant marié tard à une femme un peu plus jeune que lui, dont il n’avait eu qu’une fille, Ernestine, il considérait qu’il n’avait plus de raison de se surcharger d’un travail inutile, puisqu’il avait assez de biens pour mener une vie large et aisée. Il n’avait gardé que ses anciens clients et quand de nouveaux patients avaient recours à lui il les soignait plutôt par amour de sa profession et ne chargeait que de légers honoraires. Cette manière d’agir lui attirait sans cesse de nouveaux malades, de sorte qu’il était beaucoup plus occupé qu’il ne l’aurait voulu, en dépit, de son désir d’un repos bien mérité.

Il causa un instant avec Larue, puis lui dit au revoir, car l’air était vif et ne convenait pas aux arrêts prolongés. « À propos, » fit Larue comme le docteur se disposait à s’éloigner, « savez-vous que Dulieu a mis à exécution son projet de faire des spéculations à Saint-Augustin ?

— Comment cela, demanda le docteur ?

— Vous rappelez-vous qu’il voulait acheter des terrains, et y construire des cottages, pour les louer ou les revendre ?

— Je m’en rappelle vaguement.

— Eh : bien, il a acheté une terre, celle d’un nommé Josaphat Beaulieu, et il a fait préparer des plans pour la construction de plusieurs villas qui seront prêtes l’été prochain.

— Vraiment ? il est merveilleux !

— Il se propose de publier beaucoup d’annonces, au printemps, et il compte faire une excellente affaire. Comme vous avez une propriété à Saint-Augustin, j’ai cru que la nouvelle vous intéresserait.

— Elle m’intéresse en effet, dit le docteur en souriant ; si ce satané Dulieu remplit l’endroit de bruit et l’encombre de gens nouveaux, je serai obligé d’aller chercher la paix ailleurs. Ces agents d’immeubles ! Il faut qu’ils fassent des affaires partout !

Les deux hommes se séparèrent.

Le soir, le docteur raconta, au souper, ce que Larue lui avait appris.

Ces paroles produisirent une grande impression sur sa femme et sa fille, car elles étaient comme lui très attachées à leur maison de campagne et elles n’auraient pas voulu que rien vînt gâter leurs villégiatures.

« Je me demande qui monsieur Dulieu va nous amener à Saint-Augustin, dit Ernestine… Pourvu que ce soient des gens comme il faut, il vient toute sorte de monde, le samedi et le dimanche, mais s’il fallait que ce soit continuellement comme cela »…

Madame Ducondu avait des habitudes simples ; elle aimait à recevoir quelques intimes, mais elle détestait l’étiquette et la contrainte. Elle émit donc l’opinion que Saint-Augustin exigeait actuellement assez de toilette et de visites et deviendrait intolérable si on en faisait une place en vogue.

« En y réfléchissant, » dit le docteur, « je ne crois pas que nous courions de danger. Dulieu est plus intelligent que cela : il sait bien que si moi et quelques autres nous sommes allés nous installer à Saint-Augustin, c’est pour nous reposer, dans le calme de la campagne, parce que c’est une vraie campagne et non une succursale des clubs et des salons de la ville. Il va probablement tenter d’attirer les gens en proposant notre exemple. Cela ne ferait pas son affaire s’il chassait ceux qui sont rendus à Saint-Augustin. Je crois qu’il est plus fin que cela. En tout cas, il y a un moyen bien simple de remédier au mal : je vais téléphoner à Savard et à nos amis qui villégiaturent à Saint-Augustin ; nous allons voir Dulieu, nous allons nous assurer de ses intentions et nous allons lui faire comprendre que nous pourrions contrecarrer ses projets, s’il n’est pas raisonnable. S’il est raisonnable, nous l’aiderons, ce sera dans notre intérêt autant que dans le sien, et nous tenterons de faire venir des gens que nous connaissons. Justement, mon ami Leblanc avait l’intention de venir acheter une propriété à Saint-Augustin. Il doit y en avoir d’autres aussi. »

— Que je suis contente, papa, dit Ernestine, c’est une bonne idée. Pendant que les Ducondu s’inquiétaient ainsi de ce que deviendrait Saint-Augustin, ils oubliaient complètement de penser au père Josaphat Beaulieu et à sa famille, et de se demander où ils étaient allés.

S’ils s’étaient informés de lui, ils auraient appris qu’il était rendu à la ville.

Comment le père Beaulieu, à l’âge qu’il avait, en était-il venu à abandonner la terre sur laquelle sa famille vivait, de père en fils, depuis trois générations, voilà qui vaut la peine d’être raconté.

Dulieu, qui ne laissait jamais s’écouler longtemps entre la conception d’un projet et sa mise à exécution, était retourné chez Beaulieu, le lendemain du pique-nique qu’avait donné madame Ducondu. Il avait prétexté un objet perdu dans les buissons et le père Beaulieu, fort obligeant, s’était offert à l’accompagner pour l’aider dans ses recherches.

Inutile de dire que Dulieu ne trouva rien, mais il obtint tous les renseignements qu’il désirait obtenir.

La terre du père Beaulieu était coupée en deux par le grand chemin. Sa plus grande moitié se trouvait longée par un autre chemin transversal, qui conduisait dans les « rangs ». Elle était boisée à souhait et située près d’un cours d’eau. Le cultivateur, rendu loquace par la fête de la veille et mis en confiance par les manières engageantes de son interlocuteur, avoua à Dulieu que la vie était dure et qu’il suffisait tout juste à mettre les deux bouts ensemble, à la fin de l’année.

Saint-Augustin est loin des marchés, le sol y est rocailleux et ne produit pas en raison du travail que demande sa culture. Le père Beaulieu, après vingt ans de travail, avait réussi à élever sa famille, composée de deux fils et de trois filles, dont deux étaient mariées, mais il n’avait pu mettre un seul sou de côté. Après une vie de labeur incessant, il devait continuer à travailler sans répit jusqu’au dernier jour.

Cette loi du travail qui courbe le paysan vers le sol depuis sa jeunesse jusqu’à ce que son corps fatigué aille reposer dans la terre qui l’a nourri est acceptée avec résignation par les habitants de nos compagnes. Ils ont des vertus admirables de patience et de résignation, qu’ils puisent dans la contemplation quotidienne d’une nature forte et sereine. Et puis il y a l’espoir d’un monde meilleur, où on ne travaille plus, où on ne peine plus par tous les temps et à toute heure du jour, où l’on est débarrassé des fardeaux pesants, des soucis et des peines. La vue de ce ciel bleu, où les mystères sublimes de la religion chrétienne lui enseignent que son âme se perdra en un bonheur indicible, encourage et soutient le travailleur.

Mais nous sommes avant tout humains : qu’un espoir terrestre survienne, que la richesse et la fortune s’offrent à nous, et nous courons à sa rencontre.

Le père Beaulieu eut accueilli avec plaisir une occasion de s’enrichir. Dulieu, qui trouva la propriété tout à fait à sa convenance, résolut de l’acheter, mais il ne fit pas de proposition immédiate, craignant que le père Beaulieu ne lui demandât un prix exagéré ou ne refusât sa proposition. Il entreprit une campagne savante pour tirer partie des instincts de cupidité qui sommeillaient dans le cœur du cultivateur.

On le vit bientôt presque tous les jours chez le père Beaulieu, avec lequel il venait causer familièrement, le soir, en fumant la pipe, où qu’il hélait dans les champs, le jour, quand il passait en voiture avec des amis. Il mit pleinement à profit les quelques jours pendant lesquels il devait encore séjourner à Saint-Augustin et alluma des convoitises immenses dans le cerveau du cultivateur. Il lui parla argent et transactions financières, lui raconta avec complaisance comment certaines spéculations enrichissent en un jour celui qui les fait. Il insista surtout sur les fortunes rapides et faciles qu’on réalise dans le commerce des immeubles, lui faisant entrevoir, dans un avenir prochain, une augmentation fantastique des prix des propriétés rurales situées dans les environs des villes.

Il parlait sans affectation aucune et avec une bonne foi qui ne laissait pas de doute dans l’esprit du père Beaulieu. Du reste, comment les paroles de Dulieu auraient-elles pu être mises en doute, quand il avait ses poches pleines d’argent et quand il jouissait de la considération générale ?

Peu à peu, Dulieu en vint à parler au père Beaulieu de sa terre et à dire qu’elle pourrait rapporter un joli prix ; il ne lui fit cependant pas d’offres, se contentant de faire de vagues allusions aux cultivateurs qui s’enrichissaient en vendant leurs terres et qui venaient vivre à la ville, pour se livrer à quelque occupation facile et agréable. Les visites de Dulieu n’étaient pas sans attirer l’attention des cultivateurs voisins et le dimanche, pendant que les cultivateurs causaient à la porte de l’église, en fumant leurs pipes et en attendant le dernier coup de la grand’messe, ils discutaient avec curiosité l’intimité du père Beaulieu avec ce monsieur de la ville. Les plus malins prenaient un air avisé, plein de sous-entendus, et disaient : « le père Beaulieu manigance sûrement quelque chose. » Comme question de fait, ils ne savaient pas du tout à quoi s’en tenir et faisaient des compliments au père Beaulieu sur son ami de la ville, dans l’espoir d’obtenir quelque renseignement. Le père Beaulieu se rengorgeait avec orgueil et ne disait rien.

Mais un dimanche, un cultivateur dit pour plaisanter : « je gage que le père Beaulieu va vendre sa terre ». Cette supposition, faite par simple hasard, fut accueillie comme une révélation et on la crut vraie. Dulieu n’était-il pas un agent d’immeubles ?

De ce jour, l’attitude des cultivateurs à l’égard du père Beaulieu changea : quelques-uns lui montrèrent beaucoup de déférence et d’autres laissèrent percer un peu de jalousie. On fit des saluts engageants à Dulieu, comme pour lui dire : « moi aussi, j’ai une terre à vendre ».

Les propos qu’on tenait parvinrent aux oreilles du père Beaulieu et quand quelqu’un lui dit : « paraîtrait que vous allez vendre votre terre, père Beaulieu ». il fut flatté et répondit, en feignant l’indécision : « eh ! eh ! je ne sais pas… » Il s’étonnait maintenant que Dulieu ne lui fit pas de proposition, mais celui-ci voulait laisser mûrir les désirs du cultivateur et ne pas brusquer les choses.

Il redoubla d’amabilité auprès du père Beaulieu et ce n’est que le jour de son départ, à la gare, qu’il parla au père Beaulieu du sujet dont le cultivateur se retenait à grand’peine de l’entretenir. Il lui dit fort aimablement adieu, puis il ajouta, d’un ton de confidence : « vous savez, vous avez une fort belle terre. Je l’achèterais, si vous me faisiez des conditions raisonnables. Quand vous serez fatigué de travailler dur et que vous voudrez venir vous reposer en ville, en jouissant de votre argent, adressez-vous à moi ; j’aurai une proposition à vous faire. Tenez, voici ma carte. Si vous faites un voyage à Montréal, ne manquez pas de venir me voir. »

Dulieu partit sur ces paroles. Le père Beaulieu revint chez lui, les oreilles bourdonnantes des derniers mots que lui avait dits l’agent d’immeubles.

L’impression laissée dans l’esprit du cultivateur était profonde.

Septembre arriva ; c’était le temps de la moisson ; il fallait abattre le blé et l’avoine, puis ce fut le tour des patates, qu’il fallait arracher au sol : la charrue bouleversait la terre molle où poussaient les précieux tubercules et les fils du cultivateur, sa femme et sa fille fouillaient avec leurs mains, retiraient les grappes de légumes qui semblaient d’énormes raisins bruns, et les jetaient dans des chaudières et des seaux tôt emplis. On vidait ensuite les réceptacles dans de grands barils d’où s’évadait une bonne odeur de terre fraîche, de cette terre généreuse et féconde qui fournissait la subsistance à la famille Beaulieu. Le travail était dur, mais on le faisait gaiement, car le champ contenait de quoi nourrir tous les travailleurs, — et il y en aurait même assez pour en vendre plusieurs minots. Ce n’était pas le moment de s’occuper de transactions financières, mais le père Beaulieu songeait quand même, en conduisant sa charrue, à la fortune que valait cette terre dont il retirait en ce moment une misérable récolte de patates. D’habitude, il était heureux et gai, à une pareille époque, mais cette année, il semblait insensible au fait qu’une saison favorable lui permettrait de ramasser un plus grand nombre de minots de patates qu’il n’en avait jamais ramassé. Il était absorbé et travaillait d’un air distrait. Ses pensées ne le quittaient même pas la nuit.

Il se réveillait quelquefois en sursaut et sa femme, étonnée de le voir nerveux, lui d’habitude si dormeur après une journée aux champs, lui demandait : « es-tu malade ? »

— Non, répondait-il, je rêvais.

Il s’étendait, tranquille, dans le lit, et demeurait les yeux ouverts dans l’obscurité, feignant de s’être rendormi et repassant les incidents de son rêve :

On avait frappé à la porte. Il était allé ouvrir et un étranger qui ressemblait à Dulieu et qui n’était pourtant pas lui avait tendu au père Beaulieu une lourde valise, qui était tombée à terre lorsque le cultivateur l’avait saisie. Elle s’était ouverte et des pièces d’or et d’argent avaient inondé la pièce. Sans transition aucune, le père Beaulieu avait ensuite vu passer devant lui sa terre, couverte de monticules de patates et de gerbes de blé ; elle passait à fleur de sol, comme un long ruban animé d’un mouvement de translation étrange. Il s’était ensuite trouvé au village, au milieu des cultivateurs, qui l’entouraient et le saluaient respectueusement. Tom avait disparu en un clin d’œil et un grand bruit, comme celui d’une locomotive lancée à toute vitesse, l’avait réveillé.

Quand la confusion mentale produite par le rêve se dissipait, il se demandait quel prix pourrait bien lui rapporter sa terre et ce qu’il ferait avec l’argent qu’il retirerait de la vente. Il avait une autre terre, plus petite et moins productive, dans une autre partie du village. Il ne la cultivait pas parce qu’il n’avait pas le temps de travailler sur les deux terres, se contentant d’aller y couper le foin et d’y mener paître ses animaux.

Il pourrait mettre cette autre terre en culture et jouir en paix de l’argent qu’il retirerait ; il prêterait cet argent et deviendrait un rentier, considéré de tous les villageois.

Le poids des pensées qui le tourmentaient devenait pesant et il s’en ouvrit à sa femme. Il eut quelque peine à lui faire comprendre la possibilité de la vente de leur terre, car elle avait l’âme simple et ne pouvait se faire à l’idée que leur terre passât en d’autres mains et rapportât le prix fabuleux de huit mille piastres pour lequel son mari voulait la vendre, ni surtout que toutes les traditions familières fussent rompues. La perspective d’aller cultiver l’autre petite terre lui semblait une déchéance ; son mari la gronda de son peu d’enthousiasme et lui représenta qu’ils seraient plus heureux sur une petite terre, avec plusieurs milliers de piastres à la banque, que dans leur demeure actuelle sans un sou devant eux.

Elle se rendit peu à peu à ses raisons, mais tous deux éprouvaient beaucoup de répugnance à faire la démarche décisive et à entrer en négociations avec Dulieu. Maintenant qu’ils avaient engrangé une bonne récolte et qu’un hiver confortable, au cours duquel ils ne manqueraient de rien, se présentait à eux, ils hésitaient, préférant garder pour l’avenir la somme énorme qu’ils croyaient pouvoir facilement obtenir. Le cultivateur regrettait presque d’avoir converti sa femme à ses idées et elle, de son côté, ne voyait pas de nécessité de se presser.

Mais bientôt des inquiétudes naquirent dans leurs esprits : si Dulieu achetait la terre d’un voisin ou s’il se fatiguait d’attendre et concluait d’autres transactions… Ils n’avaient pas le moindre doute que cette affaire le préoccupât autant qu’eux et qu’il y songeât souvent. « S’il allait changer d’idée, pensait le père Beaulieu… »

D’autre part, les voisins causaient du départ possible du père Beaulieu et, le dimanche, quand on se rencontrait tous ensemble, devant l’église, on continuait d’en parler. Mais il ne partait pas, il ne parlait de rien… Était-il possible qu’après tout Dulieu se fut moqué de lui. Après avoir supposé qu’il allait vendre sa terre, on supposait maintenant aussi facilement et beaucoup moins charitablement qu’il n’avait pu réussir à la vendre, et on se gaussait même un peu de lui.

Il entendit chuchoter, à deux ou trois reprises, quand il passait près d’un groupe : « il ne la vend toujours pas sa terre, le père Beaulieu ». On se gêna moins avec ses enfants et on leur demanda railleusement quand Dulieu venait prendre possession de la terre. Henri et Joseph parlèrent à leur père, qui dut les mettre un peu au courant.

Aiguillonné à la fois par sa convoitise et par les ennuis que lui faisaient éprouver les quolibets des voisins, le père Beaulieu prit une grande décision. Il dit à sa femme : « je vais aller à Montréal ; nous verrons bien ce qui en est. »

Les « travaux » — comme on appelle à la campagne le temps de la moisson — étaient terminés. Il partit donc pour Montréal et se rendit chez Dulieu.

Celui-ci avait ses bureaux sur une des rues principales, en plein centre de l’activité financière et commerciale. Il était absent quand le cultivateur entra et le père Beaulieu dut attendre.

Il n’y a rien de tel que l’attente pour démoraliser un quémandeur et le visiteur passa successivement par toutes les alternatives de l’espoir et du découragement, en contemplant l’enfilade de pièces simplement mais richement meublées où allaient et venaient les clients et les employés. Il était déjà désorienté par une course rapide à travers le kaléidoscope des rues de la ville et il lui fallait une grande tension d’esprit pour se rappeler distinctement ce qu’il désirait et ce qu’il entendait demander.

Dulieu entra bientôt. Ce n’était plus le même Dulieu, affable et enjoué, mais un homme d’affaires pressé, aux traits-durs, à la physionomie sérieuse. Il se dérida cependant en apercevant le père Beaulieu et souhaita aimablement la bienvenue au cultivateur, qui commençait à perdre contenance. Le visiteur se rassura et la confiance lui revint. Il ne savait pas cependant comment exprimer l’objet de sa visite et c’est Dulieu qui lui demanda, après qu’ils eurent échangé quelques paroles de reconnaissance : « êtes-vous venu me voir par affaire, monsieur Beaulieu ?  »

— Oui, répondit en hésitant le cultivateur,… c’est-à-dire que… je voulais vous parler de ma terre.

— Ah ! vous voulez vendre ?

— Bien, j’aimerais à savoir combien vous me donneriez.

— Arthur, cria Dulieu à un de ses commis, apportez donc les offres de terrains que j’ai reçues de Saint-Augustin.

— Ah ! vous avez reçu des offres, dit le père Beaulieu.

— Oui, répondit négligemment l’agent d’immeubles, qui n’en avait reçu aucune, mais qui avait une liasse de papiers lui servant en pareil cas à faire croire aux clients que leurs voisins voulaient vendre leurs propriétés. Il avait constaté plus d’une fois que c’était un excellent stratagème pour faire baisser les prix.

Il feuilleta avec soin les papiers et jeta quelques chiffres sur un carnet, semblant faire un calcul fort compliqué. Pendant ce temps, un garçon stylé expressément pour donner une haute idée de l’importance des transactions qui se faisaient dans le bureau, parlait à un autre garçon, assez haut pour être entendu par le père Beaulieu, de l’achat d’une propriété valant trois cent mille piastres que venait de conclure Dulieu.

Le père Beaulieu avait peine à en croire ses oreilles et il n’osait remuer, devenu tout à coup fort intimidé, dans ce sanctuaire de la haute finance.

Dulieu lui dit enfin, d’un ton de voix fort naturel qui le troubla, cependant : « combien votre terre contient-elle d’arpents ? »

Le père Beaulieu lui donna le chiffre.

« Alors », dit Dulieu, « je pourrais vous donner six mille cinq cents piastres ; c’est mon dernier prix ».

L’énoncé des chiffres fit revenir le père Beaulieu à lui-même et il entama la discussion. Il désirait mille piastres de plus, mais Dulieu ne voulait pas en démordre du chiffre qu’il avait fixé.

Le cultivateur représentait qu’il faudrait faire des frais de déménagement, qu’il venait de faire sa récolte.

« Votre récolte », dit Dulieu ; « mais vous l’emporterez, je n’en ai pas besoin : que voulez-vous que j’en fasse ? »

Finalement, « on coupa la différence par la moitié », — selon le langage employé par un grand nombre de gens d’affaires, — et le père Beaulieu dit qu’il accepterait sept mille piastres.

Dulieu, devenu tout à fait de bonne humeur et même communicatif, rappela au père Beaulieu leurs conversations de l’été, lui parla de ses enfants, s’informa de la santé de sa femme. Il lui dit confidentiellement : « j’ai une bonne affaire pour vous, monsieur Beaulieu, si vous décidez de venir à la ville, une épicerie de première classe, située dans un quartier où il y a une bonne clientèle. Je vous vendrais cela bon marché, vous feriez des affaires d’or et vous auriez encore une jolie somme de reste. C’est un travail facile et agréable : les gens viennent chez vous tous les jours, car on a toujours besoin de quelque chose chez l’épicier. Vous m’en direz des nouvelles ».

Le père Beaulieu représenta qu’il ne connaissait pas le commerce d’épicerie.

« Oh ! c’est facile », dit Dulieu, « vos enfants vous aideraient. Je vous laisserais un de mes employés pendant le temps nécessaire pour vous mettre au courant ».

— Est-ce que vous tenez épicerie, demanda naïvement le père Beaulieu, avec beaucoup de déférence, car dans les campagnes on a une grande considérations pour les marchands, qui sont des personnages importants.

— Non, répondit Dulieu, qui ne put s’empêcher de sourire, c’est un client qui m’a chargé de vendre cette épicerie pour lui. Il se contenterait d’un prix fort modéré.

On comprend que le père Beaulieu était en proie à une excitation intense quand il sortit de chez Dulieu. Sept mille piastres ! Jamais de la vie il n’avait cru qu’il posséderait une pareille somme ! Il se retenait à grand’peine d’accoster les passants pour leur faire part de la joie dont il était transporté. Il avait hâte d’arriver chez lui et de tout raconter à sa femme et à ses enfants. Il se figurait quelle serait leur stupéfaction et leur joie.

Il avait dit par quel train il reviendrait ; à son arrivée à Saint-Augustin, il trouva Henri qui l’attendait à la gare. Quelques curieux qui avaient eu vent de son voyage étaient là aussi. Il les évita et prit avec Henri le chemin de sa demeure.

On l’attendait chez lui avec une vive impatience… Tous étaient dehors, scrutant anxieusement la route par laquelle devait revenir le voyageur. Ce fut Marie qui aperçut la première la voiture dans laquelle étaient les deux hommes. Elle se rendit jusqu’à la route, avec sa mère et son frère Joseph, pour avoir plus vite des nouvelles.

Le père Beaulieu était ému et c’est avec difficulté qu’il dit : « il est prêt à l’acheter ».

« Il » c’était Dulieu, et tous les membres de la famille comprirent. Le père Beaulieu entra silencieusement dans la maison et on le suivit, aussi sérieux que s’il s’était agi d’une mauvaise nouvelle, car on ne s’attendait pas à un succès si prompt. Le père Beaulieu alluma sa pipe et on se mit à causer. Il raconta sa visite chez Dulieu et demanda l’opinion de tous sur le résultat qu’elle avait eue.

Joseph fut le premier à parler. Il aimait l’argent et la mention du chiffre de sept mille piastres l’avait bouleversé. « On peut faire ben de quoi avec ça », dit-il sentencieusement.

Marie regrettait d’avoir à quitter Saint-Augustin et les amies qu’elle y comptait, mais l’idée de faire connaissance avec la ville lui souriait assez.

La mère Beaulieu, elle, avait pris d’avance son parti du changement ; pourvu que « son homme » fût content, elle était satisfaite.

Quant à Henri, cela lui était absolument indifférent. Il était plein de vie, de force et de gaieté, et il était prêt à tout.

Dulieu avait donné un délai d’un mois au père Beaulieu pour accepter son chiffre. Il fallait donc se décider assez vite. La perspective d’être épiciers troubla bien un peu le père Beaulieu et sa famille, mais l’espoir du gain et la crainte du travail considérable qu’exigerait la mise en culture de leur autre terre les décidèrent : ils iraient à Montréal et y feraient fortune comme tant d’autres. Pourquoi pas ?

Au bout de quinze jours, le père Beaulieu, qui ne faisait plus mystères de ses projets ambitieux, partit donc pour Montréal, cette fois dans le but de bâcler définitivement l’affaire.

Il signa une promesse de vente et Dulieu lui donna un à-compte, puis l’agent d’immeubles et lui se rendirent ensemble dans le quartier Saint-Denis, où était située l’épicerie que le père Beaulieu devait acheter. Elle se trouvait à l’angle de la rue Beaubien et de la rue Labelle, dont le nom a depuis été changé en celui plus sonore d’avenue de Châteaubriand.

Le dernier occupant du magasin avait cédé à forfait son fonds de commerce et son bail à Dulieu, qui comptait faire un beau bénéfice et qui demanda trois mille piastres pour ce qu’il n’avait payé que mille piastres. Il avait acheté, depuis, pour trois cents piastres de marchandises, qu’il avait disposées bien en évidence, afin de donner une meilleure apparence au magasin et afin de grossir l’approvisionnement de manière à pouvoir demander un bon prix. Le père Beaulieu se récria un peu, mais le commis que Dulieu avait installé dans l’épicerie fit si bien l’article que le père Beaulieu accepta les conditions de Dulieu moyennant une diminution du prix de quelques cents piastres. Dulieu faisait environ quinze cents piastres de profit et il songeait avec satisfaction que la terre du père Beaulieu ne lui coûterait pas cher.

Le père Beaulieu repartit pour Saint-Augustin avec les clefs du magasin dans ses poches.

Le déménagement traîna en longueur, car on avait tant de choses à emporter. On ne savait ce qu’il fallait prendre et ce qu’il fallait laisser. Si le père Beaulieu se fût écouté, il eût emmené à Montréal tous ses animaux de ferme et il eût aussi emporté tous ses meubles et tous ses instruments aratoires. Il fallut les exhortations réunies de sa femme, de ses fils et de sa fille, qui lui représentèrent que les maisons de la ville n’étaient guère spacieuses, pour qu’il se résignât, avec un serrement de cœur indicible, à mettre en vente ses animaux, ne se réservant qu’un cheval et une vache. Il ne garda qu’une voiture légère, qui servirait à livrer les commandes en ville. Tout le reste fut sacrifié, à l’exception des légumes, qu’il devait envoyer à la ville, pour les vendre dans son épicerie. Les voisins se donnèrent le mot et il vendit ses animaux, ses instruments aratoires, ses voitures et une partie du mobilier à des prix dérisoires. Il fit un encan auquel assistait tout le village. Les acheteurs se disaient à voix basse, avec des clignements d’yeux : « il a eu sept mille piastres pour sa terre, il peut bien donner ses effets à bon marché ». Il les « donna » réellement plutôt qu’il ne les vendît.

Cela lui fut très sensible, autant que s’il avait eu besoin d’argent. Ses bons meubles, ses vaches, son cheval de trait vendus à si vil prix ! C’était un véritable sacrilège ! Il pensa en faire une maladie.

On donna plusieurs « veillées », en l’honneur de ceux qu’on appelait déjà les « montréalais » et ce n’est pas sans regrets qu’ils partirent, quoiqu’ils fussent convaincus qu’un sort très heureux les attendait. Marie surtout eut du chagrin, et au dernier moment, elle eût été prête à renoncer aux mirages attirants de la ville, si cela eût encore été possible.

La curiosité qu’elle avait auparavant de voir la ville était maintenant mêlée de crainte. Elle craignait sans savoir pourquoi : c’était l’inconnu qui l’effrayait.

Pourtant c’était un brave cœur : il n’y avait pas plus vive qu’elle, plus gaie, plus ardente au travail, à Saint-Augustin. Mais la ville, ses mystères et ses dangers lui inspiraient une horreur irraisonnée.


Combien plus elle aurait été épouvantée si elle avait connu la grande dévoreuse d’hommes qui boit leur sang, affaiblit leurs muscles, éteint leur énergie et les enveloppe d’une étreinte irrésistible et fatale, dont les monuments sont faits des sueurs et de la moelle des travailleurs qui les ont édifié, qui contient les œuvres d’art et la science et qui demande à ceux qui viennent s’affiner au contact d’une plus haute civilisation une rançon épouvantable, qui reçoit les hommes forts par milliers et qui en fait des miséreux livides, dont les enfants, demain, iront au cimetière. C’est la loi inévitable du progrès : pendant que le peuple tout entier devient plus riche, plus cultivé, plus civilisé et augmente son bien-être matériel, des milliers d’êtres humains qui contribuent à cette marche en avant, à cette poussée de l’humanité, meurent misérablement ; et la race trop affinée perd de sa vigueur et de sa force. Les derniers humains auront au service d’une cérébralité intense un corps débile.

Et au bout de quelques générations l’effort s’arrêterait, l’humanité ferait halte, épuisée, si le flot des travailleurs n’était sans cesse alimenté par ces hommes robustes, aux bras solides, que le soleil a frappés de ses rayons vivifiants et que la nature a bercé sur son sein. Ils viennent renouveler le sang appauvri de la civilisation et l’exode des champs vers les villes est à la fois un malheur et une nécessité. Bienheureux ceux qui, après avoir fait leur part du travail et avoir amassé les biens de ce monde et la sagesse humaine, peuvent retourner aux champs jouir de leur expérience et en faire jouir ceux qui creusent les sillons et nourrissent les villes.

La jeunesse n’est pas l’âge des chagrins profonds et des craintes de longue durée : quand Marie s’éveilla, le premier jour qu’elle se trouva à la ville, elle sourit au soleil matinal qui lui souhaitait la bienvenue et elle se sentit pleine de courage et de gaieté.




CHAPITRE IV



Elle descendit au rez-de-chaussée, où son père et sa mère étaient déjà rendus, car ils n’avaient guère dormi. Les deux frères reposaient encore, accablés de fatigue après le travail éreintant du déménagement. Le père Beaulieu ne voulut pas les réveiller tout de suite ; il attendit quelque temps. Puis comme ils ne se décidaient pas à descendre, on procéda sans eux à l’ouverture du magasin.

Le père Beaulieu était fort ému ; sa femme et sa fille ne l’étaient pas moins : c’était le commencement de leur vie nouvelle. Il vérifia si tout était en ordre et si le magasin avait bonne apparence et était prêt pour la réception des clients ; il rangea quelques menus objets, puis il ouvrit la porte et enleva, avec des mains tremblantes, la grille cadenassée qui assurait la sécurité du magasin et le défendait contre toute entreprise des voleurs.

Il sortit dans la rue et sa femme et sa fille le suivirent. Le calme le plus profond régnait et les passants étaient rares ; on les entendait venir de loin, sur les trottoirs en pierre, dans le silence du matin. Les fenêtres étaient closes partout et l’air était plutôt vif. Le père Beaulieu entendit du bruit à l’autre coin de la rue et il vit l’épicier dont le magasin est à l’angle des rues Beaubien et Saint-Hubert ouvrir lui aussi sa porte : c’était la concurrence qui commençait entre les deux hommes, avant même que les acheteurs ne fussent sortis du lit. Le père Beaulieu n’eut cependant pas de pensée d’envie ou de jalousie ; il était trop heureux, dans le moment pour avoir aucun sentiment malveillant, il avait plutôt envie d’adresser un salut cordial à son voisin du coin. Il fut émerveillé, quand il porta les yeux du côté opposé, de la beauté du quartier où il se trouvait. Il avait devant lui la rue Chateaubriand, bordée des deux côtés de maisonnettes en brique fort jolies, et la rue Beaubien ouvrait une belle perspective. Un couvent occupait le coin opposé des rues Châteaubriand et Beaubien. À cent pieds, plus loin, c’était le joli presbytère en pierre à bosses de la paroisse Saint-Edouard ; à côté, au-dessus d’un groupe de beaux arbres, se dressaient les tours jumelles de l’église, dominant la rue pleine d’ombre.

Le ciel était remarquablement pur, car il n’y avait pas d’usines dans cette partie du quartier Saint-Denis et on n’a que quelques pas à faire pour se trouver en pleine campagne.

« C’est beau ici », dit la mère Beaulieu, exprimant l’opinion que partageait le trio en contemplation à la porte de l’épicerie devant ce qui était pour eux un monde nouveau.

« Je vais aller réveiller Joseph et Henri », dit Marie, qui n’était pas égoïste et qui avait hâte de voir ses frères partager son admiration pour les alentours de l’épicerie.

Elle courut vivement, car elle craignait que quelqu’un n’entrât pendant son absence et elle tenait à aider son père et sa mère à servir le « premier client » qui se présenterait.

Il passait six heures et personne n’était encore venu, mais le nombre des passants augmentait beaucoup. Bientôt ce fut une procession continue et les nouveaux arrivés en restèrent ébahis. « Où va tout ce monde ? » demanda le père Beaulieu. « Miséricorde ! » s’exclama sa femme, « il y en a plus qu’à la grand’messe à Saint-Augustin ! »

Pourtant c’était un jour de semaine et personne ne portait de livre de messe, à l’exception de quelques femmes qui se rendaient à l’église pour la messe de six heures et demie.

Le père Beaulieu n’avait jamais vu tant de monde, excepté aux assemblées politiques. Tous se dirigeaient vers la rue Saint-Denis et le père Beaulieu se rendit bientôt compte, en les voyant s’empiler dans les tramways qui descendaient à la ville que c’étaient des travailleurs qui s’en allaient à leur ouvrage. Il se dit avec plaisir que les affaires devaient être bonnes, dans un quartier où il y avait tant de monde.

Le premier client se présenta enfin, sous la forme d’un enfant qui venait, avec un pot en terre cuite à la main, chercher du lait pour le déjeuner de sa famille. Malheureusement, dans l’excitation du déménagement et de l’installation, le père Beaulieu avait oublié de s’assurer les services d’un laitier et il dut, avec regret, envoyer le petit chez l’épicier voisin. Il fut profondément contrarié. Marie, qui avait vu passer deux ou trois laitiers, arrêta le suivant et on lui commanda immédiatement une certaine quantité de lait pour chaque matin.

Le défilé des piétons continuait toujours, les portes et les fenêtres s’ouvraient et se refermaient, les enfants criaient et couraient dans la rue, le forgeron de la rue Beaubien qui avait son échoppe près de la rue Saint-Hubert commençait à battre l’enclume, les voitures passaient et repassaient avec des roulements sonores ; des sifflements aiguës venant de l’atelier de la compagnie des tramways qui est à proximité déchiraient l’air ; les locomotives passant sur la voie du Pacifique, à quelques arpents de distance, sonnaient leurs cloches à toutes volées ; jamais le père Beaulieu et sa famille n’avaient entendu autant de bruit et n’avaient vu autant d’animation. Et de minute en minute, du côté de la rue Saint-Denis, un vacarme assourdissant s’élevait : une course folle soudain arrêtée, des coups frappés sur un gong sonore, puis un démarrage soudain dont le bruit se changeait en un rondement sourd qui se perdait au loin : c’était le tramway.

Marie eut la vision d’une maison cachée entre des arbres, loin de la route, dans une campagne où il n’y avait pas d’autre bruit que le souffle léger et berceur du vent d’une belle journée d’automne, où il n’y avait pas d’autres passants qu’un homme marchant paisiblement dans les guérêts derrière sa charrue, où il n’y avait pas de trottoirs en pierre et en asphalte, pas de pavages, pas de voitures roulant dans la poussière, pas de charretiers conduisant leurs chevaux avec des jurons, pas de toits tout autour de l’horizon : elle aperçut la belle plaine moissonnée, les pentes vertes couvertes de sapins, les maisonnettes du village groupées autour du clocher et les montagnes qui s’élevaient plus loin, aussi loin que la vue pouvait porter, le tableau admirable peint par l’Auteur de la nature, les scènes rafraîchissantes qu’elle avait contemplées pendant toute sa jeunesse et dont il était demeuré un reflet pur et profond dans ses yeux ; elle vit tout cela, puis le décor changea et elle se trouva dans la réalité des choses, dans une petite épicerie située en pleine ville et qui était loin, bien loin de Saint-Augustin, autant que les époques successives de la vie sont loin les unes des autres, séparées par cet obstacle infranchissable qui est le Passé et qui ne permet pas de retour en arrière.

La jeune fille faiblit un instant et une larme vint à sa paupière. Mais elle réagit énergiquement contre cet accès soudain de nostalgie et s’empressa de se mettre au travail pour changer le cours de ses idées.

L’ouvrage ne manquait pas : Dulieu n’avait fait mettre qu’un ordre relatif dans l’épicerie. Le dernier occupant avait laissé la cave pleine de caisses éventrées et de débris de toutes sortes. Ces restes d’un commerce abandonné devaient être sortis et jetés dans la ruelle avant qu’on pût ranger les marchandises, les quarts de mêlasse et d’huile de charbon. Les deux garçons s’employèrent à cette tâche, pendant que les trois autres membres de la famille époussetaient et nettoyaient en haut et servaient la clientèle.

On avait eu vent de l’arrivée des Beaulieu, dans le quartier, et les commères s’étaient rendues en nombre chez le nouvel épicier, pour se livrer à des observations qui pussent leur permettre ensuite de faire des cancans sur le compte des nouveaux arrivants. Elles feignaient d’être très étonnées de se rencontrer, alors qu’elles s’étaient donné rendez-vous la veille au soir. « Ah ! bonjour madame Leblanc », disait la Fournier, — comme on l’appelait dans le quartier — « comment êtes-vous ? »

« Madame Leblanc », qui était bien, mais dont les enfants n’étaient jamais peignés ni lavés, parce que leur mère était toujours dans la rue, à jaser avec les voisines et à dire du mal de celles qui s’occupaient paisiblement de leurs maris et de leurs enfants et qui ne goûtaient pas ses commérages, « madame Leblanc » faisait force amabilités à « madame Fournier » dont les mauvaises langues disaient qu’elle recherchait l’amitié de « madame Leblanc » pour que celle-ci ne fît pas part à monsieur Fournier des visites que recevait « madame Fournier » en son absence.

« Madame Leblanc » achetait une pinte de mêlasse et « madame Fournier » se munissait d’une « barre » de savon. Les deux commères causaient avec volubilité et elles s’informèrent sans façon de la mère Beaulieu d’où elle venait, combien son mari avait payé l’épicerie, si c’était la première fois qu’il faisait le commerce d’épicerie. La mère Beaulieu, qui n’était pas folle, laissa les questions sans réponse, ce qui contraria beaucoup les questionneuses. « Ces habitants », dit la Leblanc, en sortant, « ça pense que c’est quelque chose, parce que ça a un peu d’argent ! »

La Fournier n’était pas une méchante âme, quoiqu’elle fût souvent en compagnie de l’autre commère, qui avait du fiel plein le cœur. Elle ne répondit donc pas et la Leblanc continua : « ils ne feront pas fortune ici, avec ces grandes airs-là ».

« Si toutes les femmes sont comme celles-ci », disait pendant ce temps Marie à sa mère, « ça ne sera pas amusant ». Mais toutes les mères de famille et les ménagères du quartier n’étaient pas ainsi : il y avait parmi elles de bonnes mères et de bonnes épouses, et la mère Beaulieu et sa fille reprirent courage quand vinrent les acheteuses sérieuses, dont la visite n’avait pas uniquement pour but de lier connaissance avec elles et d’aller ensuite faire des potins et des cancans.

Quand le père Beaulieu ferma son magasin, le soir, et compta son gain de la journée, il constata qu’il avait vendu pour trois piastres de marchandises. Ce n’était certainement pas autant qu’il s’attendait à vendre, mais on ne peut faire fortune en un jour et il était convaincu que c’était un bon début. En effet les ventes augmentèrent toute la semaine, jusqu’au samedi, où elles atteignirent pour cette seule journée le total de vingt piastres. Le quartier Saint-Denis, dans la partie nord, est en effet habité surtout par des salariés qui travaillent à la semaine et qui font leurs principaux achats à chaque paie. C’est le jour où l’on dépense le plus dans ce quartier.

Peu à peu, le père Beaulieu et ses fils s’accoutumèrent à leur nouvelle occupation. Ils se partagèrent la besogne : le père Beaulieu et Joseph servaient la clientèle, Henri portait les paquets et soignait le cheval. La mère Beaulieu et sa fille s’occupaient de la maison, où elles se trouvaient singulièrement à l’étroit, accoutumées qu’elles étaient aux grandes demeures hospitalières de la campagne. Marie, qui était vive pour servir, descendait à l’épicerie quand ses frères ou son père s’absentaient.

Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, le père Beaulieu descendait au marché de la Place Jacques-Cartier, pour acheter des légumes pour sa clientèle. C’était pour lui les jours les plus heureux de la semaine : il causait avec les cultivateurs et parlait récoltes, bestiaux et température. Mais il était fort scandalisé, quand venait le moment d’acheter et de remonter chez lui, des prix qu’on lui faisait. Il était obligé de payer littéralement au poids de l’or les carottes, les navets, les choux qu’il avait en abondance eu pour rien quand il était à Saint-Augustin. Et les oignons ! qu’on lui vendait par petites quantités, pour des prix déraisonnables !… Il n’en revenait pas.

En dépit du prix fabuleux qu’il payait pour tout et des prix encore plus élevés auxquels il était obligé de revendre ses marchandises, il remuait beaucoup d’argent, sans cependant faire des bénéfices bien considérables. Il avait un gros loyer à payer, des impôts, des réparations à sa voiture et une foule de dépenses imprévues à faire. Il commençait donc à comprendre pourquoi les gens de la ville se plaignent de la cherté de la vie et il n’était pas loin de s’en plaindre lui-même.

Dulieu se présenta à l’épicerie, un jour, comme le père Beaulieu se livrait à ces réflexions. Il était en automobile et son chauffeur fit bruyamment résonner la corne de la voiture, en arrêtant devant la porte, vers laquelle le père Beaulieu se précipita, effaré par ce vacarme. L’agent d’immeubles venait s’enquérir comment allaient les affaires. Il ne fut pas longtemps et ne laissa pas le père Beaulieu dire un seul mot, l’accablant de félicitations sur la bonne tenue de son épicerie et sur sa mine prospère. Il s’excusa de n’être pas venu plus tôt, prétextant ses nombreuses affaires, puis il dit au père Beaulieu qu’il avait besoin d’épiceries et qu’il était venu lui donner une commande. « Il faut encourager le commerce », s’exclama-t-il, avec un bon gros rire.

Il acheta du sucre, de la farine, des patates et des conserves, — qu’il eut bien soin de choisir dans le lot nouveau qu’il avait placé dans l’épicerie, — puis s’en alla, en promettant de revenir et d’envoyer ses amis acheter chez le père Beaulieu. Il laissa six piastres en partant et l’épicier se coucha fort content de sa journée et flatté de constater que Dulieu lui conservait son amitié.

— L’agent d’immeubles revint à intervalles réguliers, faisant chaque fois des achats, et s’implantant de nouveau dans la confiance du père Beaulieu.

Des gens qui se disaient envoyés par lui venaient aussi faire des emplettes chez le père Beaulieu, qui était charmé des bons procédés de Dulieu. Les affaires allaient bien à l’épicerie et avec les quatre mille dollars qui avaient été mis à la banque après le dernier paiment de Dulieu, la famille Beaulieu jouissait de la plus grande prospérité et se croyait à l’abri de tous les coups du sort. Ils auraient été parfaitement heureux si l’apprentissage des coutumes et des usages de la ville ne les avait souvent exposés à des désagréments imprévus.

Ce fut d’abord le policier de service dans leur rue qui survint et regarda d’un air mécontent le bel étalage de marchandises que Joseph et Henri avaient fait sur le trottoir, pour attirer la clientèle. Le père Beaulieu courut à la porte, en voyant le policier, croyant avoir trouvé un acheteur, mais ce n’était pas cela du tout : le policier lui ordonna poliment mais avec fermeté d’avoir à rentrer ses marchandises dans son magasin, sans quoi on le mettrait à l’amende. Le père Beaulieu s’empressa d’obéir.

Puis les querelles avec les voisins commencèrent. Ils se plaignirent du bruit que l’épicier et sa famille, très matinaux et très âpres au gain, faisaient en ouvrant leur magasin à des heures vraiment inusitées : le père Beaulieu descendait quelquefois à l’épicerie à cinq heures et demie ! Naturellement, ses fils le suivaient de près, réveillés par les craquements du plancher sous ses pieds. Accoutumés aux grands espaces et n’ayant jamais eu de voisins qu’ils pussent gêner, ils parlaient à tue-tête, chantaient et faisaient un vacarme d’enfer. Ils causaient dans la rue, en face de l’épicerie. On entendait alors des voix irritées qui disaient : « laissez donc dormir le monde, si vous ne voulez pas dormir ! vous n’êtes pas à l’Abord-à-Plouffe, ici ». Et même, une fois, Joseph, qui s’était innocemment appuyé à une muraille, juste sous une fenêtre, reçut sur la tête le contenu d’un récipient qui aurait plutôt dû être versé à l’égout.

Ils se levèrent donc en tapinois avec d’infinies et risibles précautions et n’osèrent plus parler à voix haute dans la rue avant que le bruit n’y fût devenu assez grand pour dominer le son de leurs voix, car non seulement ils ne voulaient pas s’exposer à des désagréments, mais ils craignaient aussi de mécontenter des clients possibles.

Les enfants étaient nombreux dans le quartier, et ils étaient souvent aussi turbulents et quelquefois fort mal élevés. Ceux de la Leblanc et de la Fournier brisèrent une des vitrines en jouant à la balle devant l’épicerie, en dépit de la défense du père Beaulieu. Il fut très contrarié de cet accident et il se fit injurier de la belle façon par la Leblanc, lorsqu’il essaya de gronder les enfants.

« Elle était craquée d’avance votre vitre, vieil avare », lui dit-elle. « Il faut bien que les enfants jouent. Je voudrais bien savoir ce que faisaient les vôtres quand ils étaient petits ? » Tant de véhémence déconcerta le père Beaulieu, qui fit remplacer la vitre sans protester davantage, craignant de se faire une mauvaise réputation dans le quartier s’il intentait un procès. Il fut mal récompensé de sa longanimité, car à l’instigation de leur mère les petits Leblanc l’insultèrent en pleine rue et il fut finalement obligé de les menacer de la police et de faire écrire une lettre d’avocat à leur mère pour avoir la paix.

Il oubliait toutes ces contrariétés, le samedi, quand il faisait sa caisse et qu’il comptait, avec l’aide de Marie, les bénéfices de la semaine.

Somme toute les Beaulieu n’étaient pas malheureux et ils se faisaient peu à peu à leur existence nouvelle. La mère Beaulieu était une épouse et une mère dévouée ; il lui était indifférent de vivre n’importe où, pourvu que ce fût avec les siens. Marie commençait à lier connaissance avec quelques jeunes filles du quartier et Joseph et Henri commençaient aussi à avoir des amis. Quant au père Beaulieu, il se trouvait trop vieux pour faire des amis et il ne se liait pas aussi vite.

Les deux jeunes gens et leur sœur allaient de découverte en découverte. Ils visitaient la ville, le dimanche, et les spectacles nouveaux qu’ils voyaient les plongeaient dans le plus profond étonnement et dans la plus grande admiration. Ils n’avaient jamais cru qu’un aussi grand nombre de belles maison pût se trouver réuni ni que d’aussi belles rues existassent. Chez Henri l’admiration dominait, chez Marie l’étonnement et chez Joseph un autre sentiment éveillé par les annonces dont étaient remplis les journaux et par les nombreux récits de fortunes rapides faites au moyen des spéculations sur les immeubles : il voyait surtout dans les maisons et les édifices superbes la valeur monétaire qu’ils représentaient, l’argent qu’ils devaient rapporter à leurs propriétaires.

En effet, on parlait beaucoup d’immeubles parmi les clients et les connaissances des Beaulieu, et ces discours où on prononçait souvent le mot de « piastre », où l’on mentionnait négligemment et familièrement des chiffres incroyables, frappaient vivement l’imagination de Joseph et émouvaient même le père Beaulieu. Ce dernier ne disait rien, mais il écoutait avidement et il calculait à part lui les beaux bénéfices qu’il pourrait réaliser s’il faisait comme ceux qu’il écoutait et s’il plaçait son argent sur des « lots ».

On ne s’en douterait guère, mais les gens qui font actuellement le plus de spéculations sur les immeubles, après les gens très riches, sont les gens très pauvres ou au moins ayant des ressources très restreintes. La partie du quartier Saint-Dénis où les Beaulieu étaient venus s’établir offre un exemple frappant de cet état de choses : elle n’était pas bâtie, il y a vingt ans ; il n’y avait que quelques pauvres cabanes en planches par ci par là ; l’église Saint-Édouard, dont le sous-sol seul était affecté au culte, parce que le reste de l’édifice n’était pas terminé, se trouvait au milieu d’un champ quasi-désert. Les vieux citoyens du quartier se rapellent encore de l’aspect étrange que présentait l’église, avec son toit à fleur de sol et son clocher rudimentaire, qui ne dépassait le toit que d’une quinzaine de pieds et où le curé n’avait pu loger qu’une unique cloche, qu’on n’entendait pas de bien loin.

Aujourd’hui, tout cela est changé : une église, de fort belle allure domine une mer de toits, qui montent comme une vague vers le nord et qui couvriront bientôt les champs qui bordent la route conduisant au Sault-au-Récollet ; et quand les cloches tintent dans le clocher qui a remplacé le petit clocheton de jadis, le pasteur de la paroisse s’enorgueillit à son droit du nombre des fidèles qui répondent pieusement à leur appel.

C’est la spéculation sur les immeubles qui a opéré ce changement presque magique. Des capitalistes entreprenants ont acheté les champs qui verdoyaient au nord de la ligne du Pacifique ; ils ont tracé des rues et ils ont préparé des plans, puis ils ont appelé les ouvriers, les travailleurs, par la voix des journaux. Ils offraient des « homes » aux hommes de cœur désireux d’assurer l’avenir de leurs familles. Ils n’avaient d’autre but que la spéculation, mais ils ont obtenu, incidemment, des résultats éminemment bienfaisants pour tous. Ceux qui ont répondu à leur appel étaient des braves, qui ne craignaient pas les longs trajets pour se rendre au travail, qui ne craignaient pas d’entreprendre de leurs propres mains, une fois leur journée terminée à l’usine ou à l’atelier ou sur les chantiers de construction, le creusage des fondations destinées à asseoir un nouveau foyer. On vit s’élever de nombreux abris temporaires où se logeait toute une famille, en attendant qu’on pût construire une meilleure habitation. Il y eut bien des souffrances dans ces maisons improvisées, où on ne payait plus de loyer, où l’on était chez soi, mais où le froid et l’humidité se faisaient sentir. Qu’importe ! On endura, on souffrit, mais on tint bon, jusqu’à ce qu’au prix de privations continuelles et de labeurs touchants on eût réalisé le rêve de sa vie, être propriétaire — et posséder non seulement un « lot » et une « maison », mais aussi un ou deux autres « lots », car, ils étaient bon marché à cette époque et on en avait acheté plus qu’il ne fallait. Ces autres « lots » augmentèrent de valeur et leur vente rapporta de beaux bénéfices.

Toute une population ouvrière se trouva ainsi installée, en quelques années, dans un beau quartier sain, où il y avait de l’air et du soleil en abondance pour les petits, pour les enfants, qui sont la richesse du pauvre. Ces enfants grandiront dans la demeure acquise par leurs parents aux prix de privations qui leur seront à eux-mêmes épargnées. Puissent ces privations, puissent ces travaux longs et patients ne pas être inutiles et puissent les parents enseigner aux enfants à perpétuer les vertus familiales d’ordres, d’économie et de travail ; puissent-ils leur enseigner le respect des autres et d’eux-mêmes et toutes ces fortes vertus qui contribuent plus encore que la seule santé physique à la croissance et au prestige d’une race.

J’ai parlé là des bienfaits réels de la spéculation intelligente et réfléchie, de celle dont les vieux du quartier entretenaient quelquefois le père Beaulieu, en causant au coin de la rue ou devant la porte de l’épicerie ; mais en toutes choses il y a des excès et on ne causait pas seulement de cette manière lente et sûre de s’enrichir. On racontait comment certains « lots » avaient doublé et triplé de valeur en quelques années. Certains propriétaires avaient vendu les maisons qu’ils avaient construites, avaient racheté d’autres « lots », avaient construit d’autres maisons et s’enrichissaient rapidement. D’autres, se rappelant la valeur énorme qu’avaient prise les premiers lots achetés par eux en avaient acheté d’autres, loin dans la campagne, comme si l’expansion de la ville devait aller encore plus rapidement qu’elle n’était allée jusque là, et ils escomptaient déjà leurs profits.

L’argent fait rapidement se dépense facilement ; les plus hasardeux agissaient comme s’ils eussent été des richards et on parlait de tel propriétaire qui, voyant son voisin acheter une automobile, avait vendu sa maison pour en acheter une lui aussi. La machine s’était tout de suite détraquée ; après l’avoir payée deux mille piastres, il avait dû la sacrifier pour cinq cents !

Tous ces propos semblaient étranges aux cultivateurs, habitués à réfléchir longuement, avant de faire la moindre dépense et de risquer la plus petite somme. Ils en étaient très émus, mais, ils se demandaient parfois s’ils étaient dans un monde réel et si tous ces chiffres et toutes ces fortunes réalisées en si peu de temps n’étaient pas des fantasmagories.

On était au commencement de l’hiver et le père Beaulieu songeait qu’à Saint-Augustin les cultivateurs se reposaient, à cette époque, après les labeurs d’automne et le battage du grain, en attendant la neige pour les charroyages. Il comparait avec les paisibles travaux des cultivateurs la besogne d’un épicier, qui lui semblait exiger une activité fiévreuse, et il se demandait si, après tout, leur lot n’était pas le meilleur.

Il en était là dans ses réflexions quand il reçut la visite du père Duverger, de Saint-Augustin, au commencement de décembre.

Louis Duverger était venu à plusieurs reprises voir ses concitoyens de Saint-Augustin. Il n’était pas enorgueilli de son titre d’étudiant et il était venu causer familièrement avec le père Beaulieu et ses amis d’enfance, Henri, Joseph et Marie, Son père avait acheté une couple de maison à Montréal et il venait retirer ses loyers, à l’automne ; c’était la raison de son voyage à Montréal. Louis avait accompagné le père Duverger chez l’épicier, qui les reçut tous deux avec un vif plaisir. Le père Beaulieu aimait toujours à recevoir Louis, dont la conversation amusait ses enfants et qu’il voyait avec un secret espoir causer avec Marie, mais la visite du père Duverger était pour lui un événement particulièrement heureux, car il allait pouvoir s’entretenir des gens et des choses de Saint-Augustin, choses et gens auxquels il s’intéressait encore beaucoup plus qu’à tous les événements de la grande ville où il demeurait.

Le père Beaulieu ne voulut pas que son concitoyen se retirât ailleurs que chez lui en dépit de la gêne que cela imposait, car s’il y a toujours de la place pour un de plus à la campagne, ce n’est pas la même chose à la ville, où les maisons ne sont guère aménagées au point de vue de l’hospitalité.

Le père Duverger accepta l’invitation qu’on lui faisait avec tant d’insistance. Le soir venu, on s’installa dans l’épicerie, comme autrefois, à la veillée, après le « train » fait, et on parla du bon vieux temps. Le père Duverger dut renseigner son hôte sur tout ce qui se passait au village et le père Beaulieu apprit avec intérêt que « Joséphine à Catherine » était morte, qu’Amanda Perreault s’était mariée avec « Joseph à  Pierre Plante », que Philias Ladouceur avait eu deux beaux poulins de sa jument blanche, que Pierre Lacroix avait vendu son cheval rouge qu’il ne voulait pas nourrir pendant l’hiver, que Jean-Baptiste Blanchard avait « foutu une volée » à sa femme, un jour qu’il s’était enivré, avec le résultat qu’elle s’en était allée chez sa mère.

Il avait beaucoup plu, à Saint-Augustin, et le père Duverger craignait que cela n’eût « abimé la terre ».

Chaque question du père Beaulieu et chaque réponse de son interlocuteur faisait surgir une figure familière ; l’épicier se taisait, de temps à autre, et fermait les yeux, pour voir en imagination celui ou celle dont ils parlaient.

Marie s’informa de Madame Doré et de Marcelle. « Elles doivent s’ennuyer toutes seules, tout l’hiver », dit-elle au père Duverger. « Elles ne sortent avec personne. »

— Elles attendent monsieur Arthur, répondit le cultivateur.

— Mais il n’ira chez lui qu’à Noël.

— Cela ne fait rien ; elle se préparent à le recevoir.

— Elles l’aiment beaucoup.

— Oui, il est bien chanceux. Je ne sais pas ce qu’il ferait s’il n’avait pas quelqu’un qui prenne soin de lui comme cela. Elles ne vivent que pour lui.

« Quand allez-vous venir nous voir ? » demanda ensuite le père Duverger à l’épicier. « Je n’en sais rien », répondit celui-ci ; je ne viens que d’arriver, je craindrais de m’absenter maintenant.

— Vos enfants peuvent garder le magasin, dit le père Duverger. Vous devriez venir chez nous pour les fêtes.

— Je crois que je serai obligé de passer la Noël ici.

— C’est dommage, les amis auraient aimé à vous voir au village.

Le père Beaulieu eût bien aimé, lui aussi, à revoir ses amis du village, mais il ne le pouvait pas. Il poussa un soupir de regret et le père Duverger n’insista pas, voyant qu’il lui causait inutilement du chagrin.

Le visiteur repartit le lendemain ; Louis vint le prendre pour le reconduire à la gare. On avait un peu la nostalgie de Saint-Augustin chez les Beaulieu, après en avoir causé pendant toute une soirée, et on fit promettre à Louis de revenir le lendemain. Le jeune homme était un ami, un concitoyen, et sa présence faisait du bien aux nouveaux montréalais, qui le considéraient comme un souvenir vivant de leur village natal et qui recherchaient particulièrement sa compagnie quand leurs pensées se tournaient vers la vieille maison en bois et les champs un peu parsemés de pierres mais si beaux quand même de Saint-Augustin.

Louis revint donc chez Beaulieu, où il prenait autant plaisir à venir qu’on en avait à le recevoir. Étant absorbé par ses études et ne fréquentant guère les salons, il aimait du moins à se trouver dans un intérieur ami, où il pouvait se délasser un peu.

Joseph et Henri avaient été ses compagnons de jeux, à l’école, et il avait « marché au catéchisme » avec eux. Quant à Marie, il la considérait aussi comme une camarade et les saillies originales et spirituelles de la jeune fille le divertissaient fort. C’était surtout sa compagnie et celle d’Henri qu’il recherchait, car le père Beaulieu n’était pas toujours d’humeur à plaisanter et Joseph avait une mentalité qui lui déplaisait, ne parlait que d’argent et ne songeait qu’à en amasser. Avec Henri et Marie, c’était autre chose : ils étaient toujours de bonne humeur et n’avaient aucun souci, quoiqu’ils travaillassent avec autant d’ardeur que les autres membres de la famille. Ils étaient, par intuition, de vrais philosophes, ne demandant pas à la vie ce qu’elle ne peut donner et se contentant de faire face aux tâches et aux évènements du jour sans appréhender ce que réservait le lendemain.

Marie aimait beaucoup aussi la compagnie de Louis. Ce n’était pas qu’elle fût sentimentale : la sentimentalité, la langueur est le fait des désœuvrés et elle n’était pas précisément désœuvrée. Il lui fallait partager avec sa mère les soins du ménage, apprêter les aliments, aider au raccommodage et, quand elle en avait le temps, servir les clients. Elle avait pour Louis une sincère et franche amitié, qu’elle lui témoignait sans rougir.

Son esprit naturel suppléait à la supériorité que l’instruction avait donnée à Louis et ils faisaient une fort bonne paire d’amis. De la part du jeune homme, il n’y avait non plus aucun sentiment tendre et il aurait été étonné qu’on lui parlât de la possibilité d’un pareil sentiment, car il était accoutumé à considérer Marie comme une demi-sœur.

Si la jeune fille eût été plus raffinée et plus instruite, elle aurait peut-être songé à la possibilité d’une union avec Louis, mais son esprit ne s’arrêtait à aucun semblable projet. Elle était encore très jeune et elle avait peu lu, de sorte que les idées romanesque lui étaient inconnues. Elle était beaucoup plus heureuse ainsi, différente en cela de ces jeunes filles de la campagne qui gâtent leur vie, parce qu’elles ont reçu trop d’instruction, qui deviennent des déclassées et qui sont absolument malheureuses. Marie pouvait épouser un homme ayant peu d’instruction et d’une situation sociale égale à la sienne et être heureuse, tandis certaines jeunes filles de la campagne qui passent cinq ou six ans au couvent, après un premier stage à l’école élémentaire, trouvent difficilement des compagnons avec qui elles soient en communauté d’idées. Elles se sont élevées au-dessus de leur milieu et il leur est pénible d’y redescendre en épousant un homme qui est leur égal au point de vue social, mais qui est leur inférieur au point de vue de la culture intellectuelle. Les unions entre des personnes si mal assorties ont quelquefois de désastreux résultats.

L’instruction a du bon, mais quand elle aboutit à rendre une femme malheureuse, atteint-elle un but désirable ? C’est là le problème délicat qui se pose…

L’homme profite plus facilement de son instruction pour s’élever, pour améliorer sa situation. Mais la femme dont les parents, dont les frères, dont les voisins n’ont que peu ou point d’instruction, regrette souvent de n’être pas comprise par eux et souvent elle ne peut, dans l’état actuel de la société, tirer grand parti de son instruction.

Faudrait-il ne donner l’instruction qu’à celles qui seraient certaines de pouvoir en tirer parti ? — Assurément non : ce serait rétrograder dans la voie du progrès ; mais n’empêche que la science fait bien des malheureuses. Il est éternellement vrai que le fruit de l’arbre de la science est amer.

Marie n’avait que peu goûté à ce fruit et elle était heureuse. Sa bonne humeur et son enjouement ne contribuaient pas peu au bonheur de la famille. Le père Beaulieu et sa femme avaient besoin de son appui et de son dévouement, car tout n’allait pas à leur gré : les affaires étaient assez bonnes, mais il fallait beaucoup de travail pour parvenir à réaliser un peu de profit. Le père Beaulieu et sa femme avaient aussi une autre cause d’ennuis : Joseph voulait les quitter. C’était l’aîné des enfants qui restaient à la maison ; il devait partir un jour ou l’autre. Mais ses parents entendaient que ce fût pour se marier et s’établir à son compte. Lui ne l’entendait pas ainsi : il voulait s’en aller pour gagner de l’argent. Il était affolé par les discours que lui avaient tenu des amis, depuis son arrivée à Montréal. Il voulait gagner de l’argent, faire des spéculations comme les autres et s’enrichir.

On approchait des fêtes et l’épicier du coin, qui avait besoin d’un second commis pour ce temps, lui avait offert, quinze piastres par semaine, s’il voulait entrer immédiatement à son service, en lui promettant de le garder, au même salaire, après les fêtes.

Quinze piastres par semaine ! c’était un Klondyke pour le jeune homme ! Cela représentait, en un an, plus que son père ne gagnait à Saint-Augustin. Il fut complètement ébloui et décida d’accepter.

Il était peu dépensier. Il aurait vite un petit capital qu’il pourrait placer avantageusement.

C’était un beau projet, mais il fallait en parler à son père, et c’était la partie difficile. Il hésita quelques jours, sachant bien quel chagrin il allait causer au père Beaulieu ; mais il ne pouvait retarder longtemps : l’épicier qui voulait l’engager le pressait de se décider, sans quoi il en engagerait un autre.

Joseph se décida donc.

L’explication qui suivit l’annonce de son projet fut des plus pénibles. Le père Beaulieu commença d’abord par se fâcher. Mais que pouvait-il faire : Joseph était majeur et n’avait pas besoin de sa permission pour s’en aller. Le chagrin fit donc vite place à la colère, dans le cœur, du père Beaulieu. Il représenta à son fils que le moment était mal choisi, à la veille des fêtes, mais c’était justement pour ce temps-là que l’épicier voisin avait besoin de lui.

Le père Beaulieu était très sensible au fait que son fils allait travailler pour son concurrent. Il se résigna pourtant, se disant que Joseph pourrait demeurer chez lui, payer pension et lui enseigner les secrets du métier qu’il apprendrait chez le voisin.

Mais le voisin ne voulait pas se faire jouer de cette façon-là et exigea que Joseph ne continuât pas à demeurer chez son père.

Ce que voyant, Joseph, qui ne voulait rien laisser à l’imprévu, demanda avant de partir, sa « part » d’héritage.

La loi de notre province reconnaît à un père le droit de léguer ses biens à qui il veut et même de déshériter ses enfants, mais l’usage établi sous l’empire de l’ancien droit français est souvent encore suivi dans les campagnes et chaque enfant considère qu’il a droit à une part de l’héritage, « part » qu’il n’hésite pas à demander s’il quitte le logis paternel du vivant de son père. Joseph ne faisait que suivre cet usage en réclamant la sienne.

Le père Beaulieu fut absolument accablé par la demande de son fils, qui le plongea dans la plus grande consternation. Il en perdit le sommeil pendant plusieurs nuits et il devint si changé que les clients lui demandaient s’il était malade.

Il crut cependant qu’il ne pouvait refuser : Joseph avait toujours été un bon fils. Les quatre mille dollars qui restaient du prix de vente de la ferme enlevaient tout prétexte au père Beaulieu pour ne pas se rendre à la demande de son garçon. Il lui donna donc mille piastres, se réservant de lui donner davantage plus tard, si les affaires allaient bien.

La donation fut faite pardevant notaire..

Le père Beaulieu remplit toutes les formalités, donna les signatures nécessaires, mais il sortit de chez le notaire plus vieux de dix ans.




CHAPITRE V



La semaine de Noël avait été une semaine profitable pour le père Beaulieu. Les acheteurs s’étaient rendus en nombre chez lui et avaient laissé, en partant, des sommes plus considérables que d’habitude. On se préparait en effet, dans tous les logis du quartier, chez les pauvres comme chez les plus fortunés, à célébrer dignement la fête dix-neuf fois séculaire de la naissance du Christ. Et comme nous ne sommes après tout que des bêtes pensantes et que nous ne croyons avoir bien célébré un événement que si nous avons à cette occasion bien bu et bien mangé, et si nous nous sommes bien repus, tout le quartier faisait des achats de comestibles, dans toutes les cuisines on rôtissait des viandes et on faisait des pâtisseries, et une bombance formidable se préparait.

Le souffle de mysticisme qui se dégage des grands mystères de la religion chrétienne passait cependant sur ces préparatifs matériels, les idéalisait et amoindrissait ce qu’ils pouvaient avoir de grossier et de choquant. Dans les familles, les enfants parlaient du petit « Jésus », tout en songeant aux étrennes ; leur joie naïve et sincère se communiquait aux grandes personnes, qui en venaient à croire qu’elles ne faisaient que partager la joie des petits, alors qu’elles la ressentaient elles-mêmes véritablement.

C’était, dans la vie soucieuse, agitée, dévorante et vide du siècle, la trêve de Dieu, une de ces haltes rafraîchissantes qu’il faut être reconnaissant à la religion d’avoir établies, car sans cela la vie ne vaudrait certainement pas pour plusieurs la peine de la vivre.

L’adoration de l’Enfant-Dieu allait couronner cette semaine d’attente joyeuse, en la nuit solennelle et poétique où le peuple se groupe au pied des autels pour alterner les muettes contemplations avec les chants retentissants d’allégresse.

On n’était cependant ni aussi gai, ni aussi heureux que d’habitude à pareille époque, chez les Beaulieu. Le départ de Joseph, le travail fatiguant qu’occasionnait l’affluence des acheteurs, l’éloignement des lieux où depuis leur enfance les membres de la famille avaient coutume de fêter la Noël, tout contribuait à empêcher le père Beaulieu, sa femme, Henri et Marie de se mettre à l’unisson du bonheur de ceux qui les entouraient.

La joie débordante des autres ne leur procurait que du travail. Il y avait plusieurs nuits qu’ils se couchaient fort tard, sans pour cela se lever moins matin, et ce surmenage commençait à avoir son effet déprimant sur eux.

Ils avaient formé le projet d’aller à la messe de minuit, mais comment pouvaient-ils abandonner le magasin, quand les commandes à remplir les obligeaient à travailler jusque vers une heure ?

Le père Beaulieu voulait que du moins « les femmes » allassent à la messe de minuit. Mais elles refusèrent de prendre part à la fête si le père Beaulieu et Henri ne pouvaient les accompagner. Leur refus fournit un prétexte pour ne pas faire un réveillon qui aurait été fort triste, elles le savaient.

Tous les quatre montèrent donc se coucher, vers une heure, après avoir jeté un regard furtif du côté de l’église, où des lueurs d’incendie couraient derrière les vitraux animés d’une vie étrange et d’où s’échappaient les accords puissants, assourdis par les murailles, des orgues, et des voix humaines chantant l’hosanna.

Ils s’endormirent d’un profond et bienfaisant sommeil, qui mit fin aux sentiments douloureux qu’ils n’osaient se confier.

Dormez pauvres gens, dormez dans la nuit noire où l’on trouve l’oubli : Dieu a fait le sommeil pour les malheureux.

Sur la route blanche, éclairée par le luminaire des étoiles, sur la route où souvent le père Beaulieu avait conduit sa famille, des familles entières passaient, dans des carrioles aux gaies sonneries. Elles se dirigeaient vers l’église de Saint-Augustin.

Les sonneries des carrioles répondaient au carillon des cloches de Noël. Les échos de la nuit étaient éveillés par des bruits inusités et joyeux.

On s’interpellait d’une voiture à l’autre, car à la campagne tout le monde se connaît. « Belle nuit eh ! Pardonnez-moi si je passe devant, mais « la blanche » est fringante ce soir. Comment va la famille ? Il paraîtrait que nous allons avoir une belle messe de minuit. »

Ces propos s’échangeaient entre hommes. Les femmes, emmitouflées dans leurs « crémones », gardaient un silence digne.

Puis ce fut l’arrivée sur la place de l’église. Il y eut bientôt une longue file de voitures le long des poteaux auxquels on attachait les chevaux et une foule compacte peupla les abords du temple dont les fenêtres ogivales laissaient passer des rayons d’une lumière douteuse provenant de l’éclairage à giorno de l’intérieur avec des lampes à l’huile, — lampes qui luttaient de leur mieux contre l’obscurité de la nef. Mais le chœur était éblouissant de mille cierges et avait fort belle apparence. Un Enfant-Jésus tendait les bras aux humbles et aux petits, sur la paille de sa crèche, dans une des chapelles latérales.

Le vestibule s’emplit de piétinements, de gens qui échangeaient des saints et parlaient à voix basse parce que les portes conduisant à l’intérieur étaient presque constamment ouvertes. La nef s’anima et les bancs continrent bientôt toutes les familles de la paroisse.

De joyeux qu’ils étaient les braves cultivateurs, leurs femmes, leurs filles et leurs fils devinrent sérieux et recueillis. Un souffle d’attente et d’émotion passait sur les fronts inclinés.

Un chant s’éleva alors, un chant de triomphe entonné par un paysan, par un de ceux qui assistèrent, à Bethléem, à la naissance de l’Enfant et qui lui donnèrent, ainsi qu’à sa mère, l’hospitalité que Lui avaient refusé les riches et les superbes. L’orgue vieillot, dont les notes étaient rudes comme la voix du chanteur, frémit sous les doigts de l’organiste ; une clameur d’allégresse s’échappa des tuyaux rouillés.

Cette musique simple alla au cœur des simples qui l’écoutaient.

« Minuit chrétien », disait la voix fruste mais puissante et belle, « c’est l’heure solennelle »

« Où l’Homme-Dieu descendit jusqu’à nous. »

Et ces cœurs purs et droits, vers lesquels le divin Visiteur était descendu et qui l’avaient accueilli, s’ouvraient à la joie, tressaillaient d’une émotion forte et suave.

La messe commença. Les chants liturgiques succédèrent au cantique. La foi est vive dans les campagnes et le nombre des communiants fut grand.

Les mélodies naïves et gaies de la messe de l’Aurore vinrent bientôt annoncer la fin de la cérémonie.

L’Enfant-Jésus était né. La paix et la joie s’étaient répandues sur la terre parmi les hommes de bonne volonté, et cet événement heureux allait maintenant être célébré dans tous les foyers, où il allait procurer aux petits ces joies si vives et si sincères dont, devenus grands, nous nous rappelons tous avec un vague regret, comme on se rappelle les jours de bonheur qu’on ne peut plus revivre.

Arthur Doré, sa mère et sa sœur, et Louis Duverger et sa famille se trouvaient dans la foule qui sortait de l’église, en riant et en causant, après la messe, pendant que les cierges s’éteignaient un à un et que le silence et l’obscurité reprenaient possession du chœur, des jubés, des chapelles et de la nef, où flottaient encore des parfums d’encens.

Les deux étudiants étaient arrivés à Saint-Augustin depuis quelques jours et prenaient à la célébration des fêtes de Noël et du jour de l’An ce plaisir particulier qu’éprouvent ceux qui font trêve au travail et aux soucis de la ville pour venir se retremper dans le calme et le repos de la campagne.

Tous deux avaient été accueillis par leur famille avec les démonstrations d’amitié qu’on peut imaginer, après leur absence de près de quatre mois.

Les enfants de la famille Duverger avaient fait fête à leur grand frère ; le père et la mère de Louis avaient témoigné avec une vive tendresse leurs plaisir de le revoir. Quant à Arthur Doré, sa mère et sa sœur l’avaient accueilli comme s’il eût été l’enfant prodigue revenant au foyer ; elles avaient accablé ce grand enfant un peu fainéant de marques de tendresse et d’attention touchantes et exagérées. Dès qu’il fut arrivé, il devint, comme autrefois, le seul être de la maison qui comptât. On se régla sur ses caprices, on prévint ses moindres désirs. Madame Doré et Marcelle voulaient qu’il se reposât de son mieux, qu’il se remit parfaitement de toutes les fatigues de la vie d’université.

Il se reposa consciencieusement, pendant une semaine, des fatigues qu’il n’avait pas éprouvées ou de celles qu’il s’était imposées uniquement pour ses plaisirs, puis il se lassa de la vie de reclus qu’il menait avec sa mère et sa sœur depuis son arrivée et rechercha la société de Louis. Avec son égoïsme habituel, il ne s’était pas préoccupé de son camarade tant que l’ennui ne l’avait pas poussé vers lui et il n’avait pas songé un seul instant qu’il pourrait faire plaisir à sa sœur et lui procurer un peu de distraction en invitant l’étudiant à venir chez lui. Il ne l’invita que quand il sentit le besoin de sa société pour lui-même.

Louis, toujours bon garçon et ne songeant pas à la petitesse de caractère d’Arthur, vint le soir et invita à son tour le jeune Doré chez lui. Arthur s’arrangea pour aller le moins possible chez son ami, car il se croyait fort au-dessus des cultivateurs et l’intérieur du père Duverger lui déplaisait. Il attira Louis à la maison et le jeune Duverger vint y passer plusieurs soirées, pendant le reste des vacances.

Louis eut ainsi l’occasion de faire plus ample connaissance avec Marcelle, que son frère tenait généralement à l’écart, auparavant, quand un ami venait le voir.

La jeune fille fut heureuse de voir son frère se départir pour une fois de sa rudesse à son égard et l’appeler en tiers dans les conversations qu’il avait avec Louis. La vie retirée qu’elle menait lui faisait trouver un grand charme aux visites de l’étudiant, qui venaient rompre heureusement la monotonie des longues soirées d’hiver. Elle savait fort gré à Arthur de se départir de son égoïsme habituel et de ne pas accaparer son visiteur pour lui seul.

Arthur n’était pas toujours chez lui quand Louis arrivait et il en résultait que Marcelle tint souvent compagnie à Louis en attendant l’arrivée de son frère.

Le première fois, les deux jeunes gens furent un peu intimidés de se trouver en tête-à-tête, puis ils se mirent à causer sans embarras, en bons amis, et ils en virent à trouver délicieuses ces causeries qu’Arthur interrompait toujours trop tôt à leur gré.

Ils parlaient de leurs communs souvenirs d’enfance et leurs retours vers le passé les rapprochaient insensiblement. Car quoi de plus propre à réveiller et à animer l’amitié que d’évoquer les jours d’enfance, alors que l’on courait gaiement le long des routes de campagne, en se disant d’amicaux bonjours, alors que les distances sociales n’existaient pas encore et que l’on était heureux et simples de cœur ?

Marcelle était arrivée fort jeune à Saint-Augustin, où elle était demeurée depuis, excepté pendant les années scolaires qu’elle avait passées au couvent. Elle se rappelait comme si c’était hier ses premières rencontres avec Louis, qui était son aîné de quelques années et qui lui semblait alors un très grand garçon. Lui aussi se rappelait la frimousse éveillée de la fillette. Il se rappelait avec quel plaisir il contemplait ses traits fins et distingués, comme il était plein de respect et de considération pour elle, car elle lui semblait d’une race supérieure.

Leurs jeunes années avaient été marquées par un incident très romanesque, dont l’évocation faisait battre leurs cœurs un peu plus vite. Comme ils se rencontraient, un jour, la fillette fut poursuivie par un chien de forte taille qui sautait après elle, la mordillait et la renversait presque, à chaque bond qu’il faisait. L’animal n’était pas vicieux, mais il était enjoué ; ses caresses trop rudes effrayaient l’enfant qui voulut s’en préserver en fuyant ; mais ce fut pis, le chien crut qu’elle voulait jouer et la poursuivit. Elle était lasse et se sentait près de défaillir ; elle se mit à crier et à pleurer.

Louis accourut et écarta l’animal, qui le mordit cruellement, puis il escorta la fillette chez elle. La mère de Marcelle remercia chaudement le brave garçonnet, qu’elle embrassa à plusieurs reprises et dont elle remplit les poches de friandises, en dépit de ses protestations. Une amitié durable fut la conséquence de l’acte de bravoure de Louis : pendant plusieurs années, Marcelle et lui ne se rencontraient guère sans se dire bonjour et sans échanger quelques paroles. Ils se perdirent un peu de vue quand ils partirent, l’un pour le collège et l’autre pour le couvent. À cette âge, on est timide, et quand ils se revirent, aux vacances suivantes, ils osèrent à peine se saluer. Les années se succédèrent et les enfants grandirent. Marcelle était très jolie et Louis avait peine à croire que cette grande fille fût l’enfant avec laquelle il causait autrefois si familièrement. Marcelle de son côté, rendue plus réservée par son séjour au couvent, n’osait plus lever les yeux sur cet adolescent vigoureux dans lequel elle reconnaissait difficilement l’enfant d’autrefois.

À ces circonstances vinrent se joindre d’autres causes d’éloignement, comme par exemple le deuil de madame Doré. Les jeunes gens devinrent donc presque étrangers l’un à l’autre et ne se saluèrent plus qu’en indifférents, comme on se salue ordinairement dans les campagnes, où chacun se découvre ou s’incline devant les passants qu’il ne connaît pas, avec une courtoisie que nous ont léguée les vieilles traditions françaises.

Louis et Marcelle ne redevinrent des amis que quand Arthur se lia avec Louis, à l’université, mais leur amitié fut d’une sorte nouvelle, superficielle et cérémonieuse, comme entre gens du monde.

Ils revivaient maintenant les jours de leur première amitié et des sentiments inconnus, qui dormaient auparavant dans leurs cœurs, les agitaient. Ils se taisaient quelquefois après avoir évoqué un ancien souvenir, et leur silence était plus troublant que leurs paroles, car il était plein des choses qu’ils pensaient et qu’ils n’osaient se dire. Ils se demandaient, dans ces moments de silence, pourquoi leur première intimité n’avait pas continué et ils en avaient regret. Ils pensaient aussi qu’ils aimeraient à reprendre leurs vieilles habitudes, à se considérer comme des amis, à causer ensemble, sans embarras, de tout ce qui les intéressait. Ils s’acheminaient vers cette amitié d’antan, ils y revenaient peu à peu, mais ils ne se l’avouaient pas encore, pas plus qu’ils n’osaient s’avouer qu’ils étaient bien près d’être amoureux l’un de l’autre.

« Amoureux…… » que de poésie dans ce mot ! que de sentiments forts et puissants il exprime. Et comment ne pas se sentir ému, quand on le prononce, soit qu’il parle d’un sentiment actuel, soit qu’il évoque le passé, soit qu’il ouvre l’avenir.

Et des sentiments divers qu’exprime ce mot, de toutes les émotions chantées par les poètes depuis que le monde est monde et que la loi d’amour y est reconnue, les jeunes gens éprouvaient les plus fines, les plus délicates, les plus adorables, celles qui remuent l’être entier, sans qu’il sache pourquoi, celles qui enveloppent et subjuguent irrésistiblement, celles qui annoncent l’éclosion du sentiment et qui précèdent sa révélation.

Ils cueillaient la fleur de l’amour et ils jouissaient de ce qu’il offre de meilleur, car l’aveu enlève à l’amour son apanage éthéré, sa poésie, pour y substituer la réalité, pour le concrétiser, le transporter dans le domaine matériel et en faire une « chose », qui vieillira et disparaîtra comme toutes les « choses ».

La fleur est plus belle que le fruit et son parfum est plus enivrant que le goût savoureux de celui-ci.

Marcelle était transformée. Elle chantait tout le jour et sa gaieté était si vive que sa mère ne pût s’empêcher de constater que la présence d’Arthur à la maison la rendait très heureuse. — C’était du moins ce que croyait madame Doré, mais elle se trompait ; il ne s’agissait pas d’Arthur.

Cependant les vacances tiraient à leur fin. Louis multipliait ses visites, car il trouvait à la conversation de la jeune fille et à sa présence un charme et une douceur extrêmes.

Il n’avait jamais eu de roman et n’analysait pas très bien les sentiments qu’il éprouvait. Il en jouissait tout simplement, sans arrière-pensée.

Cette inconscience ne pouvait durer bien longtemps. Marcelle et lui devenaient trop troublés quand ils se taisaient ; leurs mains se cherchaient et des aveux allaient sortir de leurs lèvres.

Ce fut Arthur qui empêcha le roman de prendre corps, avec l’insouciance et l’amour du moi si caractéristique chez lui. Il arrivait toujours au mauvais moment, quand les deux amoureux allaient dire le mot qui révèle et qui lie, quand le trop-plein de leur cœur allait s’épancher. Pas une fois il ne songea qu’il dérangeait un tête-à-tête qu’un bon frère aurait prolongé, pas une fois il ne songea que ce grand garçon qui était assis à côté de sa sœur serait pour elle un bon protecteur dans la vie, pas une fois il ne songea au bonheur des autres ; il ne pensa qu’à lui-même.

Il entrait brusquement dans le salon, interpelait familièrement son ami, disait quelque plaisanterie à sa sœur, et son apparition était comme une douche d’eau froide qui transissait les deux jeunes gens. Ils étaient contraints et cérémonieux. Toute la distance qu’ils avaient parcourue pour redevenir des amis s’étendait de nouveau entre eux et ils avaient conscience qu’un obstacle invisible les séparait.

Il en fut ainsi jusqu’à la fin et ils se séparèrent sans s’être dits ce qu’ils avaient le secret désir de se dire, avec un secret mécontentement l’un contre l’autre.

Madame Doré s’aperçut bien, quand Arthur et son ami furent repartis pour Montréal, que Marcelle était triste et que toute sa gaieté était soudain disparue. Mais n’était-ce pas la présence d’Arthur qui l’avait animée ; c’était donc son départ qui l’attristait. Cette conclusion calma les inquiétudes de madame Doré, qui ne pouvait concevoir que Marcelle ne rapportât pas tout à Arthur, comme elle-même.

Le chagrin inavoué de la jeune fille demeura donc sans consolation.

Louis regretta aussi de s’éloigner de Marcelle, sans cependant savoir bien clairement pourquoi : on se rend si difficilement compte d’un premier amour, qui après avoir été plein de promesse ne réserve souvent que des regrets, quand on comprend, trop tard, ce qu’on a perdu.

Souvent, après son retour à la ville, quand il se fut remis à ses études, Louis pensa à Marcelle et se demanda ce qu’elle devenait, dans la solitude de Saint-Augustin. Il ne parla cependant jamais d’elle à Arthur et celui-ci fit de même. Le roman ébauché entre les deux jeunes gens demeura donc en suspens, après avoir été interrompu, au moment psychologique, par des circonstances fâcheuses.

Comme par le passé, Louis sortait peu et travaillait beaucoup. Il n’allait guère que chez le docteur Ducondu et chez l’épicier Beaulieu, attiré au premier endroit par la façon aimable et hospitalière dont on le recevait et poussé vers la demeure de l’épicier par ces mille liens invisibles qui lient entre eux les gens d’un même village et qui font qu’ils se revoient toujours avec plaisir.

Chez les Beaulieu, Louis fréquentait surtout Henri et Marie, avec lesquels il était le compagnon d’autrefois, pas plus « fier » qu’au temps où il courait nu-pied, sur les routes poudreuses de Saint-Augustin, en compagnie du fils et de la fille de l’épicier. Chez le docteur Ducondu, il voyait généralement toute la famille, car le docteur, sa femme et sa fille passaient généralement la soirée ensemble, à moins que le docteur n’eût des patients ou que madame Ducondu ne fût occupée. Cela arrivait quelquefois et Louis passait quelques heures seul au salon avec Ernestine, qui lui faisait de la musique et chantait pour lui.

Quelquefois aussi Arthur était de la partie. N’ayant pu empêcher Louis de se lier avec le docteur et sa famille, il voulait du moins que le jeune Duverger ne fût pas mieux vu que lui-même et il l’accompagnait aussi souvent que possible. Il en résultait bien des blessures pour son amour propre, car on lui faisait poliment comprendre chez le docteur, qu’on lui préférait Louis. Le docteur affectait de s’adresser de préférence à Louis, quand il parlait aux deux étudiants, et madame Ducondu et sa fille réservaient leurs plus gracieux sourires pour le jeune Duverger.

Arthur enrageait alors et Louis se demandait avec inquiétude s’il n’avait pas froissé son ami sans le faire exprès.

Comme il en avait l’habitude en pareille circonstance, Arthur soulageait sa mauvaise humeur en étant aussi désagréable que possible pour Louis et aussi en écrivant chez lui et en racontant les mauvais procédés dont il prétendait avoir à se plaindre de la part de Louis, Madame Doré s’indignait quand elle recevait ces lettres. « Comment », disait-elle, « ce jeune Duverger que nous avons reçu ici, pendant toutes les vacances de Noël, comme un ami de la famille, et le voilà qui se mêle d’être désagréable pour Arthur ! Il ne manquait plus que cela. Nous serons plus réservées avec lui, aux prochaines vacances : il restera chez lui. »

On comprend quels tourments les lettres d’Arthur et les paroles de sa mère faisaient souffrir à Marcelle. Elle ne pouvait comprendre pourquoi Louis, qui était si aimable lorsqu’il était à Saint-Augustin, se conduisait de pareille façon à l’égard de son frère.

Elle eut tout compris si elle n’avait pas été presque aussi aveugle que sa mère sur le détestable caractère d’Arthur.




CHAPITRE VI



Juin arrivait, avec ses feuillages verts, son ciel aux ardeurs tempérées, son souffle de renouveau qui fait épanouir également la nature et les cœurs ; juin, le mois des poètes et le mois de la convalescence pour les malades que les rigueurs de l’hiver ont terrassés, le mois qui apporte dans l’existence un de ces changements factices dont le retour régulier et prévu n’en cause pas moins un plaisir sensible et donne l’impression du nouveau et de l’inattendu.

Ceux qui vivent sous les climâts où les quatre saisons sont aussi tranchées que dans notre pays ont peine à croire qu’il puisse exister des endroits où le ciel est « toujours bleu » et où le printemps règne éternellement ; ils accueillent avec un égal plaisir la venue de chaque saison, quoiqu’ils maugrèrent un peu contre l’automne, et saluent chacune comme une vieille connaissance dont l’arrivée met de la joie au cœur. La nature humaine est ainsi faite : nous aimons le changement mais nous aimons encore davantage la succession des événements auxquels nous sommes accoutumés.

Juin est aussi le mois des « vacances », le mois qui marque pour des milliers d’écoliers et d’étudiants la cessation des études et le commencement d’une période de repos dont ont besoin leurs jeunes intelligences, le mois qui permet le retour au foyer des élèves des internats et de ceux qui ont dû aller loin de leur famille travailler à se préparer une carrière.

C’est un mois aimé à juste titre de ceux qui prennent des vacances et de ceux qui n’en prennent pas, car il apporte à tous des joies et il donne à tous un peu de sa sève généreuse. Il fait couler plus vite dans les veines un sang plus généreux ; et les malheureux, qui peinent toute l’année, savent que juin les met pour tout un été à l’abri du froid et des privations, car il marque l’ouverture des grands travaux qui se font en notre pays jeune et qui donnent à chacun le moyen assuré de gagner sa subsistance et celle de sa famille.

À l’université comme dans les collèges, on compte les jours qui séparent encore de la sortie, quand arrive juin, et le grand nombre de ceux qui ont la perspective d’aller passer l’été à la campagne pensent fraîchement avec délice que juin fera reverdir les champs et formera les ombrages sous lesquels ils se reposeront. Ils songent aux champs couverts de sillons, où juin fera germer la moisson, ils voient en esprit les lacs et les rivières que le soleil irradie de ses rayons ; la nostalgie du grand air des champs, des bois et de la liberté s’empare d’eux ; le travail commence à leur peser et c’est avec difficulté qu’ils font le dernier effort qui doit couronner l’œuvre de toute l’année. Ces sentiments étaient ceux de Louis Duverger et d’Arthur Doré ; les textes de loi leur semblaient plus arides que d’habitudes, et les cours de droit romain, qui se donnaient l’après-midi, au moment où il faisait bon se promener et se perdre dans la foule joyeuse qui peuplait la rue Sainte-Catherine, leur paraissaient d’une longueur interminable. Louis résistait courageusement à l’impulsion qui l’attirait au dehors et il écoutait avec résignation le professeur qui parlait de « Primus », de « Secondus » et de « Tertius », comme s’ils eussent existé et qu’il les eût connus intimement. Mais Arthur n’avait pas toujours autant de patience : il se faufilait quelquefois dehors, après avoir répondu à l’appel de son nom, refermait la porte, par l’entrebâillement de laquelle une phrase latine citée par le professeur le poursuivait comme un remords, et sortait de l’université. D’autres fois il ne venait pas du tout au cours et il s’en allait déambuler rue Sainte-Catherine-Ouest avec quelque camarade comme lui en mal de promenade. Il perdait un temps précieux pour ses études, mais il n’en avait cure : on ne l’avait pas assez habitué à contrarier ses fantaisies pour qu’il eût lui-même la force de les réprimer.

C’était l’époque des examens annuels. L’an prochain ce serait la redoutable épreuve de la licence et des examens du Barreau, mais les deux étudiants avaient encore une année devant eux avant d’y arriver, — et quelque hâte qu’ils eussent d’être rendue au terme de leurs études, ils éprouvaient une certaine satisfaction à penser qu’ils n’affronteraient pas encore l’épreuve finale.

Louis subit ses examens de fin d’année avec succès, mais Arthur réussit moins bien. Le jeune Doré s’en consola en pensant qu’il avait encore le temps et qu’il pourrait passer l’année suivante ses examens arriérés. Arthur avait toujours « le temps » quand il s’agissait de travailler ; il ne semblait pas se douter que l’avenir ne peut ainsi s’escompter toujours et que les traites que l’on tire sur sa jeunesse ne sont pas renouvelables.

Il aurait aimé demeurer en ville quelques jours, après les examens pour s’amuser un peu ; mais Louis ne l’entendait pas de cette oreille et Arthur dût donc faire ses préparatifs de départ, car il eût craint que sa mère ne lui fît des reproches s’il fût arrivé à Saint-Augustin après Louis. Madame Doré ne lui faisait pas souvent de reproches, mais il n’aurait pas voulu s’en faire faire pour une telle raison, car il avait tout intérêt à simuler l’empressement de retourner au foyer. Il agissait en toute rencontre comme un parfait égoïste, mais il lui aurait déplu de laisser pénétrer ses véritables sentiments par sa mère : il aurait craint d’amoindrir la tendresse qu’elle lui témoignait et surtout de la porter à restreindre sa générosité à son égard.

Arthur ne voyait pas les Beaulieu. Il n’accompagna donc pas Louis dans la visite que celui-ci tint à leur faire avant son départ pour la ville. Il les avait connus à Saint-Augustin, mais il trouvait qu’ils demeuraient trop loin pour aller les voir et surtout il avait la faiblesse risible de se croire trop grand personnage pour cela.

La première personne que Louis aperçut, en arrivant chez Beaulieu, fut Joseph, qu’il n’avait pas vu depuis son entrée, comme commis, chez le voisin. En effet, le fils de l’épicier n’avait pas remis les pieds à la maison pendant plusieurs mois, ne sachant quelle figure faire devant son père, qui était fort irrité. Le père Beaulieu avait l’entêtement et la fierté des cultivateurs ; il n’aurait jamais fait les premières avances et n’aurait probablement pas revu son fils si Marie ne s’était interposée avant que la séparation n’eût creusé un vide trop grand et n’avait amené une réconciliation. Elle se mit à faire des allusions à l’absent, allusions auxquelles le père Beaulieu ne répondit pas d’abord, puis quand son père en fut venu à parler de Joseph et à en parler sans amertume, elle prévint celui-ci qu’il pouvait se risquer à venir. Joseph n’était guère plus sensible qu’une roche et le père Beaulieu était trop fier pour laisser voir aucun attendrissement. La première rencontre du père et du fils fut donc très froide et cette froideur même servit les fins de la réconciliation, car elle dispensa de toute explication et de toute allusion à ce que s’était passé.

Joseph revint ; il arrivait comme par hasard, l’après-midi, quand il n’était pas occupé, passait quelques minutes avec ses parents dans l’épicerie, puis repartait. On finit par l’inviter à prendre un repas de temps à autre, et il rentra complètement dans le cadre de la famille, quoique les relations avec lui fussent maintenant d’une nature toute nouvelle : on était un peu plus réservé à son égard, mais par contre on lui montrait plus de considération qu’autrefois, maintenant qu’il avait affirmé son indépendance, qu’il travaillait pour son compte et qu’il mettait de l’argent de côté. Son père lui demanda conseil, une ou deux fois, sur des questions de commerce qui l’embarrassaient. Joseph répondit avec une aisance parfaite et donna le renseignement qu’on lui demandait : son prestige s’en accrut de cent pour cent dans la famille. Il avait acheté, à bon compte, une maison qu’il achevait de payer, et il n’était pas peu orgueilleux de son titre de « propriétaire » : c’était la réalisation de ses rêves, de ses vœux les plus chers.

Il n’y avait pas d’acheteurs à l’épicerie où il était employé, pour le moment, pas plus du reste que chez le père Beaulieu, et il était venu faire un petit bout de causette avec son frère Henri et avec Marie. La mère Beaulieu était dans la maison et le père Beaulieu était à l’écurie.

Louis s’assit avec les trois jeunes gens et annonça son prochain départ pour Saint-Augustin. Ses paroles firent jaillir une lueur d’envie dans les yeux de Marie et d’Henri, qui dirent presque en même temps : « tu es bien chanceux ! » Ils rirent de l’ensemble qu’ils avaient mis dans leur réponse et Louis dit : « ça l’air comme si vous aimeriez cela revenir à Saint-Augustin… »

— Je ne sais pas, dit Henri. J’aimerais au moins à aller y faire un tour.

— Tu peux venir chez nous.

— Merci, mais c’est difficile de laisser l’épicerie.

— Ça pourrait bien marcher sans toi.

— Oui, mais papa se fatiguerait.

— Dans ce cas-là, Joseph pourrait venir faire un tour, lui :

— Je ne peux pas, murmura Joseph.

— Pourquoi ? Ton patron va sûrement te donner quelques jours de vacances.

— Je ne sais pas.

— Je le sais bien moi : les employés ont toujours quelques jours de repos.

— Je ne pourrais pas m’absenter de la ville : ça va être le bon temps pour « l’immeuble » pendant l’été.

— Tu n’es pas pour faire de l’immeuble tout l’été.

— On ne sait pas… il se présente des chances… je pourrais vendre ma maison ou emprunter dessus, donner une hypothèque et faire d’autres placements.

— Il me semble que tu as fait un assez beau placement.

— Oh… oui, seulement, si je trouvais l’occasion de vendre avec profit et de racheter une autre propriété, tu sais…

— C’est vrai. Alors quand viendras-tu chez nous ?

— C’est difficile à dire : à l’automne tu seras revenu en ville et tu ne seras plus chez toi.

— Je voudrais bien avoir la chance que tu as, dit Henri à son frère : j’irais à Saint-Augustin. Quand je pense que ça fait presque un an que je n’ai vu personne de chez nous, excepté Louis et son père.

— T’ennuies-tu de Saint-Augustin, lui demanda Louis ?

— Je ne m’ennuie pas, parce que papa et maman sont ici, mais j’aimais mieux être là-bas : on s’amusait bien plus.

Henri avait raison sous ce rapport, car il n’avait plus que ses dimanches soirs à lui, depuis son arrivée en ville, tandis qu’à la campagne on s’amuse pendant les longues soirées d’hiver où on a des loisirs. C’est le temps des danses et des « veillées », qui se prolongent depuis le jour de l’an jusqu’au carême. Et les jeunes gens de la campagne voient avec un véritable bonheur arriver ce temps des divertissements.

« Moi », dit Marie, « j’aimerais ça être encore à Saint-Augustin.

— J’aime bien ça moi aussi, dit Louis.

— Mais tu vas demeurer en ville toute ta vie, répondit la jeune fille, qu’une longue intimité autorisait à tutoyer Louis.

— Ça ne fait rien, répondit celui-ci, pourvu que je puisse aller à Saint-Augustin de temps à autre.

— Tu vas trouver ça drôle de vivre en ville tout le temps, quand tu seras reçu.

— Il le faut bien : je ne pourrais pas pratiquer le droit à Saint-Augustin.

— C’est vrai.

— Mais toi aussi, dit-il à la jeune fille, tu vas vivre en ville.

Marie hésita à répondre, car elle fut sur le point de dire qu’elle était heureuse que Louis dût demeurer en ville si elle devait y demeurer elle aussi, mais elle ne dit pas ce qu’elle pensait, songeant tout-à-coup que Louis se marierait et qu’alors elle ne le verrait plus, même en ville. C’est l’air un peu attristé qu’elle reprit : « En tout cas, j’aimerais bien à avoir des vacances comme toi. C’est une belle vie d’être étudiant ».

— Oui, répondit-il, pendant le temps des vacances, justement parce que je ne suis pas étudiant pendant ce temps-là.

Louis n’avait pas besoin de demander à Joseph quelles étaient ses préférences : il savait bien que le jeune commis se souciait peu de retourner à la campagne, pour y gagner peu d’argent en travaillant beaucoup, alors que son travail en ville lui rapportait plus qu’il n’aurait jamais osé l’espérer.

L’étudiant demanda à voir le père Beaulieu et la mère Beaulieu, auxquels il voulait faire ses adieux, puis il partit, laissant derrière lui des regrets, surtout dans le cœur de Marie dont ses visites étaient à peu près le seul plaisir et dans l’existence de laquelle il prenait en conséquence une place de plus en plus grande.

Elle aurait été encore bien plus chagrine si elle avait su ce que c’était que de passer un été en ville pour la première fois et de vivre sur l’asphalte par les chaleurs les plus torrides : ce n’était pas seulement la sympathie de Louis qui allait lui manquer, c’était la sympathie de toute la bonne nature des champs qui allait faire place aux ardeurs d’un soleil implacable contre lequel aucun ombrage vert ne protège et que ne tempère pas la rosée des champs et des grands bois. La fraîcheur est absente de l’été des villes, autant que l’est toute poésie et tout charme quelconque.

Mais la souffrance physique réelle qu’allait endurer Marie n’était rien, à côté de la souffrance morale : elle ne tarda pas à le constater, quand les jours des canicules furent arrivés et qu’elle se trouva seule dans l’épicerie par les brûlantes après-midi de juillet.

Elle revoyait alors les montagnes vertes de Saint-Augustin, la rivière qui coulait dans la prairie ; elle croyait sentir sur sa figure la bonne brise du nord, puis elle revenait subitement au sentiment de la réalité, brusquement rappelée à elle-même, par une bouffée d’air chaud et desséchant qui entrait à travers le moustiquaire de la porte.

Tout le quartier semblait accablé par une torpeur invincible : les volets étaient clos dans les murailles de brique surchauffées par le soleil, les rues étaient désertes et n’étaient animées que par les tourbillons d’une poussière impalpable. On se serait cru dans le désert et pourtant on était au cœur d’une grande ville.

Plus de ces prés où passent en chantant les laboureurs au pas allègre, plus de jeunes filles joyeuses et de jeunes gens aux élégants costumes blancs courant sur les routes en faisant retentir jusqu’à la ferme les éclats de leur rire insouciant : la solitude, l’anéantissement de l’être dans une atmosphère chaude et sans vie, où l’on ne perçoit même pas ce bruissement des insectes et des mille êtres invisibles qu’on entend par les après-midi d’été à la campagne.

Marie était absolument démoralisée.

Elle ne reprenait courage que vers le soir, alors que le quartier se réveillait tout à coup de son sommeil factice, de sa torpeur malsaine, et que les enfants se répandaient dans les rues, en criant et en se poursuivant.

Il y en avait des centaines et des centaines de petits, et on était tenté de se demander d’où ils sortaient tous. La majorité appartenaient à la forte race canadienne-française ; mais il y avait aussi un grand nombre de petits têtes blondes dont la nuance indiquait l’origine anglo-saxonne. C’est que nos compatriotes anglais ont peuplé une bonne partie du nord du quartier Saint-Denis, dont ils ont apprécié, en gens pratiques, les loyers modérés ainsi que la situation saine, loin du centre de la ville : cette partie du quartier n’est-elle pas en effet le « Westmount » des gens de ressources modiques ?

Ces enfants de deux races amies ne se mêlaient pas beaucoup malheureusement : ils fréquentaient des écoles différentes, où on ne leur enseignait peut-être pas assez la grande vertu de tolérance, qui n’est en définitive que la charité chrétienne alliée à la largeur d’esprit.

Ils organisaient des jeux auxquels ils se livraient avec ardeur, tellement que les parents avaient peine à les faire rentrer pour le souper. Ils se répandaient de nouveau dans la rue, après souper. Les promeneurs et les promeneuses peuplaient les trottoirs et sous la lumière des lampes à arc on voyait passer des ombres nombreuses. Des rires, des cris s’entendaient : le quartier avait recouvré la vie.

Les maîtresses de maisons, les ménagères de tous les braves travailleurs qui étaient rentrés dans leurs foyers venaient faire leurs emplettes. Elles poussaient la porte de l’épicerie et l’air frais du soir entrait avec elles, comme un ami.

Toutes les journées n’étaient pas aussi calmes que celle dont on vient de lire le récit. La vie de quartier est en effet plus intense pendant l’été que pendant toute autre saison. Tout le monde vit dehors, une fois que le soleil est un peu tombé sur l’horizon. On se visite davantage et il en résulte de nombreux ennuis et de nombreuses querelles.

Pourquoi faut-il qu’on s’occupe des affaires des voisins ? Pourquoi insulte-t-on ceux qu’on ne connait pas et qui ne tiennent pas à vous connaître ? C’est difficile à dire, mais cela arrive trop souvent, et on trouve nombre de gens qui s’imaginent de bonne foi qu’ils ne font rien de mal en s’occupant de ce qui ne les regarde pas et en insultant ceux dont la démarche ou l’apparence leur déplait. — Il semble y avoir une morale particulière à l’usage des insulteurs, dans certaines consciences.

Marie et ses parents voyaient donc avec étonnement les injures qu’on se prodiguait de part et d’autres, entre commères, pour des niaiseries, pour des riens.

La Leblanc surtout était redoutable pour la paix du quartier. Elle envoyait sournoisement ses enfants ennuyer les voisins, puis les rappelait ensuite, comme s’ils lui eussent désobéi, faisant d’eux des petits vauriens et des hypocrites accomplis. Marie ne l’encourageait pas assez, à son gré, dans ses commérages contre les voisins et l’écoutait d’une oreille trop distraite. Elle en voulait à la jeune fille, de sa retenue et de sa dignité ; elle en voulait aussi au père Beaulieu, parce qu’il lui marquait trop ouvertement le dégoût qu’elle lui inspirait.

Pour se venger de ces torts qu’elle se persuadait être très réels, elle envoyait ses enfants jouer devant l’épicerie, où ils barraient le chemin aux passants, dérangeaient les marchandises et soulevaient une poussière insupportable. Le père Beaulieu leur fit des observations, mais inutilement. Il fut obligé d’avoir recours à la police pour les chasser.

L’aventure fut connue dans les alentours et la Leblanc fut fort mortifiée de l’affront qu’elle s’était elle-même attirée. Elle tenta de se réhabiliter en parlant à tue-tête avec la Fournier des choses de la religion, disant très fort, quand les voisins étaient sur le pas de leur porte, le soir : « je suis allée à la messe de sept heures, ce matin, » afin que ceux qui l’entendaient crussent qu’elle était une forte bonne femme et que ses enfants avaient agi contre son gré. Ou bien, elle parlait avec ostentation de la communion de son petit garçon, qu’il se préparait à faire à l’automne.

Les Beaulieu se laissaient peu émouvoir par ces petits ennuis mais ils en étaient profondément étonnés. Ils marchaient de découverte en découverte, et constataient que la vie à la ville est plus compliquée et plus difficile qu’ils ne l’avaient cru.


Le père Beaulieu ne le disait pas, mais il était profondément découragé. Le changement de toutes ses habitudes, à un âge l’on n’en change guère, le départ de Joseph du foyer, les ennuis divers qu’il avait subis depuis son arrivée à la ville, les traces et le travail pénible du commerce d’épicerie, tout concourait à le harasser, à le surmener, à lui faire regretter les jours paisibles d’autrefois et les vieilles amitiés de Saint-Augustin.

Il ne se plaignait pas cependant. Il était stoïque comme un vrai fils du sol : on ne se plaint pas, à la campagne, quand on souffre ; on est trop accoutumé aux privations et on envisage la vie et la mort d’une manière trop calme. « On pâtit », — c’est le mot employé en pareille cas, — mais on ne se livre pas à des explosions bruyantes de douleur, à ces pleurs et à ces lamentations qui soulagent ceux qui souffrent. Non, les peines y sont patientes et résignées, et d’autant plus profondes qu’on s’épanche moins.

C’est de cette manière que le père Beaulieu « pâtissait ».

Sa pauvre tête n’en pouvait plus, le soir, quand il avait fini de servir les clients et que ses gros doigts malhabiles cessaient de manier le crayon avec lequel il faisait péniblement les additions. Son épicerie contenait une foule d’objets qu’il n’avait jamais vus et dont il n’avait même jamais entendu parler. Il les contemplait parfois d’un air étonné et semblait se demander comment il était arrivé à en être entouré, au lieu des objets familiers que contenait sa maison, à Saint-Augustin.

Ces pensées et ces regrets lui venaient par accès soudains, par bouffées, comme si la porte qui fermait sa vie passée se fut entr’ouverte et refermée juste le temps de lui laisser jeter un regard en arrière.

Il se demandait parfois s’il mènerait longtemps cette vie fiévreuse et affolante de la ville et l’épouvante le prenait. La tête lui tournait jusqu’à ce qu’il en eût le vertige. Il aspirait après la paix et le repos. S’il eût su ce à quoi il s’exposait, jamais il ne serait venu à la ville : il serait demeuré à Saint-Augustin, comme le père Duverger ; il aurait placé son argent et il aurait vécu heureux.

Il se demandait s’il ne pourrait pas encore se retirer des affaires et reprendre sa vie d’autrefois, si c’était possible et s’il en était encore temps.

Peu à peu, cette idée de retraite et de repos devint chez lui une idée fixe ; elle l’obsédait, le dominait, l’hypnotisait. Ne pourrait-il pas vendre son épicerie avec bénéfice ? Ne pourrait-il pas faire quelque transaction immobilière avantageuse qui le mettrait à même de réaliser son rêve ? Tout le monde s’enrichissait, dans les environs, à en croire ce qui se disait. Pourquoi pas lui ?

Ces propriétés achetées à un faible prix et qu’on vendait deux ou trois fois le prix d’achat, pourquoi n’en trouverait-il pas ?

Justement les journaux commençaient à publier les annonces des agents d’immeubles qui lançaient des propriétés sur le marché. Il y avait des pages et des pages de littérature alléchante, où on lisait que telle ou telle propriété constituait une chance unique de placement qu’un père de famille serait coupable de négliger. Toutes ces propriétés avaient des nom pompeux et contenaient des multitudes de « lots » qui étaient censés se vendre presque pour rien, mais dont le prix devait hausser énormément, à brève échéance. Le père Beaulieu lisait tout cela et son imagination simple en était vivement frappée.

Il tomba sur une annonce de Dulieu qui offrait en vente des « lots » à Saint-Augustin, au prix de trois cents dollars pour quatre mille pieds de superficie. Ce prix parut énorme au père Beaulieu. C’était sa « terre » qui se vendait ainsi et qui allait rapporter une fortune à Dulieu !

Il en fut tout saisi. Il montra la réclame à sa femme, à sa fille et à Henri, qui se récrièrent avec lui sur une chose aussi extraordinaire. On aurait parlé d’eux dans le journal qu’ils n’auraient pas été plus surpris, plus émerveillés ni plus flattés.

L’annonce disait positivement : « Chance exceptionnelle d’acquérir une propriété à bon marché à la campagne. Une terre, située le long de la rivière, à Saint-Augustin, dans les montagnes du nord de Montréal », ― C’était bien cela, c’était la terre du père Beaulieu.

Dans une autre page du journal, Dulieu offrait en vente une « subdivision » dans l’île de Montréal. Les « lots » n’y coûtaient que deux cents piastres, mais ils devaient être portés à deux cent cinquante piastres dans un mois. Pourquoi allaient-ils ainsi augmenter de valeur, d’une façon magique, l’annonce ne le disait pas : Dulieu seul connaissait le secret. Un plan montrait un superbe boulevard qui traversait la subdivision. Ce boulevard devait être tracé d’un côté à l’autre de l’île. L’annonce ne disait pas par qui il serait construit, pas plus qu’elle ne disait pourquoi les « lots » prendraient une valeur additionnelle déterminée de cinquante piastres chacun, dans le mois, mais il était indubitable que le boulevard figurait fort bien dans le plan.

Le père Beaulieu crut avoir trouvé l’occasion qu’il cherchait de faire fructifier rapidement son argent et il résolut d’aller voir Dulieu, qui avait cessé de venir à l’épicerie, depuis le commencement de l’été, car il villégiaturait à Saint-Augustin et ne passait en ville que le temps absolument nécessaire pour ses affaires.

Sa première visite ne fut pas heureuse : Dulieu était absent. Il dit au commis ce qui l’amenait et le commis lui assura que les prix ne monteraient pas avant quelques semaines et qu’il aurait le temps de conclure une transaction avec monsieur Dulieu pendant que les lots étaient bon marché.

Il ajouta qu’il préviendrait Dulieu de la visite du père Beaulieu et il se dit certain que l’agent d’immeubles réserverait quelques uns de ses meilleurs lots pour le visiteur.

L’épicier se fit nommer le jour auquel Dulieu serait à son bureau et il revint fidèlement, au jour dit.

Dulieu l’attendait, prévenu par son commis. Il avait fait déployer les plans des différents terrains qu’il offrait en vente, mettant bien en évidence celui où se trouvaient les « lots » convoités par le père Beaulieu. Il avait aussi préparé un boniment qui obtint sur l’acheteur en perspective tout l’effet désiré. Si le père Beaulieu était désireux de confier son argent à Dulieu, en entrant dans le bureau de l’agent d’immeubles, après avoir entendu celui-ci, il croyait fermement qu’il manquerait « la chance de sa vie » en n’achetant pas, et il aurait voulu signer le contrat immédiatement. Mais il se ravisa : il craignit que sa femme ne lui reprochât d’être allé trop vite en affaires. Dulieu lui avait parlé de visiter les lots ; il crut plus sage de faire cette visite.

L’agent d’immeubles s’empressa de se mettre à sa disposition pour le conduire à l’endroit où se trouvaient les terrains et dit au père Beaulieu qu’il ne laisserait ce soin à personne autre et qu’il irait le prendre, le lendemain après-midi, à son épicerie.

Le père Beaulieu, confus de ce qu’il croyait être un grand honneur, partit en remerciant Dulieu.

L’agent d’immeubles n’eut garde de manquer au rendez-vous. Il arriva en automobile, avec un chauffeur en livrée, et son apparition causa toute une sensation dans les environs de l’épicerie.

Le père Beaulieu n’était jamais allé en automobile. Il prit place sur les coussins moelleux de la voiture avec un soin et des précautions qui tenaient du respect. L’automobile fila rapidement et il eut la sensation qu’il roulait vers la fortune, à une allure vertigineuse. Il fit part de ses ennuis à Dulieu et lui dit qu’il ne croyait pas la vie de la ville faite pour lui et qu’il aimerait à retourner à Saint-Augustin. Une spéculation heureuse lui en fournirait les moyens et le mettrait à l’aise jusqu’à la fin de ses jours.

« J’ai votre affaire », lui dit l’agent d’immeubles. « J’ai justement ce qu’il vous faut. Vous ne pouvez manquer de vous enrichir en achetant mes terrains. Dans deux ou trois ans, ils auront doublé de valeur. L’expansion de la ville en fera promptement des propriétés extraordinairement productives. »

Le père Beaulieu avait dit à Dulieu qu’il avait trois mille piastres à placer. L’agent d’immeubles lui avait conseillé de ne pas acheter des lots pour ce montant seulement, mais d’en acheter pour six ou sept mille piastres et de payer la balance du prix par versements, ce qui lui permettrait de faire une transaction plus avantageuse, et, qui sait, de vendre peut-être ses lots avec profit avant d’avoir fini de les payer. L’épicier goûta le conseil, car, quand on parlait d’immeubles dans le quartier, il était toujours question de transactions semblables. Le père Beaulieu espérait avoir mené l’affaire à bien en une couple d’années. Il comptait retourner à Saint-Augustin une fois sa fortune faite.

L’automobile roulait maintenant en pleine campagne.

Ce n’était pas la campagne que connaissait le père Beaulieu, la belle campagne féconde aux riches moissons : c’étaient d’interminables champs stériles, brûlés par le soleil, où l’herbe roussie était toute poussiéreuse et sur lesquels une malédiction semblait s’être abattue. Le père Beaulieu n’avait jamais rien vu de pareil ; il en était scandalisé et presque épouvanté. Sa mentalité d’homme des champs se refusait à croire qu’on pût faire un tel gaspillage et laisser un aussi grand espace improductif ; pas un animal ne paissait l’herbe desséchée, on ne voyait aucun être humain, il n’y avait pas une seule habitation, rien qu’un petit pavillon en planche, à la porte duquel se tenait un groupe d hommes. Cette petite baraque était au milieu du champ, à plusieurs arpents de la route. L’automobile se dirigea de ce côté, après avoir passé par une brèche de la clôture ; le père Beaulieu put lire, sur les planches qui couronnaient la baraque : « Parc du Boulevard, bureau des ventes. »

C’était la propriété de Dulieu : on était arrivé.

Si l’herbe était desséchée, si les champs semblaient sous le coup d’une malédiction, c’était parce que le vent torride de la spéculation, avait soufflé dessus.

On était loin de la ville, le père Beaulieu s’en apercevait maintenant, quoique la course rapide de l’automobile et son peu de connaissance des lieux ne lui eussent pas permis de le constater auparavant.

Où donc étaient les rues dont avait parlé Dulieu ? où étaient les lots ? comment la ville se rendrait-elle jamais jusqu’à cet endroit perdu : on ne voyait aucun toit à l’horizon, seulement un nuage de fumée dans le ciel, au-dessus de la grande agglomération d’habitations et d’humanité que cachait la distance.

« C’est bien désert », ne put s’empêcher de dire le père Beaulieu.

Dulieu prévoyait cette exclamation. Il eut un bon rire : « vous ne vous attendriez pas à acheter des lots à aussi bas prix en pleine ville », dit-il. « Mais ça va vite changer d’aspect. Il y a des centaines de « lots » de vendus. On va commencer à construire des maisons et vous allez voir que ce ne sera pas longtemps désert. »

« Entrez », ajouta-t-il, « je vais vous montrer les plans. »

Le père Beaulieu avait déjà vu les plans, mais au bureau de l’agent d’immeubles ; les examiner, sur les lieux, c’était différent. Le commis et les autres personnes qui se trouvaient là — des curieux et des flâneurs qui étaient censés être des acheteurs — s’approchèrent.

Les plans étaient parsemés de petites croix rouges qui marquaient les « lots » supposés vendus. Le père Beaulieu fut émerveillé du nombre de ces croix : « l’endroit est donc bon », pensa-t-il, « puisque les acheteurs sont si empressés. »

Dulieu indiquait à l’épicier, par la porte toute grande ouverte, les lignes imaginaires que les rues du plan suivraient dans les champs. Les « lots » situés à la rencontre de ces rues étaient presque tous libres encore. C’était, expliqua Dulieu, parce qu’ils étaient un peu plus chers que les autres, à cause de leur situation avantageuse ; ils devaient servir à la construction des magasins et rapporteraient de gros bénéfices aux acheteurs, dans un avenir prochain. Dulieu avait réservé un vaste espace pour une église et une maison d’école, avec l’intention d’en faire un don gracieux aux autorités ecclésiastiques, quand l’endroit serait assez peuplé pour nécessiter la formation d’une paroisse. Inutile de dire qu’il n’avait pas consulté les autorités ecclésiastiques et qu’il les avait associés à leur insu, avec un impertinent sans-gêne, à sa spéculation. Cela faisait encore d’autres lots destinés à prendre une grande valeur.

Le père Beaulieu écoutait l’exposé de tous ces projets, il entendait les supposés acheteurs renchérir et il les voyait commencer à se disputer la possession de ces « lots » précieux. Il ne voulut pas être devancé et il s’empressa de faire son choix. Il prit dix « lots » situés à l’angle des rues transversales aboutissant au « Boulevard » et qui coûtaient cinq cents piastres chacun. Les lots situés en face de la future église valaient quatre cents piastres chacun ; il en prit cinq.

Le total de ses achats s’éleva donc à sept mille piastres. Dulieu fut généreux et offrit un autre lot pour rien, par dessus le marché, au père Beaulieu, qui l’en remercia avec effusion. La transaction fut alors déclarée close et on reprit le chemin du bureau de Dulieu, pour signer le contrat de vente, après que le père Beaulieu eût reçu les félicitations des autres acheteurs, qui se montraient quelque peu jaloux de sa bonne fortune et du choix qu’il avait fait. Il avait pris tout ce qui restait de « lots » en face de l’église et l’un des acheteurs lui dit en partant : « vous savez, quand vous voudrez vendre ces lots-là, je vous en donnerai cinq cents piastres chacun ». Il aurait donc pu réaliser immédiatement un profit de plusieurs centaines de dollars. Il partit enchanté, convaincu qu’il avait jeté les bases de sa fortune.

S’il avait été plus observateur, il aurait constaté, en quittant Dulieu, après lui avoir versé ses trois mille dollars en à-compte sur le prix de vente, que l’agent d’immeubles lui disait bonjour d’une façon un peu cavalière, avec la désinvolture et l’indépendance d’un homme qui n’avait plus rien à attendre de lui : le père Beaulieu n’avait plus un sou et ce n’est pas l’habitude, dans le monde de la finance, de se fatiguer à avoir des égards pour les pauvres gens, une fois qu’on leur a arraché toutes leurs épargnes.

L’épicier ne remarqua rien d’insolite et il retourna chez lui absolument satisfait.

Comme on peut le croire, Dulieu repartit pour Saint-Augustin très satisfait, lui aussi.

Il y a deux sortes de financiers : ceux qui ne vendent que des propriétés valant l’argent qu’on leur donne pour ces propriétés et ceux qui ne se font pas scrupules de vendre aux gens sans expérience des propriétés absolument sans valeur, à des prix exorbitants. Il y a aussi une troisième catégorie, moins nombreuse, et Dulieu en était, celle des habiles qui se font une clientèle double, composée en partie de gens sérieux et d’hommes d’affaires avec lesquels ils font des transactions de bonne foi, et pour l’autre partie de pauvres diables imprudents qui achètent sans discernement des propriétés destinés à prendre de la valeur dans un avenir fort éloigné ou à n’en prendre jamais.

Ceux qui appartiennent à cette troisième catégorie se font une réputation qu’on pourrait appeler en partie double et qui survit à toutes leurs vilenies, car il se trouve toujours un certain nombre d’hommes d’affaires avec lesquels ils ont traité honnêtement pour leur décerner des certificats de respectabilité à l’encontre de ceux qu’ils ont exploités et volés. L’habileté de ceux qui appartiennent à cette catégorie consiste à être hypocrites au plus haut point, ce qui est encore, il faut l’avouer, la meilleure manière de réussir dans ce bas-monde, quelque regret que doive occasionner cette constatation.

Adulé par les uns, respecté par les autres, généralement estimé, Dulieu n’était connu sous son vrai jour que par un petit nombre de malheureux dont aucun n’était capable de lui faire perdre la considération à laquelle il n’avait pas droit et dont il jouissait quand même.

Il passait la belle saison à Saint-Augustin et goûtait les beautés de la nature sans aucune arrière-pensée, avec autant de calme et de candeur qu’un enfant : les parfaites canailles éprouvent souvent une paix d’esprit et de conscience que bien des honnêtes gens scrupuleux pourraient leur envier.

Il avait réussi, au moyen d’une réclame savante et grâce à ses nombreuses relations, à mettre Saint-Augustin à la mode et à donner à cet endroit une vogue dont il retirait le bénéfice. Les « lots » formés avec la terre du père Beaulieu s’enlevaient rapidement et Dulieu songeait sérieusement à acheter la terre voisine, pour continuer une spéculation qui s’annonçait comme devant être très heureuse.

Cette candeur et ce calme de l’esprit et de la conscience avec lesquels Dulieu vivait en communion avec la nature et goûtait les charmes de l’été dans les montagnes boisées de pins, d’autres aussi en jouissaient, et avec plus de droit que lui, à Saint-Augustin. Louis Duverger et Ernestine Ducondu surtout trouvaient que leurs vacances étaient les plus charmantes qu’ils eussent encore passées.

Le jeune homme et la jeune fille devenaient de jour en jour meilleurs amis, grâce à cette cordialité particulière qui règne pendant les villégiatures, à cette simplicité plus grande dans les rapports mondains qui est due, semble-t-il, au rapprochement de la nature.

Fort mal reçu chez les Doré, où la mère et le fils tenaient à lui faire sentir qu’il n’était qu’un garçon de cultivateur, tandis qu’Arthur croyait appartenir à la société, Louis avait naturellement été porté à aller plus fréquemment chez le docteur Ducondu, où il était bien accueilli.

Il était plus désireux de distractions que d’habitude, car il voulait oublier complètement ses études, pendant quelques semaines, pour les reprendre avec plus d’ardeur à l’automne. C’était la raison pour laquelle il tenait à bien jouir de ses vacances, mais une autre raison aussi lui faisait rechercher la société d’Ernestine : deux êtres jeunes ne peuvent longtemps faire des promenades ensemble, contempler le ciel quand les nuages blancs des belles après-midi d’été s’y entassant à l’horizon ou quand les étoiles y tremblent dans l’azur au cours des soirées tièdes et parfumées, écouter les chants des cigales au cours des haltes sous les grands arbres, sans entendre quelquefois aussi le battement de leurs cœurs.

Ni Louis ni Ernestine ne savaient ce que c’était que l’amour et il avait déjà passé près du jeune homme sans que celui-ci s’en aperçût, aux dernières vacances de Noël, mais tous deux goûtaient dans la compagnie l’un de l’autre un plaisir sincère et grandissant contre lequel ils ne réagissaient pas. Louis n’éprouvait plus sa timidité habituelle avec la jeune fille et ils en étaient venus à se considérer comme des amis. L’amour commence souvent par cette amitié franche qui met en harmonie les esprits, avant que les cœurs ne battent à l’unisson.

Le docteur Ducondu et sa femme voyaient avec bienveillance l’intimité de Louis et d’Ernestine et ils la favorisaient discrètement, en bons parents qui ne veulent négliger aucune occasion d’assurer l’avenir de leur fille.




CHAPITRE VII



Ce n’est pas à dire que le docteur et sa femme fussent pressés de marier leur fille, qui n’avait que vingt ans, mais ils appréciaient les qualités de cœur et de caractère de Louis, qui devaient selon toute probabilité lui assurer un bel avenir. Il était ambitieux comme on doit et comme on peut légitimement l’être, et il voulait s’élever dans l’échelle sociale et se faire une belle carrière. Il avait des manières distinguées quoique dépourvues de l’affectation de ceux qui font profession d’être distingués sans l’être réellement, et il n’était pas de ceux qui, satisfaits d’eux-mêmes, s’encroûtent dans la routine et dans la vulgarité. Ce fils de cultivateur ne le cédait à personne sous le rapport de la politesse et des bonnes manières, tant il est vrai que la supériorité d’une caste sociale sur une autre n’est que factice et que celui qui veut monter d’un degré inférieur à un degré supérieur le peut.

L’amitié ou l’amour sont souvent à la merci des circonstances, des absences, de l’éloignement. Louis et Ernestine ne s’étaient connus que par hasard, un an auparavant ; ils ne s’étaient revus que de loin en loin pendant l’hiver précédent. Mais leur villégiature commune les avait beaucoup rapprochés ; maintenant qu’un long hiver se présentait pendant lequel ils pourraient continuer à se voir fréquemment et régulièrement, tout concourait à rendre leur amitié plus solide et définitive.

Une période charmante commença donc pour eux, celle pendant laquelle on se rend compte de la similitude des goûts et des opinions avant de s’avouer la similitude des sentiments.

Sans avoir horreur des mondanités, Ernestine préférait les plaisirs d’intérieur, les causeries tranquilles ; Louis n’aurait pas aimé à prendre part à aucune fête mondaine, car il lui aurait semblé qu’il se dissipait et qu’il n’abordait pas sa troisième et dernière année d’étude comme il convenait. Mais il était très heureux d’être reçu dans l’intimité chez le docteur.

Ernestine était une nature bien équilibrée et elle avait un tempérament calme ; il était lui-même peu porté aux sentimentalités. Ils faisaient donc une paire d’amis comme on en voit peu et s’acheminaient vers l’amour uniquement parce qu’ils étaient jeunes et que l’amitié ne suffit pas, à cet âge.

On en vint peu à peu chez le docteur à considérer Louis comme un commensal obligé, son couvert fut mis presque à tous les dimanches. Il entrait dans la famille avant même d’y appartenir, par habitude, parce qu’il trouvait les Ducondu très affables et d’un commerce agréable, et parce qu’il était un invité charmant.

Souvent, le dimanche soir, il venait faire la partie de cartes avec le docteur, sa femme et Ernestine. Cette dernière, qui était bonne musicienne, laissait rarement passer une soirée sans interpréter quelque morceau de maître et Louis retournait à sa chambre en fredonnant gaiement un refrain de l’opera dont elle avait joué un extrait.

C’était certainement des soirées peu mouvementées, mais telles quelles, elles plaisaient au jeune homme, qui avait l’impression d’avoir été transporté chez lui pendant quelques heures, à ce foyer où régnait la même bonté, où l’on observait les mêmes traditions de simplicité que chez le père Duverger, mais où il respirait en plus une atmosphère de culture littéraire et artistique dans laquelle Louis se trouvait parfaitement à l’aise.

Louis et la famille du docteur étaient attablés autour d’un jeu de cartes, un soir, quand un visiteur demanda le docteur.

La chose arrivait souvent ; les joueurs n’y faisaient généralement pas attention : ils mettaient leurs cartes sur la table et causaient tranquillement, en attendant le retour de leur partenaire. Mais ce soir-là le docteur demeura si longtemps absent qu’ils furent bien forcés de le remarquer, car il était rare qu’un patient fît une aussi longue visite.

Le docteur sortit enfin de son cabinet et les joueurs l’entendirent souhaiter le bonjour à un visiteur dont la voix résonna aux oreilles de Louis comme une voix connue. M. Ducondu entra tout bouleversé dans la pièce où on l’attendait. Lui d’habitude si calme, autant par tempérament que par la nécessité que lui en imposait sa profession, il était visiblement troublé.

« Qu’as-tu donc, mon cher ? » lui demanda sa femme, avec surprise et avec un peu d’inquiétude.

« Je viens de me trouver dans une nécessité bien pénible », répondit-il : « je viens d’être obligé de refuser à un homme qui se noie de le sauver ».

— Que veux-tu dire ?

— Le père Beaulieu, tu sais, le cultivateur de Saint-Augustin qui est venu s’établir en ville…

— Eh ! bien ? est-il malade ? tu ne peux pas le soigner ?

— C’est bien pire que cela ?

— Quoi donc ?

— Il est ruiné.

« Le pauvre homme ! »

Cette exclamation jaillit simultanément de la bouche des trois interlocuteurs du docteur et elle était l’écho d’une véritable sympathie, car madame Ducondu, sa fille et Louis connaissaient et estimaient le père Beaulieu. On était naturellement anxieux de savoir par quel concours de circonstances il en était arrivé là et le docteur répéta le récit que lui avait fait l’épicier.

Ce récit était aussi simple que navrant : le père Beaulieu avait fait un second versement à Dulieu sur le prix de ses « lots », quand ce versement devint dû. L’époque du troisième versement coïncida avec les échéances des maisons de gros. Le père Beaulieu, qui n’avait jamais tenu une comptabilité bien soignée, constata alors qu’il n’était pas capable de rencontrer tous ses paiements et que loin de faire autant d’argent qu’il le croyait, il ne retirait de son commerce que tout juste de quoi vivre. — Nombre de petits commerçants font à un moment donné cette découverte, qui est assez souvent suivie de la faillite.

Le père Beaulieu, d’abord épouvanté de sa constatation, reprit vite confiance et se dit qu’il n’avait qu’à vendre une couple de « lots », sur la vente desquels, il réaliserait sûrement un profit, pour solder ce qu’il devait aux marchands de gros et à Dulieu. La transaction lui paraissait absolument facile et il n’avait aucun doute sur son succès ; s’il fallait en croire les gens qui « faisaient de l’immeuble », les transactions de ce genre étaient très communes.

Il ne trouva cependant pas d’acheteur : l’un avait tout son argent engagé dans diverses entreprises ; un autre n’achetait que des maisons et ne spéculait pas sur les « lots » ; d’autres enfin n’auraient acheté sa propriété qu’à des prix dérisoires.

Cet échec le décontenança fortement, mais il ne perdit pas encore confiance : Dulieu, qui s’était toujours montré son ami, lui donnerait peut-être du temps pour payer. Il alla donc le trouver, sans trop d’inquiétude, car il ne pouvait croire que l’agent d’immeubles ne lui rendît pas le service d’attendre que ses affaires fussent en meilleur ordre.

Il éprouva une profonde déception : Dulieu ne traitait pas de la même manière ceux qui avaient de l’argent et ceux qui n’étaient plus que ses débiteurs.

Il reçut l’épicier très froidement et lui dit d’un air ennuyé, après avoir écouté l’exposé de ses difficultés : « parlez donc de cela à mon commis, voulez-vous ; je suis trop pressé pour m’occuper de cette affaire-là. » Il sortit, quelques instants après, et le père Beaulieu, après avoir attendu longtemps que le commis fut libre, lui renouvela la demande de délai qu’il avait faite à Dulieu.

« Monsieur Dulieu règle ces questions-là lui-même », répondit le commis ; « je ne puis prendre sur moi de vous accorder ce que vous demandez.

— Mais monsieur Dulieu m’a dit d’arranger cela avec vous, dit le père Beaulieu, qui commençait à suer à grosse gouttes, bien qu’il ne fît pas chaud du tout, tant il devenait nerveux.

— Cela ne fait rien ; je ne peux pas. Revenez voir monsieur Dulieu.

— Va-t-il être ici de nouveau aujourd’hui ?

— Je ne sais pas.

— Quand sera-t-il ici ?

— Demain probablement.

— Est-ce que je fais mieux de revenir dans l’avant-midi ou dans l’après-midi ?

— C’est plus que je ne puis dire.

Ces réponses irritantes et offensantes mortifiaient profondément le père Beaulieu et la colère commençait à lui monter au visage. Si Dulieu eût été là, l’épicier aurait peut-être fait un esclandre fâcheux… mais il n’y était pas ; il savait bien à quoi il se serait exposé en restant et il était parti, laissant Dulieu en face d’un commis impassible et insolent.

L’épicier sortit, à moitié étouffé par l’indignation qui grondait en lui. Il eut peine à se rendre à la cage de l’ascenseur, car il était dans un état d’excitation extraordinaire et il ne savait guère ce qu’il faisait.

Il revint un peu à lui quand il fut dans la rue et il remonta à son domicile en proie à un accablement profond. On l’attendait à la maison et on se demandait quel allait être le résultat de ses démarches. Il n’avait pu cacher l’état de gêne où il se trouvait, puisque sa femme et ses enfants l’aidaient dans son commerce et étaient au courant de toutes ses affaires. Ils avaient donc hâte de savoir comment il avait réussi à solutionner la difficulté.

Il n’avait malheureusement pas encore réussi ; son air le faisait deviner, et il n’eût que peu de mots à dire pour expliquer son insuccès.

Sa femme reçut le coup avec calme et elle dit simplement : « ça n’a pas l’air comme si monsieur Dulieu était disposé à faire quelque chose. » Mais Henri et Marie, qui étaient jeunes et qui ne se laissaient pas décourager aussi vite, car à cet âge on ne doute pas de l’avenir, se récrièrent contre l’idée d’abandonner la lutte que suggéraient les paroles de leur mère. Tous deux se mirent l’esprit à la torture pour trouver parmi leurs connaissance quelqu’un qui pût acheter les « lots » de leur père. Tout à coup Henri s’écria : « si vous demandiez au docteur Ducondu ; c’est un bon homme et il est riche. » L’idée sembla susceptible de succès au père Beaulieu, et c’est ainsi qu’il fut amené à faire une démarche auprès du docteur.

Il avait une grande confiance dans le praticien et il se dit que le docteur Ducondu pourrait probablement lui donner quelque bon conseil capable de le sortir d’embarras.

Quand il eut dit ce qui l’amenait, le docteur réfléchit un peu, avant de répondre. Le père Beaulieu attendait avec avidité les paroles du médecin, tandis que celui-ci, pourtant habitué aux misères humaines, hésitait à porter le dernier coup au malheureux qui venait l’implorer.

« Il me semble que vous n’avez pas épuisé tous les moyens vis-à-vis de monsieur Dulieu », dit-il enfin à l’épicier.

« Oh ! » répondit celui-ci, « je ne crois pas avoir grand chance avec lui. Je ne l’avais jamais vu comme cela, on dirait qu’il est fâché contre moi. Pourtant, je lui ai fait gagner assez d’argent : il aurait pu m’attendre.

— Oui, mais il ne vous a pas refusé absolument.

— Il s’est sauvé pour ne pas me voir, c’est bien pareil.

— C’est étrange. Je ne comprends pas pourquoi il agit comme cela. Vous devriez retourner le voir, demain matin.

— Et s’il refuse....

— Il sera alors temps pour vous de tenter un autre moyen.

— J’ai essayé de trouver des acheteurs et je n’ai pas pu.

— C’est singulier.

— Pourtant, de la terre, cela a de la valeur.

— Certainement, certainement.

— Tenez, dit l’épicier, tout ému de son audace, si vous m’achetiez une couple de mes lots, monsieur le docteur, ça ne serait pas une grosse dépense pour vous et moi ça me mettrait au-dessus de mes affaires.

— Je le voudrais bien, répondit le docteur, fort embarrassé, mais je n’ai pas l’habitude de spéculer sur les lots.

Ce mot de « spéculation » sonna étrangément, pour la première fois, aux oreilles de l’épicier. « Mais on m’avait assuré que ce n’était pas une « spéculation », dit-il au docteur, « Monsieur Dulieu disait que c’était un placement de tout repos.

— Oh ! tous ces achats de lots sont plus ou moins des spéculations, affirma le docteur.

Le père Beaulieu pâlit et fut secoué d’un tremblement convulsif.

Le docteur regretta d’avoir parlé trop vite. « Où sont ces lots ? » lui demanda-t-il ?

Le père Beaulieu le lui dit et le docteur ne put s’empêcher de remarquer : « c’est bien loin ».

« Mais ils ont de la valeur quand même », répétait l’épicier, avec l’entêtement d’un homme qui veut espérer malgré tout.

— Ils acquerront probablement de la valeur, répondit le docteur, mais je crains que cela ne prenne un peu de temps.

— Alors, il n’y a pas moyen de s’arranger pour que vous en achetiez ? interrogea l’épicier.

Le docteur le regarda attentivement ; il avait l’air d’un homme qui va avoir une attaque. « Je ne puis pas lui refuser immédiatement », pensa le praticien, et il dit : « revenez donc demain, père Beaulieu, voulez-vous ; la nuit porte conseil ; allez voir Dulieu et si vous ne vous arrangez pas avec lui, vous pourrez revenir me voir ; mais je ne peux rien vous promettre cependant ».

Il reconduisit son visiteur et le retint un instant, à la porte, pour s’informer avec tact de la santé de sa femme et de ses enfants et pour tâcher de détourner un peu le cours de ses pensées.

Mais le père Beaulieu avait fini par se rendre compte de la vérité et il avait vu clair à travers les réticences du docteur : il était ruiné, ruiné après une longue vie de labeurs et quand il aspirait au repos. Dulieu l’avait trompé, s’était joué de lui et lui avait arraché tout ce qu’il possédait. Les lots, vendus avec la condition ordinaire qu’ils demeureraient la propriété du vendeur tant qu’ils n’auraient pas été complètement payés, allaient demeurer à l’agent d’immeubles, qui garderait aussi l’argent. C’était fini, — fini.

Quand le père Beaulieu revint chez lui, ses enfants n’osèrent pas lui demander le résultat de sa dernière démarche, Henri fut tout troublé en voyant entrer son père, courbé et marchant presque à tâtons ; Marie pleura doucement, car elle voyait que son père avait de la peine, et la mère Beaulieu dit à son mari : « le docteur n’a pas voulu, mon vieux ». Il tressaillit en entendant la voix de sa femme et il répondit, presque tout bas : « il dit que ça ne vaut rien ». Puis il monta à sa chambre avec sa femme, en se répétant à lui-même : « oh ! si j’avais su ! »

Les enfants fermèrent l’épicerie, sans bruit, et se retirèrent eux aussi dans leurs chambres.

Pendant ce temps, Ernestine, tout émue du récit du docteur, lui disait, presque avec reproche : « papa, pourquoi n’as-tu pas acheté des lots à ce pauvre homme ? »

— Parce que ce serait de l’argent jeté à l’eau, ma petite fille, répondit monsieur Ducondu.

— Alors, ces lots-là ne valent rien, docteur, dit Louis, qui avait tout écouté en silence.

— Absolument rien malheureusement. Ils sont situés en plein champ à une distance ridicule, loin de toute habitation, de toute paroisse, de tout chemin, de toute ligne de tramways.

— Ça n’est que de la spéculation, murmura Louis.

— Uniquement, conclut le docteur.


Le silence et l’obscurité s’étaient faits dans la maison du père Beaulieu, un silence pesant, une obscurité inquiétante. Une atmosphère de malheur régnait dans la demeure.

L’épicier s’était endormi pesamment et maintenant il avait un songe.

Il rêvait qu’il enfonçait dans une onde profonde et froide, qu’il coulait à pic et descendait à des centaines de pieds, dans un abîme où le jour ne luisait pas. Cela s’était fait soudainement, sans qu’il sût comment, et il n’avait pu se protéger contre cette chute étrange, en un lieu inconnu.

Tout à coup une lumière diffuse l’éclaira et il aperçut un monstre qu’il n’aurait pu décrire mais qu’il savait être Dulieu.

Il voulu fuir, mais il était immobilisé par une puissance invincible ; le monstre s’assit sur ses jambes, qui devinrent inertes comme si elles ne lui avaient plus appartenu. Il tenta de lever la main pour repousser l’apparition ; elle était attachée à son côté et retenue par la même force extraordinaire.

Il était étendu sur le dos, la lumière le frappait en plein visage et l’aveuglait. Il étouffait. Le monstre s’assit sur sa poitrine, qui écrasait sous le poids effroyable.

Le froid le gagnait, il avait des éblouissements et il se sentait la tête près d’éclater. Chose étrange, il parvenait à entr’ouvrir les lèvres pour tenter de respirer et quoiqu’il fût au fond de l’eau pas une goutte d’eau ne lui entrait dans la bouche, mais il n’y avait pas d’air non plus : c’était le vide autour de lui.

Combien de temps cette situation terrible allait-elle durer ? Où était-il ?

Pourquoi souffrait-il ainsi ? pourquoi n’était-il plus un petit garçon courant nu-pied dans les champs, au grand soleil, le visage fouetté par l’air vif des montagnes ? ou pourquoi n’était-il plus un jeune homme robuste, dans les veines duquel coulait une force irrésistible et indomptée ? pourquoi n’était-il pas cet homme suprêmement heureux qui conduisait à l’autel, par un beau jour de mai, la plus jolie fille de Saint-Augustin ? pourquoi ?

Des cercles concentriques d’ombre tournaient autour de lui, le poids sur sa poitrine devenait plus pesant. Il fit un effort désespéré, inouï, pour le soulever. Rien ne bougea.

Il sentit alors quelque chose qui se brisait en lui et il se trouva soudain dans la nuit, son être s’anéantit.

Cependant des rayons de lumière jaillissaient à travers les persiennes closes. Un beau soleil, invitant à la vie et au mouvement ; éclairait tout le quartier. Il était cinq heures du matin.

La mère Beaulieu, fidèle à son habitude de se lever tôt et de commencer de bonne heure le travail de la journée, sortit sans bruit du lit et se garda bien de déranger son mari, qu’elle supposait fatigué par ses courses de la veille.

La maison s’emplit peu à peu de bruit et d’animation, les enfants ouvrirent l’épicerie et les allées et venues des acheteurs commencèrent.

C’était le retour de l’effort et du travail quotidien, après le repos de la nuit.

Dans la chambre, en haut, le père Beaulieu dormait toujours. Ce n’était peut-être que la quatrième ou troisième fois, dans toute sa vie, qu’il lui arrivait de ne pas se lever en même temps que le reste de la maisonnée et de ne pas être le premier à l’ouvrage.

Une appétissante friture tiédissait sur le poêle et remplissait la maison de sa bonne odeur.

La mère Beaulieu crut qu’il était temps d’appeler son mari pour le repas commun. Elle alla donc dans la chambre et elle ouvrit les persiennes.

Un cri d’horreur retentit dans la maison, et jusque dans l’épicerie, où étaient Marie et Henri. Ils montèrent précipitamment et restèrent attérés devant le spectacle qu’avait révélé la lumière : leur père était étendu aussi rigide que s’il eût fait un effort extraordinaire pour raidir ses membres et il avait la figure violacée comme celle d’un noyé. Tous les efforts pour le réveiller furent vains et Henri courut chercher un médecin voisin, pendant que Marie téléphonait au docteur Ducondu.

Les deux hommes de l’art crurent sentir un faible battement du pouls, intermittent et vacillant comme la lueur d’une lampe qui s’éteint.

Le prêtre fut appelé et oignit le moribond, pendant que les enfants sanglotaient tout haut, au pied du lit.

Une heure après, tout signe de vie était disparu et le père Beaulieu était rendu dans un monde où on ne connaît pas la fièvre et les inquiétudes humaines et où l’on goûte pour toujours la paix.

Sa pauvre existence tourmentée était finie. Il avait rejoint ses ancêtres dont la vie s’était passée sur la ferme, pour jouir avec eux d’un repos commun, de ce repos auquel il aspirait si ardemment et qu’il avait trouvé soudain, au milieu d’angoisses sans issue.

La Providence lui avait accordé le délai que Dulieu lui avait refusé.

La mort n’a pas autant de terreur pour les habitants des campagnes que pour ceux des villes : elle n’est en effet qu’un retour à la nature, dont ils sont toujours si proche. Ils ont une résignation un peu fataliste et ils accueillent sans frayeur la lugubre visiteuse. Les larmes cessèrent donc vite dans la maison du défunt, pour faire place à une douleur résignée et tranquille.

La soudaineté du choc avait cependant fort secoué toute la famille et les enfants furent reconnaissants à Louis Duverger de compatir à leur deuil, et de leur épargner les démarches multiples et pénibles qui sont nécessaires en pareil cas, tant auprès des entrepreneurs de pompes funèbres que pour obtenir les certificats et les attestations pour l’inhumation.

Marie en particulier lui en sut gré, comme elle lui savait gré des longues heures qu’il passait chez l’épicier, car la présence du jeune homme lui faisait du bien. Elle eût aimé à se jeter dans ses bras, pour être consolée comme une enfant, subissant à son insu la loi qui veut que les sentiments tendres succèdent aux sentiments tristes et que la mort fasse germer l’amour.

La fin soudaine du père Beaulieu avait produit une profonde impression chez le docteur Ducondu, où on avait suivi avec intérêt les péripéties de la vie du cultivateur, depuis son départ de la campagne. Souvent madame Ducondu et Ernestine avaient discuté avec le docteur la possibilité pour un homme de l’âge du père Beaulieu de changer d’occupation et de vie. Le docteur était d’opinion que la chose était difficile et sa femme et sa fille se demandaient avec curiosité ce qui adviendrait d’un changement aussi radical. Tous trois avaient maintenant la réponse à leurs doutes et à leur questions, et cette réponse les peinait beaucoup, car ils n’appréhendaient pas un dénouement aussi triste.

Parmi les amis que le docteur Ducondu recevait dans l’intimité se trouvait l’avocat Jean Larue, qui vint passer la soirée chez lui le surlendemain de la mort du père Beaulieu. Le docteur lui apprit le triste événement et on parla naturellement, une fois de plus, des malheurs du disparu. Il en résulta une longue discussion sur la spéculation en général et la spéculation sur les immeubles en particulier. Le père Beaulieu avait été victime d’une spéculation imprudente et son cas semblait à tous des plus typiques..

« Ce sont évidemment ses embarras d’argent qui ont occasionné sa mort », disait le docteur.

« N’aurait-il pu en sortir », demanda madame Ducondu.

« Il eût fallu qu’il empruntât de l’argent », disait Larue, « car personne n’achèterait ces lots au prix qu’il les avait payés. Ils ne vaudront pas ce prix avant dix ans. »

— Je me demande comment monsieur Dulieu s’y était pris pour le tromper ainsi, se récriait madame Ducondu, il devrait avoir honte.

— Oh ! il n’a pas fait pis que bien d’autres, disait le docteur ; c’est aux gens à ne pas acheter en aveugles.

— C’était certainement une bonne dupe, dit Larue ; il ne connaissait pas la ville et il n’aurait pas dû se risquer ainsi.

— Il y en a beaucoup qui la connaissent et qui se laissent tromper, dit le docteur. C’est l’éternelle histoire de la course après la fortune ; quelques-uns l’atteignent et d’autres échouent misérablement.

— Est-ce que monsieur Duverger n’a pas des propriétés en ville ? demanda Ernestine à Louis, qui se trouvait aussi chez le docteur.

— Oui, mademoiselle, répondit le jeune homme.

— Et il ne s’est pas fait voler, lui, continua la jeune fille.

— C’est parce qu’il n’a pas acheté de terrains, dit Louis ; il a acheté des maisons, de sorte qu’il retire des loyers qui lui servent à payer ses impôts et à solder la balance du prix de vente.

« Comme question de fait », dit madame Ducondu, « est-ce que, la spéculation sur l’immeubles n’est pas un peu surfaite ? On n’entend parler que de cela. Les journaux en sont pleins. À entendre causer les gens, on pourrait s’enrichir dans le temps de le dire. Mais je ne comprends pas cela. Il me semble que ce n’est pas vrai. Comment tout le monde peut-il s’enrichir en même temps. Il doit y en avoir un grand nombre qui se ruinent. »

— Vous avez certainement raison, madame, répondit Larue, tous ne s’enrichissent pas.

— Plusieurs font fortune cependant, dit le docteur.

— Il ne s’agit que de commencer heureusement pour que cela aille bien, dit Larue.

— Et il faut avoir de la chance.

— Assurément, on trouve quelquefois des occasions qu’on ne rencontre plus, il s’agit de savoir en profiter.

— Et ceux qui s’imaginent à tort avoir trouvé une occasion, quand ils n’en ont réellement pas trouvé, dit Louis, sont ceux qui se ruinent.

— Ce pauvre père Beaulieu, dit Ernestine, il croyait bien avoir trouvé une fortune.

— Oui, fit le docteur, et son désappointement a été tel qu’il en est mort. Je me demande ce que va devenir sa famille.

— Je crois qu’ils vont retourner à Saint-Augustin, dit Louis.

— Ils ont été bien imprudents, dit Larue.

— Ils ont surtout manqué de jugement, dit le docteur. Ils n’auraient pas dû risquer tout leur avoir.

La conversation continua ainsi et on épilogua longuement sur le triste sort du spéculateur que sa spéculation avait tué, sur cette soif de s’enrichir vite qui fait tant de victimes, sur les faits et méfaits des agents d’immeubles, sur l’expansion de la ville de Montréal et sur la valeur qu’est encore appelé à prendre la propriété, sur la possibilité d’un krach dans l’immeuble, sur l’astuce des uns et sur la crédulité des autres. On discuta longtemps et on cessa la discussion sans avoir épuisé le sujet.

Un cortège lugubre partait, le lendemain matin, de la résidence de l’épicier.

Les voisins, qui avaient appris le malheur, regardèrent passer avec sympathie le corbillard noir contenant la tombe brune aux poignées d’argent dans laquelle les employés de l’entrepreneur de pompes funèbres avaient étendu le corps du père Beaulieu.

Joseph et Henri marchaient derrière le corbillard, suivis de deux beaux-frères et d’un petit nombre d’amis, parmi lesquels se trouvait Louis Duverger.

Derrière un groupe qui s’était formé sur le trottoir, en face de l’épicerie, de l’autre côté de la rue, une femme se tenait, les bras croisés, la tête penchée en avant, comme pour mieux voir. Ses petits yeux chafouins semblaient chercher à pénétrer dans le cercueil et sa bouche vulgaire, aux coins tombants, avait une expression malveillante. C’était la Leblanc que le mystère de l’Au-Delà n’impressionnait aucunement et qui ne voyait qu’un objet de curiosité et que matière à commérage dans le passage de la dépouille du mort.




CHAPITRE viii



Louis entrait dans les derniers six mois de sa vie d’étudiants, dans la période décisive et finale pendant laquelle tous les étudiants, même les moins assidus, se mettent avec ardeur au travail.

Ayant suivi ses cours avec une régularité exemplaire, ayant passé au fur et à mesure tous ses examens trimestriels, il n’avait rien pour l’ennuyer et le déranger dans ses études, et il repassait avec soin toutes les matières du cours universitaire, le droit maritime, le droit constitutionnel, le droit civil, la procédure, le code pénal et tant d’autres choses que l’on apprend à l’université et que l’on est obligé d’apprendre davantage dans la profession.

Avec l’esprit de camaraderie qui les distingue, les étudiants repassent leurs matières et préparent leurs examens par groupe de trois ou quatre, s’interrogeant et répondant tour à tour. Cette méthode diminue le danger du surmenage et empêche le travail d’être trop abstrait. Elle a aussi l’avantage d’obliger à réfléchir et de faire voir bien des points auxquels on ne penserait pas si on travaillait seul.

Louis et Arthur s’étaient adjoints deux compagnons d’étude et tous quatre bûchaient ferme. Arthur retardait bien un peu les autres par ses lenteurs, dues au fait qu’il n’avait pas étudié sérieusement depuis qu’il était à l’université, mais ils avançaient tout de même d’une manière satisfaisante. Ils étudiaient en leur particulier pendant plusieurs heures, chaque jour, et ils se réunissaient ensuite, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, pour revoir ensemble ce qu’ils venaient d’étudier seuls.

Ils travaillaient avec confiance, car ainsi réunis, ils avaient tous l’illusion qu’ils en savaient autant l’un que l’autre. L’épreuve de l’examen dirait si leur confiance les trompait et si ceux qui n’avaient jamais pris leurs études au sérieux, comme Arthur Doré, avaient pu en six mois rattraper le temps perdu pendant trois ans.

Les familles ― et elles sont nombreuses ― qui ont compté des étudiants parmi leurs membres, savent mieux qu’il n’est possible de le dire ici comment on suit, de loin, les étudiants, à la veille des examens, comment on s’intéresse à leurs travaux et comment on fait des conjectures sur le résultat des examens. Dans les familles riches, c’est la vanité qui est en jeu et dans les familles pauvres, ce sont les sacrifices de dix ans faits pour maintenir un jeune homme au collège puis à l’université qui peuvent être rendus lamentablement inutiles par un échec. Que de suppositions on fait, que de fois on parle de cet événement redoutable qui approche, dans les foyers des étudiants, pendant les derniers six mois ; que de craintes on ressent, que d’espoirs on caresse.

Chez le père Duverger, on ne mettait pas en doute le succès de Louis, mais que de nuits sans sommeil passa madame Doré en pensant à Arthur.

Louis ne cessait pas de fréquenter la maison du docteur, en dépit de son redoublement de travail. Il trouvait même que ses visites le reposaient mieux que tout autre délassement. Et puis il commençait aussi à être avec Ernestine dans des termes qui n’auraient pas souffert de relâche dans les visites : ils étaient virtuellement fiancés et se considéraient comme promis l’un à l’autre.

Ils en étaient venus insensiblement à cette situation, par la force des circonstances, car leur roman, pour tendre qu’il fût maintenant, avait auparavant été quelque peu terre-à-terre, comme cela arrive assez souvent entre gens d’un caractère calme et posé. Louis n’avait guère connu que trois jeunes filles dans sa vie : Marcelle Doré, Marie Beaulieu et Ernestine. Il aurait aimé la première, mais il en avait été éloigné presque à son insu, en même temps que la même force imprévue le rapprochait d’Ernestine. Quant à Marie, elle eût été une excellente femme, quoique la mentalité de la jeune fille ne fût peut-être pas à la hauteur de la sienne, mais il n’avait jamais pensé à elle sous ce jour.

Les prévenances des parents d’Ernestine et les manières gracieuses et gentilles de leur fille avaient fait le reste.

Louis était le clerc du bureau de Larue, qui avait l’intention de le prendre comme associé aussitôt qu’il serait reçu, car l’avocat avait apprécié les qualités du jeune homme. Tout s’était donc arrangé à souhait et il ne restait plus à Louis qu’à passer ses examens pour que ses fiançailles fussent annoncées officiellement.

Il envisageait l’avenir avec sérénité, satisfait de ce que le sort semblait tenir en réserve pour lui et ayant conscience de l’avoir mérité.

Les examens d’été du Barreau se tiennent à Québec.

Le voyage enchanteur à la vieille Capitale, qu’un grand nombre d’étudiants font pour la première fois, adoucit quelque peu la terreur de l’épreuve.

Les séances ont lieu au palais de justice et on va s’asseoir, pendant des intervalles de repos sur les bancs de la terrasse ou dans le square pittoresque compris entre le Palais, le Château Frontenac et la terrasse. On admire le paysage sublime formé par les deux falaises du fleuve et par la perspective immense des côtes de Beauport, près desquelles l’île d’Orléans jette sa note gracieuse de verdure, qui tempère la grandeur altière du décors.

Cette année-là, les questions furent assez faciles et presque tous les étudiants furent heureux dans leurs examens. Arthur fut au nombre de ceux qui, pour employer le langage de l’université, furent « bloqués ». Il fit une scène de désespoir, le soir, à l’hôtel, et ses amis eurent toutes les peines du monde à lui faire comprendre que tout n’était pas perdu et qu’il pourrait se reprendre, dans six mois, et se faire recevoir. Ce n’était pas un malheur irréparable, lui disait-on, et ce qu’il avait de mieux à faire était de se reposer pendant quelques mois puis de se remettre courageusement au travail. Il finit par entendre raison et il attendit pour repartir que ceux qui avaient réussi dans leurs examens écrits eussent subi l’examen oral, qui n’était qu’une formalité.

Ils partirent ensuite tous ensemble, emportant de leur voyage ce souvenir profond et vivace que laissent les événements importants de la vie.

Les examens oraux avaient eu lieu le matin, de sorte que le résultat, aussitôt connu, fut télégraphié aux journaux de Montréal, où la nouvelle arriva avant le retour des nouveaux avocats. Elle causa, dans la famille Ducondu, le plaisir que l’on peut croire. Un journal l’apporta aussi, le soir, à Saint-Augustin. Le père Duverger lut, après souper, en fumant sa pipe, la note brève qui annonçait le succès de son fils. Une joie intense l’envahit en pensant au chemin parcouru par Louis, qui était maintenant un « homme de profession » et dont il serait si fier, quand il entrerait avec lui à la grand’messe, dans l’église de Saint-Augustin. La mère Duverger fut émue jusqu’aux larmes et les enfants, auxquels le père Duverger annonça la grande nouvelle, ne purent comprendre pourquoi leur père et leur mère étaient si sérieux et avaient l’air si grave. ― Mais la joie des deux époux était trop grande, leur bonheur était trop profond pour se manifester bruyamment.

Le journal, porteur de bonnes et de mauvaises nouvelles pénétra partout. On le reçut également chez madame Doré. Le nom d’Arthur n’était pas parmi les noms de ceux qui avaient réussi. Marcelle et sa mère comprirent ce que cela signifiait.

La jeune fille eut un moment de révolte : elle avait toujours joué le rôle le plus secondaire dans la maison ; n’avait-elle été privée de toilettes et de plaisirs que pour un être indigne de lui imposer tant de privations et qui n’avait même pas pris la peine d’en profiter ? Une exclamation lui échappa, amère et méprisante : « le bon à rien ! »

Elle n’eut pas plutôt dit ces mots qu’elle s’en repentit. Sa mère avait pâli et portait les mains à son cœur.

Les deux femmes se comprirent alors et elles mêlèrent leurs souffrances dans une poignante étreinte.

Et le journal, qui pénètre dans tous les foyers, continuait d’annoncer la nouvelle. Il l’annonça dans une autre maison de Saint-Augustin, où demeuraient une femme, une jeune fille et un jeune homme en deuil, la demeure de la veuve du père Beaulieu, qui vivait avec sa fille et son fils Henri. On se réjouit dans cette demeure, où Louis était considéré comme un ami.

« C’est le père Duverger qui doit être content, » dit Marie avec plaisir.

— Oui, dit Henri, il a assez travaillé pour faire un « monsieur » de Louis.

Tous les trois parlèrent pendant quelques minutes de l’heureux événement, dont ils se réjouissaient sans envie, en braves gens qu’ils étaient, puis Henri sortit, pour aller faire son « train ».

Le jeune homme était arrivé à Saint-Augustin depuis quelques semaines, avec sa mère et sa sœur, et ils s’étaient installés sur la petite « terre » qui leur restait. Ils avaient été reçus avec sympathie par les villageois, qui auraient certainement ri de l’épicier s’il était revenu au milieu d’eux après s’être ruiné en ville, mais qui respectaient le malheur accompagné de la mort. Joseph était demeuré à la ville. Il avait pris toutes les dettes de la succession à son compte et il ne désespérait pas de les payer toutes et de dégrever les « lots », car il était excessivement entendu en affaires.

Henri pensait aux aventures surprenantes et malheureuses qu’avait rencontré sa famille depuis deux ans, et, tout en soignant les bêtes, dans l’étable attiédie par leur haleine, il réfléchissait que le bonheur et la fortune se dérobent quelquefois bien cruellement devant ceux qui les recherchent.

Quand on regarde au loin, du haut des collines qui bordent les rives du golfe Saint-Laurent, par les beaux jours d’été, on croit apercevoir l’autre rive, on s’imagine même distinguer les espaces boisés et les étendues découvertes, on pense pouvoir compter des taches blanches qu’on prend pour des maisons ; puis le soleil chasse l’illusion et on découvre que ce n’était que du mirage.

Souvent aussi, nous poursuivons des chimères, que nous croyons être très près, que nous pensons pouvoir atteindre et toucher à l’instant ; elles s’évanouissent, nos rêves s’enfuient, les projets que nous croyions sûrs et dont nous escomptions la réalisation prochaine se changent en déception : ce n’était qu’un mirage.


FIN.