Mirages (Renée de Brimont)/Ma sœur, je ne vous connais pas…

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XXII

(Alger, Février 1914).

Ma sœur, je ne vous connais pas,
vous que mes yeux devinent là-bas
dans la demeure fraîche aux portes si bien closes.
… Ma sœur d’Alger, ma sœur, vos yeux noirs
ne furent jamais le double miroir
que de très peu — oh ! de très peu de choses :
ce pan du ciel… ce jardin plein de roses…

Et moi je songe à vous, à vos soucis légers
qui n’iront jamais, jamais voyager
plus loin, par-delà cette Alger
dont la mer vient baigner le luxe et la molle indolence ;
car des coutumes tissent autour de vous
comme un minutieux réseau jaloux
de menus soins, de vigilance,
et de soumission, et d’ombre, et de silence !

Et vous, ma sœur qui ne m’êtes rien,
vous ignorez aussi pourquoi je passe,
ce soir, avec une âme avide et lasse…
Vous ne connaissez rien des séculaires lois
qui glissent une autre note dans ma voix,

un simple anneau d’or autour de mon doigt,
ces lourds anneaux d’argent autour de vos chevilles ;

vous ignorez, grasse petite fille,
vous que des jeux puérils satisfont
mais qui régnez obscurément, selon le rite,
vous ignorez notre Occident cosmopolite,
notre nostalgie et nos ciels brumeux,
nos hâtes, nos secrets, nos jeux,
ce que nous portons de rudesse et de flamme,
et nos laideurs, et nos beautés,
et tout ce que la liberté
a fait de nous, les femmes !
Vous ignorez, vous ignorez ce qui nous touche…

Pourtant, sachez-le, le voile est en nous
que vous gardez, ô ma sœur, sur la bouche !

… Adieu, petits pieds traînant dans des babouches,
pots de fard, huiles, parfums, miel doux,
paresseuses mains aux grâces stupides,
rire enfantin — longs yeux sombres et vides…